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Essais littéraire

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BENJAMIN CONSTANT






En 1812, c'est-à-dire vers le milieu de sa vie, Benjamin Constant écrit à un ami les lignes que voici : « J'ai enfin lu Mme du Défend. Envisagée sous un certain point de vue et couronnée par la mort, savez-vous que c'est une sérieuse lecture ?» - Et il ajoute, parlant toujours d'elle : « Quelle tristesse de ne s'intéresser à rien... On se reconnaît en elle. »



Rien de plus juste que cette identification. Benjamin Constant ne pouvait que se reconnaître en Mme du Def-fand ou, du moins, il ne pouvait que reconnaître en sa pensée une sour aînée de la sienne. Depuis l'époque de sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, il ne cessa d'éprouver, sauf en quelques brèves périodes, le même sentiment d'ennui. Lui comme elle se trouvent affectés dans toutes leurs expériences intimes, par la même incapacité de s'intéresser à rien, et, en conséquence, par la même absence du goût de vivre. Eprouvé sous cette forme, en effet, l'ennui apparaît à celui qui y est sujet, comme lié à une lucidité exceptionnelle, tout en étant étrangement dépourvu, d'autre part, de toute caractéristique positive. C'est un état d'âme qui ne se définit que comme indéfinissable : « Un je ne sais quoi indéterminable », dit de lui Vladimir Jankélévitch, l'homme qui en a peut-être le mieux parlé. Qui s'ennuie se découvre inexplicablement vidé de ce qui d'ordinaire contribue à la plénitude de l'existence, et ce vide étant situé au centre de lui-même, c'est lui-même qu'il découvre, mais non sous la forme d'un être, au contraire sous celle d'une absence d'être. Encore s'il pouvait s'intéresser à cet état qui est le sien. Mais il ne peut que se désintéresser de ce qui n'est qu'un creux, un manque, même s'il le perçoit au cour de lui-même. Etat nul, qui n'a même pas l'avantage de faire de lui un être à part, car si lui-même est à ses yeux sans intérêt, tout le monde aussi devient sans intérêt : « Je ne m'intéresse guère plus à moi qu'aux autres », constate Benjamin Constant. C'est là une remarque qu'il aurait pu faire dès sa première jeunesse, car il a été très précoce dans ces expériences purement négatives. Par la suite, c'est-à-dire durant tout le cours de sa vie, il n'a pu d'ailleurs que les répéter à intervalles, sans en modifier beaucoup le ton. Au sens originel, essentiel du mot désintérêt, Benjamin apparaît bien comme le type même de l'être qui, dans toutes les circonstances de sa vie, et quels que soient les intérêts passagers, pourtant très vifs, que, pour un moment, il a pu y prendre, trahit toujours au fond de lui un désintérêt, une indifférence pour tout ce qui lui arrive.



En somme, cela revient à dire que, pour un être comme lui, la notion même de différence, et par conséquent aussi, de préférence, se trouve en danger de ne plus avoir de sens. Toutes les distinctions qu'on peut faire entre tel et tel état d'esprit, entre telle et telle façon d'être, se révèlent être chez lui inutiles ou insignifiantes : car elles reviennent, en fin de compte, toutes au même. Ainsi s'établit, au plus profond de l'être qui est sujet à ce phénomène, la conviction qu'il serait absurde de préférer ceci à cela et cela à ceci, et que c'est toujours avec la même égalité d'esprit - purement négative - que l'on doit considérer tous les sentiments qu'on s'est trouvé incité à éprouver. En bref, leur importance est toujours réduite à zéro. Tel est l'ennui, ainsi qu'il se manifestait de la façon la plus obstinée chez Mme du Defïand, nivelant de la manière la plus désespérément monotone toutes les affaires de la vie. Et tel est aussi, presque mot pour mot et sentiment pour sentiment, l'ennui distillé par Constant dans les épisodes pourtant assez variés de ses activités politiques, historiques, religieuses, voire même passionnelles. Tout cela, pour lui, finalement, revient au même et mérite à ses yeux, vulgairement parlant, d'être mis dans le même sac, subissant ainsi dans son esprit un sort identique, qui consiste à être considéré ainsi que tout ce qui se trouve vécu, comme réduit au même commun dénominateur.

Néanmoins, la similtude que nous trouvons entre Mme du Defïand et Benjamin Constant s'arrête là. Mme du Deffand se contente de subir son ennui, et plus découragée que résignée, ne fait rien pour y échapper. Le champ où elle se contente de vivre est donc de l'espèce la plus étroite. Frappée de cécité, elle s'ennuie dans son salon sans pouvoir faire grand-chose pour en sortir. Benjamin Constant, au contraire, promène son désabuse-ment ironique dans une bonne partie de l'Europe. Il le promène aussi dans un monde intellectuel très vaste, un des plus vastes qui soient à cette époque, puisqu'il comprend tout le déploiement des activités politiques, sociales, mondaines et affectives à quelque niveau que ce soit. Or, dans cette variété étonnante d'expériences, Benjamin Constant ne cesse jamais de se montrer au fond de lui-même, parfaitement détaché de ce qu'il entreprend pourtant avec la plus indéniable passion. Pour bien comprendre cet état d'esprit, il suffit en effet de reprendre la distinction classique entre fond et forme. La vie externe, comme la vie interne, de Benjamin Constant passe incontestablement par un assez grand nombre de formes. Il a l'air même assez souvent de s'y attacher avec un intérêt presque passionné. Mais pour ce qui est du fond, chez lui, eh bien, il est toujours le même, et ce fond est toujours aussi négatif. La positivité est, chez Constant, une forme d'existence perpétuellement sur le point de s'évanouir. Et c'est dans cet évanouissement sans cesse répété que s'affirme paradoxalement dans l'esprit du témoin détaché qu'était avant tout Constant lui-même la permanence de l'élément négatif, c'est-à-dire la conscience persistante du vide fondamental.



En un mot, tout ce qui était pour lui nettement formel, réel, positif, assuré d'être, ne manque jamais de se trouver transformé en lui, ou plutôt réduit, dans les plus brefs délais, à quelque chose d'informe, d'irréel, de négatif, et en bonne voie de s'engloutir dans le non-être. Non que nous nous trouvions ici en présence d'une vraie et profonde philosophie du non-être, telle qu'on la trouve par exemple dans le bouddhisme. C'est bien plus grave ! Il s'agit tout simplement, en ce qui regarde chaque opération positive à laquelle se livre la pensée ou la personne, de l'affecter, le plus sûrement et le plus rapidement possible, du signe moins. L'intelligence, qui est extrême, ne se montre jamais ici brutalement destructrice. Elle opère comme certains acides. Elle désagrège, elle fait fondre, elle détermine le passage des objets du solide au liquide, et du liquide au gazeux. Et même de l'état gazeux elle les amène, sans violence, mais avec une inévitabilité sans indulgence, à l'absence d'être, au rien. Cela est vrai pour ce qui est des idées. Cela est vrai pour ce qui est des actions. Mais cela est vrai encore pour ce qui regarde les émotions, les impressions, les états d'âme, c'est-à-dire toute la composition de l'être sensible, opérant sur lui-même de la même façon que sur le reste de l'univers. Tout se ramène à rien, mais sans cassure d'aucune sorte. Ce ne serait même pas exact de vouloir ramener tout cela à un accès permanent de scepticisme destructeur. Benjamin Constant n'est pas Voltaire, même s'il le rappelle parfois par l'ironie et par la méchanceté de ses pointes. On serait plutôt penché à croire qu'il y a là un cas angoissant, celui d'un être affecté par une maladie de l'esprit de l'espèce la plus rare - mais qui pourrait devenir épidémique - une maladie qui aurait pour symptôme principal de frapper ceux qui en seraient atteints d'une forme redoutable de paralysie. Elle les rendrait, en effet, inaptes pour toujours, à préserver en eux et autour d'eux le sens de la positivité de l'être; ne leur laissant plus qu'une seule issue, celle qui consisterait à ne plus s'éprouver que négativement.

Reconnaissons-le pourtant : ce trait aggrave peut-être injustement le jugement qu'on est tenté de porter contre cette pensée, qui ne va pas toujours jusqu'à l'extrême de ce qu'elle est amenée à penser. Il y a chez Constant quelque chose qui doit être reconnu comme une pensée authenti-quement religieuse, encore que celle-ci ne puisse être pour lui réellement formulable, puisque, dans son cas, elle implique l'impossibilité, en essayant de la penser, de lui donner précisément une forme. Cette absence de formation ou de formulation se retrouve chez lui à toutes les époques de sa vie. Sa merveilleuse lucidité est de telle sorte qu'elle ne l'empêche jamais de s'aventurer dans les sujets les plus obscurs. Que de fois ne le voit-on pas, cédant à un attrait fortuit, à un penchant troublant, à une passion irraisonnée, se livrer à de folles spéculations dont il était le premier à savoir qu'elles étaient déraisonnables. Il aimait s'enfoncer dans les régions troubles de l'esprit, où la pensée, pour progresser, est obligée de renoncer à se faire jour sous une forme précise. Dans la religion, ce qui l'attirait, c'étaient « les désirs confus », « les élans vers l'inconnu et vers l'infini ». Les expériences religieuses, à ses yeux les plus profondes, c'étaient celles qui mènent l'homme à « une contemplation vague », à « un mouvement qui l'enlève à toutes les idées particulières et individuelles ».

On voit que, dans la pensée de Constant, toute idée profonde est condamnée à se dépouiller de toute forme, pour ne plus subsister que sous l'aspect vague, confus, presque informe, d'un sentiment sans soutien, sans visage et presque sans consistance. C'est à dégager tant bien que mal cet état intérieur des formes dogmatiques et même purement rationnelles qu'il s'agit pour lui de se borner. On ne peut le faire avec aucune chance de netteté, ni de façon durable, puisque ce sentiment tend d'emblée à se perdre dans les brumes de l'esprit. Reste une pensée flottante, indéterminées quelque chose de comparable à une neige qui fond, à un mouvement de l'esprit sur le point de s'évanouir dans le vide. C'est en ce lieu indécis qu'elle s'arrête, comme suspendue, ne voulant pas faire un pas de plus, mais ayant porté jusqu'à ce qui était pour lui une extrême limite la lucidité de l'esprit.



BENJAMIN CONSTANT : TEXTES



Le temps indépendant de nous va d'un pas égal et nous entraine également, soit que nous dormions ou veillions, agissions ou nous tenions dans une inaction totale. Cette vérité triviale et toujours oubliée est toujours présente à mon esprit, et me rend presque insensible à tout. (Lettre à Mme de Charrière, 21 mai 1791.)



Je ne m'intéresse guère plus à moi qu'aux autres. (Journal, 25 octobre 1804.)



Demeurons immobile, spectateur indifférent d'une existence à demi passée. (Adolphe, chap. 7,)



Ma vie présente est monotone, ma vie future incertaine. Je ne puis donc rien dire d'intéressant. (Lettre du 16 mars 1808)



Nous éprouvons un désir confus de quelque chose de meilleur... Cet élan vers l'inconnu, vers l'infini... Si l'on accusait cette définition d'être obscure et vague, nous demanderions comment on définit avec précision ce qui, dans chaque individu, dans chaque pays, à chaque différente époque, se métamorphose et se modifie. (De la Religion, début.)



Comment définiriez-vous l'impression que produit une nuit obscure... ? Comment définiriez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l'âme, où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? (De la Religion, début.)

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