Essais littéraire |
Laforgue a toujours eu la plus vive conscience de son ignorance. A ce titre, il mérite d'avoir une mention parmi les meilleurs représentants de la pensée indéterminée. Il est curieux de constater que cette place, il la doit, lui, lecteur dans une famille princière, au sentiment très aigu qu'il avait de son incapacité de penser et de se penser. Jamais personne, depuis saint Augustin et François Villon, n'a reconnu avec plus d'humilité la perpétuelle confusion d'esprit dans laquelle il était contraint de vivre. Pourtant cet aveu d'ignorance, il n'est généralement pas facile de le faire. Les plus grands savants le savent, qui, après de vastes efforts, sont le plus souvent obligés de reconnaître le caractère déplorablement négatif de leur conscience de soi. Il en va de même avec Jules Laforgue, qui était lecteur auprès de grands personnages et censé par conséquent avoir une large expérience de l'humanité à son plus haut niveau. Cependant cette expérience est toujours restée, semble-t-il, chez Laforgue, aussi douteuse que pessimiste. Tout se passe donc, pour lui, comme s'il émergeait perpétuellement d'une nuit noire qui, dans ses remous, lui interdirait toujours de rien apprendre. On le voit, comme il dit, « grelottant d'effarement et de peur », ne sachant rien, au beau milieu d'un monde qui l'ignore et qui s'ignore : Où suis-je ?... J'ignore tout... Je ne sais pas J'étais dans la nuit, puis je nais... Pourquoi ? D'où l'univers ? Où va-t-il ?... On ne sait rien... N'ajoutons rien à ces aveux. Il est inutile de commenter ces gémissements et vaines tentatives de compréhension qui seraient aussi bien le fait d'un rustaud que d'un homme de cour. Dans toute cette naïveté se distinguent aussi bien quelques traces de fausse modestie que d'ironie désespérée. Mais il y a là aussi une simplicité vraie, ou à peine dissimulée. On pense à François Villon, avec toutes ses gaucheries et ses roueries. L'être qui parle ici ne cesse de constater en lui-même la même ignorance, le même effacement, la même incapacité de tenir sa place dans un monde où il se rend bien compte qu'il joue un rôle incongru. L'indétermination qui le caractérise a donc cette particularité qu'elle consiste dans l'aveu que fait celui qui en souffre, de son manque d'adaptation à tout, à l'univers externe, à l'état de son âme, à la société de ses semblables, peut-être même aussi à l'incompréhension du Créateur. Cela revient à dire que l'indétermination et l'inadaptation sont pour lui une sorte de confusion ou de maladresse innée qui empêche l'être qui en est affligé de se trouver à l'aise dans la peau et dans l'âme de celui qu'il est. C'est un peu le cas du bandit qu'était Villon. C'était peut-être aussi le cas de saint Augustin. C'est certainement le cas du Pierrot de la fable, un Pierrot qui, en dépit de lui-même, ne peut jamais tout à fait se sentir adapté. Tout cela se voit dans le comportement de Laforgue, comme dans la gêne qu'il éprouve à se sentir vivre et jusque dans l'amusement qu'il en tire. On pourrait aussi le comparer à Hamlet, mais à un Hamlet inoffensif. LAFORGUE : TEXTES Ouvres complètes, Mercure de France, 2 vol. Tome 1 P. 47 Eclair de gouffre (Le sanglot de la terrE) J'étais sur une tour au milieu des étoiles. Soudain, coup de vertige I Un éclair où, sans voiles, Je sondais, grelottant d'effarement, de peur, L'énigme du Cosmos, dans toute sa stupeur 1 Tout est-il seul ? Où suis-je ? Où va ce bloc qui roule Et m'emporte ? - Et je puis mourir ! mourir ! partir, Sans rien savoir... Car j'ignore tout, moi ! mon heure est là peut-être ? Je ne sais pas ! J'étais dans la nuit, puis je nais, Pourquoi ? D'où l'Univers ? Où va-t-il ?... ... On ne sait rien... Tout se tait... Ah ! redevenir rien irrévocablement ! P. 49 Intarissablement (Le sanglot de la terrE) Dire qu'o« ne sait rien I Et que tout hurle en chour Le temps qui ne connaît ni son but, ni sa source... P. 59 Préludes autobiographiques (Les complainteS) Vermis sum, puh'is es l Où sont mes nerfs d'hier ? Mes muscles de demain ? Et le terrain si fier De mon âme, où donc était-il, il y a mille Siècles ! Et comme, incessamment, il file, file... Anonyme I Et pour Quoi? P. 81 Complainte de l'orgue de barbarie (Les ComplainteS) Et les vents s'engueulent. Tout le long des nuits ! Qu'est-ce que moi j'y puis, Qu'est-ce donc qu'ils veulent ? Poésies, Ed. Sergio Cigada, tome 1 : P. 84-85 Complainte d'un autre dimanche (Les ComplainteS) Ah ! qu'est-ce que je fais, ici, dans cette chambre I Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses ! Seras-tu toujours un qui garde la chambre ? P. 102 (Les ComplainteS) Ci-git n'importe qui. P. 106 (Les ComplainteS) - Voyons, qu'est-ce que je veux ? Rien. Je suis-t-il malheureux ? P. 164 Complainte du temps et de sa commère l'espace (Les ComplainteS) où sommes-nous ? pourquoi ? Pour que Dieu s'accomplisse ? Mais l'Eternité n'y a pas suffi ! P. 185 Complainte du Sage de Paris (Les ComplainteS) « suis-JE moi ? Tout est si compliqué ! » ... Peu t'importe de connaître Ce que tu fus, dans l'a jamais, avant de naître ... Va, que ta seule étude Soit de vivre sans but, fou de mansuétude. P. 187 Ibid. Complainte des complaintes Ah I Ces complaintes incurables Pourquoi ? Pourquoi ? P. 252 Infini, d'où sors-tu ?... Tome 2 P. 8 (Des Fleurs de bonne volonté) Tu me demandes pourquoi Toi ? et non un autre... JE NE SAIS... P. 41 Dimanches (Des fleurs de bonne volonté) On me trouve bien subtil : Oui ou non, est-il D'autres buts que les mois, les journées et les heures ? P. 47 (Des fleurs de bonne volonté) Car la vie est partout la même. On ne sait rien. P. 74 (Des fleurs de bonne volonté) Quoi ? Vais-je prendre un air géant Et faire appeler le Néant ? P. 50 Ibid. Que vais-je devenir ? (cf. p. 216 : Que va-t-elle devenir ?) P. 102 Ibid. (en se demandant, comme Panurge, « faut-il se marier ? ») Mais peut-il être question D'aller tirer des exemplaires De son individu si on N'en a pas une idée plus claire ?... P. 215 Derniers vers « Comprenez-vous ? Pourquoi ne comprenez-vous pas ? » P. 225 Derniers vers Oh, qui est-elle ? A qui est-elle ? moralités légendaires (Folio GallimarD) P. 47 (HamleT) Ah ! Que je m'ennuie donc supérieurement ! Eh bien, qu'est-ce que j'attends ici ? - La mort ! P. 51 Que puis-je à tout cela, maintenant ? P. 150 Mais qu'est-ce que ce mot : Je faime? D'où vient-il et que sonne-t-il avec ses deux syllabes quelconques et si neutres? |
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