Essais littéraire |
L'extraordinaire importance du roman, par rapport aux autres genres, est un des traits les plus caractéristiques du xixe siècle littéraire. Cette importance accrue, il la doit non seulement à l'évolution générale des mours (accroissement du public et du nombre des écrivains, développement du goût pour la lecturE), mais encore au Romantisme(Xe Romantisme, en effet, en faisant de l'individu et de ses états d'âme personnels un objet de littérature, a permis la création du roman personnel ; en prônant le goût du vrai, il a fait naître le roman_realiste»_et, par son goût de la couleur locale historique, qui n'est qu'un aspect particulier du goût du vrai, il a développé et transformé le roman historique ; enfin, sa conception des rapports de la passion et de la vie s'appliquait merveilleusement au roman .d'amour, comme son goût du mouvement, réaction contre la « froideur » classique, devait renouveler le roman d'aventures, en l'intégrant au roman historique. Nous avons vu qu'il fallut au théâtre une vingtaine d'années (1810-1830) pour se dégager de l'ornière classique ou pseudo-classique et réaliser un idéal nouveau ; cette lenteur à naître vient de l'emprise rigoureuse des lois précises d'un genre bien définii. Le roman, au contraire, n'avait pas de règles. Genre relativement nouveau, inconnu à l'antiquité, non reconnu par les classiques, il s'était développé, au cours des siècles, dans une liberté absolue, sans modèle révéré ; écrivait des romans qui voulait, comme il voulait, sur le sujet qu'il voulait. C'est pourquoi les tendances romantiques ont pu se faire jour dans ce genre dès le début du XIXe siècle, alors que le théâtre et la poésie leur restaient encore fermés pour longtemps. I. - Le roman psychologique Le roman romantique prit d'abord la forme du roman personnel. Non que l'auteur s'exprime souvent à la première personne, mais, occupé de son être intime, tourmenté de son âme ou de son cour, il s'analyse, se dépeint soit directement, soit le plus souvent sous le masque d'un personnage inventé. C'est ainsi que le roman personnel n'est qu'une forme particulière du roman psychologique ; il se caractérise par le fait que tout l'intérêt est concentré sur un héros essentiel, au lieu d'être réparti sur plusieurs person-nages. On conçoit que le Romantisme, qui donne tant de place à la personne de l'artiste, ait renouvelé le roman d'analyse en concentrant l'observation de l'auteur sur lui-même au lieu de la porter sur autrui. Le premier chef-d'ouvre du genre est le Rene de Chateaubriand (1802), portrait d'un héros qui ressemble étrangement à l'auteur, peinture, plutôt qu'histoire, d'une âme inquiète et mélancolique, mais dont la mélancolie est ardente et passionnée, image presque définitive du héros romantique, isolé dans la société, tourmenté par des passions sans objet, vivant dans un monde de rêves auprès desquels la réalité ne peut paraître que fade ou odieuse mais cette image, qui n'était, somme toute, que celle d'une bien petite partie de la société, ne dut son immense popularité qu'à un style admirable de musicalité, d'ampleur et de puissance évocatrice, à cette prose toute romantique, qui enchantait l'oreille avant de saisir l'esprit. Les deux romans de Mme de Staël, Delphine (1802) et Corinne (1807), personnels par la situation de l'héroïne, femme supérieure et indépendante qui se heurte aux préjugés sociaux et doit payer la gloire ou l'indépendance de la perte du bonheur, posent en même temps un thème bien romantique : l'être de génie est en butte à l'hostilité ou à l'incompréhension de la société. Mais ces romans, surtout Corinne, dépassent le genre étroit du roman personnel par l'abondance des digressions. Sénancour donna de l'âme romantique, dans son Obermann (1804), une image beaucoup plus poussée que celle qu'offrait René. L'ouvrage n'est guère un roman ; ce sont des méditations infinies, des descriptions, le voyage intérieur d'une âme à qui ne s'offrent que les paysages désolés d'une mélancolie incurable, et que ne cesse d'épier, dans toutes ses nuances et ses mouvements, une intelligence aiguë incapable de se tourner vers l'action. Cet ouvrage, remarquable par la valeur du document psychologique qu'il nous offre, eut peu de succès quand il parut, et ne sortit de l'ombre qu'une trentaine d'années après. Même effort d'analyse, mais plus précis, dans l'Adolphe de Benjamin Constant, paru en 1816, mais écrit en 1807. L'esprit d'analyse et la froide maîtrise de l'art qui s'y révèlent sont des dons bien classiques ; mais l'âme qui y est décrite est bien une âme romantique. Cette fois, ce n'est plus, comme dans René ou Obermann, l'âme romantique dans la solitude, mais en proie à un drame sentimental précis, où se révèlent sa faiblesse et son égoïsme que la lucidité de l'esprit n'arrive pas à corriger, et qui conduit le héros à manquer sa vie, sa vie sentimentale comme sa vie sociale. Adolphe est un des chefs-d'ouvre du roman d'analyse par sa brièveté, sa précision, son impitoyable véracité, comme par l'intérêt du modèle ; l'apport du Romantisme n'est pas ici dans l'art, ni la conception, très classiques, mais dans la nature de l'objet étudié ; on voyait aussi clair, certes, au XVIIIe siècle, mais où eût-on trouvé des âmes et des cours aussi complexes et, par suite, aussi intéressants à peindre ? Le chef-d'ouvre de ce genre de roman d'analyse est peut-être Volupté de Sainte-Beuve (1834). Même si l'on ignore que l'affabulation est empruntée à l'aventure sentimentale qui unit, autour de 1830, Sainte-Beuve et Mme Hugo, on peut deviner le caractère personnel de l'ouvre à la minutie pénétrante avec laquelle sont observés et décrits les états d'âme du héros, sur lequel toute la lumière est concentrée. Rarement l'analyse du cour humain a été poussée plus loin et par un psychologue plus clairvoyant et plus habile à se comprendre. Mais, là encore, l'intérêt vient moins de l'art de l'auteur, qui ne se soucie guère de plaire comme artiste, que de la complexité de son âme profondément humaine, qui va de l'idéal à la médiocrité, sans trouver une assiette que pourraient seuls lui donner la volonté et le caractère qui lui manquent. Mieux que ses prédécesseurs dans ce genre, d'ailleurs, Sainte-Beuve élargit sa peinture de réflexions générales ou, plus encore, sait donner à son cas particulier une portée générale. De telles ouvres sont le régal des délicats, et, encore une fois, c'est bien au Romantisme qu'elles doivent leur valeur, puisque c'est ce bouleversement des âmes qui leur a donné la variété qui fait leur intérêt. La Confession d'un enfant du siècle de Musset (1836) est la transposition très romancée de son aventure avec George Sand. Cette fois, l'expression est toute romantique : ardente, éloquente, passionnée, elle emporte l'analyse dans un mouvement pressé et même lialetantjque n'offrait aucun des ouvrages que nous venons de voir c'est d'ailleurs ce style qui a vieilli, et c'est peut-être par sa faute que la Confession n'a pas aujourd'hui la place qu'elle mérite. Cette place pourtant devrait être bien haute ; elle lui est méritée par cette intelligence psychologique qu'ont, souvent au suprême degré, les caractères les plus faibles, par cette chaleur dans la peinture de l'amour, trop brûlante pour s'arrêter à l'analyse, par cette impression de vécu que ne peut masquer l'emphase du style 1830, par les cris d'un cour torturé ou les gémissements d'une âme troublée jusqu'en ses fondements par l'aventure qui la traverse. La Confession est un des plus prenants et des plus justes tableaux de l'éternelle angoisse d'un cour passionné et déçu. II. - Le roman historique Le développement du roman historique, si contraire en apparence au roman psychologique et analytique, procède en fait d'une même intention, mais il s'y ajoute le goût du concret et de la vérité extérieure qui est un des traits essentiels du Romantisme. Deux influences précises contribuèrent à développer le genre : celle de l'épopée en prose de Chateaubriand, Les Martyrs (1809), et celle des romans de Walter Scott, dont la vogue fut immense à partir de 1820. Comme il l'avait été dans le lyrisme et le drame, Vigny fut l'initiateur du roman historique avec son Cinq-Mars (1826). L'échec du complot de Cinq-Mars contre Richelieu n'est pas seulement pour lui prétexte à ressusciter l'époque de Louis XIII ; il veut marquer par cet épisode le premier degré de la chute de la noblesse française. Quant à l'histoire, elle est singulièrement faussée ; contrairement à W. Scott, qui laissait dans l'ombre les grands personnages historiques, à propos desquels il était difficile d'inventer, et dont la vraie personnalité fût difficilement entrée dans l'affabulation, Vigny prétend leur donner dans le roman la place qu'ils eurent dans l'histoire. Mais c'est au prix de quelles déformations ! Richelieu, hideux reptile, cruel ambitieux ; Louis XIII, loque informe et dégénéré ridicule ! les défauts du Romantisme se voient ici â plein : outrance et simplification des caractères, exagération des contrastes, goût du mystère et du satanisme, goût du décor et de la scène à effet. La Chronique du règne de Charles IX (1829) de Mérimée (1803-1870) n'a aucun de ces défauts ; ce bref roman, dont la Saint-Barthélémy fait le centre, est parfaitement respectueux de l'histoire ; les couleurs en sont justes, la vraisemblance sauvegardée, sans que l'intérêt romanesque en pâtisse, et le style un peu froid n'offre aucune des exagérations du Romantisme régnant. C'est un modèle du genre. Victor Hugo écrivit deux romans historiques, séparés par quarante ans d'intervalle : Notre-Dame de Paris (1831) et Quatre-vingt-treize (1873). Mais, dans le second de ces romans, Hugo est resté le romantique qu'il était à 29 ans ; l'évocation de la Révolution offre les mêmes caractères essentiels que celle du Paris du XVe siècle. Hugo s'appuie sur une documentation considérable où il puise moins des aperçus généraux ou des idées directrices que quantité de faits précis propres à suggérer la réalité du passé. Sa vérité historique est surtout extérieure ; l'auteur est peu curieux de l'âme de ses héros en tant qu'ils reflètent celle d'une époque ; il ignore et veut ignorer les dessous de la politique et les grandes raisons des choses. Mais il excelle à reconstituer une atmosphère, à faire mouvoir des foules, à symboliser quelques aspects d'une époque dans quelques figures frappantes, beaucoup plus riches de sens qu'on ne l'a cru, et dans de grandes scènes également significatives. Hugo compose ses romans en poète, au sens le plus élevé du mot ; il peint directement et admirablement le concret ; mais la réalité abstraite ne lui est pas plus inconnue ; seulement il ne peut la peindre qu'indirectement, par de grandes images où il faut savoir la découvrir, et où elle s'offre avec une richesse et une profondeur imprévues. Hugo a également le grand art de construire une intrigue solidement nouée, d'en mettre en pleine lumière les moments essentiels, d'en rapporter les autres avec un raccourci extrême. Il possède l'art du conteur et l'art du descripteur. Ce sont de bien grandes qualités, que le roman historique met en pleine valeur. Les qualités romantiques qu'il possédait au premier chef s'appliquent tout particulièrement au roman historique ; le don d'observer, d'imaginer et de rendre la réalité, et le don de transposer les idées et les sentiments en scènes et en images symboliques. Mais c'est Alexandre Dumas qui a popularisé le roman historique, aidé par son ami Maquet, qui lui fournissait la documentation ; de 1844 à 1852, il publia ses fameux romans qui, de l'époque Louis XIII, conduisent le lecteur jusqu'à la Restauration, à travers les principaux événements de l'histoire de France. Cette ouvre immense, toujours republiée, toujours relue, est la base la plus courante des connaissances historiques de la majorité des Français. Base bien peu sûre, hélas ! mais Dumas rend si vivant le passé qu'on oublie volontiers l'inexactitude de sa peinture, et son art de conter est si grand, si naturel, si primitif, pourrait-on dire, qu'on lui pardonne l'invraisemblance de ses aventures et la faiblesse de sa psychologie. Sévèrement jugé par les doctes, il a pour lui l'adhésion toujours renouvelée d'un immense public" qui, dans son ignorance, ne se trompe pourtant pas sur ceux qui savent raconter sinon l'histoire, du moins des histoires. III. - Le roman social Deux noms dominent le roman social romantique : Eugène Sue et Hugo. Mais ils ne doivent pas faire oublier le Lamartine du Tailleur de pierre de Saint-Point et de Geneviève (1851), deux romans peignant des humbles, deux ouvres baignées d'idéal et de douce tendresse, qui penchent affectueusement la haute littérature vers le peuple, mais ne cherchent pas à lui faire revendiquer ses droits. N'omettons pas non plus l'ouvre de la seconde période de George Sand (1840-1848), celle de Consuelo, Le Meunier d'Angibault, Le Péché de Monsieur Antoine, où, sous l'influence de penseurs socialistes ou socialisants . (Lamennais, Pierre LerouX), elle met sa plume féconde au service des problèmes sociaux, prêchant, à travers les aventures sentimentales et les amours toujours romantiques, une philosophie sociale qui ne l'est pas moins. Eugène Sue est le créateur du roman-feuilleton ; après avoir débuté à 27 ans, en 1837, par un roman d'aventures maritimes qui n'est pas sans valeur, Atar-Gull, il publia, en 1841, Mathilde, roman réaliste, et enfin connut la gloire, en 1842, avec ses fameux Mystères de Paris, chef-d'ouvre du genre. Son Juif errant (1844-45), peut-être moins célèbre aujourd'hui, n'eut pas moins de succès alors. Sans doute, ces ouvres sont avant tout des romans d'aventures, palpitants et surchargés d'événements habilement enchaînés ; mais l'auteur a voulu faire plus ; il a voulu peindre la société de son temps et poser le problème social. Il oppose les riches aux pauvres, met en lumière le rôle des jésuites dans la société, étudie le bagne, et dépeint la pègre non seulement à cause de son pittoresque, mais aussi pour éclairer l'opinion (il était lu par la bourgeoisie aisée, abonnée au Constitutionnel, dans lequel le roman paraissait en feuilletoN) sur les tares et les misères d'une partie de la société. Hugo lui doit incontestablement beaucoup dans ses Misérables (1862). Cet ouvrage est, peut-on dire, l'ouvre de la vie de Hugo ; depuis 1830, il songeait à écrire un roman sur les parias de la société, et à mettre en lumière leurs misères ; il ne cessa d'accumuler des notes précises pour donner au roman la véracité de la chose vue, l'autorité d'un document. Il en résulta une ouvre puissante et complexe, où des études presque techniques d'un point d'histoire (WaterloO), d'urbanisme (Les Egouts de Paris, Le Couvent du Petit-PicpuS) ou de linguistique (L'ArgoT), viennent trop souvent couper le fil d'une intrigue, elle-même peu vraisemblable parfois et, à coup sûr, inutilement compliquée, mais dont quelques grandes idées et quelques grands sentiments font l'unité. Cette idée, d'abord, que la société est injuste, que la loi est trop souvent criminelle, parce qu'elles ne sont pas éclairées par ce qui est plus fort que la loi, la pitié. Non seulement la loi punit trop cruellement Jean Valjean, mais, quand il a payé sa dette à la société, elle l'empêche de reprendre sa place d'homme et de citoyen au milieu d'elle. Cosette est une martyre parce que sa mère Fantine a été une victime de la société. Javert lui-même est une victime parce qu'il s'est fait l'aveugle serviteur d'une loi sociale qui, un beau jour, révolte sa conscience et le pousse au suicide. Les Misérables sont un plaidoyer en faveur de ces victimes, dont le sort pourrait être amélioré, si la loi s'éclairait de charité. L'évêque de Digne, Mgr Bienvenu, dont la douce figure illumine le début du roman, est le symbole de l'état d'esprit qui devrait régner dans une société moderne. Le XVIII siècle avait cru que le bonheur des hommes dépendait d'une organisation logique de la société ; le xixe siècle romantique, lui, a vu que ce mouvement d'horlogerie parfaitement monté ne suffisait pas, que l'esprit, à lui seul, ne pouvait répandre le bonheur, qu'il y fallait aussi le cour, la charité, la pitié. Les Misérables sont l'expression la plus frappante de cette idée. Grand livre, qu'éclaire le Romantisme le plus noble, rempli de symboles et de grandes images poétiques, c'est aussi un véritable chef-d'ouvre, tant par l'évocation des choses matérielles que par la représentation morale des personnages, qu'anime la présence constante de la personnalité de l'auteur, avec ses souvenirs ou son cour. IV. - Le roman sentimental La passion romantique devait tout naturellement trouver son expression dans le roman, puisque l'amour en était depuis longtemps l'aliment essentiel ; George Sand (1804-1876), dans la première au moins et la dernière des quatre parties de sa vie d'écrivain (1832-36 et 1858-76), avec toute l'exaltation, d'abord, de la jeunesse, puis avec la sérénité de l'âge mûr, se fait la romancière de l'amour. Romancière née, elle raconte avec aisance, invente sans souffrance, en un flux continu, des actions toujours nouvelles, qu'elle met au service de ses sentiments et de ses idées. La passion qu'elle nous dépeint dans ses premiers romans (Indiana, 1831 ; Lelia, 1833 ; Mauprat, 1836) n'est pas analysée avec subtilité, ni nuancée selon les individus qui l'éprouvent. Elle est représentée pour ainsi dire à l'état pur, et reste à la fois trop générale dans son expression et trop particulière à l'époque romantique dans sa nature pour attacher aujourd'hui le lecteur cultivé. George Sand n'a su créer aucun type humain, ni mettre en lumière aucun aspect bien particulier de la passion, et son style, toujours aisé, n'offre pas à l'esprit ce caractère propre qui lui fait reconnaître avec plaisir la patte d'un auteur. V. - Les débuts du roman réaliste Contrairement à ce que pourrait laisser croire une trop facile opposition de concepts, l'esthétique romantique et l'esthétique réaliste sont loin d'être antagonistes. La création romanesque d'auteurs aussi prestigieux que Balzac et Stendhal montre au contraire comment elles ont coexisté et se sont mutuellement fécondées. Le roman romantique, tel que nous l'avons considéré jusqu'ici, avait sa valeur mais montrait aussi ses limites : Musset avait de la sensibilité mais il lui manquait de la force ; Hugo avait la force et le souffle mais il lui manquait cette maîtrise et cette perspicacité qui allaient être les qualités premières des romanciers modernes. Balzac et Stendhal vont en effet conserver du romantisme la générosité de l'inspiration, l'authenticité de son ton et de ses passions, mais vont y adjoindre un sens de l'observation et un souci de la vérité, globale ou détaillée, qui donnent à leurs ouvres plus de profondeur, plus de rigueur aussi. Honoré de Balzac (1799-1850) a exploité les diverses sources d'inspiration du roman romantique que nous avons déjà relevées : on trouvera dans sa Comédie humaine des récits d'inspiration nettement autobiographique comme Louis Lambert, des romans historiques comme Les Chouans, philosophiques comme La recherche de Vabsolu, et bien sûr psychologiques et sentimentaux comme le célèbre Lys dans la vallée. Mais par-delà cette continuité dans l'inspiration, deux éléments fondent l'originalité de la création balzacienne : la systématisation de son univers romanesque et Fexhaustivité de son réalisme. Systématisation d'abord car Balzac pense ses romans à la fois comme des ensembles autonomes et comme les éléments d'un grand tout, La Comédie humaine, fresque méthodiquement structurée en grandes unités cohérentes et signifiantes : les Etudes analytiques, les Etudes philosophiques et surtout les Etudes de mours. Ces dernières, elles-mêmes décomposées en six sous-ensembles, permettent une approche et une démonstration globale de l'univers que le romancier s'est donné pour objet. On dénombre ainsi : les Scènes de la vie privée (cf. Le Père GorioT), les Scènes de la vie de province (cf. Eugénie GrandeT), les Scènes de la vie parisienne (cf. Le cousin Pons ou Splendeurs et misères des courtisaneS), les Scènes de la vie politique (cf. Une ténébreuse affairE), les Scènes de la vie militaire (cf. Les ChouanS), enfin les Scènes de la vie de campagne (cf. Le médecin de campagne ou Le curé de villagE). Cette structure rigoureuse que Balzac acheva de penser en 1842 lui permet ^embrasser la totalité des « types » humains et des « classes » sociales qui s'offrent à son analyse/Car le réalisme de l'écrivain,. s'il se manifeste souvent par un souci du détail (« Les détails seuls, écrivait-il, constituent désormais le mérite des ouvrages improprement appelés romans »), est surtout ici un réalisme de la masse et de l'exhaustivité.CConvaincu que l'évocation de l'être humain, de l'individu, est insignifiante sans la description du milieu où il évolue, Balzac a dressé un encyclopédique répertoire de la « faune », avide et passionnée, du premier tiers du siècle : la noblesse tour à tour triomphante ou déchue des Beauséant et des Restaud, la haute bourgeoisie de finances des Nucingen, la petite bourgeoisie commerçante des Birotteau et des Gaudissart, les usuriers serviles tels Gobseck ou Grandet, les paysans opprimés ou révoltés, leurs prêtres et leurs médecins, les journalistes, chroniqueurs et écrivains comme Lousteau ou d'Arthez, les chercheurs et les savants comme David Séchard. Balzac ne fut-il pour autant que le servile copiste de la société de son temps ? Certes non. Car ce fils du romantisme n'a pas manqué de pétrir son ouvre de toutes les forces vives de son cour et de son imagination, et d'irriguer sa peinture du réel de toute l'intensité de sa personnalité. Ses rêves, ses fantasmes, ses appétits, ses répulsions, il les a fait passer dans ceux et celles de ses grands personnages, de ses « types » que sont Louis Lambert, Rastignac, Vautrin, Birotteau ou Rubempré. Loin d'étouffer les dons du visionnaire, l'observation intuitive, chez lui, les prolonge et les justifie, comme la mythologie personnelle du créateur imprègne et fait vibrer sa perspicacité et sa rigueur de chroniqueur. Dans un très bel article, Baudelaire devait clairement perce voir cette permanente présence de Balzac en ses personnages et en ses fictions, présence qui est l'une des caractéristiques fondamentales de l'esthétique romantique : « Tous ses personnages, écrivait le poète, sont doués de l'ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. (...) Chacun chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu'à la gueule. C'est bien Balzac lui-même. » Cette situation littéraire privilégiée de Balzac, aux confins du romantisme et de la « modernité », fit qu'il fut l'un des rares hommes de lettres à reconnaître en son temps le génie de l'autre grand pionnier du réalisme, Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle (1783-1842). Ce jëune libéral, habitué des salons contestataires et des salles de rédaction du Globe, avait dans sa personnalité plus d'un trait romantique. Passionné, sensible, ambitieux, il ne manque pas de rappeler parfois le caractère d'un Vigny. Pourtant ses contemporains vont ignorer ou méconnaître l'auteur de chefs-d'ouvre aujourd'hui incontestés : Le roueeetlenoir (1830), La Chartreuse de Parme (1839), Lucien Lêûwen et Lamiel, deux romans posthumes. PourqùôT cette méconnaissance ? Parce que Stendhal, romantique certes, mais aussi admirateur des Lumières et adepte des théories des Idéologues, n'offre plus du romantisme le visage traditionnel de la confidence chateau-brianesque ou de l'élégie lamartinicnne. Finies chez lui la mélancolie complaisante et la passivité stérile. Son tempérament d'homme d'action et sa lucidité d'homme d'esprit lui interdisent de telles facilités : s'il éprouve et vit le romantisme, il le juge également, le maîtrise et peut-être même s'en méfie, comme en témoignerait son traité De l'amour (1822). Partisan, comme Balzac, de plus de vérité et d'objectivité dans la création romanesque, il brosse, lui aussi, une impitoyable fresque de son temps : société détestée de la Restauration dans Le rouge et le noir, milieux d'affaires compromis dans Lucien Leutoen, Italie de Metternich hypocrite et despotique dans La Chartreuse. Quand l'auteur de La Comédie humaine excelle dans un réalisme de la grandeuij£lui donne le meilleur de son art dans un réalisme de la minutie et de la finessê. Amateur de ces « petits faits vrais » qui donnent toute son authenticité au récit, il pousse parfois la subtilité descriptive jusqu'à un pointillisme étonnant où se révèlent la délicatesse et la précision de son regard. Car, comme Balzac encore, Stendhal ne cesse d'être présent dans son univers romanesque et notamment dans ses grands personnages. En Julien Sorel, véritable héros romantique de l'action, nous retrouvons le Stendhal acharné dans sa quête du bonheur, calculateur et dissimulateur, poussé par la soif d'être et de devenir « quelqu'un ». Dans Fabrice del Dongo au contraire, nous pressentons le Stendhal jouisseur et rêveur, trouvant ou créant le bonheur à chaque instant, aussi pénible soit-il. Ces deux profils du romancier, Julien et Fabrice, se rejoignent en un même visage : celui d'un romantique de l'exaltation plus que de la complainte, de l'aventure et du dynamisme plus que de la passivité ou de la résignation. La poésie, enfin, de celui qui confessait pourtant rêver d'un « langage sec, à la manière du code civil », reste le plus sûr gage de son appartenance au romantisme, aussi maîtrisé soit-il. Musicien dans l'âme, cet émule littéraire de Mozart et de Cimarosa, par le rythme élégant de sa prose, le tempo gracieux de sa phrase, est sans doute, comme l'écrit M. Bardèche, « un des plus véritables poètes du XIXe siècle ». Dans les pages célèbres où Stendhal évoque les promenades enthousiastes de Julien dans les bois de Vergy, les escapades éblouies de Fabrice sur les bords du lac de Côme ou l'horizon enchanteur entrevu de la Tour Farnèse, la poésie romantique ne fait qu'un, en effet, avec une écriture réaliste qui évite ainsi les pièges de l'imitation fastidieuse et servile. Les réalistes et les naturalistes de la seconde moitié du siècle ne se souviendront pas toujours, hélas, de cette leçon. |
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