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Rimbaud: le «solde» Dans la série des attaques contre le vers qui ébranlent les conceptions traditionnelles de la poésie et préfigurent l'invention du vers libre, le «cas» Rimbaud a, selon les termes de Mallarmé, la fulgurance et l'éclat d'un «météore»: Éclat, lui, d'un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s'éteignant. Tout, certes, aurait existé depuis, sans ce passant considérable, comme aucune circonstance littéraire n'y prépara : le cas personnel demeure avec force {Divagations, Quelques médaillons et portraits en pied, «Rimbaud»). < En quelques années - de 1870 à 1875 environ -, l'ouvre rimbaldienne tout à la fois retrace et congédie la longue histoire du « roman d'Alexandre ». L'élan initial est donné par les lettres dites du « Voyant », des 13 et 15 mai 1871, qui assignent au poète la tâche de «trouver une langue », en formulant le programme de ce qui va devenir, chez Rimbaud, l'incessante quête d'un Graal prosodique: «les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles », proclame le Voyant. Dès ce moment, la poésie se voit engagée dans le mouvement d'un constant «Départ» (selon le titre d'un poème des IlluminationS), - qui la porte toujours « en avant» d'elle-même (« La poésie sera en avant», dit le VoyanT), en même temps qu'il opère le « Solde » (à nouveau selon un titre des IlluminationS) des expériences poétiques antérieures. Plusieurs phases marquent ce «dégagement» progressif de l'écriture rimbaldienne hors des voies balisées par la tradition. Le point de départ de cette quête prosodique est constitué par les premiers essais poétiques de Rimbaud, qui affichent leur fidélité à la forme stricte du vers. Les premiers vers portent l'empreinte de la transmission scolaire ; et ils témoignent de l'influence des premiers maîtres de Rimbaud qui, montant à Paris, se voudrait «Parnassien» (« Je serai Parnassien», écrit-il alors à BanvillE). Le poème «Ophélie», aux accents si étrangement hugoliens, témoigne de cette parfaite maîtrise de l'art du vers. Même «Le Bateau ivre », qui annonce pourtant toutes les audaces à venir, maintient le dodécasyllabe dans un cadre relativement strict et lui conserve l'éclat de sa parure alexan-drine. Toutefois, pour qui réclamait, dès les « lettres du Voyant», «une langue qui serait de l'âme pour l'âme», la pure virtuosité technique de l'école de «l'art pour l'art» est très vite ressentie comme insuffisante. Le rejet du vers officiel est aussi, sur le plan de la métrique, le contrecoup du traumatisme politique lié à l'écrasement de la Commune : en témoigne notamment le poème «Qu'est-ce pour nous, mon cour, que les nappes de sang », qui, évoquant la révolte parisienne, multiplie parallèlement les coups de force contre l'alexandrin. Une autre phase s'ouvre bientôt, qui est marquée par l'influence de Verlaine, et qui change radicalement l'aspect de la métrique française. En une « saison », autour du printemps 1872, Rimbaud éprouve, à l'intérieur du mètre, les possibilités d'une autre métrique : ce sont les « espèces de romance » des Vers nouveaux, - avec notamment le travail sur l'impair, et une série d'atteintes portées à la rime souvent disséminée dans un jeu plus complexe d'assonances et de contre-assonances. Tantôt Rimbaud redécouvre des mètres rejetés par la tradition savante ou ressentis comme mineurs par la culture dominante, - comme le pentasyllabe, - celui du poème «Éternité» par exemple : Elle est retrouvée. Quoi?-L'Éternité. C'est la mer allée Avec le soleil. Tantôt il expérimente des mètres inédits - comme l'hendécasyllabe -, celui de «Larme» par exemple: Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Je buvais, accroupi dans quelque bruyère Entourée de tendres bois de noisetiers, Par un brouillard d'après-midi tiède et vert. Dans tous les cas, il s'agit d'«écrire les silences», de «noter l'inexprimable», de «fixer les vertiges», comme il sera dit dans «Alchimie du Verbe». Le point de fuite d'une telle recherche métrique semble être une forme Moralité qui - à travers les modèles des «opéras vieux», des «refrains niais» ou des « rythmes naïfs » évoqués dans « Alchimie du verbe » - hante en effet l'écriture rimbaldienne, et crée dans le vers un effet de constante instabilité qui soustrait les mots à l'univocité du sens : «Que comprendre à ma parole / Il fait qu'elle fuie et vole», écrit Rimbaud, évoquant sans doute Verlaine (« ô saisons, ô châteaux »). A côté de ces « espèces de romance », Rimbaud se livre aussi à quelque « saccage au jardin de la beauté». La métrique traditionnelle est alors systématiquement «déréglée», et ce «dérèglement» trouve sa forme la plus radicale dans le poème «Mémoire». Celui-ci en effet ne conserve plus de l'alexandrin que son abstraction : le nombre et la rime, - alors que les enjambements internes et externes ont complètement effacé les contours traditionnels du vers, vidant la règle de tout contenu et l'exhibant comme un pur système de coercition. Voici par exemple la troisième section du poème, où nous avons souligné les e muets qui se prononcent, et marqué les césures que la règle impose mais que le vers ne cesse de déjouer: Madame se tient trop / debout dans la prairie prochaine où neigent les / fils du travail ; l'ombrelle aux doigts ; foulant l'ombel/le ; trop fière pour elle ; des enfants lisant dans / la verdure fleurie leur livre de maro/quin rouge ! Hélas, lui, comme mille anges blancs qui se / séparent sur la route, s'éloigne par-delà / la montagne ! Elle, toute froide, et noire, court ! a/près le départ de l'homme ! L'enjambement - à l'intérieur du vers, d'un vers à l'autre et d'une strophe à l'autre - est devenu systématique, en sorte que le vers (qui, en outre, a perdu sa majuscule initialE) est atteint dans son principe même. La loi du nombre est sans doute maintenue ; mais la numération syllabique apparaît pour ce qu'elle est: «un compteur factice», dira Mallarmé, - qui déjà ne peut plus prétendre mesurer le vers, - abandonnant à l'oreille le soin de «discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres» {Crise de verS). Quoi qu'il en soit, le «saccage» du vers que met en scène un poème comme « Mémoire » ouvre à Rimbaud un autre champ d'expérimentation : non, en réalité, celui du vers libre, - mais, plus largement, celui de la prose, où le vers libre lui-même va advenir en quelque sorte «par accident» (pour reprendre, à propos du vers libre, le terme par lequel Baudelaire dit l'avènement paradoxal du poème en prosE). Deux ensembles balisent ce champ de la prose chez Rimbaud. Il s'agit d'abord d'Une saison en enfer, où la prose, mi-narrative mi-poétique, est au service d'une recherche de la vérité, qui conduit le narrateur à mettre en question le projet poétique de la « Voyance », - finalement rejeté, dans «Alchimie du verbe », comme une « folie » ou un « délire ». La formule de prose qu'inaugure, pour sa part, le recueil des Illuminations appartient davantage au genre du «poème en prose». Mais, si poème en prose il y a, celui-ci, au reste très différent de son ascendance baudelairienne, ne relève en réalité d'aucun genre préétabli : il apparaît plutôt comme le lieu d'un «dérèglement» de toutes les formes, qui ne laisse subsister aucun modèle préexistant, et conduit finalement à affirmer pour chaque texte une poétique spécifique. C'est dans ce contexte ~ celui de la plus radicale liberté donnée à la prose - que la génération symboliste croira pouvoir lire dans les Illuminations les premiers exemples de vers libre, - à travers notamment les poèmes intitulés «Marine» et «Mouvement». Voici par exemple les « lignes » de « Marine », - où chacun est libre de voir des vers, en effet délivrés du nombre et de la rime : Les chars d'argent et de cuivre - Les proues d'acier et d'argent - Battent l'écume, - Soulèvent les souches des ronces. Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux, Filent circulairement vers l'est, Vers les piliers de la forêt, - Vers les fûts de la jetée, Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière. Verlaine : les «primitives épellations » du vers Au regard du «solde» des formes anciennes accompli par Rimbaud, Verlaine semble rester fidèle à la « vieillerie poétique » ; et, tout au long de la période symboliste, - « Chanoine du Parnasse un peu / Sceptique envers l'un peu vieux dieu» comme il se nomme dans l'une de ses Épigrammes -, il se montrera toujours méfiant vis-à-vis du vers libre. En témoigne la réponse qu'il donne à VEnquête de Jules Huret, où il distingue fortement l'assouplissement de la « discipline du vers» qu'il a rendu possible, des pratiques vers-libristes qui ont suivi : Certes, je ne regrette pas mes vers de quatorze pieds; j'ai élargi la discipline du vers, et cela est bon ; mais je ne l'ai pas supprimée ! Pour qu'il y ait vers, il faut qu'il y ait rythme. A présent, on fait des vers à mille pattes ! Ça n'est plus des vers, c'est de la prose, quelquefois même ce n'est que du charabia. Pourtant le travail de Verlaine sur le vers n'est pas moins « révolutionnaire » que le « solde » rimbaldien, et, sans passer le pas du vers-librisme proprement dit, il change déjà radicalement la nature même de la métrique française. Verlaine, quoique peu soucieux de théorie, en est d'ailleurs lui-même conscient: «Je tombe tous les vers, y compris les miens », écrit-il dans une lettre à Edmond Lepelletier du 16 mai 1873, peu avant le moment où il compose son «Art poétique», et alors qu'il prolonge dans Romances sans paroles une recherche qui a commencé dans le voisinage de Rimbaud. La position de Verlaine est, en réalité, toute d'ambiguïté : d'un côté son vers prend appui sur la loi du nombre, de l'autre il se joue de la règle syllabique et la déjoue de l'intérieur, pour mieux faire entendre la liberté de sonphrasé dans le rapport contradictoire que celui-ci entretient avec les conventions poétiques. Même si pareil double jeu peut aisément être étendu à l'alexandrin ou aux grands mètres de la tradition, le vers impair, revendiqué dans l'« Art poétique», revêt une valeur exemplaire: «Plus vague et plus soluble dans l'air / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose», il instaure une dissymétrie fondamentale qui, tout en s'appuyant sur un nombre fixe de syllabes, déjoue en réalité la loi du mètre. Chaque fois notamment qu'il s'agit d'un vers complexe, Pennéasyllabe ou l'hen-décasyllabe par exemple, la césure, requise mais non réglée d'avance par la tradition, fait apparaître des fragments inégaux, combinés entre eux et d'un vers à l'autre avec tant de liberté, qu'il devient impossible de repérer entre les vers un patron métrique commun. La règle métrique le cède en réalité déjà à un autre mode de scansion de la diction: celui de l'accentuation prosodique, qui seule rythme vraiment le vers, mais qui est indépendante de toute métrique, puisqu'elle existe à même le parler de la langue. Tout en conservant le nombre (et en tirant de ce maintien des effets stylistiques particulierS), Verlaine prose en réalité le vers, - le reconduisant à ce que Mallarmé nomme, dans Crise de vers, ses «primitives épel-lations». Le rythme prime sur le nombre, et confère au vers une allure et un souffle singuliers : un chant sous les mots, a-t-on dit bien souvent après Verlaine lui-même, - «une haleine» écrit encore Mallarmé dans le «Tombeau» qu'il consacre au poète. Quoi qu'il en soit, cette capacité à «émouvoir le rythme» {Épi-grammes, II, 2) en captant le chant intérieur préfigure l'invention du vers libre, même si Verlaine, non sans en sourire lui-même, laisse à ses jeunes «disciples» le soin de tirer de son ouvre les conséquences de l'esthétique qu'elle contient seulement implicitement. Laforgue: du «versfaux» au vers libre L'ouvre de Laforgue, quant à elle, semble se situer à l'intersection de celle de Verlaine et de celle de Rimbaud. Comme l'ouvre de Rimbaud, elle est elle-même animée par le geste d'un constant «Départ», qui lui permet, en quelques années et cinq recueils de vers (dont deux seulement sont publiéS), de «solder» à son tour le «roman d'Alexandre » : des vers réguliers du Sanglot de la terre (1881) jusqu'aux vers libres des Derniers vers (1886), en passant par ce que Mallarmé nomme dans Crise de vers les « vers faux » des Complaintes (1885), de L'Imitation de Notre-Dame la Lune (1885), et des Fleurs de bonne volonté (1886), il semble que chacun des recueils de Laforgue apparaisse comme un «essai de voix» qui se concrétise un moment dans une forme, pour aussitôt l'épuiser et la dépasser dans une autre. Chaque ouvre est ainsi portée comme «en avant» d'elle-même, dans le mouvement qui la «dégage», dirait Rimbaud, de celle qui la précède. L'empreinte de Verlaine est plus précisément sensible dans le travail accompli sur le vers : comme Verlaine, Laforgue tend à oraliser le vers, de telle sorte que, à l'intérieur de la loi du nombre artificiellement maintenue, se décèle, écrit Mallarmé, « une mutinerie, exprès, en la vacance du vieux moule fatigué». Il s'agit en particulier de réintroduire dans les formes de la poésie écrite le modèle de la chanson des rues et des complaintes de cabaret, - avec leur lexique familier, mais aussi leurs apocopes, leurs liaisons intempestives et leur scansion plus désinvolte. Le vers, au départ reconnaissable par le nombre, est alors soumis à de telles variations qu'il ne se conforme plus à aucun des schèmes rythmiques admis. La métrique devient un système aléatoire, qui déconcerte les habitudes du lecteur, et où la règle compte moins que le rythme créé pour ainsi dire de « vive voix » dans le vers. Des formes ainsi assouplies du vers au vers libre proprement dit, il y a encore un pas, que Laforgue franchit avec l'ensemble des pièces qui forment ses Derniers vers. Il est alors conscient de la révolution formelle qu'il est en train d'accomplir: J'oublie de rimer, écrit-il à Gustave Kahn, j'oublie le nombre des syllabes, j'oublie la distribution des strophes, mes lignes commencent à la marge comme de la prose. L'ancienne strophe régulière ne reparaît que lorsqu'elle peut être un quatrain populaire, etc. (Lettre à Gustave Kahn, août 1886). Laforgue crée délibérément ici une forme, que Rimbaud avait sans doute trouvée mais qu'il ne se souciait pour sa part ni de définir ni de léguer à quelque postérité que ce soit. «L'hiver qui vient», publié dans La Vogue du 16 août 1886, affiche d'emblée la rupture que Laforgue opère cette fois en toute conscience : Blocus sentimental ! Messageries du Levant !.... Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit ! Oh! le vent!.... La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année, Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !.... D'usines... Chaque unité de diction, qui fait le vers, épouse le jaillissement de la pensée ou de l'émotion. La forme du vers libre est ainsi très proche du monologue parlé, lui-même issu des pratiques poétiques des « Hydro-pathes » ; elle est très proche aussi du monologue intérieur, tel qu'il s'invente presque au même moment dans le roman avec Les lauriers sont coupés (1888) d'Edouard Dujardin. Pour Laforgue, qui en appelait à «une poésie qui serait de la psychologie dans une forme de rêve, avec des fleurs, du vent, des senteurs » (Lettre à Charles Henry, février ou mars 1882), tout se passe comme si le vers libre trouvait sa forme au plus près de la vie psychique, comme s'il saisissait immédiatement les pensées intérieures qui se pressent dans l'espèce de dialogue que le sujet « soliloque » avec lui-même, et comme s'il pouvait restituer le flux de conscience en deçà de la cohérence formelle que reconstituent la psychologie traditionnelle et la logique discursive. Ce faisant, le principe du vers libre laforguien est davantage dans l'image, que dans la musique qui définira plus spécifiquement le vers libre symboliste : en cela, sa lignée propre, issue de Rimbaud, trouve son prolongement chez Maeterlinck d'abord, avec le vers libre des Serres chaudes, puis passe outre toute la période symboliste, pour se redéployer, à travers les vers libres de Valéry Larbaud, Biaise Cendrars ou Guillaume Apollinaire, dans une autre modernité poétique. Le vers libre symboliste Si le vers libre procède, dans une certaine mesure, des atteintes portées au vers régulier tout au long des dix ou quinze années qui précèdent l'avènement du Symbolisme, sa «proclamation», en 1887, à l'occasion de la parution des Palais nomades de Gustave Kahn, fait date : elle a (sur le modèle hugolien de la «Réponse à un acte d'accusation») une valeur, quasi politique, de «déclaration», qui institue ce qu'elle nomme ; elle sert aussi de signe de ralliement à l'école qui est en train de s'affirmer. La bataille du vers libre Quelques dates balisent ce qui a été alors ressenti comme la «bataille d'Hernani» du Symbolisme. «L'invention» du vers libre fait d'abord l'objet d'une querelle de paternité, racontée plus tard par Edouard Dujardin dans Les Premiers Poètes du vers libre ( 1922). Les vivants (Gustave Kahn et Jean MoréaS) se donnent la part belle, et prennent aisément l'avantage sur les morts (Rimbaud et LaforguE). Des témoignages tardifs compliquent encore l'attribution des préséances : Stuart Merrill, dans La Plume du 15 décembre 1903, rapporte que, dès 1884, Éphraïm Mikhaël aurait développé, devant lui, la théorie du vers libre et lui aurait lu des vers, non publiés, écrits selon cette nouvelle formule. L'invention est en outre revendiquée par une poétesse du Chat noir, Marie Krysinska, qui prétend avoir publié dès 1882 des poèmes en vers libre : elle le redira avec force dans les préfaces de ses recueils, - Rythmes pittoresques, en 1890, et Intermèdes, en 1904. Quoi qu'il en soit, il est plus juste de penser, avec Daniel Grojnowski{Laforgue ou l'originalité, 1988), que le vers libre est le fruit d'une invention collective, dont le « laboratoire central » a été la revue La Vogue. Celle-ci, en 1886, publie successivement les Illuminations de Rimbaud, avec notamment «Marine», «Mouvement»; quelques-uns des poèmes de Kahn, dont « Intermède (IV) », repris ensuite dans Les Palais nomades; des pièces de Jules Laforgue qui appartiennent au groupe des Derniers vers ; un poème en vers libres de Moréas repris ensuite dans le Pèlerin passionné. Comme pour « l'invention» du poème en prose, le travail souterrain des traductions joue un rôle majeur dans l'expérimentation de nouvelles formules poétiques : La Vogue recueille ainsi, en 1886, une traduction par Jules Laforgue de poèmes des Feuilles d'herbe de Walt Whitman, qui ne sont pas soumis à la convention du décompte syllabique, et dont le rendu en français passe par une disposition typographique et par un travail sur le rythme qui préfigurent en effet le vers libre. Cette phase expérimentale trouve son couronnement et son achèvement avec la « proclamation » de la préface du recueil des Joies ( 1889) de Francis Vielé-Griffin: Le vers est libre ; - ce qui ne veut nullement dire que le « vieil » alexandrin à « césure » unique ou multiple, avec ou sans «rejet» ou «enjambement», soit aboli ou instauré ; mais - plus largement - que nulle forme fixe n'est plus considérée comme le moule nécessaire à l'expression de toute pensée poétique ; que, désormais comme toujours, mais consciemment libre cette fois, le Poète obéira au rythme personnel auquel il doit d'être, sans que M. de Banville ou tout autre « législateur du Parnasse » ait à intervenir; et que le talent devra resplendir ailleurs que dans les traditionnelles et illusoires « difficultés vaincues » de la poétique rhétoricienne : - l'Art ne s'apprend pas seulement, il se recrée sans cesse ; il ne vit pas que de transition, mais d'évolution. C'est à partir de ce texte que l'expression de «vers libre » revêt son sens plein. Au reste, à cette date, la bataille est déjà gagnée ; et la plupart des poètes nouveaux se sont ralliés au vers-librisme. Après la recherche expérimentale, vient le temps des premières théorisations, - dont il faut remarquer qu'elles sont relativement tardives. Gustave Kahn attend 1897 pour écrire une « Préface sur le vers libre » à l'occasion de la réédition de ses Palais nomades ; les Questions de métrique de Robert de Souza datent de 1892; les Propos de littérature d'Albert Mockel de 1894 ; et c'est seulement en 1922 que Dujardin publie ses Premiers poètes du vers libre, repris en 1934 dans Mallarmé par un des siens. En réalité, comme Laurent Jenny l'a fait remarquer {La Fin de l'intériorité, 2002), les théories du vers libre viennent à un moment où la pratique est elle-même en régression. La fin du siècle - alors que l'École symboliste est fortement contestée, notamment par l'École romane - voit quelques figures marquantes, comme Henri de Régnier ou Jean Moréas, revemr au vers strict. Mais, grâce au Symbolisme, le principe du vers libre est acquis : l'Enquête internationale sur le vers libre lancée en 1905 par Marinetti lui ouvre la voie du Futurisme ; par le relais d'Apollinaire, il passe le tournant des deux siècles ; mais il ne s'imposera véritablement qu'avec le Surréalisme, - fondant alors sa modernité sur de tout autres bases théoriques que celles que le Symbolisme avait imaginées. Le vers libre et le discours symboliste Les passions que suscite la bataille du vers libre s'expliquent par le fait que celui-ci, dans son « moment » proprement symboliste, fait cristalliser autour de lui quelques-unes des thèses majeures de la nouvelle école, dont il permet d'éprouver en quelque sorte la validité. Dans un contexte théorique qui est celui d'une défense et illustration d'une « idée musicale » de la poésie, c'est tout naturellement comme « musical » que le vers libre symboliste est d'abord conçu. La vogue du wagnérisme aidant, le discours symboliste va jusqu'à établir un strict parallélisme entre la révolution musicale initiée par Wagner et la réforme prosodique tentée par la génération de 1886. C'est le cas d'Edouard Dujardin, dans Les Premiers Poètes du vers libre : Très tôt, je m'étais dit qu'à la forme musique libre de Wagner devait correspondre une forme de poésie libre. C'est aussi le cas d'Albert Mockel, pour qui la « mélodie continue de Wagner», en supprimant «la vieille phrase carrée» des musiciens classiques, inspire directement la recherche vers-libriste d'unphrasé nouveau, qui puisse libérer le vers de la loi du nombre en le dotant d'un pouvoir d'expansion et de contraction jusque-là inédit : Désormais, c'est le rythme qui va régir le vers, écrit Albert Mockel dans ses Propos de littérature (1894); mais non plus un rythme caché par l'artificielle et raide mesure comme la chevelure de Brunehilde sous le fer de son casque. A la dernière aurore Siegfried est venu réveiller l'endormie, et, le casque enlevé, les boucles enfin qui se dénouent ondulent toutes dans la clarté. Dans le discours symboliste, la référence à la musique revêt, nous l'avons vu, des significations multiples, complexes et souvent contradictoires. Il en est de même pour la notion de « rythme », qui devient l'élément fondamental de la définition du vers, une fois celui-ci débarrassé de la convention du nombre. Le rythme est d'abord interprété en termes idéalistes : par lui, le vers doit épouser quelque Rythme universel, régissant l'ordre secret du monde. De telles conceptions sont manifestes chez René Ghil, pour qui les «rythmes évoluants» qu'autorise l'alexandrin, sont supposés s'accorder « aux ondes du Tout » et réfléchir « l'Être total du monde ». Par de tout autres voies, Vielé-Griffin donne également au rythme du vers une portée ontologique: ainsi le Credo de 1893 laisse-t-il entendre que le rythme qui est propre à chaque poète n'est pas purement «subjectif», puisqu'il s'accorde objectivement avec le Rythme mystérieux du monde. A l'opposé de ces thèses idéalistes, le rythme du vers libre renvoie également à diverses thèses « subjecti-vistes», susceptibles elles-mêmes de revêtir des significations très diverses selon le contexte théorique dans lequel elles sont formulées. Une constante du discours symboliste tend, en tout cas, à faire du vers libre une manifestation exemplaire de « l'individualité en art » qui définit, selon Remy de Gourmont, l'école de 18861. Contre la norme commune, le vers libre est censé épouser tous les mouvements de l'âme individuelle. C'est clairement l'idée qui se dégage de telle déclaration d'Adolphe Retté, dans un article intitulé « Sur le rythme des vers », paru dans Le Mercure de France de juillet 1899 : Le propre du vers libre, c'est d'assurer à chacun le plein épanouissement de ses rêves. Flexible comme les joncs, ondoyant et chatoyant comme une rivière au soleil, varié comme une prairie en fleurs, sonore comme les feuillages agités par la brise, il chante, rit, sanglote, se transforme à notre vouloir. Il est Pégase ressuscité, il est Protée, - il nous fait goûter la joie de créer en beauté, selon que le Grand Pan se manifeste en nous. Vielé-Griffin, de son côté, tente de concilier son idéalisme et les exigences d'un lyrisme subjectif en faisant du vers libre le déploiement de ce qu'il nomme une « idée émotive » : Le vers libre français, enveloppe verbale d'une exaltation lyrique, ne saurait vêtir que l'idée émotive qui la dicte. (Préface à la transposition du Thrène de Walt WbitmaN). La sorte d'imitation expressive de la subjectivité que doit ainsi accomplir le vers libre trouve des implications nouvelles lorsque le contexte est celui de la vogue du bergsonisme. « L'unité plutôt psychique que sylla-bique» du vers nouveau (selon une expression attribuée à Achille Delaroche par Catulle Mendès dans sa réponse à l'Enquête de Jules HureT) conduit beaucoup à interpréter le vers libre comme une sorte de sismographe du «moi profond», voué à enregistrer, quasi immédiatement, les manifestations sensibles de «l'inconscient» ou de la «durée» intérieure. Plusieurs réponses à l'Enquête internationale sur le vers libre lancée en 1905 par Marinetti et publiée en 1909, semblent aller dans ce sens, - comme celle apportée par Marie Dauguet : Le vers libre est en esthétique littéraire le dernier effort de l'évolution individualiste commencée par le romantisme. Il est le rendu de ce qu'il y a de plus indépendant dans l'homme [...]. Il est la forme même du moi intérieur émancipé. Peu de temps auparavant, Tancrede de Visan, dans son Essai sur le Symbolisme (1904), concevait le vers comme «le minutieux graphique des convulsions de l'âme» Les théories du rythme se font également l'écho du courant vitaliste qui, issu du bergsonisme, inspire les poétiques du début du XXe siècle. Robert de Souza rapporte ainsi la mesure du vers à « l'impulsion de l'émoi générateur» et ajoute que l'émotion «gouverne l'ordre de la parole, comme le cour, suivant la nature des contractions, sa systole » : le vers est alors conçu comme « un ordre vivant qui s'organise contre l'ordre abstrait». On songe déjà à Claudel qui fera découler le rythme de la parole de « l'iambe fondamental » que constitue le battement du cour. La mesure du vers Quelles que soient les valeurs idéologiques que le Symbolisme a ainsi attachées à la conquête du vers libre, celui-ci pose en outre diverses questions techniques, qui ont alors été largement débattues. Si la mesure du vers n'est plus ni fixée d'avance par la convention du nombre ni contrainte par « le métronome factice » de la numération syllabique, comment alors apparaît-elle ? Et quels repères empiriques permettent de reconnaître encore le vers comme une unité effectivement autonome ? Les réponses, nous allons le voir, sont diverses et restent quelquefois imprécises ; mais toutes se rencontrent dans le fait que le vers libre n'est pas purement « anarchique » : des « règles », même relatives, existent, et, si elles réclament plus de « finesse » que de «géométrie», elles n'en sont pas moins à l'ouvre dans l'écriture et repérables intuitivement par le lecteur. Une première série de questions concerne les liens que la prosodie du vers libre conserve, ou non, avec les schémas métriques hérités de la versification régulière. Dans son principe, le vers libre est indépendant de toutes les règles de la métrique traditionnelle : contrairement au vers libéré qui s'appuie encore sur un nombre fixe de syllabes, il n'est pas soumis à la numération syllabique ; sa diction est indéterminée quant à la prononciation du e muet ; la majuscule initiale est quelquefois abandonnée ; et la rime n'est plus repé-rable comme marque de fin de vers, mais se dissémine tout au long dans une musicalité plus diffuse. Edouard Dujardin rappelle ces quelques principes, qui définissent négativement le vers libre, en l'opposant aux conventions de la versification régulière : Le vers libre, enfin, est celui qui poussant à l'extrême la libération, est susceptible d'un nombre de syllabes indéterminé, ne compte (selon certainS) l'E muet que lorsqu'il se prononce, admet l'assonance à la place de la rime et même l'absence de toute apparence de rime, et se caractérise en ce que, semblable en cela au vers libre classique, il s'emploie le plus souvent groupé en séries de vers inégaux (Les Premiers Poètes du vers libre, 1922). L'indépendance du vers libre par rapport aux usages de la versification traditionnelle n'exclut cependant pas que le vers libre puisse être ressenti comme une sorte de «variation» sur certaines mesures «canoniques». Celles-ci, inscrites dans la mémoire métrique commune, sont aisément identifiables et apparaissent dans le vers libre comme des «réminiscences » des schèmes rythmiques du «vers strict»: «Je dirai que la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit », écrit Mallarmé à propos des «jeux à l'entour» de l'alexandrin (ou de ses rythmes majeurS) que permet le vers libéré, et que peut continuer aussi le vers libre. De fait, dans la pratique, nombre de poètes vers-libristes font alterner dans un même recueil des groupes de vers métriques et libristes : c'est déjà le cas de Gustave Kahn dans ses Palais nomades ; et c'est encore le cas par exemple de Henri de Régnier dans les Poèmes anciens et romanesques, ou de Maeterlinck dans ses Serres chaudes. D'autre part, à l'intérieur même de poèmes en vers libres, il n'est pas rare que le lecteur reconnaisse des mètres canoniques. Ainsi Maeterlinck encadre-t-il souvent un vers « officiel » par des vers de mesures voisines (par exemple un alexandrin entouré de vers de 11 ou 13 syllabeS). Quant à Henri de Régnier, son vers libre reste très proche de certaines des «cadences» de la métrique traditionnelle, si bien que sa prosodie réside largement dans le jeu particulier qu'elle instaure entre les rythmes sus et les rythmes inédits. Que le vers libre conserve, ou non, des schèmes rythmiques hérités de la tradition, son unité, non syllabique, est d'une autre nature ; et, de ce fait, la perception de sa mesure est garantie par d'autres marques empiriquement observables. Une importance particulière est accordée à la syntaxe. Alors que le vers régulier peut jouer de diverses formes de disjonction entre l'unité métrique et l'unité syntaxique (il s'agit des «enjambements» ou des «rejets», internes ou externeS), la plupart des symbolistes affirment que le vers libre exclut, en droit sinon toujours en fait, la possibilité de l'enjambement ou du rejet : sa mesure doit, le plus souvent, coïncider avec l'analyse logique de la phrase. C'est déjà la position de Gustave Kahn lorsque, répondant à Brunetière, il définit, en 1888, le vers libre comme «un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens» (article repris dans Symbolistes et décadents, 1902). Chaque unité de diction que constitue le vers doit ainsi se superposer à chacune des unités grammaticales qui composent le discours. C'est aussi la position de Vielé-Griffin, pour qui chaque vers est, à l'alinéa, un «complément de l'idée», tandis que la strophe rassemble la période entière : La strophe n'est autre que la période : une idée formulée avec ses compléments de qualité, de temps, de lieu, etc. dans la mesure qu'indique le tact intuitif qui est précisément le don poétique. La strophe se compose de vers, alinéas perpétuels: le vers s'adresse à l'Intellect d'une part, à l'Oreille de l'autre («A propos du vers libre», Entretiens politiques et littéraires, mars 1890). Plus tard encore, dans sa réponse à l'Enquête internationale de Marinetti ( 1909), Vielé-Griffin fera de la « strophe analytique » la caractéristique manifeste du poème en vers libre, - ajoutant par ailleurs que celle-ci obéit à des lois « organiques » plus fines que celles qui sont dictées par la seule grammaire : Ainsi est née, du fait d'oeuvres signées des noms les plus beaux, la grande strophe analytique, moderne laisse rythmique, familière désormais à toute personne curieuse de la littérature française contemporaine. Cette laisse a ses lois non plus individuelles mais générales, lois vitales, organiques, comme en comporte tout être viable (Réponse à l'Enquête internationale sur le vers libre de Marinetti, 1909). De la même façon, Albert Mockel construit le vers sur une trame logique donnée d'abord par la syntaxe : C'est l'analyse logique qui détermine les limites du vers moderne [...]. La proposition grammaticale coïncide avec le vers, ou, le plus souvent, les membres de chaque proposition sont présentés séparément. Il en résulte que l'enjambement, autrefois nécessaire, devient exceptionnel dans la nouvelle versification : L'enjambement autrefois constamment nécessaire, est devenu un moyen d'expression nullement distinct des autres et ne sera plus employé que pour un but prévu, et par exception : l'analyse logique peut dorénavant coïncider avec le vers sans amener l'uniformité, car elle s'unit au rythme désinvolte et primesautier, et chaque ligne nouvelle (ou presque !) peut offrir un nombre de syllabes nouveau. Le vers est né à sa propre vie ; sa longueur comme sa force rythmique ne dépendent plus que du sens grammatical qu'il contient - du sens plus élevé qu'il apporte par sa plastique et par tout ce qu'il suggère -et de son importance comme élément musical : il est désormais logiquement conçu (Propos de littérature, 1894). Mais, on le voit bien ici, l'unité syntaxique, si elle est le support souvent nécessaire de la mesure du vers, n'en est pas la condition suffisante ; et Albert Mockel poursuit son analyse en faisant découler l'unité du vers symboliste de la concordance, dans la diction, de trois plans simultanés, - celui de la grammaire, mais aussi celui de l'image, et surtout celui de la musique : Tout le travail de l'artiste sera donc celui-ci : faire concorder selon l'eurythmie l'analyse logique de la phrase, les plans des images et les formes musicales qui en sont le naturel support. Ces trois éléments doivent rester dans une dépendance réciproque et rigoureuse sans se nuire ; mais l'unité qui les assemble possède une élasticité plus grande qui permet au poète de les faire plus sûrement converger vers leur but de Beauté. La phrase, chargée des images qui l'éclairent, sera longtemps assouplie jusqu'à ce qu'elle se coordonne heureusement avec le rythme et l'harmonie ; et le rythme pourra s'étendre ici, là s'acourcir pour donner à chacun des fragments de la période sa totale valeur et en pénétrant le langage qu'il vivifie, faire naître en celui-ci, comme par merveille, -la Musique (Propos de littérature, 1894). L'affirmation d'une unité musicale du vers est une constante du discours symboliste sur le vers libre ; elle ne va cependant pas de soi, et elle pose en réalité plus de questions qu'elle n'en résout. On la trouve par exemple chez Gustave Kahn, qui souligne l'importance - bien au-delà de la rime - des allitérations et des assonances dans la perception de la mesure du vers nouveau : Le vers libre [...] doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes (Réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret, 1891). Seul Albert Mockel - un temps influencé par les théories ghiliennes de «l'instrumentation verbale», mais surtout marqué par l'enseignement de Mallarmé - tente d'être plus précis. Il conçoit l'unité musicale du vers comme la résultante d'une dialectique entre le Rythme et l'Harmonie, - celle-ci étant l'objectiva-tion sensible de celui-là dans la matière sonore du langage. La mesure du vers, en l'absence de toute convention extérieure, passe alors par un calcul sensible des syllabes toniques qui rythment effectivement la parole et que souligne, dans la matière sonore du poème, le jeu des allitérations et des assonances. Cette scansion nouvelle du vers fait apparaître l'innovation principale du vers libre : sa définition, en définitive, est moins « quantitative » que « qualitative » ; son rythme est moins lié à une durée objective, qui serait inhérente à une configuration linguistique donnée, qu'il ne s'enracine dans la durée subjective que contient renonciation du poème. Le rapport du sujet au langage est alors seul en jeu, - et le vers, délié de toute mesure extérieure, apparaît, à chaque moment de diction, comme l'effectuation d'une prosodie singulière. Mallarmé, Crise de vers Dans la «bataille» du vers libre, Mallarmé - qui, rappelons-le, n'écrira jamais lui-même de vers libres - se tient à l'écart ; sa position est celle d'un «témoin», selon le terme qu'il utilise dans Crise de vers : Témoin de cette aventure, où l'on me voulut un rôle plus efficace quoiqu'il ne convient à personne, j'y dirigeai, au moins, mon fervent intérêt; et il se fait temps d'en parler, préférablement à distance ainsi que ce fut presque anonyme. La distance ainsi prise par rapport à « l'aventure » symboliste du vers libre, permet à la «crise» de révéler son sens et sa portée : il appartient au texte intitulé Crise de vers1, dont la rédaction s'échelonne en trois phases (1886,1892,1896), non seulement de proposer un diagnostic extrêmement lucide de l'état de crise dans lequel le vers libre jette les conceptions traditionnelles de la poésie, mais encore de formuler une théorie critique du vers, dont la modernité, proprement mallar-méenne, excède en réalité de beaucoup le «moment» propre du Symbolisme. Le fantôme de Victor Hugo On se rappelle que le texte de Mallarmé donne à la «crise» une origine autrement plus lourde de conséquences que la simple querelle de paternité à laquelle se livrent Kahn ou Moréas, tous deux également soucieux d'associer leur nom à l'invention d'une forme : pour Mallarmé, la crise date de la mort de Victor Hugo, - parce que Victor Hugo a si bien plié toutes les formes d'expression au vers qu'il a fini par «personnifier» le vers ; en sorte que la mort du « Maître » en 1885 est aussi bien la mort du «Mètre», qui simultanément autorise le développement de poétiques individuelles et permet aussi à la langue, jusque-là « ajustée à la métrique» et «y recouvrant ses coupes vitales», de « s'évader» « selon une libre disjonction aux mille éléments simples». L'invention du vers libre se voit ainsi reliée au scénario inconscient de quelque «meurtre du père » ; mais elle est par là même aussi exposée au retour du fantôme de Victor Hugo. Car pour Mallarmé la disparition du vers, personnifié par Victor Hugo, est aussi bien l'extension de son principe au-delà de toute métrique -jusque dans la prose -, car en vérité « il n'y a pas de prose », parce que «vers il y a sitôt que s'accentue la diction». Telle était «l'idée inconsciente» dont Victor Hugo était le dépositaire ; et telle est l'idée du Vers, dissocié des conventions de la métrique, que l'analyse mallarméenne va progressivement ramener à la conscience de soi. Les «modulations individuelles» Dans le mouvement qui conduit à une telle éluci-dation du principe du Vers, le moment du vers-librisme symboliste apparaît comme celui où s'opère une individualisation radicale de la forme versifiée. C'était à ce titre déjà que Mallarmé saluait, non sans ironie, l'innovation des Palais nomades, dans une lettre à Gustave Kahn du 8 juin 1887 : Vous devez être, ma foi, fier ! c'est la première fois dans notre littérature et dans aucune, je crois, qu'un Monsieur, en face du rythme officiel de la langue, notre vieux Vers, s'en crée un à lui seul, parfait ou à la fois exact et doué d'enchantement : il y a là une aventure inouïe ! Il en ressort ce point de vue neuf que quiconque musicalement organisé peut, en écoutant l'arabesque spéciale qui le commande et s'il arrive à la noter, se faire une métrique à part soi et hors du type général [...]. Quel délicieux affranchissement ! Dans Crise de vers, le vers libre est défini comme «la dissolution du nombre officiel, en ce qu'on veut, à l'infini, pourvu qu'un plaisir s'y réitère » ; et la disparition de tout repère métrique extérieur est rapportée au parti pris de singularité esthétique qui caractérise la période symboliste : Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l'histoire littéraire d'aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s'exalte, d'après un latent clavier, l'orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrament, dès qu'il souffle, le frôle ou frappe avec science ; en user à part et le dédier aussi à la langue. L'individualisation de la forme fait du vers libre symboliste le point d'aboutissement d'une théorie ultraexpressive de la poésie: si «vers il y a sitôt que s'accentue la diction», il y a désormais autant de vers que de dictions personnelles ; il existe pour tout individu une prosodie particulière qui «participe de son souffle»; et à côté de «l'instrument héréditaire», se trouvent reconnues dans leur singularité expressive propre « la flûte et la viole de chacun ». La conférence intitulée La Musique et les Lettres reviendra sur quelques-unes de ces formulations, en définissant à son tour le vers libre comme « une modulation individuelle, parce que toute âme est un noud rythmique ». Le vers ou «mot total» Les présupposés des théories symbolistes du vers libre sont ainsi mis au jour dans l'analyse de Mallarmé. Mais celle-ci ne s'arrête pas là: par-delà la multiplicité indéfinie des possibilités que recouvre désormais la forme vers, c'est son principe que Mallarmé entreprend maintenant de dégager. Crise de vers opère alors un déplacement remarquable de la plupart des notions clés des poétiques symbolistes, que le texte fait réentendre en les investissant d'un sens tout autre. Il en est ainsi, notamment, de la notion de «musique». Pour la plupart des symbolistes, nous l'avons dit, le vers libre est «musical» en ceci qu'il permet une expressivité plus grande, en prise directe sur l'émotion ou le sentiment, - expressivité qui va de pair avec une individualisation elle-même accrue de la forme. Pour Mallarmé au contraire, la Musique ne relève pas d'une théorie de l'expressivité : elle est pensée, plus abstraitement, comme une structure, un jeu de rapports, un espace de relations et d'échos. En sorte que si le vers, en son principe, peut être dit « musical », ce n'est pas en ce qu'il s'adapterait aux mouvements de l'intériorité, mais bien en ce qu'il organise objectivement, entre les vocables dont il est fait, tout un réseau complexe d'échanges réciproques, de miroitements, d'éclairs et de reflets. Le vers compose alors un «mot total », dit Mallarmé, où le sens est en quelque sorte désoriginé: il ne procède pas d'un «sujet» qui existerait antérieurement à sa parole ; mais il résulte de « l'initiative laissée aux mots », qui pallie dans le vers «la disparition élocutoire du poète». En se démarquant ainsi des valeurs de l'expressivité propres aux théories symbolistes, Mallarmé confère au vers un principe tout autre : alors que pour les symbolistes, le vers se confond avec le déploiement (musicaL) d'une certaine durée intérieure, c'est, pour Mallarmé, une certaine spatialité qui définit le vers : celui-ci, écrit-il, est une « moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard». Désubjectivisé en quelque sorte, ou du moins dissocié de la subjectivité propre à « l'ancien souffle lyrique », le vers a lieu dans l'espace, et fait de la page le théâtre de son accomplissement. La pensée de Mallarmé permet alors de rassembler sous un même type les trois principaux avatars de la forme vers qui résultent de la «crise» : ce sont, successivement, le vers régulier, le vers libre, et le poème typographique. A chaque forme est attribué un emploi particulier: le vers strict, auquel Mallarmé reste fidèle dans ses Poésies, doit demeurer pour les «occasions amples», et il reçoit en partage «l'empire des passions et de la rêverie » ; le vers libre, dont les qualités expressives et musicales ont été reconnues par la génération symboliste, est le vers du « chant personnel », propre à capter quelque « sentimentale bouffée» ou «récit»; quant au poème typographique, tel que l'accomplit Un coup de dés, il convient à «tels sujets d'imagination pure et complexe ou intellect», et il permet à Mallarmé de déployer intégralement cette spatialité du vers que la crise symboliste a permis de mettre en évidence : les blancs, jusque-là relégués aux marges du vers, prennent leur indépendance comme élément de la composition ; la symétrie spatiale, autrefois matérialisée par la césure, est généralisée à la double page, dont le pliage devient une donnée structurale du poème; la typographie enfin joue du corps des caractères d'imprimerie, non pour figurer l'objet à la manière d'un calligramme, mais pour instituer, sous le regard, la «partition» d'une sorte de musique dans l'espace. Cette déclinaison du Vers en trois aspects fait bien apparaître la spécificité du « moment » Mallarmé, - à la fois en deçà et au-delà du Symbolisme: par l'attention qu'il accorde à la valeur structurale de l'architecture du vers, Mallarmé se rattache encore à un certain héritage parnassien, en même temps que, par la possibilité d'xmepoésie dans l'espace qu'il inaugure, il ouvre à une modernité poétique, qui, par-delà le moment propre de la crise symboliste, sera davantage celle de certaines écritures du xxc siècle. |
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