Essais littéraire |
1. Le récit à la troisième personne 1.1. Le narrateur, dieu caché Un roman, depuis les origines du genre, c'est une histoire qui est racontée par quelqu'un. Le narrateur peut fort bien ne jamais direy'e, s'interdire d'intervenir dans le récit, c'est lui qui en dispose les épisodes et en règle les modalités. Dès que j'entreprends de lire un roman, j'accepte que. par une longue suite de phrases, quelqu'un me guide, ne cesse de me dire ce qu'il y a à savoir. Il ne me met pas forcément à la meilleure place pour que je comprenne tout d'emblée : il peut ne me dévoiler que progressivement les secrets qu'il veut me confier, ou même me proposer un jeu de devinettes, il reste qu'il m'a pris en charge et qu'implicitement j'ai accepté de me confier à lui. Par quel autre biais pourrais-je avoir accès à l'histoire qui m'est racontée puisqu'elle est fictive, tout entière sortie de son imagination, et que je n'ai aucun moyen d'y avoir accès en dehors des indications qu'il est le seul à pouvoir me fournir ? C'est en écoutant cette voix qui me parle que je vais de découverte en découverte, de surprise en surprise. Je ne sais pas où on m'emmène, mais je sais qu'on me conduit quelque part. Même si le narrateur ou, plutôt, dans un cas extrême, le « locuteur » fait de moi le héros du roman en renforçant, par un procédé grammatical (le fameux « Vous » de La ModificatioN), un processus d'identification fort spontané, je suis à la remorque de ses mots, renonçant à moi-même (jamais complètement !) pour devenir, le temps de ma lecture, celui auquel il m'invite expressément à m'identifîer. Je lis les premières lignes de L'Éducation sentimentale de Flaubert : « Le 15 septembre 1840, vers 6 heures, un matin, Im Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. Des gens arrivaienl hors d'haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linges gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne (...) Enfin le navire partit (...). » Qui parle ici ? Je sais que c'est Flaubert parce que j'ai vu son nom sur la couverture, à la place où l'on met habituellement le nom de l'auteur. Plus précisément, c'est cet être pur et abstrait que devient Flaubert quand il raconte, c'est le narrateur. Dans ces lignes, comme dans tout le reste du roman, ce narrateur reste caché ; il est présent, mais dans la coulisse ; en tout cas, il n'est pas dans le tableau qu'il m'invite à contempler (voir Jean Roussel, Narcisse romancier, p. 15 sq.). Ce type de récit à la troisième personne est une forme ancienne, naïve et fondamentale du roman. Dès les épopées antiques, et sauf à se signaler au début (Arma virumque canO), le narrateur raconte ainsi. Il peut certes confier pendant un ou deux chants la parole à un personnage qui. durant une soirée, raconte lui-même une partie de ses aventures, mais il reprend aussitôt après la parole. Du roman médiéval à nos jours, cette forme de narration a été couramment utilisée - que le narrateur s'impose comme Flaubert un devoir de réserve et se contraigne à l'impassibilité, ou qu'il décide d'intervenir ici ou là pour manifester son sentiment. Il y a là un modèle fort répandu du roman. L'objectivité n'a rien de surprenant au xixc siècle puisque le roman est conçu comme le miroir de la réalité : le narrateur est celui qui promène le miroir. On comprend qu'il choisisse de s'effacer, dès lors que, comme le disent les Goncourt, « le roman s'impose les études et les devoirs de la science ». Si le romancier est l'historien de son temps, il est naturel qu'il montre la même discrétion, qu'il affiche la même neutralité qu'un historien professionnel : sa mission est de rapporter des faits aussi objectivement que possible et il atteint son but quand il donne l'impression que l'histoire se raconte d'elle-même. D'ailleurs, ce modèle de chroniqueur historique discret, se tenant volontairement sur la réserve, avait été celui de Mme de La Fayette, qui se gardait bien d'intervenir dans La Princesse de Clèves. Elle pensait déjà que l'auteur doit disparaître et s'effacer derrière l'histoire qu'il raconte, « de manière que le lecteur, commente Jean Rousset, ait l'illusion de se trouver devant la réalité même » (Forme et signification, p. 37). Il y a beaucoup plus de variété qu'on ne le dit communément, comme Rose For-tassier l'a rappelé (Cahiers de l'AlEF, mai 1984), dans l'attitude de Balzac à l'égard de ces problèmes. Balzac ne répugne pas à déléguer son privilège de narrateur : dans Autre étude de femme, à la fin d'une soirée, devant une assemblée choisie, de Marsay raconte un épisode de sa vie qui peut expliquer l'origine de ses qualités d'homme d'État. Comme le fera volontiers Giono dans ses Chroniques. Balzac confie à un de ses personnages le soin de raconter. Quand c'est lui qui assume la responsabilité du récit, il ne prend pas la peine de se cacher ainsi que le fera Flaubert : il n'hésite pas à se désigner lui-même « l'auteur » ou « l'écrivain », il s'adresse sans vergogne à son lecteur en lui confiant par exemple la manière dont il a eu connaissance des histoires qu'il se propose de rapporter ; il fait même état de l'autorisation qui lui a été donnée de raconter les « choses extraordinaires » qui lui avaient été révélées (Histoire des Treize. Pléiade, V. p. 788) ; ou bien, on le voit au début du Cabinet des Antiques, affirmer avec aplomb qu'il doit tenir caché le nom de la rue et de la ville où se trouve l'hôtel d'Esgrignon. Il s'agit d'une « retenue exigée par les convenances », dit-il, car « un écrivain touche à bien des plaies en se faisant l'analyste de son temps ». 1.2. Les intrusions d'auteur Il arrive que le romancier qui raconte à la troisième personne n'hésite pas à faire des intrusions indiscrètes dans l'histoire qu'il raconte. Quand Stendhal, après avoir rapporté tel comportement de Julien, ajoute aussitôt : « c'est selon moi l'un des plus beaux traits de son caractère », ce « moi », comme l'indique Jean Rousset, « déchire un instant le tissu narratif» (Narcisse romancier, p. 18) : il n'appartient pas à un acteur du roman ; ni à un narrateur intégré au récit ; et l'on quitte soudain le passé de ce qui est raconté pour rejoindre le présent de l'instance narrative. Ces « intrusions d'auteur » étaient monnaie courante dans le roman comique et burlesque des siècles passés. Dès ses premiers essais romanesques. Marivaux s'adresse à son lecteur au beau milieu de sa narration ; on le voit interpeller ses personnages : caché dans la coulisse quand il raconte, il fait irruption dans le récit pour parler de ce qu'il raconte. « Qu'en dites-vous, lecteur ?(...) Suivez-moi, mon cher lecteur. À vous dire le vrai, je ne sais pas bien où je vais, mais c 'est le plaisir du voyage ». Le charme de Jacques le Fataliste tient en partie aux algarades d'un romancier sans gêne qui prend la place de ses personnages ou plutôt prend place parmi ses personnages. Un siècle auparavant, Scarron se divertissait fort à interrompre son récit pour glisser ses commentaires et présenter ses remarques. « Pendant que les bêtes mangèrent, écrit-il, / 'auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu 'il dirait dès le second chapitre. » La tradition des interventions d'auteur va de Scarron à Fielding, de Diderot à Stendhal. Si Balzac intervient, c'est plutôt pour apporter des renseignements ; les interventions de Stendhal ont le mérite de garantir la véracité des faits ; elles lui permettent à la fois d'assurer la régie du spectacle et de laisser voir ce qu'il en pense. Les romanciers du xxc siècle, quand ils racontent à la troisième personne, retrouvent volontiers, par-delà le culte de l'impassibilité flaubertienne qui a prévalu dans le roman français bien au-delà du Naturalisme, la tradition de cette ancienne désinvolture. C'est par exemple le cas de Gide dans Les Fanx-Monnayeurs ou de Montherlant dans la plupart de ses romans. Ce dernier s'adresse directement à son public : « Non, non, cher public, s'écrie-t-il, rassurez-vous vite. Madame Daudillot ne va pas devenir amoureuse de Costals. » On le voit, comme un bateleur, interpeller ses lecteurs : « Parisiens, parisiennes, vos vies folles de luttes amères et surtnenées... » Les interventions d'auteur peuvent avoir une autre portée, plus subtile : par elles, Gide feint de ne pas tout savoir, il insiste sur ses ignorances. De telles ruses servent la crédibilité : elles donnent le sentiment que le narrateur n'a pas accès à toutes les données du réel, et du même coup cela le dispense de les inventer : « Je ne sais trop comment Vmcent et lui se sont connus », déclare le romancier. Parlant de la raison secrète que le comte de Passavent peut avoir de s'intéresser à Vincent, « nous tâcherons de la découvrir ». dit-il. - faisant mine d'avoir encore beaucoup à apprendre en même temps qu'il sollicite et met au défi la perspicacité du lecteur. Les interventions du narrateur ont deux fonctions essentielles : une fonction de régie et une fonction de commentaire. Montherlant assume avec aplomb ses fonctions de régisseur : il entend carrément régler la vitesse du récit à sa guise : « Sans compter, dit-il, d'autres tractations de cet ordre, qu 'il nous assommerait nous-même de raconter, et d'ailleurs cela serait inutile, le lecteur ayant pris une vue suffisante de M. de Coantré en face des questions d'argent. » On rencontre sous sa plume le cas contraire : « Une scène se passa qui, pour n 'être pas utile à ce récit, nous est agréable à raconter. » Comme si le bon plaisir du conteur pesait plus lourd que l'économie de son roman. Quant à Gide, il joue volontiers dans Les Faux-Monnayeurs le rôle d'un metteur en scène - la comparaison avec le cinéma s'impose - qui règle la place et les mouvements de l'appareil de prises de vue : il l'approche, il le fixe en un point, il le déplace pour suivre un mouvement. C'est une autre fonction des interventions d'auteur que de donner les tenants et les aboutissants, d'expliquer, de juger, de donner un avis. Tout le chapitre 7 de la deuxième partie de Faux-Monnayeurs est consacré aux jugements que Gide porte sur ses personnages : il pousse la coquetterie jusqu'à les trouver ennuyeux et sans relief, déplorant de devoir continuer à se consacrer à eux et formant le vou d'en rencontrer de plus intéressants pour le prochain roman ! Le narrateur, par la position en surplomb qu'il occupe, peut dévoiler au lecteur ce qui échappe au personnage : à défaut d'explorer son inconscient, il peut démasquer son inconscience. Au surplus, il s'arroge sans vergogne le privilège de légiférer dans l'absolu, et d'égrener au fil de son récit des maximes de moraliste, passant ainsi sans arrêt d'un cas singulier à une loi générale. Mais il lui est loisible de laisser voir ses émotions, ses réactions. Montherlant a retrouvé grâce à la fiction une écriture d'humeur, ce qu'il appelle son alacritas scribendi. Sa verve se déchaîne, son ironie sarcastique ou son indignation, quand il montre de l'humeur devant une scène ou un personnage. 2. Le roman à la première personne Le choix de la forme n'est pas indifférent. Raconter à la troisième personne, en restant impassible ou en intervenant dans son récit, c'est autre chose que de confier la parole dans tout le roman à un personnage qui parle à la première personne. Chacune de ces pratiques a sa logique et son esthétique. Dans les cas d'un récit à la première personne, il faut distinguer d'ailleurs deux cas de figure que nous envisagerons l'un après l'autre : dans le premier, le narrateur est le héros de son récit, c'est le cas de Cil Blas, de La Vie de Marianne, d'À la recherche du temps perdu. du Voyage au bout de la nuit. Dans le second, le narrateur qui dit je n'est pas à proprement parler le héros, il ne joue qu'un rôle secondaire dans l'histoire dont il a été le témoin ; entrent dans cette catégorie Louis Iximbert de Balzac, La Soirée avec Monsieur Teste de Valéry, La Pharisienne de François Mauriac, Le Moulin de Pologne de Jean Giono. 2.1. « le conte mon histoire » Premier cas : le narrateur parle à la première personne et raconte sa propre vie. Quand l'héroïne de Marivaux écrit dans La Vie de Marianne : « Je conte mon histoire », il est facile de constater, comme le rappelle Jean Roussel (Narcisse romancier, p. 18), qu'il y a identité entre le sujet qui parle et celui dont il parle et qu'à la différence de ce qui se passe dans L'Education sentimentale, « l'agent de la Narration est cette fois à l'intérieur de la Narration ». Qui ne voit d'autre part qu'il existe un écart temporel entre le passé qui est évoqué (« mon histoire ») et le présent de la narration (« je conte ») ? Dans À la recherche du temps perdu, il y a, comme l'écrivait Proust, « un monsieur qui raconte et qui dit je » ', mais dans ce je, on trouve à la fois celui qui a vécu telle ou telle expérience et celui qui la raconte après-coup. Le narrateur du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit insiste volontiers sur l'intensité présente de tel souvenir du temps passé et ne cesse de ménager des télescopages entre jadis et maintenant, entre le temps où l'on a vécu et celui où l'on raconte ce qu'on a vécu. Évoquant Nora, il dit : « Je m'éblouissais de son profil. Je la regarde encore à présent. Y a bien des années pourtant, je la revois comme je veux. » Confier au narrateur le soin de raconter sa propre histoire entraîne une conséquence capitale : il en sait plus au moment où il raconte qu'il n'en savait au moment où il vivait tel ou tel épisode de sa vie. Jean Rousset observe que Marianne, quand elle raconte, « est en mesure d'interpréter et de traduire en clair ce que son cour vivait confusément ». Il en va de même pour le narrateur du Temps perdu : il bénéficie quand il écrit, au terme de son expérience, du recul que lui procurent les années. D'où ces phrases si fréquentes : « Je ne savais pas alors que », «je ne pouvais comprendre que », «je sus en effet que », qui révèlent que le narrateur s'attache à révéler les ignorances qui étaient les siennes pour mieux faire état du savoir qu'il a acquis ultérieurement. 2.2. La présence du narrateur célinien Comme Proust, Céline, dès le Voyage au bout de la nuit, confie au narrateur, Ferdinand Bardamu, le soin de raconter sa propre histoire : eje de Ferdinand, comme le je proustien, superpose volontiers à l'instance des expériences passées celle de la narration présente, et. dans Mort à Crédit comme dans le Voyage, beaucoup d'effets proviennent de cette opposition classique entre le présent de l'écriture et le passé de l'histoire contée. Dans Mort à Crédit, le narrateur, Ferdinand, part même du présent, celui où il écrit avant de plonger dans le passé ; il n'est plus dès lors, comme l'était le narrateur proustien, dans une sorte de ciel intemporel vaguement situé à la fin de l'histoire. Il se met en scène, il se décrit comme narrateur avec autant de soin qu'il en met à évoquer l'enfant ou l'adolescent qu'il a été. Il faudrait parler d'un présent et d'une présence de l'écrivain : sa concierge est morte avant- hier, son père est décédé l'autre hiver, sa mère est là qui le soigne. C'est le temps de la fin de la vie, mais ce temps ne reste pas abstrait et indéterminé. « Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. » Ferdinand d'ailleurs se rapproche déjà de Céline, II parle de ses activités littéraires ; il évoque la « mère Vitruve » qui « tape IseS) romans ». Après cette « ouverture », tout le roman est comme un immense retour en arrière. De la même façon. Guignol's Band commence par la peinture de l'Apocalypse - le bombardement d'Orléans en juin 1940 - et. à partir de là, Fer- dinand évoque ses souvenirs du séjour londonien de l'autre guerre ; il se rapproche de plus en plus de l'auteur lui-même. A tout prendre, le début de Guignol's Band pourrait être comparé à celui D'un château l'autre, où les premières pages laissent voir le dernier avatar de Céline, habitant Meudon, persécuté, menacé, soignant quelques malades. C'est sur ce point que Céline se sépare de Proust : le je du nar- rateur est lui-même situé dans le temps, il se met en scène, de plus en plus l'instance narrative empiète sur l'histoire qui est racontée. Henri Godard l'a Présence du narrateur célinien Présence du narrateur célinien « Se nommer, se désigner soi-même, individu pourvu d'une histoire qui l'a sorti de l'anonymat, comme le narrateur, annuler autant qu'il est possible la distance qui sépare théoriquement narrateur et auteur, tout cela ne suffit pas à Céline. En même temps que dire qui est, en termes de biographie, le moi qui s'exprime à travers narration et écriture, il lui faut encore faire place dans le texte à l'existence même de ce narrateur-auteur, et l'y rendre toujours plus sensible. Le récit tend en général spontanément à éclipser cette existence, dans la mesure où il propose à l'imagination l'histoire, située en d'autres lieux et en d'autres temps, d'autres individus, ou bien celle du héros-narrateur, mais ailleurs et autrefois. Céline, dès Voyage au bout de la nuit, s'emploie à faire resurgir le narrateur sous son récit. Parallèle au progrès de l'identification, un autre mouvement parcourt l'ouvre et l'aimante, celui qui cherche à marquer, toujours plus souvent, plus largement et plus précisément, cette présence que rien ne saurait faire oublier. L'entreprise romanesque est ici tout entière marquée par une conscience aiguë de sa dualité d'histoire et de narration. À Céline, c'est son présent de narrateur qui importe, plus que toute histoire, fût-ce la sienne. Aussi se met-il immédiatement à la recherche de tous les modes possibles d'intervention du narrateur dans son récit, et, une fois qu'il les a réunis, travaille-t-il encore à employer chacun de la manière la plus efficace. Non seulement cette ouvre pose en pleine lumière le problème de l'identité du narrateur, par la constitution d'une instance qui a toutes les apparences de l'auteur, mais elle est orientée de sa première à sa dernière ligne par une quête inlassable de toutes les marques de la voix narratrice. Ce second mouvement, de même que le premier, se développe dans l'ouvre sans paraître jamais prémédité ni conduit, mais comme en vertu de sa seule logique. Ne disposant d'abord que des possibilités limitées qu'offre une forme encore traditionnelle du roman, Céline en tire progressivement plus de parti, se sert d'elles pour en inventer d'autres. On discerne dans Voyage au bout de la nuit les germes de ce développement, on les voit l'un après l'autre repris et exploités dans Mort à crédit et dans Cuignol's Band, puis tous associés, diversifiés, amplifiés dans les romans d'après-guerre. Mais, si l'essentiel est acquis dans Féerie pour une autre (ois, ce besoin jamais complètement satisfait de maintenir dans le roman la présence du narrateur trouve encore au-delà des progrès à réaliser. On en repère jusque dans Rigodon la dernière avance. Le phénomène est assez sensible pour avoir frappé dans les derniers romans dès l'époque de leur publication, et il a souvent été relevé par les commentateurs, parfois plus en raison des particularités du personnage exhibé que sous l'angle de la poétique narrative. Il prend sa vraie mesure lorsqu'on le considère historiquement, dans la double perspective de son évolution intrinsèque et des voies qu'il a ouvertes à d'autres, et théoriquement, dans ce que son étude apporte à la connaissance de la voix narratrice. Le besoin de se manifester, à la fois comme narrateur et comme individu, est si fort et si constant chez Céline qu'il tend à lui faire faire un tour très large sinon complet de toutes les formes possibles de cette manifestation et des combinaisons par lesquelles elles se renforcent l'une l'autre. » (Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, p. 305-307.) justement montré : «(-..) Annuler autant qu'il est possible la distance qui sépare théoriquement narrateur et auteur, tout cela ne suffit pas à Céline. (...) Il lui faut encore faire place dans le texte à l'existence même de ce narrateur-auteur » (Poétique Je Céline, o. 305). C'est seulement dans le Voyage que le narrateur glisse dans les interstices du récit des pensées sur les hommes et sur les événements. Mais plus il va, et plus Céline lui-même se substitue au narrateur et intervient de façon tonitruante dans son propre récit. C'en est fini des formules de moraliste qui permettraient d'extraire du Voyage un recueil de pensées. Les scènes sont rendues dans l'immédiateté d'une parole et d'une mimique. Le récitant revit la scène. Plus qu'il ne la raconte à ses lecteurs telle qu'elle lui est apparue dans son souvenir ou dans son imagination, il la mime présentement : sa narration prend autant de place que l'histoire. C'est sa verve qui, au fur et à mesure qu'elle se déploie, la rend présente. Le mot est comme le support et l'influx de la mimique. S'agit-il pour Ferdinand d'échapper d'une cave où par ruse Borokrom l'a enfermé ? « Je coince dans le battant, et youp ! ôôô hiss, tous les deux on pèse (...)ôôô hiss. Voilà, ça flanche ; ça y est, gagné ! » Style télégraphique ? Plutôt une action saisie au vol, dans ses rebonds, d'un mot à l'autre, comme une sorte de perpétuel ricochet de l'invention verbale. 2.3. Le narrateur raconte l'histoire d'un autre La première personne est parfois celle d'un témoin plutôt que celle d'un héros : ce témoin a côtoyé par exemple un être d'exception sur lequel il apporte sa déposition, ou bien il lui a été donné d'assister, voire de participer modestement à des événements dont tel ou tel de ses proches a été le héros. De toute façon, il s'efface devant la personnalité dont il évoque la vie. il joue les seconds rôles, il est dans l'histoire, mais à sa périphérie, il parle à la troisième personne de celui qui a joué le premier rôle. Avec Louis Lambert et La Soirée avec M. Teste, on peut déjà constater que ce principe de narration convient admirablement à la présentation d'un homme de génie, aperçu de biais et contemplé par un témoin plein d'admiration. Le narrateur de Louis Lambert apporte sans cesse des indications sur les performances intellectuelles de celui qui fut son camarade, assis en classe au même pupitre que lui. « Je fus donc le seul, dit-il, admis à pénétrer dans cette âme sublime et pourquoi ne dirais-je pas divine ? » De la même façon, celui qui dit je, au début de La Soirée avec M. Teste (« La bêtise n'est pas mon fort »). déjà par lui-même exceptionnellement doué, présente son ami Teste de biais, ce qui est la seule manière de donner au lecteur l'idée du génie. Le narrateur de La Pharisienne ne raconte pas seulement sa propre vie. mais aussi celle de ceux qu'il a connus et, comme il ne saurait de son point de vue limité avoir accès au secret de tous les destins auxquels il a été mêlé, il s'astreint à donner : l'origine des renseignements qu'il détient. Mauriac, sans doute troublé par les violentes critiques de Sartre, définit l'esthétique de son récit : «Quelqu'un me demande: "Comment connaissez-vous tous les événements auxquels vous n 'avez pas assisté ? De quel droit reproduisez-vous des conversations que vous n'avez pas entendues ?" Au vrai, j'ai survécu à la plupart de mes héros dont plusieurs ont tenu dans ma vie une grande place. Et puis, je suis paperassier de nature et détiens, outre un journal intime (celui de M. PuybarauD), les agendas que Mirbel avait trouvés dans la succession de M. Calou. (...) Sans doute ai-je usé de mon droit d'ordonner cette matière, d'orchestrer ce réel, cette vie subsistante, qui ne mourra qu'avec moi et qui demeure malgré les années, tant qu'il me reste la force de me souvenir. » Le narrateur a attendu de longues années pour disposer de tous les documents et réunir tous les fils. D'où les fréquentes expressions comme « je sais aujourd'hui », «j'ai cru longtemps que », « d'après mes souvenirs, en tenant compte de ce que j'ai connu depuis », etc. Malgré tout le savoir acquis ainsi au fil des années, il reste dans son récit de vastes pans d'ombre. Dès ses débuts, Giono alternait les romans au il et les romans au je. Colline est raconté à la troisième personne, mais dans Un de Baumugnes, le récit est assume par un narrateur : le lecteur bénéficie de la présentation indirecte des événements, en l'occurencc la séquestration par ses parents d'une fille « coupable ». Dans Les Grands Chemins, le narrateur est l'ami et le protecteur de celui qu'on appelle l'artiste - un garçon exceptionnellement habile pour tricher aux cartes. Dans Le Moulin de Pologne, le narrateur est le chroniqueur des événements d'une petite ville. Arrive un M. Joseph, sur lequel on s'interroge, dont on redoute bientôt la puissance supposée. Le lecteur bénéficie d'une découverte oblique des êtres et des choses, par narrateur interposé ; lequel ne raconte les événements que longtemps après qu'ils se sont produits. Il en a parfois été le témoin direct et, à tel moment, il s'est même fait voyeur, sur la crête d'un mur, pour épier M. Joseph. Parfois il a bénéficié des indications que lui ont apportées ses amis. Comme la pharisienne Brigitte Pian, ce M. Joseph est une personnalité hors du commun : il a le courage et l'audace d'épouser une femme appartenant à une famille maintes fois victime des cruautés du sort : vu de biais, il prend ainsi la stature d'un homme qui ose affronter le Destin. 3. Éditeur, narrateur Le narrateur peut utiliser la première personne pour se porter garant, ne fût-ce que par quelques mots dans une préface, ou en exergue, de l'exactitude des faits qu'il rapporte. Ce fut longtemps une tradition que de voir l'auteur se présenter d'entrée de jeu comme un éditeur qui publie un manuscrit tombé entre ses mains. Ce rôle d'éditeur était particulièrement requis dans le roman par lettres au xvnT siècle. L'auteur-éditeur indiquait comment telle correspondance lui était parvenue. Il s'agit en somme d'une délégation de responsabilité qui tend ou veut tendre à assurer au récit une crédibilité garantie de l'extérieur. Dans Adolphe de Benjamin Constant, on trouve encore ce procédé : le récit est précédé d'un avis de l'éditeur, il est suivi d'une lettre à l'éditeur et d'une réponse de l'éditeur. Celui-ci raconte comment lui est parvenue une cassette contenant « l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire », ainsi que l'autorisation de la publier. Ce travail d'édition prend de l'importance dans le roman par lettres : l'auteur en confie à quelqu'un ou en assume lui-même le classement. Laurent Versini a montré l'importance que revêt pour le sens même des Liaisons dangereuses l'ordre adopté par l'éditeur. Rousseau, pour La Nouvelle Héloïse, pousse le scrupule jusqu'à prévenir le lecteur des lacunes : il manque, dit-il, ici ou là, une lettre. D ajoute que « si plusieurs lettres ont été perdues », « d'autres ont été supprimées », mais « qu "il ne manque rien d'essentiel qu'on ne puisse aisément suppléer à l'aide de ce qui reste ». Quelques lignes de sa préface sont d'ailleurs plaisamment ambiguës : « Quoique je ne porte que le titre d'éditeur, j'ai travaillé moi-même à ces lettres et je ne m'en cache pas. Ai-je fait le tout et la correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C'est sûrement une fiction pour vous. » Dans l'avant-propos d'Armance, Stendhal attribue son roman à une «femme d'esprit» dont il aurait renoncé à « améliorer le style ndif». Plus couramment, dans le roman moderne, un narrateur principal délègue ses pouvoirs à un autre, voire à plusieurs autres. Dans tel roman de Conrad, le système des récits gigognes peut aller jusqu'au cinquième degré. Dans Un roi sans divertissement, un narrateur du temps présent raconte ce que les gens du village lui ont raconté il y a plus de trente ans, lesquels avaient entendu Saucisse leur narrer bien des années auparavant ce qu'elle avait connu et deviné de l'histoire de Langlois et de M. V. Le plus souvent, le narrateur principal raconte que telle personne dont il a fait la connaissance en est venue à lui raconter sa vie, en tout ou en partie. C'est le cas avec Y Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. C'est un épisode des Mémoires d'un homme de qualité, lesquels sont attribués à un certain M. de Renoncour, moins porté à être un héros qu'à assister aux malheurs d'autrui et à tenter de comprendre de quel enchaînement de circonstances ils sont l'aboutissement. Renoncour est l'auteur fictif des Mémoires rédigés par Prévost : en tout cas, il s'adresse à nous, et Des Grieux, qui lui confie ses malheurs, ne s'adresse qu'à lui. C'est Renoncour qui introduit l'histoire du chevalier : il l'a rencontré au moment où celui-ci s'embarquait avec Manon pour l'Amérique, puis il fut longtemps sans nouvelles, et un hasard les fit se retrouver : dès lors, c'est Des Grieux qui parle en confiant à Renoncour ses malheurs et ses faiblesses. Celui-ci prend soin d'avertir son lecteur qu'il a rédigé l'histoire du chevalier presque aussitôt après l'avoir entendue de sa bouche, et qu'on « peut s'assurer par conséquent que rien n'est plus exact et fidèle que celte narration ». On a un cas du même ordre avec Dominique de Fromentin. Tout est clair d'entrée de jeu : « Je n 'ai pas à me plaindre - me disait celui dont je rapporterai la confidence dans le récit (...) qu'on lira tout à l'heure. » En effet, un narrateur initial fait la rencontre de M. Dominique : celui-ci devient son ami et - du chapitre 2 à la fin du chapitre 17 - lui fait le récit de sa vie. Puis le narrateur initial reprend la parole : « Dominique, dit-il. avait achevé son récit. Il s'arrêta sur ces dernières paroles. » Le roman peut prendre la forme d'un journal intime comme c'est le cas pour La Symphonie pastorale ou le Journal d'un curé de campagne. Il peut être constitué d'une lettre destinée à quelqu'un : dans Le Lys, Félix de Vandenesse écrit à Mme de Manerville pour lui révéler tout un passé dont elle est curieuse : « (...) Peut-être vaut-il mieux que tu saches tout. Oui. ma vie est dominée par un fantôme. » Schéma identique dans Le Noud de vipères, mais la lettre destinée par Louis à sa femme est écrite après quarante-cinq ans de vie commune. Louis entend s'expliquer, se révéler à elle lel qu'il est. après tant d'années de malentendus et d'incompréhensions. Le statut de son texte est variable : selon les occurrences. c'est une « lettre ». un «journal ». un « cahier ». des « pages ». un « récit », une « confession ». Le destinataire varie aussi selon les circonstances : sa femme, ses enfants et petits-enfants, son fils adultérin, lui-même : «Cette histoire, je l'ai commencée pour toi (...). Au fond, c'est pour moi que j'écris. Vieil avocat, je mets en ordre mon dossier. Je classe les pièces de ma vie. » Le texte de La Chute de Camus est une sorte de monologue devant un auditeur muet ou, du moins, dont nous n'entendons ni ne lisons jamais les interventions : nous ne les connaissons que par les réactions ou les réponses qu'elles provoquent chez celui qui parle. L'interlocuteur est quelqu'un que le locuteur (Jean-Baptiste ClamencE) veut convaincre, dont il sollicite souvent l'approbation : il s'agit en effet de lui révéler une vérité importante, la vérité, voire de lui confier des secrets : il se présente comme celui qui sait ; et, fût-ce de façon dérisoire, il parle comme un prophète. Le discours de J.-B. Clamence (et c'est un peu en effet un plaidoyer d'avocat en même temps qu'un réquisitoire contre l'époquE) évoque à la fois le décor où il tient ses propos (un bar, le pont d'un navire, les rues d'Amsterdam, sa propre chambrE) et les événements qui ont marqué sa vie et qui l'ont fait passer d'un état edenique, celui de la bonne conscience heureuse liée à l'accomplissement de la vie, à un temps du soupçon, de la remise en question, du « malconfort ». Camus a recours à la technique de l'aveu différé, de la confidence par bribes, il use de toutes les ressources de l'esquive, de l'annonce, de la dérobade ; les événements ne sont pas racontés dans l'ordre où ils se sont déroulés, mais évoqués dans l'ordre que décide le caprice de celui qui parle. Dans le cas du Noud de vipères, on pouvait concevoir que l'auteur se présentât comme l'éditeur d'un document qui lui serait venu entre les mains. Mais les romanciers modernes n'éprouvent plus le besoin de recourir à des ruses de présentation. Comme l'a observé Gérard Genette, c'est une des caractéristiques du roman moderne qu'il tende à effacer « les dernières marques de l'instance narrative » « en donnant d'emblée la parole au personnage » (Figures, III. p. 193). C'est ce qui se produit en particulier avec le monologue intérieur : le lecteur est situé, si l'on peut dire, dans la pensée même du personnage qui soliloque. De Joyce à Beckett, de Faulkner à Nathalie Sarraute, il y a là une des directions du roman modeme. Au-delà du strict procédé du « monologue intérieur », le propos - sous forme de journal, de lettre, de plaidoyer, etc. - est directement assumé par un personnage : il s'agit moins de raconter une histoire (ce qui suppose un narrateuR) que de donner au lecteur accès à un « contenu mental ». à une conscience se saisissant elle-même dans l'écoulement immédiat de ses pensées, de ses fantasmes, de ses souvenirs, de ses projets. Une innovation intéressante : La Modification de Michel Butor. On avait le roman au il, le roman au je ; il a inventé le roman au vous. Ce « vous », c'est le lecteur à qui l'on raconte une histoire qui est la sienne, mais dont il connaît mal tous les aspects : s'il les connaissait, il pourrait raconter lui-même à la première personne, il apporterait son témoignage. Mais s'il s'agit de le lui arracher, mieux vaut recourir à la deuxième personne. Jean Pouillon parlait d'un « emploi admirablement équivoque de ce vous », ce « vous qui masque - si peu - un je. interpelle fictivement le lecteur, en appelle à sa propre expérience ». Butor justifiait l'usage de ce vous en insistant sur son caractère didactique : « C'est ainsi qu 'un juge d'instruction ou un commissaire de police dans un interrogatoire rassemblera les différents éléments de l'histoire » que l'accusé ou le témoin ne peut ou ne veut raconter, « et qu 'il les organisera dans un récit à la seconde personne pour faire jaillir cette parole empêchée » (Michel Butor, Essais sur le romaN). |
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