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LE PRÉROMANTISME






On appelle Romantisme, dans notre littérature, la-période qui s'étend approximativement de 1820 à 1850, dans la mesure où la littérature offre des caractères nouveaux et s'oppose, par quelques traits au moins, à la tradition classique léguée au XVIIIe siècle et au début du xixe par les grands écrivains du siècle de Louis XIV. Mais, de même que certains traits du romantisme continueront à rester fort visibles chez beaucoup d'écrivains de la seconde moitié du XIXe siècle, tandis que de nouveaux traits apparaîtront chez d'autres, de même, bien des caractères romantiques apparaissent dans notre littérature avant 1820 ; ils sont toutefois trop peu marqués encore, trop peu répandus, et trop mêlés à la tradition classique pour qu'on y voie Péclosion d'une mode littéraire nouvelle.C'est cette période de transition, qui couvre la seconde moitié du XVIII siècle, l'Empire et le début de la Restauration, que l'on appelle Prêromantisme.



Le Préromantisme est donc un ensemble de tendances encore confuses, d'ordre surtout sentimental, qui commencent à s'exprimer dans des ouvres littéraires ; celles-ci, tantôt en retard sur l'évolution de la sensibilité, tantôt la précédant et l'influençant, n'en offrent qu'une image imparfaite et cherchent, en général gauchement, à exprimer des sentiments nouveaux dans des formes traditionnelles. Le Romantisme ne sera lui-même que lorsque des artistes mieux doués ou plus audacieux inventeront une expression nouvelle poux un état nouveau du cour et de l'âme. Mais cet état nouveau de la sensibilité est le fruit d'une lente maturation qui a peu à peu dégagé de l'âme classique l'âme romantique, et il serait impossible de comprendre celle-ci dans sa maturité sans avoir assisté au développement de son enfance et de son adolescence, dans la période dite préromantique.



Les maîtres qui ont d'abord formé l'âme romantique furent parfois de grands écrivains, et c'est sans doute parce qu'ils étaient de grands artistes qu'ils ont su modeler la sensibilité de leurs contemporains, mais ils leur ont moins appris à écrire qu'à sentir, ils leur ont moins révélé les secrets d'un art nouveau que ceux d'une âme originale ; le type de ces préromantiques est J.-J. Rousseau. Ceux qui, beaucoup plus tard, à l'autre extrémité de la période préromantique, furent les maîtres du Romantisme, ajoutèrent à l'expression d'une âme nouvelle la nouveauté même de l'expression ou la théorie d'un art nouveau. Chateaubriand et Mme de Staël sont ces maîtres immédiats du Romantisme. Quand la sensibilité diffuse eut trouvé chez ces deux écrivains des modèles d'expression et des conseils propres à féconder l'imagination artistique, le Romantisme était créé. Le Préromantisme est donc une évolution de la sensibilité suivie d'une évolution du goût littéraire ; on a d'abord cherché, dans un style ancien, dans une forme classique, à exprimer une âme nouvelle, et il a fallu tout le génie et toute l'indépendance de Rousseau pour réussir cette paradoxale combinaison ; on a ensuite cherché à renouveler la forme de l'imagination et la nature de l'expression, ce qu'ont fait, chacun de leur côté, Chateaubriand et Mme de Staël. Mais l'instrument créé dut attendre des ouvriers assez doués pour l'utiliser, assez pénétrés des vues nouvelles, pourvus surtout d'une imagination assez puissante, d'une sensibilité assez aiguë pour lui faire rendre tout ce dont il était capable.



Quelles sont les causes qui ont provoqué l'évolution de la sensibilité dans la seconde moitié du XVIII siècle ? Il est bien difficile de le dire ; elles résident dans l'évolution générale de la civilisation, dépendent de mille données d'ordre économique et politique ; cette évolution est, sans doute, une conséquence normale du vieillissement d'une civilisation qui passe de la dureté à la sensibilité, qui, ayant conquis de haute lutte les droits de la raison, laisse ceux du cour libres de s'exprimer, et, ayant subi toutes les disciplines qui l'ont fait sortir du chaos, accepte avec ravissement le désordre des passions, aperçoit la dureté de l'ordre social après n'avoir vu longtemps que le danger de l'individualisme, ne veut plus croire à un dogme qui fait du mal l'essentiel de l'homme, et, dans le domaine littéraire, se complaît au luxe gratuit de l'expression après n'en avoir fait que l'austère esclave de la pensée.



L'immense succès de La Nouvelle Héloïse (1761) vient justement de ce que Rousseau a su le premier répondre à ces vagues aspirations, non les inventer, mais les découvrir à ses lecteurs, les justifier à leurs yeux, les rendre admissibles aux âmes les plus scrupuleuses, les parer du charme de son style, sans en offrir une peinture exagérée ou trop précise où on ne les eût pas reconnues. Il a fait passer sur le plan littéraire ce qui restait dans le secret des cours, ce qu'on ne confiait qu'à des journaux intimes, à des lettres privées, à des conversations peut-être, aujourd'hui- envoiées. Son ouvre, son roman surtout, résume presque entièrement le Préromantisme français dans ses aspects essentiels et ' l'a disséminé dans des terrains préparés à en recevoir le germe, autour de lui d'abord, puis dans les deux générations qui l'ont suivie ; on ne peut guère séparer l'étude du Préromantisme français de celle de La Nouvelle Hêloïse. Les autres écrivains, avant la Révolution, n'ont fait que développer tel ou tel de ses thèmes, les affubler d'un vêtement poétique qui n'était pas fait pour eux, les délayer dans une prose plus plate. Diderot, sans doute, qui a tout aperçu dans les éclairs d'un génie universel, a, avec plus d'audace que Rousseau, prophétisé l'âge nouveau de la littérature, mais les parties de son ouvre où s'exprime sa vision, comme celles où se révèle ce que son tempérament avait déjà de romantique, furent longtemps ignorées du grand public ; son cour sensible et passionné, son âme tumultueuse et ardente se cachaient derrière l'audace d'un rationalisme et d'un matérialisme dont se détachaient justement ceux qui sentaient éclore en eux les fleurs d'une sensibilité nouvelle, ou s'épanouir celles qu'avaient longtemps maintenues closes les rigueurs du climat classique. La sensibilité préromantique s'exprime ainsi dans les oeuvres de quelques écrivains, mais surtout, au début, dans des écrits que leurs auteurs ne destinaient pas à la publication et qu'ont patiemment recherchés et étudiés les historiens de la littérature. C'est dans ces confidences, ces mémoires, ces lettres, autant ou plus que dans des romans et des poèmes, que nous pouvons saisir les multiples reflets d'une sensibilité, qui, peu à peu répandue, fut celle d'un public assez vaste pour absorber l'ouvre énorme de l'école romantique après l'avoir suscitée.



D'une manière générale, on assiste, entre 1750 et la Révolution, aux revendications de la sensibilité, qui précèdent celles du Tiers Etat ; le cour réclame d'abord la liberté dans une société dont on n'envisage pas la transformation, avant que l'esprit politique la demande à son tour aux Etats généraux de 89. Le cour prend conscience de son pouvoir et de ses droits et semble s'épanouir dans l'outrance même de son exaltation. Il se nourrit évidemment de tout ce qui peut lui plaire et s'enivre souvent du vin nouveau dont il s'abreuve.

L'amour retrouve au fond du cour, au fond même de l'âme, les racines primitives qu'il avait oubliées. On l'avait décrit, il se chante ; on l'avait analysé, il s'exprime ; on avait fait de l'esprit sur le sentiment qu'on déguisait sous les parures raffinées ou aguichantes qu'admettaient seuls les salons, on le livre tout nu, tout vivant encore, parlant sans contrainte sa langue maternelle, avec ses bégaiements, ses cris, ses pleurs, ses gémissements. Le moraliste même fait de sa puissance le rempart de la vertu et la preuve d'une âme noble et pure. On s'intéresse moins à l'amour tel qu'il existe dans les salons où le beau monde semble pourtant en faire la grande occupation de la vie, mais on croit en trouver l'image plus fortement tracée parce que plus naturelle, chez les âmes simples que le monde n'a pas desséchées. On découvre qu'i!- peut persister dans le mariage, que le climat de la famille ne lui est pas mortel et que les fleurs éclatantes de la passion donnent des fruits de tendresse qui ne sont pas moins savoureux qu'elles n'étaient éclatantes. Cet amour prend de plus en plus volontiers pour cadre la campagne ou même parfois la grande nature sauvage. Bernardin de Saint-Pierre en transporte la peinture dans une île de l'autre hémisphère et Chateaubriand dans les savanes de l'Amérique. Enfin, on réclame pour Pamour sa place dans une société qui voulait lui imposer mille contraintes, et si elle s'oppose à son libre jeu, c'est elle qui a tort ; c'est elle qui doit céder.



Derrière le monde étroit où se meuvent le corps, l'esprit et le cour, où jouent les ambitions, les passions et les idées, on devine un autre monde dont on ignore tout, mais dont on sent qu'il existe, monde vague, qui n'est ni le paradis précis que promet la religion, ni le passé concret que présente l'histoire, ni le monde meilleur que construit la politique, ni le pays lointain qu'évoque le voyageur. On semble perdre contact avec ce monde-ci dans des moments d'exaltation sans but et sans cause, sans arriver dans ce monde-là où nul peut-être n'est jamais arrivé ; et après ces trop brefs moments d'extase, où l'être s'élance dans le vide, il retombe étonné dans le monde borné qui l'entoure, où rien ne l'intéresse, où rien n'est à la mesure de ses désirs et, cherchant l'isolement sinon la solitude, il s'enfonce dans une mélancolie plus souvent douce que forcenée, où rien ne vient interrompre le jeu de ses rêves ; le cour se plaît à cet état incertain où, agité de vagues passions, douces chez Rousseau, ardentes chez Chateaubriand, l'homme attend tout du sort et rien de sa volonté ; il jouit alors de cette liberté totale dont l'ii lage lui suffit, tout en souffrant narfois de tant de forces qu'il sent en lui inutilisées. La mélancolie devient le mal du siècle ; il n'y a plus que desaccord entre l'être intime et les possibilités que lui offre la société ; l'âme supérieure est isolée ; le^génie est incompris ; les rêves de l'adolescence semblent avoir définitivement ôté le goût à tous les fruits de la terre ; à force de rêver l'infini, on ne peut se mesurer à rien et l'âme une fois sortie des chemins tracés crojt errer à l'aventure dans le désespoir et la nuit.



Mais c'est dans la nature que la douceur de la mélancolie comme l'inquiétude de l'amour trouvent leur asile et leur climat. On redécouvre la nature avec les yeux ; on la découvre surtout avec le courï on la dépeint avec application et souvent avec maladresse, mais on dégage peu à peu, de la tradition livresque à travers laquelle on la voyait, l'impression directe qu'elle fait naître. Au lieu des formules toutes faites qui revenaient obstinément sous la plume des moins instruits, les plus cultivés maintenant s'efforcent de trouvéfdes mots jieufs que leur suggère une observation plus attentive des formes et des couleurs ou du détail et de la nuance de leur émotion! Le don visuel de Bernardin de Saint-Pierre l'oblige à créer un vocabulaire nouveau pour rendre ce que nul ne semblait avoir vu avant lui ; mais c'est le cour d'un Rousseau et l'âme d'un Chateaubriand qui leur font pressentir, derrière les apparences de formes et de couleurs, la présence d'un Etre suprême, une grande Ame inconnue qui anime toute la nature et constitue la vertu secrète de sa beauté. Aussi préfère-t-on les aspects de la nature où la marque humaine est la moins visible, où rien ne vient limiter l'élan de l'âme par la rigidité des dessins qu'y imprime le travail ou le plaisir des malheureux ou des heureux du mondeÇLes solitudes, les forêts, la montagne, plus tard la mer, voilà les spectacles favoris des âmes préromantiques. Il faut ajouter les ruines, l'humble ruine d'un château abattu ou d'une chapelle abandonnée, comme les ruines grandioses d'un monument antique, qui parlent à l'esprit de la vanité de toute chose, justifient sa mélancolie-, et légitiment son aspiration vers ce monde inconnu S où rien ne doit périr plus que l'âme qui l'imagine.



L'élan du cour vers un idéal inaccessible et la contemplation de la nature ont amené avec eux un renouveau du sentiment religieux77 Sans doute le Préromantisme est aussi loin que les disciples de Voltaire de la pratique du culte, de la connaissance du dogme, de l'obéissance au clergé ; mais il ne doute pas qu'il n'existe un Dieu indulgent, créateur et ordonnateur du monde, que l'on ne saurait tenir pour responsable des laideurs humaines ; un Dieu dont le cour a le sentiment vague, même si l'esprit n'en a pas la claire notion, objet suprême de la rêverie, rarement nié dans l'extrême du désespoir, qui ne demande à l'homme que cet élan vers lui et lui sait plus de gré de la sincérité de son ignorance que des grimaces de sa dévotion. Le Préromantisme est imprégné d'une religiosité vague, faite d'effusion et d'adoration, qui rejette Dieu dans l'infini inconnaissable, et cependant en fait souvent un confident, presque un complice.



Ceux des préromantiques qui ont tenté de faire ouvre littéraire avec ces sentiments nouveaux ont dû chercher ailleurs qu'en France des modèles ; ils les ont trouvés en Angleterre et en Allemagne, où une littérature plus libre et plus proche de la sensibilité réelle avait pu se développer en secouant facilement le joug plus léger d'un classicisme d'importation. Les Nuits de Young (1742-45), l'Elégie écrite dans un cimetière de campagne de Gray (1751), les Poèmes d'Ossian (1760-63), en Angleterre ; les Idylles de Gessner (1754-72), certaines ballades de Bùrger (1774), le Werther de Gothe (1774), les drames de Schiller (1781-1804), pour la littérature de langue allemande, voilà l'essentiel de ce que les préromantiques ont gardé de leurs incursions dans les littératures étrangères. C'est peu de chose en apparence, mais ces découvertes ont donné aux romantiques le goût de plus amples voyages dans des contrées plus lointaines. Les Anciens sont toujours étudiés dans les classes, surtout les Latins ; mais ils perdent, sinon leur prestige, du moins leur autorité absolue sur les Lettres.



Evolution de l'âme et de la sensibilité, le Préromantisme est également, mais sur une moindre échelle, un effort d'innovation dans les formes littéraires. Le goût si vif du Français pour le théâtre lui fait chercher d'abord sur ce terrain un renouvellement que tous les bons esprits sentaient nécessaire. En cent ans la tragédie classique s'était usée ; comment la renouveler ? Certains étrangers pouvaient nous montrer la voie. Voltaire avait découvert Shakespeare ; Ducis l'imite avec prudence et même timidité de 1769 à la Révolution. Diderot, Sedaine et Mercier tentent une tragédie bourgeoise plus proche des réalités moyennes de la vie, et Benjamin Constant, en 1809, recommande et propose une tragédie plus vivante, animée par la réalité historique, à l'imitation de Schiller. Le mélodrame, libéré des règles, s'adapte à un public nouveau, qui ignore la tradition, et l'intéresse par les détours d'une intrigue passionnante et les événements nombreux qu'elle entasse et qu'elle place directement sous ses yeux.Le roman se rapproche également de la réalité ; une craint pas, à l'imitation de La Nouvelle Héloïse, de surcharger le récit de réflexions et de considérations de tout ordre, et de lui donner comme cadre la vie des bourgeois, comme matière leurs préoccupations ; il tourne souvent à la confession, et le romancier se pique moins d'imagination que de justesse dans l'analyse et la peinture de son moi intime^La poésie cherche de nouvelles sources d'inspiration dans l'histoire nationale, dans les légendes du passé, dans la Bible, dans Ossian. Mme de Staël coordonne, dans De la littérature (1800) et De l'Allemagne (1810), ses efforts pour construire une littérature nouvelle, et les justifie par des raisons historiques et sociales. C'est dans son ouvre que les romantiques iront chercher des arguments en faveur de leurs innovations. Mais Mme de Staël est bien une préromantique, parce qu'elle ne veut guère qu'élargir le goût classique et qu'elle ne songe nullement à le ruiner. C'est Chateaubriand qui sera leur maître le plus direct, parce que, lui, par l'enchantement de son art, saura renouveler l'imagination littéraire, et, comme son prédécesseur Bernardin de Saint-Pierre, enrichira la palette du peintre moderne de toutes les couleurs de l'exotisme. Encore les contemporains, séduits par sa prose, n'ont-ils nullement eu l'impression qu'elle bouleversait la tradition classique.

Ainsi le Préromantisme est le type d'une période de transition, dans laquelle se forme peu à peu, dans le goût et les tendances morales et sentimentales du public, un idéal nouveau que quelques écrivains essaient de rendre dans leurs ouvres en se dégageant peu à peu de la tradition antérieure, mais sans avoir l'audace, ni, en général, le talent suffisants pour adapter l'art au renouvellement de l'âme.

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