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LE THÉATRE ROMANTIQUE






C'est sur le terrain du théâtre que devait se livrer la bataille romantique. Plusieurs raisons à cela. D'abord la question du renouvellement du théâtre tragique était agitée depuis le deuxième quart du XVIII siècle, et cent ans de discussion et d'essais à ce sujet légitimaient un changement que tant de bons esprits, depuis Voltaire, réclamaient ou tentaient. De plus, le théâtre pouvait être considéré comme une sorte de symbole de la littérature française; s'il changeait, s'il s'adaptait à une nouvelle conception de l'art, c'était démontrer que cette nouvelle conception avait triomphé. C'est aussi dans ce genre que les modèles étrangers s'imposaient avec le plus d'autorité, comme l'avaient fait les Français ; les auteurs dramatiques plus que les poètes lyriques (car le lyrisme classique était reconnu comme médiocrE), pouvaient passer pour les champions des deux groupes ; et dans quel genre les règles étaient-elles plus étroites, plus évidentes, plus nombreuses ? Enfin, il semblait que le théâtre fût pour le poète le meilleur moyen de conquérir une large audience, et le chemin le plus court qui menât à la gloire.



I. - L'évolution du théâtre tragique avant 1830



Au cours du XVIII siècle, de nombreuses tentatives avaient été faites pour transformer le théâtre tragique. Voltaire, d'abord séduit par Shakespeare, voulut y introduire plus de couleur et de mouvement, des problèmes moraux, politiques, religieux, capables d'en diversifier le contenu ; il voulut en varier le cadre en remplaçant la monotone antiquité classique par la Chine, l'Inde ou l'Amérique. Mais son goût étroit l'empêchait de sortir de l'ornière, et son manque d'humanité profonde de renouveler cette forme d'art, comme elle pouvait seulement l'être, par ce qui en fait la matière : la peinture et l'expression du coeur humain. De Belloy, en 1765, créait la tragédie nationale avec Le Siège de Calais. Mercier, dans le troisième tiers du xviir6 siècle, tentait un drame populaire en prose, violent et ardent, et montrait que l'émotion tragique n'avait nul besoin de la forme de la tragédie pour s'exprimer; mais les portes de la Comédie-Française, qui détenait le monopole des représentations tragiques, lui restèrent fermées, et la bonne société voulut l'ignorer. Les mours nouvelles et le nouveau public de la Révolution font naître la tragédie politique (M.-J. Chénier : Charles IX, 1789). D'un autre côté, Diderot avait tenté un drame bourgeois en prose, mais en style noble, qui fît apparaître le tragique des sentiments dans le cadre réel de la bourgeoisie contemporaine. Malgré ces efforts, au début du XIXe siècle, la tragédie classique régnait toujours en maîtresse, avec son cadre antique, ses rois et ses princesses, les jeux indéfiniment variés, mais toujours monotones, de l'amour et de la politique.



Cependant, sous la Révolution, l'Empire et la Restauration, un genre nouveau se développa avec un éclatant succès : le mélodrame ; genre populaire, cantonné dans les théâtres des faubourgs dits alors « des boulevards », mais genre vivant, qu'une abondante production renouvelait sans cesse, et où le public, d'abord populaire, puis bourgeois, accourait chercher des émotions fortes, un spectacle varié, une intrigue passionnante. Complètement libéré des règles classiques, sans unité de temps, de lieu, ni de ton, le mélodrame mêle avec aisance le comique et le tragique et, malgré ses outrances, malgré l'invraisemblance de ses données et la simplification des caractères et des sentiments, donne l'impression de quelque chose de naturel et de spontané, de neuf et de vivant, impression que ne donnaient plus les éternelles imitations de Racine. Malheureusement, classé genre populaire, le mélodrame ne pouvait servir de modèle aux artistes qui voulaient renouveler le théâtre tragique ; il s'agissait pour eux de rivaliser avec Racine, et pour cela de le transformer, de l'amender, de greffer sur lui quelque bouture étrangère, et c'est à cette opération que nous allons voir se consacrer nos auteurs avant le coup d'audace d'Hernani.



En face de Racine (on respecte Corneille, en qui on soupçonne presque un précurseur, et on ignore Voltaire, dont les libéraux eux-mêmes dédaignent le théâtrE), deux noms s'imposent : Shakespeare et Schiller, Schiller surtout, plus proche en somme ; ces deux dramaturges s'imposeront même tellement qu'ils gêneront le développement et la libération du théâtre tragique français, plus peut-être qu'ils ne l'aideront.



Benjamin Constant publie, en 1809, sa tragédie de Wallstein, imitée de la célèbre trilogie historique de Schiller : Wallenstein. Dans sa préface, il reste fidèle à la tragédie classique, à son ton, à ses règles, et propose seulement de l'enrichir ; pondéré et fin, il exprime bien des idées justes, utilisées souvent dans le débat sur le théâtre, mais auxquelles manquaient encore l'audace, un certain parti pris capable de frapper et l'éclat de l'expression, pour les rendre efficaces. Cette même année 1809, Népo-mucène Lemercier, auteur déjà connu de tragédies, donne son Christophe Colomb, où il abandonne les unités et ne craint pas de mêler le familier au noble. Mais les défenseurs des unités se révoltent ; des bagarres interrompent la seconde représentation ; il y a un mort et plusieurs blessés ! La pièce est interdite ; l'auteur, consterné de son audace, fait amende honorable : la tragédie classique a écrasé cette velléité de renouvellement.



Cependant, de 1809 à 1814, la connaissance du théâtre étranger se répand grâce aux ouvrages de Mme de Staël, de l'Allemand Schlegel et du Genevois Sismondi. La presse classique s'efforce de combattre leur influence ; en vain. Et, de guerre lasse, en 1815, les critiques classiques en viennent à admettre une littérature dramatique nouvelle, qui, ne pouvant égaler les chefs-d'ouvre classiques, tentera d'autres voies pour plaire à un public peu délicat. A partir de 1819, c'est la tragédie historique et nationale qui semble capable de « faire neuf » tout en respectant au maximum la tradition. Cette année-là, Ancelot fait représenter son Louis IX, et Casimir Delavigne ses Vêpres siciliennes. Ces deux auteurs tentent, avec timidité, de transformer la tragédie classique en drame historique moderne. Mais leur fidélité au ton classique rend ces essais peu marquants, malgré le souci d'art de Delavigne ; c'est que son art, tout imprégné de correction classique, de mesure et de pureté, est en contradiction avec la relative audace de sa conception. En 1820, Lebrun, qui avait débuté sous l'Empire par des vers classiques, fait jouer sa Marie Stuart, adaptation du drame de Schiller, tragédie historique, où l'auteur allemand apparaît « décoloré », dont les hardiesses réelles, qui portaient sur le ton, les unités, le mélange des caractères nobles et bas, étaient voilées par la prudence du style et un effort trop visible pour donner l'impression d'une tragédie aussi régulière que possible. Ce succès fut considérable, mais personne n'eut l'impression qu'un pas décisif fût franchi.



Peu à peu, cependant, l'idée d'un drame vraiment libre se fait jour. En 1822, le libraire Ladvocat lance sa collection des Chefs-d'ouvre du théâtre étranger, qui va répandre dans un vaste public la connaissance du drame anglais, espagnol et allemand, et le familiariser avec un théâtre Libre de la tradition classique. Cette même année, une troupe anglaise vient donner en anglais des drames de Shakespeare ; c'est une révélation, mais qui heurte la majorité du public, et se traduit par un échec. Cette année encore, Guiraud, jeune membre du Cénacle, donne à l'Odéon, avec un vif succès, ses Macchabées, tentative assez hardie pour introduire le lyrisme dans le genre dramatique, et Soumet, son ami, fait jouer Saiil et Clytemnestre, avec un succès un peu hésitant à cause de quelques nouveautés. Rien de cela ne paraît bien neuf à nos yeux éblouis par l'audace d'Hernani ; mais ces drames prudents ou ces tragédies timidement audacieuses accoutumaient peu à peu public et critiques à des changements nécessaires.



Deux importants ouvrages théoriques marquent l'année 1823 : Racine et Shakespeare de Stendhal, et la Lettre... de Manzoni sur les unités. Ils sont d'accord pour réclamer la suppression des règles et la Liberté du génie dramatique, dans le cadre des sujets historiques. Jouée en 1824, la Jane Shore de Lemercier, que semblait avoir assagi et ramené aux rangs des classiques le tumulte de son Christophe Colomb, souleva, malgré sa timidité, des protestations véhémentes. Cela ressemblait à du mélodrame ! Voilà, au fond, la grande critique. Les classiques ont peur du mélodrame parce qu'il a du succès et n'a pas de prétentions d'art. Voilà pourquoi la moindre tentative pour porter atteinte au système traditionnel de la tragédie classique les effraye tant. Par peur de voir la tragédie remplacée par le mélodrame, ils n'admettent même pas qu'on y porte la main pour en moderniser quelques côtés. C'est en rassurant les classiques tout en donnant quelques satisfactions aux romantiques que, en 1824, Ancelot, du groupe des romantiques royalistes, obtient le succès pour son Fiesque, imité de Schiller. Mais la revue libérale Le Globe, qui tient la révolution dramatique pour un élément capital de son programme, proteste contre tant de timidité. Pourquoi ne pas laisser à Schiller son vrai caractère ? Pourquoi ces compromis avec un genre désuet et même mort ?



Un peu plus d'audace, en 1825, dans Le Cid d'Andalousie de Lebrun, adaptation d'un drame de Lope de Vega : on ose y prononcer le mot chambre ! Mais devant tant d'irrévérence, les comédiens se rebiffent, le public proteste, et la pièce tombe. On voit à quel degré de respect pour le style noble on en était resté. Par contre, Soumet, abandonnant ses anciens amis de La Muse française, remporte un bon succès avec sa Jeanne d'Arc, la même année, tant il a respecté les règles et le ton classiques ! Supporterait-on mieux, dans du théâtre écrit, les audaces que l'on redoute sur la scène ? Le Théâtre de Clara Gazul, publié par Mérimée en 1825, est plein de nouveautés, et cependant remporte un franc succès auprès de tous les groupes.



Malgré tout, on piétinait. Que le progrès était lent ! Que la résistance était tenace ! La nomination d'un ami des romantiques, le baron Taylor, comme commissaire royal auprès de la Comédie-Française semblait pouvoir précipiter le mouvement. Mais le Lêonidas de Pichat, jeune romantique, par lequel il inaugure sa direction, dut sa réussite à des circonstances politiques plus qu'à sa valeur propre. Il faut attendre 1827 pour voir enfin des créations vraiment originales. Cette année 1827 est une année capitale dans l'histoire du théâtre romantique.



Malgré tout, on piétinait. Que le progrès était lent ! Que la résistance était tenace ! La nomination d'un ami des romantiques, le baron Taylor, comme commissaire royal auprès de la Comédie-Française semblait pouvoir précipiter le mouvement. Mais le Lêonidas de Pichat, jeune romantique, par lequel il inaugure sa direction, dut sa réussite à des circonstances politiques plus qu'à sa valeur propre. Il faut attendre 1827 pour voir enfin des créations vraiment originales. Cette année 1827 est une année capitale dans l'histoire du théâtre romantique.

Signalons d'abord la deuxième visite des acteurs anglais ; ils donnent une série de représentations de Shakespeare, qui, cette fois, obtiennent un grand succès auprès d'un vaste public beaucoup mieux préparé à les goûter qu'en 1822. Dès lors, Shakespeare remplace Schiller comme modèle du drame moderne. D'autre part, Hugo publiait en décembre 1827 Cromwell et sa fameuse Préface. Le drame de Cromtcell n'était pas jouable, à cause de sa longueur et du nombre des personnages. Hugo voulut en faire la démonstration et l'application d'une théorie ; c'est pourquoi l'ouvre est si caractéristique ; l'auteur a pu, d'un coup, aller à l'extrême de l'audace et montrer la voie à tous ceux qui n'osaient pas quitter les lisières de la tradition. Sans doute Cromwell a bien des défauts : contrastes forcés et artificiels, exagération de tous les traits de caractère, exagération du comique et du noble, style trop surchargé, faiblesse du j eu psychologique ; mais il faut y voir une ouvre démonstrative ; l'exagération fait partie de son rôle. Après avoir lu Cromwell, nul ne pouvait douter des possibilités du drame nouveau, nul ne pouvait ignorer ce que Hugo conseillait de faire.



Au drame s'ajoutait sa Préface. Et celle-ci eut plus d'influence que celui-là. Cette Préface se distingue d'abord de tous les manifestes, traités, préfaces, articles, publiés auparavant, par le ton. Au lieu de précautions d'un auteur timide et trop porté à voir à la fois le pour et le contre, c'est l'audace tranchante d'un esprit jeune et ardent, qui ne craint pas d'affirmer, de décider, et d'aller jusqu'au bout de ses idées. Car les idées n'en sont guère neuves : Mme de Staël avait dit, dès 1800, qu'une société nouvelle devait s'exprimer dans une littérature nouvelle ; mais il ne s'agit plus seulement de cette société nouvelle issue de la Révolution ; Hugo voit plus loin et domine les siècles du regard ; l'âge moderne commence au christianisme ; c'est le Christ qui nous a appris à considérer notre dualité : l'âme et le corps, le ciel et la terre, le sublime et le grotesque. Ce dialogue éternel entre les deux parties de nous-mêmes, qui est l'essentiel de la vie morale de l'homme moderne, est en même temps l'essence du théâtre, et, dans le théâtre, du drame, qui fait place au bas ou au familier à côté du sublime, seul représenté dans la tragédie. Hugo, par là, fait accomplir un pas énorme à l'évolution du théâtre ; avant lui, on admettait tout au plus que le drame pût se développer parallèlement à la tragédie, parfaite en son genre ; mais voilà que la tragédie passe au rang de drame imparfait ; philosophiquement, historiquement, c'est le drame qui a raison, qui est seul capable de traduire l'âme moderne totale. On voit le changement de perspective ! D'autre part, le drame est le genre complet : il contient le lyrisme et l'épopée, tandis que la tragédie est un genre étriqué d'où sont bannies toutes les sources vives de la poésie. Le drame, enfin, est un genre libre, où le génie peut se déployer sans contrainte, et interprêter la nature dans toute sa variété. Mais, si proche de la nature que soit le drame, c'est cependant avant tout une ouvre d'art, une ouvre soumise à des contraintes artificielles, dont la principale est le vers. Hugo repousse le drame en prose et maintient l'alexandrin, libéré et assoupli.



Pour saisir toute l'importance de ces années 1827-1828 dans l'évolution du théâtre, il faut rapprocher de la préface de Çromwell la préface que le directeur de La Muse française, Emile Deschamps, l'ami fidèle de Hugo, dont le salon réunit tant de jeunes romantiques, donna à ses Etudes françaises et étrangères en 1828. Certes, cette préface n'a pas eu le retentissement de celle de Hugo, et elle est aujourd'hui beaucoup moins illustre. Mais elle contient une foule d'idées justes qui dirigeront le drame vers de nouvelles destinées avec beaucoup plus de précision et de finesse que l'autre. Un premier principe : l'artiste doit être de son temps. Comment appliquer ce principe au théâtre ? D'abord en imitant, en adoptant des modèles nouveaux ; c'est ce qu'on a fait jusqu'en 1828. Il faut continuer en s'attachant à Shakespeare, plus original, plus puissant, plus neuf que Schiller, à condition de ne pas le défigurer, comme avait fait Ducis, en le revêtant d'un costume trop classique. Grâce à ce génie, on arrivera derrière le Romantisme extérieur, au Romantisme de l'âme, seul important. Le style doit également être rénové, car o il y a cent façons d'écrire très bien ». La versification doit être variée et tirer sa force du contraste. Beaucoup de bon sens, de justesse, dans l'établissement de ce programme de rénovation théâtrale. Il restait à transposer toutes ces belles idées sur la scène et à les faire triompher devant un public enfin conquis.



Hugo décide de tenter l'expérience. En février 1828, il fait jouer à l'Odéon un drame, Amy Robsart, imité du célèbre roman de Walter Scott, Le Château de Kenilworth, dont le succès avait été immense ; mais, pour des raisons encore obscures, il le donne comme l'ouvre de son beau-frère Paul Foucher. L'ouvre tomba au milieu d'un tumulte indescriptible provoqué par les hardiesses du style. Hugo, alors, s'avoua l'auteur de « quelques mots... quelques fragments de scènes... » particulièrement siffles. Mais, si le public sifflait Amy Robsart, il n'en abandonnait pas moins la tragédie classique, qui se jouait devant des banquettes vides, et courait en masse au mélodrame ; il fallait détourner ce flot prêt à se passionner pour un genre nouveau et le canaliser vers une ouvre à la fois nouvelle et vraiment artistique.



Vigny et Emile Deschamps s'y essaient en faisant recevoir à la Comédie-Française une adaptation de Roméo et Juliette, qui ne fut jamais jouée faute de trouver une Juliette de moins de 50 ans. Et c'est l'impétueux Alexandre Dumas, qui à 25 ans, lui, nouveau venu dans le monde littéraire, insoucieux de toute théorie, dépourvu de tout idéal artistique, installa le drame romantique en prose à la Comédie-Française, avec son Henri III et sa Cour (février 1829), un an juste avant Hernani. Ce fut un succès, et un succès durable ; le public affluait, il était conquis au drame romantique. Certes, Henri III n'est pas un chef-d'ouvre ! Caractères trop simples, couleur locale sans nuances, vérité historique violée sans ménagements, style peu soigné ; mais l'action est bien menée, le sens dramatique évident. Les romantiques crient à la victoire, et, le soir de la première, dansent en rond dans le foyer du théâtre pour la célébrer.



Hugo sent alors que son heure est venue. Il est le chef de ces combattants ; il ne peut admettre que de simples soldats comme Dumas, ou des officiers subalternes, comme Deschamps ou Vigny, triomphent à sa place le jour de la bataille décisive. Il se hâte d'écrire Marion Delorme ou un duel sous Richelieu, et fait recevoir la pièce à la Comédie-Française en 1829. Malheureusement, la censure l'interdit en août. Et Vigny, qui entre-temps avait préparé une adaptation d'Othello, la fait recevoir et jouer en octobre.



Othello ou le More de Venise fut monté avec le plus grand soin. Le directeur, l'auteur et ses amis, aussi bien que la presse, chacun jugeait l'heure capitale pour l'avenir du théâtre. La salle fut disposée de façon à éviter que les classiques pussent y organiser une cabale. Sans doute le mot « mouchoir » eut-il bien du mal à passer. « Mouchoir » sur la scène auguste de la Comédie-Française ! Cependant le drame réussit, sans éclat éblouissant ; Vigny ne risquait pas de laisser dans l'ombre Hugo.



Celui-ci, pensant pouvoir faire jouer un nouveau drame à la place de Marion Delorme, avait en toute hâte, dans l'été 1829, écrit Hernani ; il ne put le faire jouer avant Othello, et ce ne fut qu'en février 1830 que le drame put être représenté pour la première fois. Mais à quelles difficultés ne se heurta pas l'auteur ! Corrections imposées par la censure, hostilité des acteurs, lâchage préalable de certains amis comme Sainte-Beuve, Nodier, Vigny, organisation ouverte d'une cabale destinée à faire tomber la pièce. Et ne voilà-t-il pas les premiers vers de Musset, qui ameutent le public par leur impertinente audace et rallument la colère des classiques contre les romantiques ? Hugo ne perdit pas courage ; son énergie indomptable organisa la résistance et fit front de tous côtés. Il réunit une « claque » dont il était sûr, formée d'artistes de tous arts, ardents, fanatiques même, décidés à tout applaudir par principe et à faire taire les protestataires par la force s'il le fallait. On les introduisit d'avance dans la salle pour les répartir au mieux et empêcher ainsi tout groupement trop important de classiques. La salle se remplit ; elle est bondée. Chacun sait que l'événement est décisif. Le rideau se lève ; les applaudissements se mêlent aux protestations dès les premiers vers, suscités les uns et les autres par les audaces de la versification. Les deux premiers actes passent cependant sans trop d'encombre ; les autres sont l'occasion de manifestations en sens opposé, mais également véhémentes. Le monologue de Don Carlos, au quatrième acte, est entendu avec admiration d'un côté, avec respect de l'autre. Le fait que la pièce ait pu être jouée et entendue, à peu près au moins, d'un bout à l'autre, était un succès ; les romantiques, en tout cas, le considérèrent comme tel. En somme, la pièce triomphait ; les classiques de l'assistance avaient été réduits au silence. Le Romantisme était vainqueur ; la citadelle du Classicisme avait été emportée d'assaut. Mais toute résistance n'avait pas été détruite. Les représentations suivantes, quoique dépourvues de « claque » et de cabale, furent houleuses, presque tumultueuses, malgré les concessions que Hugo crut devoir faire au goût du public moyen en adoucissant certaines expressions. En tout cas, l'intérêt du public se maintient ; les recettes sont parmi les plus élevées qu'ait faites la Comédie-Française.



Quelle est la valeur historique et littéraire de cette date de février 1830 ? Elle parut beaucoup moins grande alors qu'elle ne sembla l'être à Hugo lui-même, lorsqu'il écrivit la Réponse à un acte d'accusation, qui devait paraître dans Les Contemplations ; une victoire, oui ; une révolution ? non. Hernani est simplement la victoire remportée par un style neuf sur un style vieilli ; le style en est la pierre d'achoppement ; c'est sur le style qu'ont buté les classiques ; c'est lui qu'ils se sont refusés à admettre ; c'est lui que les jeunes hugolâtres ont applaudi avec sincérité. Sans doute la critique, étudiant à loisir le texte, a-t-elle mis en lumière dans ce drame des défauts et des qualités qui portent sur d'autres points : intrigue, couleur locale, caractères, situations ; mais tant pour les spectateurs de la représentation que pour l'historien qui juge avec cent ans de recul, l'impression de nouveauté que donne Hernani vient surtout de la langue et du style. Qu'avait-il manqué en effet à tous ces essais pleins de bonne volonté et d'idées justes, dont l'étude a rempli les pages précédentes ? Il leur avait manqué un style neuf, sans lequel toutes les réformes restaient inefficaces. Qu'avait-il manqué à toutes ces préfaces, théories et systèmes pour la construction d'un théâtre neuf ? Cette idée que c'est par la forme et non par le sujet que l'art se renouvelle ; le sujet ne doit être renouvelé que dans la mesure où un contenu nouveau permettra une expression nouvelle. Hernani est une des nombreuses preuves de cette idée capitale de l'histoire de l'art!] Ainsi, un style poétique nouveau avait pu se faire admettre au tbéâtre. Style nouveau en quoi ture de l'alexandrin en séquences de longueurs variables, et effets d'opposition produits par l'alternance, elle-même irrégulière, de l'alexandrin classique régulier et du vers coupé ; images plus nombreuses, plus audacieuses, plus colorées ; langue plus concrète et beaucoup plus riche, qui admet les termes les plus prosaïques et les mêle aux plus nobles ; tournures familières, copiées sur celles de la prose la plus courante ; ton plus varié : tantôt vif, primesautier, nerveux, tantôt méditatif et rêveur, tantôt éloquent et majestucuxTjQu'en va faire Hugo, qu'en vont faire les autres romantiques ? Peu de chose, en somme. A part une exception, le moule ne servira qu'à des ouvres relativement médiocres du point de vue dramatique.



II. - Après 1830



La Révolution de 1830, qui avait éclaté en juillet, remplace le Bourbon Charles X par Louis-Philippe d'Orléans. La nouvelle censure autorise Marion De-lorme, qui fut jouée en août 1831, sans susciter ni enthousiasme ni colères. L'année suivante, Hugo donne Le Roi s'amuse, que la censure interdit après la première représentation, masquant ainsi un échec assez net. A ces trois drames en vers, Hugo fait succéder trois drames en prose : Lucrèce Borgia (1833), Marie Tudor (1833), Angelo, tyran de Padoue (1835). Il revient ensuite au vers avec Ruy Blas ( 1838) et Les Burgraves (1843), dont l'échec, joint à d'autres raisons personnelles, comme ses ambitions politiques, écarta définitivement l'auteur du théâtre. Hugo cependant publia, sans le faire jouer, Tor-quemada, drame en vers, en 1882, et on publia, après sa mort, en 1886, un recueil de brèves pièces en vers, le Théâtre en liberté. Si l'on considère l'ensemble de cette ouvre dramatique, Hernani n'apparaît pas comme un début, mais plutôt comme une fin. Hugo ne s'est guère renouvelé après 1830, et, quand il a essayé de le faire, en introduisant plus largement l'épopée dans le drame, avec Les Burgraves, il s'est heurté à l'incompréhension d'un public qui avait bien changé en treize ans et auprès de qui la tragédie classique était en train de retrouver la faveur perdue depuis 1820.



Il faut avouer que Hugo n'a guère tenu les promesses que pouvaient faire naître les longs efforts que nous avons vus et qui furent faits pendant dix ans, de 1820 à 1830, pour établir un drame nouveau, capable de rivaliser en qualité avec la tragédie. La faute n'en est pas aux théories... Et, cependant, qui sait si l'abus des discussions préalables n'a pas nui à la libre éclosion d'un genre neuf, où le poète eût pu suivre son tempérament, et créer une ouvre personnelle plus parfaite que le drame hugolien ? Nous verrons que le seul auteur qui ait vraiment réussi à donner une ouvre dramatique d'une qualité égale à celle de nos plus grands classiques est celui qui ne s'est jamais occupé de théorie, qui n'a jamais écrit de préfaces-programmes, celui aussi qui possédait un tempérament dramatique, et une âme assez complexe, assez nuancée, assez inquiète pour animer des personnages : Musset.

Considéré avec lerecul du temps, et la question du style mise à part, le drame de Hugo paraît infiniment plus proche ae la tragédie classique que ne s'en doutaient les contemporains et l'auteur lui-même. Cinna et Hernani se ressemblent étrangement dans la situation comme dans l'intrigue et dans le jeu des sentiments. D'une manière générale, le drame romantique n'est-il pas une pièce en cinq actes, en vers alexandrins à rimes plates, où les personnages sont presque tous empruntés aux plus hautes classes de la société, rois et princes, reines et princesses ? L'intrigue n'est-elle pas constamment fondée sur les luttes de l'amour et de la politique ? N'y parle-t-on pas beaucoup plus qu'on n'y agit ? L'unité de temps n'y est-elle pas bien souvent à peu près respectée ? Le style n'y est-il pas presque toujours noble et élevé 5] Sans aucun doute, le théâtre de Hugo ressemble plus à du Corneille qu'à du Shakespeare./La nouveauté existe cependant, mais dans un domaine réduit, et qui n'est peut-être pas essentiel. On le voit dans le vers plus souple et varié, plus imagé, ou du moins plus nouveau dans les images, dans le goût du décor, du costume et du spectacle, dans une action à la fois plus compliquée et plus indépendante du jeu des sentiments, dans des sentiments moins tendus vers l'action, mais plus I lyriquement traités en épanchements poétiques, ' dans des caractères, enfin, qui se réduisent à des * états d'âme : le personnage songe moins au but précis qu'il veut atteindre qu'à la pose qu'il prend ; il développe largement tout ce que lui inspire la situation où l'auteur l'a placé plutôt qu'il n'aspire à la transformer. Les éléments historiques sont moins les données d'un problème où se débattent les héros qu'une occasion à fresques et à récits. En somme, le drame de Hugo marque une régression très nette du sens proprement dramatique ; ce défaut tient moins à la doctrine de l'école qu'au caractère de l'auteur, génie lyrique et épique, qui n'a jamais pu s'adapter à la conception dramatique de l'art. Une exception doit être faite pourtant pour le Théâtre en liberté. Composées autour de 186S, dans un esprit de fantaisie absolue, les quelques brèves pièces en vers réunies sous ce titre constituent une réussite certaine : l'idéologie, le lyrisme, l'épique, les acrobaties mêmes de la versification et ce côté de grosse bouffonnerie que Hugo a si rarement exprimé s'unissent ici avec un naturel infiniment plus satisfaisant que le guindé sonore et solennel des drames.



Alfred de Vigny poursuivit quelque temps, de son côté, la carrière dramatique qu'il avait inaugurée avec Othello. Plus fin que Hugo, plus réfléchi dans l'élaboration et moins rapide dans l'exécution, plus délicat dans la peinture du cour, il a réussi un chef-d'ouvre, dont le succès récompensa la qualité : Chatterton (1835), drame en trois actes en prose. Auparavant, en 1831, il s'était essayé au drame historique avec La Maréchale d'Ancre (cinq actes en prosE), pièce vivante, où l'histoire est constamment présente, et dont la fin est éminemment mélodramatique. Chatterton met en scène une des trois histoires qui forment le recueil de Stello. Elle illustre le drame du poète martyr d'une société qui ne le comprend pas et l'accule à la misère et au suicide. Drame sombre, d'où se dégage fortement une idée, mais d'un caractère humain incontestable, d'une psychologie juste, d'un style sobre et dépouillé, en général, de l'emphase de l'époque. L'amour délicat et secret du jeune héros et de Kitty Bell, cet amour silencieux, nous rapproche d'une sobriété d'art toute classique et bien éloignée du lyrisme débordant des scènes d'amour de Hugo. Ces qualités, jointes au jeu émouvant de l'actrice Marie Dorval, que Vigny aimait, furent les causes d'un succès qui toucha au triomphe, un triomphe qui naquit directement de l'enthousiasme et de l'émotion spontanés du public et qui fut de meilleur aloi que celui d'Hernani.



Malgré Chatterton, si le théâtre romantique n'était représenté que par Hugo, Vigny, Dumas, dont les nombreux drames historiques (1829-1860) sont toujours habilement construits et vivement menés, et dont Antony, drame moderne (1831), est la peinture la plus simple, la plus directe et la plus nette du héros romantique au théâtre, on pourrait crier à la faillite, tant la distance est immense, comme valeur proprement dramatique, entre les ouvres de ces dramaturges, d'une part, et nos tragiques classiques ou Shakespeare, de l'autre. Musset, heureusement, rétablit l'équilibre au profit de l'école romantique.



Musset débuta au théâtre en 1830, à 20 ans, par un échec sensationnel, avec La Nuit vénitienne ; non que la pièce fût mauvaise, mais l'audace du style et certains accidents un peu ridicules dans la mise en scène firent siffler le public et tomber la pièce. Le baron Taylor la lui avait demandée pour tenter une expérience ; l'expérience avait échoué. Musset se le tint pour dit et ne la renouvela pas ; du moins refu8a-t-il dorénavant de laisser jouer les pièces qu'il publiait dans la Revue des Deux Mondes. En 1832, son second recueil poétique : Spectacle dans un fauteuil, contenait deux ouvres dramatiques en vers : un drame, La Coupe et les lèvres, et une comédie, A quoi rêvent les jeunes filles ; c'est avec cet ouvrage que Musset a trouvé sa voie propre. A part Louison (1849), une de ses dernières comédies, c'est en prose que Musset écrira le reste de son théâtre, tant ses Comédies et proverbes : Les Caprices de Marianne (1833), Fantasio (1834), On ne badine pas avec Vamour (1834), Le Chandelier (1835), Il ne faut jurer de rien (1836), Un caprice (1837), que ses drames : André del Sarto (1833) et Lorenzaccio (1834). Ce drame de Lorenzaccio, que Musset écrivit à ' 24 ans, est la seule réussite du drame romantique. Mais cette réussite est remarquable. On y trouve tout ce que réclamaient, depuis plus de dix ans, les théoriciens d'un théâtre nouveau, en plus de ce qu'ils n'avaient pas prévu (justesse, intensité psychologique, profondeurs du regard jeté sur un cour d'hommE) : libération totale des règles, mélange des genres, variété du ton, couleur historique exacte, richesse de l'action. Ces comédies et ces drames ne furent représentés que longtemps après avoir été composés et publiés. Âujourd'hui, les comédies surtout sont représentées partout, et Musset peut se vanter d'être l'auteur le plus joué en France^be qui n'est pas un modeste titre de gloire/*Libéré ae toute contrainte scénique, indépendant de toute théoriejf Musset peut, mieux que les autres, déployer la qua- . lité qui eût dû et pu, à elle seule, créer un genre I nouveau et balayer les classiques, parce qu'elle est l'apport essentiel du Romantisme : la fantaisie., Il semble que cette essence du drame nouveau que tant d'esprits ont cherché à découvrir entre 1820 et 1830, cette fantaisie, par laquelle tous les problèmes eussent été résolus, lui seul l'ait possédée, tout naturellement. Mais il y ajoutait une grande connaissance du cour des femmes, et, sinon de celui des hommes, du moins du sien propre ; il y ajoutait ce qui fait, nous l'avons vu, la valeur profonde de sa poésie lyrique, une âme insatisfaite, inquiète et même angoissée, qui vivait un drame que l'auteur n'avait qu'à transcrire. Et comme Musset n'aimait pas « pontifier », comme il avait assez d'esprit pour ne pas grandir son moi aux proportions de l'univers, et assez d'élégance pour ne pas poser devant l'éternité, ce drame intime sut s'allier à sa fantaisie non- ' chalante, comme l'éloquence, dans son style, s'allie au sourire. Il a su faire ouvre éternelle, parce qu'il ■ n'a pas visé a l'etérael, parce qu'il a été sincère et délicat, mesuré et spirituel. Il a gardé, de toutes les », conquêtes romantiques, celles qui ne tenaient pas à -la mode ; il a assimilé avec aisance les plus audacieuses et les a intégrées avec un naturel prodigieux à la tradition française dans ce qu'elle avait de plus classique. La poésie s'allie à la psychologie, l'idée se mêle étroitement à l'action, l'éloquence à l'esprit, la fantaisie à ht mesure. Comme le prévoyaient certains esprits dès 1825Je Romantisme est devenu ma Classicisme élargi et libéré, assoupli et poétisé. Par le détour du Romantisme, Musset a retrouvé la grande route du génie français, la grande tradition classique.



Le théâtre romantique ne doit ainsi de subsister comme un élément important de notre littérature qu'à des qualités qui ne sont pas proprement dra-matiques : éclat du style, lyrisme, sens épique, ou à un Musset doué du génie dramatique, mais qui ne se réclame guère de l'école romantique et ne songe nullement à appliquer une théorie ou un programme. Est-ce à dire que tant d'années d'essais plus ou moins maladroits, tant d'efforts sincères pour construire un théâtre nouveau aient été inutiles ? Non ; ils prouvent simplement que l'art, comme le reste, évolue lentement, qu'il faut beaucoup d'efforts pour peu de résultats, que l'esprit souffle où il veut, à condition cependant que l'on ouvre les fenêtres pour le laisser entrer. Sans Hernani, sans les tentatives mêmes de Soumet, de Guiraud, et, qui sait, de Delavigne ou d'Ancelot, Musset, le dernier venu, n'eût peut-être pas écrit Lorenzaccio, ai On ne badine pas avec l'amour.

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