Essais littéraire |
Convergences des Lumières, combats communs pour et contre. Mais aussi différences, divisions, dissidences, qu'on réduira à quelques lignes de fracture. Ce qu'il est convenu d'appeler, avec le siècle lui-même, en sa fin, les Lumières, se met clairement en place dès les années 1680 (Bayle, FontenellE), reprend souffle avec la Régence, triomphe au grand jour après 1750, explose avec là Révolution. Naissance, maturité, crise cardiaque et apoplexie : schéma classique, trop poli et repoli pour ne pas être honnête. Mais que sur plus d'un siècle, on ne pûTsse mettre dans le même panier (la guillotine l'a pourtant faiT) des générations successives, des trajectoires individuelles divergentes, des ouvres et des pensées d'autant plus irréductibles qu'elles sont plus fortes, doit-on s'en étonner ? Les Lumières ne sont peut-être qu'une fiction, un éclairage trop violent qui, en brûlant les ombres, efface les contours et les nombres : une dramaturgie prodigieuse du spectacle des idées, dont on ne reconnaît plus, dégrimés, dégrisés, les acteurs. Mais elle a la vérité plus vraie de toute fiction géniale : sans elle, le XVIIIe siècle n'a plus "grand-chose à nous jouer, lui qui fut sans doute le premier siècle à savoir se mettre en scène. Reste que les conflits existent, et s'exacerbent au fil du temps, avant que ne se creusent les divisions irrémédiables d'après 89. Dieu, ou Comment s'en débarrasser ? Dieu et la nature, au XVIIIe siècle, sont inséparables : impossible de penser l'un sans l'autre. Un athée conséquent ne peut se contenter de nier Dieu : il se doit de proposer une theoriematerialiste de la nature. Plusieurs conceptions de Dieu, donc de la nature (et inversemenT), se chevauchent^ ei divisent les Lumières en pôles nettement divergents, dont les options enveloppent en fait, inévitablement, une conception dès rapports de l'homme et du monde. La nature est-elle l'ouvre d'un principe divin ? Fontenelle n'en souffle mot dans les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686). Mais une grande partie des Philosophes et des savants de la première moitié du siècle le pensent, dans le sillage de Newton. Comment porter au compte des mouvements aveugles de la matière l'admirable harmonie des lois mathématiques à l'ouvre dans le cosmos? Là nature mathématisée de la science moderne suppose une intelligence suprême, un Dieu horloger, que rien n'oblige à identifier avec le Dieu incarné et triplé du christianisme. Le déisme voltairien tire, avec une sincérité jamais démentie, les conséquences métaphysiques de son initiation aux sciences modernes. Se débarrasser de l'idée de Dieu revient pour lui à rendre le monde incompréhensible, et dangereusement absurde. C'est ce qu'il s'acharne à démontrer jusqu'à sa mort, quand, dans les années 1760, il découvre et combat les progrès du matérialisme chez les « frères » philosophes (Histoire de Jenni ou le Sage et l'Athée, 1775). Mais l'intelligence suprême n'intervient pas dans le cours} des choses humaines (Candide, 1759) et ne nous permet pas d'accéder à la vision divine du cosmos (fin de Micromégas, 1752, fin de CandidE). Le. déisme est une solution modérée, raisonnable, séduisanté, à mi-chemin d'un christianisme dévalorisé et d'un athéisme inquiétant, et il peut se nourrir du succès de la sociabilité maçonnique. Il répond à l'esprit des Lumières par la rationalisation radicale qu'il opère : la religion est vidée de tout mystère, de tout surnaturel ; elle consiste à adorer un principe divin et à pratiquer une morale de bienveillance et de tolérance. Il peut donc se combiner ou se confondre avec un christianisme raisonnable, c'est-à-dire purgé de ses superstitions, guéri de toute velléité fanatique, et confiant dans la perfectibilité de l'homme. Car le déisme, comme toutes les Lumières, exclut le péché originel. Le rapport essentiel n'est plus à Dieu mais aux hommes. Les matérialistes du XVIIIe siècle, nourris par l'Antiquité, la Renaissance, le libertinage érudit, radicalisent les implications de la philosophie des Lumières (rationalisme scientifique, sensualisme, hédonisme, anticléricalismE). Pourchassés depuis des siècles par l'Église, ils ont enfin la force de paraître sur la scène des idées. Événement important, trop souvent minimisé ou caricaturé. Ils le font en deux étapes. D'abord (première moitié du sièclE) par des manuscrits clandestins (originaux ou noN). Le plus virulent, le plus étonnant, est le Testament d'un curé de village, Jean Meslier (1664-1729), publié, tronqué et expurgé dans un sens purement anticlérical par Voltaire (1762). Ensuite apparaissent les grands auteurs matérialistes : La Mettrie, qui a une incontestable priorité, mais dont chacun tient à se démarquer (Histoire naturelle de l'âme, 1745 ; l'Homme-machine, 1747, son livre le plus connu ; l'Art de jouir, 1751 ; Vénus métaphysique, essai métaphysique sur l'origine de l'âme humaine, 1751) ; Helvétius (De l'esprit, 1758 ; De l'homme, 1773, posthume, qui provoque une ferme Réfutation de Diderot, achevée en 1774) ; D'Holbach (le Système de la nature, 1770 ; le Bon Sens ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, 1772, commode et efficace résumé du SystèmE) ; Diderot, dont le Rêve de d'Alembert, rédigé en 1769, reste cfàndestin jusqu'au XIX' siècle. Convient-il d'y ajouter Sade ? Sans doute, bien qu'aucune tradition ni aucune orthodoxie matérialistes ne songe à revendiquer cet ancêtre encombrant, plus litigieux que prestigieux. Les matérialistes s'en prennent à deux notions métaphysiques de taille: Dieu créateur (prouvé par Tordre du mondE), l'âme immortelle. La pensée, propriété de la matière organisée (du" cerveaU) est liée à deux de ses attributs fondamentaux : le mouvement et la sensibilité. Au regard de l'univers, l'unité matérielle du monde rend vaine toute distinction du Bien et du Mal à partir des notions subjectives de malheur et de bonheur (critique, par la Correspondance littéraire de Grimm, juillet 1756, du Poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire, 1756) ; l'organisation universelle réduit à néant l'idée de liberté (fatalisme dénoncé par leurs adversaires, mais assumé par des matérialistes comme D'HolbacH). Les idées morales n'ont aucun fondement transcendant, idéal, car elles s'enracinent totalement dans l'univers matériel (besoins, plaisirs, intérêts, éducation, etc.). Qu'il soit plutôt physiologique ou plutôt sociologique (détermination des comportements par le corps ou par la société), le déterminisme matérialiste se signale toujours par sa radicalité, inspirée du modèle des sciences de la nature, et animée par la volonté de provocation et/ou de démonstration. Mais le matérialisme est lui-même conflictuel : La Mettrie est tenu en suspicion pour son joyeux et trop cynique amoralisme (réel ou feinT) ; Diderot réfute vigoureusement Helvétius, dont il juge l'anthropologie trop étroite, trop mécanique. La société, ou Comment lier les hommes ? Les Philosophes n'ont pas voulu la Révolution, ni même une réforme globale, qu'ils auraient appelée une révolution. Voltaire aime son château, Montesquieu son vignoble, et Diderot ses pantoufles (et il faut doter Angélique, qui aimerait bien s'appeler Mme de Vandeul, en attendant de brûler les lettres paternelles trop peu édifianteS). Parfois, il est vrai, ils ont eu quelque pressentiment sombre, inquiet, d'un orage menaçant, mais la plupart sont morts avant la tempête. Les survivants, hébétés, nous supplient de croire que la Raison ne coupe pas les têtes. Nous les croyons sans peine : l'Histoire frappe toujours dans le dos, et ne donne pas ses raisons (ou elle en donne trop : cas de la Révolution françaisE). Bossuet s'émerveillait de cette preuve perpétuelle d'une Providence divine : la perpétuité de l'Église romaine dans ses vérités et ses dogmes. Certitude carrée ! La méditation des Philosophes dessinait les linéaments d'une progression rompue de l'esprit civilisateur : panorama nettement plus large, mais encore un peu grêle. Avec la Révolution française et la Terreur, et Bonaparte mué en Napoléon Ier, l'Histoire change brusquement et à jamais de substance, d'épaisseur, de sens : énigme terrible, mystère grandiose, qui broie la lumière, l'ombre et le sang sur la même palette. Aux querelles théologiques succède la guerre européenne des interprétations de la Révolution. Au regard de cette interrogation dont les termes se renouvellent jusqu'à nous, mais pas l'urgence, la réflexion ininterrompue et plurielle des Philosophes sur la société et la politique peut sembler, parfois, souvent, manquer de fièvre. Comme si leur faisait défaut une expérience cruelle. Mais cette réflexion a existé, elle a divisé et mobilisé les esprits, elle a nourri les hommes de la Révolution, et ses problèmes sont sans doute moins anachroniques qu'on aimerait le croire. Ne serait-ce que la fiction des droits de l'homme, ressortie récemment, toute fraîche, à peine refardée, des malles du XVIIIe siècle. Un schéma assurément simplifié mais commode consisterait à suivre le fil d'un double effort qui traverse le siècle. Le travail sur l'histoire nationale, qui débouche sur une certaine idée de la monarchie et de la société françaises, et qui imprègne deux ouvres capitales : De l'esprit des lois, 1748, de Montesquieu, et les Mémoires du duc de Saint-" Simon publiés au XIXe siècle ; l'élaboration d'une philosophie politique fondée sur la théorie du droit naturel et du contrat social, dans le prolongement de Locke. Bien entendu, échanges, interférences, combinaisons multiples, compliquent cette distinction trop simple, qu'il ne faudrait surtout pas interpréter comme l'opposition d'une pensée scrupuleuse et réaliste, car historienne, et d'une pensée radicale et rêveuse, car rationaliste'et philosophique. La philosophie couronnée Ce qui se joue là^et jui divise, les Lumières, c'est donc le rapport à un pouvoir fort et raisonnable, ce qu'il est convenu d'appeler, assez mal, le despotisme éclairé. Pourquoi ne pas s'appuyer sur un prince-philosophe pour hâter les pas de la Raison ? Plus exactement : sur qui compter pour rogner les griffes noires de l'Eglise, pour réformer, améliorer, éduquer ? Pour contenir, aussi, le peuple, si ignorant, si sensible aux superstitions, si remuant et si peu raisonnable, car il y a peu de raison là où manque l'assiette d'une propriété. Le despotisme éclairé, autrement dit la Philosophie couronnée, c'est la tentation, qu'on comprend difficilement résistible, du « raccourci », d'une accélération de l'Histoire, sans risques ; des retrouvailles de la nature, de la raison et de la politique dans la figure prestigieuse, mythique, du législateur (Solon, Lycuïgûé), frère jumeau du Philosophe. Que font Voltaire à Berlin, Diderot en Russie, sinon anticiper la venue (si tard, si peU) de Turgot aux affaires (1774-1776) ? Pour appliquer leur libéralisme économique (laisser-faire, laisser-passeR), si évidemment voulu par Dieu, les physiocrates (Quesnay, Turgot...) s'adressent résolument à un pouvoir fort, absolu, puisque la physiocratie (« gouvernement de la nature ») n'es que l'expression évidente des lois naturelles, donc de la raison, qui s'imposent inflexiblement à tout homme sain d'esprit ! « Donnez-moi cinq ans de despotisme et la France sera libre » (TurgoT). Diderot s'éloignera, lentement, irrésistiblement, de cette fascination qu'il défendait dans l'Encyclopédie ; se rapprochant ainsi de son frère ennemi, Rousseau, dont la vie et Pceuvre semblent dénoncer avec violence cette illusion - tout en lui faisant place sous les traits du précepteur d'Emile (1762), et de M. de Wolmar, philosophe-législateur de Clarens (la Nouvelle Héloïse, 1761). Le droit naturel Il est impossible_de comprendre la pensée politique des Lumières sans passer par le droit naturel. C'est « dans les traités de droit naturel que Rousseau a puisé l'essentiel de son érudition politique. On trouve en effet dans ces ouvrages une théorie de l'État qui, au xvme siècle, s'est imposée à l'Europe entière et a fini par ruiner complètement Ta doctrine du droit divin... » (R. Derathé, J.-J. Rousseau et la pensée politique de son tempS). Dès la première moitié du XVIIIe siècle, les universités allemandes, suisses, suédoises, etc., sont dotées d'une chaire de droit naturel, sauf la France, en raison notamment' de l'hostilité de l'Eglise. Mais le public dispose de remarquables traductions commentées des deux classiques : Grotius (1583-1645), le Droit de la guerre et de la paix, 1625, traduit par Barbeyrac en 1724. Et surtout : Pufendorf (1632-1694), le Droit de la nature et des gens, 1672, traduit par Barbeyrac en 1706 et 1712 (dix éditions au XVIIIe siècle !). L'Encyclopédie, de son côté, répand et vulgarise la doctrine, dont l'Essai sur le gouvernement civil, 1690, traduit en 1691, de Locke (1632-1704), est un chaînon important. Le droit naturel est explicitement dirigé contre la théorie catholique du droit divin, selon laquelle l'autorité politique des gouvernements (choisis par les hommeS) vient de Dieu, comme les évêques reçoivent leur autorité pastoratede Jésus-Christ. La doctrine du droit divin ne privilégie aucune forme de gouvernement : sa fonction est de fonder l'obéissance absolue des sujets, d'exclure tout droit de résistance et toute souveraineté originaire du peuple, contrairement au droit naturel. Il y a là un clivage fondamental entre les deux doctrines, qui explique l'origine protestante du droit naturel fGrôfïus et Pufendorf opèrent la séparation de la théologie et de la politique. Cette révolution intellectuelle a dominé la pensée européenne pendant près de deux siècles. Le droit naturel s'efforce de penser la société comme une institution purement humaine, et d'en tirer des lois fondées sur la pure raison, universellement et éternellement valables, antérieures et supérieures à toutes les lois positives infiniment variées, propres à chaque État, à chaque époque. Pour ce faire, ils vont élaborer une série de concepts fondamentaux. L'état de nature Pour connaître tes lois naturelles dérivées de la nature de l'homme, il faut imaginer l'homme avant la société, c'èst-à-dire dans un état fictif, l'état de nature, où n'existe aucune législation, aucun code, aucun État, Égaux et indépendants, tes hommes n'obéissent qu'aux lois naturelles, aux lois qui découlent de la nature humaine. Ces lois peuvent concerner les rapports naturels de l'homme à Dièii ; de l'homme à lui-même (fondés sur le principe de conservation, qui implique la conservation et le développement de nos facultés en vue de leur fin naturelle, le bonheur de l'hommE) ; des hommes entre eux - les plus importants de tous (fondés sur le principe de sociabilité). Mais cela n'épuise pas la notion d'état de nature. Il faut distinguer : - l'état de nature en lui-même, c'est-à-dire l'homme isolé, absolument seul. Il s'oppose alors à la vie de société avec tous ses avantages : sa fonction est de calmer, comme dit Pufendorf, les revendications du peuple, en lui montrant les affreux inconvénients d'un tel état ! (parfaitement fictiF). - L'état de nature par rapport à autrui. C'est la vie sociale des hommes avant l'institution d'un pouvoir politique, les hommes vivant dans des groupes où ils n'ont entre eux que des relations fondées sur la sociabilité et l'égalité naturelles, sans aucune contrainte étatique. C'est» le sens de loin le plus important, car le seul qui intéresse la théorie politique : état naturel s'oppose ici à société civile. Il s'agit non d'un état d'isolement, mais d'un état d'indépendance : les hommes manifestent leur liberté et leur égalité naturelles, originaires, sans maîtres ni sujets. Mais c'est un état social, et la fiction philosophique peut alors sembler renvoyer aux origines primitives de l'humanité. Mais attention ! les États modernes vivent encore entre eux dans l'état de nature, c'est-à-dire dans des rapports (internationauX) non réglés par le droit positif, à l'inverse des sociétés civiles où les citoyens ont abandonné leur égalité et leur liberté naturelles dans les mains d'un gouvernement. De cet état, on va déduire les droits et les devoirs naturels de chacun. L'objectif principal des théoriciens du droit naturel va consister à combattre l'idée de Hobbes (1588-1679 ; De cive, 1642, traduit en 1649 ; Leviathan, 1651) d'un état de guerre généralisé de chacun contre chacun, né de l'égalité. Car, si l'homme est originellement un loup pour l'homme, alors on ne peut échapper au dilemme : anarchie intolérable, contraire au principe de conservation, ou despotisme absolu, qui apporte la paix aux dépens de l'égalité et de l'indépendance naturelles. On voit donc que l'enjeu des discussions sur l'état de nature n'est pas de savoir s'il a existé. Ce qui importe, c'est un problème philosophique crucial : la société fait-elle une violence extrême à la nature de l'homme (HobbeS), justifiant ainsi le despotisme, ou bien la société civile est-elle le couronnement de l'état naturel, interdisant alors de piétiner les droits naturels de l'homme, dérivés de sa nature ? (LockE). Le contrat social Ces lois civiles, positives, vont donc garantir, par la contrainte de la force, les droits et devoirs nés du droit naturel, au lieu de les renverser. La crainte (pour la vie', pour les bienS) explique le passage de l'état de nature à la société civile, comme chez Hobbes, mais sans ses conséquences terribles. Ce passage se fait selon un double pacte : - un pacte d'association, qui fonde la société civile ; - un pacte de gouvernement, qui définit la forme politique du gouvernement (monarchique, démocratique, etc.). On voit évidemment en quoi cette théorie du contrat, c'est-à-dire de la souveraineté originaire du peuple, peut fonder un libéralisme politique, un droit de résistance à Toppression tyrannique. Et c'est bien pourquoi on a tant besoin de nier que l'état de nature soit caractérisé originellement comme état de guerre généralisé. Les théoriciens du droit naturel ne veulent absolument pas opposer état de nature et société civile. Celle-ci n'est pas pour eux dégradation, déperdition. L'homme est fait pour la société, qui peut et qui doit garantir et épanouir ses potentialités naturelles, ses droits et devoirs naturels. Telle est, grossièrement résumée, la théorie à partir de (et contrE) laquelle Rousseau va élaborer le système politique le plus original et le plus radical du XVIIIe siècle. Illuministes et anti-Lumières Il faut faire une place, même réduite aux courants de l'illuminisme, difficile à définir, dont la figure de proue, en France, est Saint-Martin (1743-1803, l'Homme de désir, 1790). Le siècle des Lumières est aussi celui de l'occultisme et des illuminismes. « L'illuminisme professe une croyance en une tradition primitive universelle que seuls les initiés peuvent connaître par la compréhension des forces surnaturelles et la communication avec l'au-delà » (Dictionnaire des littératures, BordaS). Ce véritable illuminisme, celui de Saint-Martin, ne s'oppose pas à la raison, mais à toutes les certitudes dogmatiques (théologiques et sensualisteS), et poursuit la quête douloureuse d'une régénération et d'une réconciliation par la voie d'une parole poétique et prophétique. Il joue un rôle important dans la genèse du romantisme. C'est une des originalités des Lumières françaises que leur agressivité anticléricale et même antichrétienne, qu'on ne retrouve guère ailleurs, sinon dans l'entourage de Frédéric 11 de Prusse. À défaut d'écraser YInfâme, tâche qui dépassait les forces d'un homme et même d'un parti, Voltaire et les « frères » ont au moins réussi à éclipser jusqu'au souvenir de leurs adversaires malheureux, réduits à survivre et à souffrir dans quelque recoin de phrase ou d'anecdote cinglantes. Il faudra la Révolution pour voir apparaître les brillants représentants d'une pensée « réactionnaire », Bonald, de Maistre, Chateaubriand, dans le sillage d'un maître-livre, les Réflexions sur la Révolution de France (1790), d'Edmund Burke, qui donne le branle d'une réflexion européenne sur l'événement majeur des temps modernes. Il serait pourtant injuste de traiter par le mépris tous les tenants de l'orthodoxie. Les grands ordres religieux spécialisés depuis la fin du xvnc siècle dans l'érudition (Bénédictins, OratorienS) continuent à publier d'immenses et admirables recherches (religieuses et profaneS), que les Philosophes ne se privent pas toujours d'utiliser, malgré leur mépris pour le travail de pure érudition. Mais le rythme et l'efficacité des travaux diminuent, l'argent du siècle et des libraires exerce un attrait grandissant. Après 1770, les Bénédictins ne comptent plus dans les travaux savants. Un des plus brillants, et des plus détestés, adversaires laïcs~dès Philosophes fut sans doute Fréron (1719-1776), fondateur de l'Année littéraire en 1754, périodique qui paraissait tous les dix jours et que les Philosophes eurent la joie de faire suspendre par le pouvoir peu avant la mort de son animateur. À dire vrai, le camp anti-philosophique disposait bien d'une machine de-guerre formidable contre ses ennemis triomphants: Rousseau. Mais comment manipuler sans risques un engin aussi explosif ? Rousseau est utilisé par tous, et n'appaïïiéntà aucun des deux partis. Encore une fois, en France, c'est bien l'irruption violente et massive de l'Histoire sur la scène des idées qui change radicalement, avec 89, le rapport des Lumières et des anti-Lumières. Un contre-révolutionnaire conséquent combat dans la Révolution l'événement et surtout la conséquence fatale des Lumières. La Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), de Louis de BonàTd (1754-1840), mise au pilon par le Directoire, mais lue par Chateaubriand, Sieyès, La Harpe, et... Bonaparte, identifie volonté générale et volonté divine, dénonce les usurpateurs qui entendent substituer les droits de l'homme et du citoyen à ses devoirs envers un Dieu dont procède la monarchie (le meilleur des gouvernements possibleS). Si l'écriture bonaldienne est trop rébarbative pour rendre justice à la cohérence de ses développements, celle de Joseph de Maistre (1753-1821) dans ses Considérations sur la France (anonyme, 1797) déploie toutes les séductions d'un style limpide, acéré et sarcastique : un Voltaire contre-révolutionnaire, l'égal d'un Chamfort (1740-1794) ou d'un Rivarol, « Tacite de la Révolution » selon Burke (1753 1801), qui saurait aussi tracer des fulgurances poétiques. Il fustige les prétentions de la raison à comprendre et transformer un monde dont seule l'observation des faits permet de rendre compte sans lui imposer un ordre ou une grille de lecture. Aux systèmes, ce visionnaire prophète substitue une métaphysique à la Bossuet : le cours de l'Histoire, aussi fluctuant et déconcertant soit-il, obéit à intervention constante de Dieu, ce « gouvernement temporel de la Providence ». Entre le péché originel et la rédemption, expiation de la faute, la suite des temps prépare l'avènement de la cité de Dieu, et le châtiment révolutionnaire y joue son rôle, étape sanglante dans la conquête de l'unité, moment tragique, conjonction de la folie philosophique et de l'intention providentielle. À ces affirmations, pesamment didactiques ou décidément sublimes, s'oppose le scepticisme, voire le nihilisme du premier Chateaubriand, celui de VEssai sur les révolutions (Londres, 1797, connu en France en 1826). À la comparaison des révolutions française, anglaise et antiques, se mêle l'analyse d'un mal moderne, celui d'une génération perdue de déracinés, de parias. Livre du moi confronté à l'Histoire, d'une écriture originale, riche en métaphores, où René (monarchiste par désespoiR) met en cause une Révolution avortée et mensongère, VEssai ouvre la voie au romantisme. Car le romantisme est inséparable des rêves prométhéens de 1789 et de l'issue tragique des Lumières. Les Lumières quand même... Si le déroulement implacable de la Révolution frappe d'effarement des philosophes patentés comme Marmontel ou Raynal, si une pensée réactionnaire fourbit des armes inédites, si Robespierre condamne durement la plupart des Encyclopédistes pour n'exalter que Rousseau, l'héritage syncrétique des Lumières reste revendiqué par le groupe des Idéologues, à travers sa revue, la Décade philosophique, qui paraît tous les dix jours (calendrier républicaiN) du 29 avril 1794 au 21 septembre 1807. Républicains libéraux proches de la Gironde et donc hostiles au jacobinisme terroriste, les Idéologues veulent asseoir la République et diffuser les Lumières par l'éducation, leur préoccupation majeure. Une éducation philosophique et républicaine à l'adresse de toute la population, impliquant une régénération des esprits et des mours. Partisans naïfs du coup d'État préparé par un général républicain et éclairé, ils s'opposent rapidement à Bonaparte, qui les réprima hargneusement et s'efforça de substituer à l'idéologie (« science des idées »), héritée du sensualisme des Lumières, un éclectisme spiritualiste plus rassurant. Travail d'étouffement et d'occultation qui a bénéficié d'une" complicité séculaire : cette génération perdue a disparu de la mémoire collective. Et pourtant, que d'hommes remarquables chez les Idéologues : le médecin Pinel (1745-1826), « libérateur des fous », le médecin Cabanis (1757-1808), le génial savant Lamarck (1744-1829), le philosophe Destutt de Tracy (1754-1836), créateur du mot « idéologie » promis à un si fantastique avenir par le canal inattendu du marxisme, l'écrivain Volney (1757-1820), l'historien Daunou (1761-1840), etc. Proches de B. Constant et de Mme de Staël, ils sont une des sources du courant libéral au XIXe siècle, et leur influence sur Stendhal apparaît indéniable. Le cour et la raison Siècle de la raison froide, mécaniste, analytique, acharné à pratiquer l'« anatomie de l'âme » (d'AlemberT), I'« ana-tomie métaphysique » (DideroT) des idées et des sentiments, à reporter sur l'homme, conçu comme être générique, universel, les méthodes de la science newtonienne ; obsédé par l'idée de tout décomposer en l'homme jusqu'aux éléments originels - ces fameuses sensations nées du contact des choses - pour jeter enfin sur toute réalité humaine des lumières intelligibles qui dissiperaient leur mystère ; enthousiasmé, vers 1789, par le projet de réaliser le bonheur de l'homme en recopiant dans les constitutions ses droits éternels et universels inscrits dans la nature... Mais siècle aussi de la sensibilité, des larmes, du sentiment (l'adjectif sentimental apparaît en 1769, calqué sur l'anglaiS), du moi, de l'individu unique et inimitable, de là vie privée, de l'intériorité, de l'autobiographie moderne, des passions exaltées, du génie, de l'enthousiasme, de la mélancolie - préludes au romantisme... Un être sensible, type qui se répand surtout après 1760, ressent plus vivement qu'un autre les impressions que libèrent la nature, les autres hommes, les ouvres d'art, et lui-même. Ce qui lui donne accès à une vérité aussi vraie, mais plus fulgurante que la saisie rationnelle du monde par les seules procédures de l'entendement. Mais vérités du cour et vérités de la raison ne s'opposent pas nécessairement (par exemple chez RousseaU). La sensibilité n'est donc pas une vague sensiblerie, une incertaine propension à l'émotivité ou à la rêvasserie. Elle définit une part inaliénable de ia nature humaine et de l'individualité. Mais cette capacité d'être affecté par le monde et par ses propres sentiments est évidemment à double détente, source de joies enivrantes, et de souffrances inconnues - « Fatal présent du ciel qu'une âme sensible ! » s'écrie Saint-Preux (la Nouvelle Héloïse, 1761). Sur un cour sensible, la passion déclenche des orages effrayants. Le champ est ouvert aux conflits romanesques comme aux périls et aux sauvetages du drame bourgeois : tant qu'il y a une bribe de sensibilité dans le cour le plus corrompu, il reste de l'espoir. À la femme, donc, par ses larmes, sa beauté, sa vertu (profanéE), d'attendrir et de régénérer, au risque de se perdre, le séducteur libertin qui a perdu le chemin des pleurs. Cette double postulation n'échappe pas aux esprits les plus lucides : «... les valeurs du sentiment sont plus inébranlables dans notre âme que les vérités de démonstration rigoureuse, quoiqu'il soit souvent impossible de satisfaire pleinement l'esprit sur les premières [...] le cour et la tête sont des organes si différents ! Et pourquoi n'y aurait-il pas quelques circonstances où il n'y aurait pas moyen de les concilier » (Diderot, Lettre à Falconet, février 1766). «... les raisonnements, lorsque nous nous y abandonnons et que nous en faisons notre principal langage, étouffent les sentiments ; [...] ils nous sortent de nous-mêmes et nous font vivre hors de nous [...]. Il faudrait les laisser à ceux qui sont hommes par la tête, [...] au peuple des savants qui font de la science leur capital et qui, dans l'ivresse qu'elle leur cause, renoncent aux avantages du cour qu'ils ne connaissent pas, qui se perdent en eux et qu'ils détruisent dans les autres » (Béat de Murait, Lettres sur les Français, les Anglais et les voyages, 1725). On peut proposer, semble-t-il, au moins trois interpréta-tiofïs de cette polarité : - Une chose après l'autre ? Une construction chronologique a été tentée d'opposer le premier demi-siècle, dominé par l'esprit caustique et critique (Montesquieu, Voltaire, etc.), au retour en force de la sensibilité après 1750 (Diderot, Rousseau, etc.). Elle débouche logiquement, dans le même esprit évolutionniste, sur la notion de « préromantisme », calquée sur celle de « pré-classicisme ». Cette conception n'est plus acceptable. Ne serait-ce qu'en raison de son incapacité à rendre compte de Marivaux et de Prévost. Ce qui n'exclut nullement inflexions et mutations après 1750-1760. - Une chose et l'autre ? Une deuxième perspective souligne la coexistence et la complémentarité,d'un.p.ôle_des Lumières et de'ce que G. Gusdorf appelle « le retour du refoulé ». L'excès de lumière suscite le désir de l'ombre, du mystère humain, de l'intériorité. Le romantisme allemand de la fin du siècle se constitue en réaction exacerbée contre les axes essentiels de la philosophie des Lumières. Mais, en vérité, c'est le siècle tout entier qui est ainsi traversé par « l'autre XVIIIe le XVIIIe du cour » (G. GusdorF) qui, en Allemagne, en Angleterre, se nourrit de la vitalité religieuse du protestantisme, et particulièrement du mouvement piétiste. Ambivalence, donc, et souvent dans les individus eux-mêmes, du XVIIIe siècle, où les Lumières finissent par être submergées - beaucoup plus tôt et beaucoup plus radicalement en Allemagne et en Angleterre (une génération d'écarT) qu'en France. - Une seule et même chose ? Plutôt que comme un autre XVIIIe« siècle, ou l'autre du XVIIIe siècle, ne convient-il -pas d'interpréter la montée croissante des revendications sensibles, individualistes, passionnelles, etc., comme émanant des sources mêmes où s'alimentent les Lumières ? Locke, par exemple, ne conduit pas qu'à un intellectualisme « desséchant ». C'est aussi un théoricien de l'individualisme, un analyste de l'inquiétude ; rexâcerbatibn de la sensibilité n'est peut-être, après tout, que le prolongement de la primauté accordée à la sensation. Somme toute, le XVIIIe siècle n'est-il pas contraint, par la forcé des choses, d'ëxpérïmenter (dans ses pensées, ses pratiques, ses institulionS) une réorganisation du champ culturel massivement envahi par les sciences et les techniques, dont nous ne sommes pas sortis, et pas près de sortir ? La cohabitation du savant et de l'écrivain s'aménage sous la perruque poudrée du Philosophe. Compromis encore aimable et prestigieux, malgré quelques tensions. Le romantisme allemand le rejette violemment. Mais sa tentative de repenser radicalement les rapports de la science et de la littérature devait déboucher sur l'échec et la folie, tout en bouleversant les bases de la philosophie des Lumières, et en proposant, de l'écrivain et de la littérature, une image tout à fait neuve. Entre ces deux perspectives, à la fois proches et différentes, il n'y a pas lieu, ici, de trancher. L'essentiel est peut-être d'admettre qu'une approche globale de la philosophie des Lumières, aussi utile soit-elle, ne définit que des tendances, que les textes croisent et recroisent, sans souci des classifications scolaires et des tiroirs à fiches. |
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