Essais littéraire |
« Ce climat lyonnais a toujours produit de bons esprits en tous sexes. » Antoine du Moulin. La ville de Lyon joue un rôle considérable dans le renouveau poétique vers le milieu du XVIe siècle. Très italianisée, la capitale culturelle du royaume était une place enviable, tant à cause de ses franchises royales, de ses privilèges de foires et des quelque quatre cents ateliers d'imprimerie qui symbolisaient bien l'essor de sa vie intellectuelle (Davis, Kleinclausz, RomieR). Il y avait lieu d'être fier d'appartenir à une ville cosmopolite qui n'avait rien à envier à sa lointaine rivale d'Île-de-France. Ainsi, Clément Marot pensait faire honneur à un jeune ami en dédiant une de ses épi-grammes à « Maurice Scève Lyonnais », tout comme il se sentait flatté de recevoir une dédicace en vers du plus grand poète néo-latin de sa génération, Salmon Macrin, lui-même fier de se dire de la capitale des Gaules (« Ivliodvnemis » OP, I, p. 205). Si l'on ne peut pas véritablement parler d'« école lyonnaise » au XVIe siècle - au sens où celle-ci aurait imposé un canon à ses membres -, il existe pourtant une forte communauté culturelle, souvent désignée par l'expression latine de sodalitium lugdunense. Les poètes qui appartiennent à ce groupe sont en général différents de ceux qui formeront la future Pléiade, même si certains, comme Pontus de Tyard, auront l'habileté de se faire revendiquer par les deux groupes rivaux. Les disciples de Ronsard se caractérisent, du moins à leurs débuts, par une attitude polémique dirigée contre les poètes de la génération précédente (surtout Marot et Saint-GelaiS). tandis que les écrivains lyonnais naviguent mieux à leur aise dans ce qu'on pourrait décrire comme une symbiose étonnante avec le milieu culturel ambiant (Risset, p. 20). Cela tiendrait au caractère propre de la culture lyonnaise, défini par rapport à trois facteurs majeurs : l'autonomie relative de ses notables par rapport au pouvoir central (roi, Parlement, SorbonnE), le cosmopolitisme marqué de ses élites (forte population italienne ; culture néo-latine vivacE) et l'éclectisme de ses intellectuels, tentés par divers courants à tendances mystiques, hermétiques, et par une forme de féminisme d'origine néo-platonicienne. Une ouverture culturelle aussi large devait être également favorisée par une situation légale privilégiée : jouissance de « privilèges royaux », exonération d'impôts et diverses libertés locales, un statut politique décentralisé avant l'heure et une condition sociale relativement indépendante ou, en tout cas, très différente de la « sujétion néo-féodale » alors en vigueur dans le Nord de la France. Si la culture classique avait pénétré les milieux bourgeois lyonnais, elle ne leur avait pas fait oublier pour autant leurs activités artisanales et commerciales. Loin d'offrir un refuge, comme elle le fera à d'autres époques, hors de la vie politique de la cité, la lecture des classiques et des Italiens correspondait aux besoins d'une élite avide de s'affiner et de confirmer son aspiration à une nouvelle civilité. Cela explique sans doute l'étonnant succès du Cortegiano de Castiglione dont le programme contribue à renforcer l'impatience des femmes lyonnaises, dans un milieu culturel encore mal dégrossi, et à justifier l'accueil que leur réservent les esprits masculins les plus avertis. On lisait les Anciens moins pour se dépayser au contact d'une culture admirable que pour trouver chez eux des modèles de conduite sociale ou des préceptes moraux qui serviraient de guide dans la vie de tous les jours, tout en la transfigurant. Ainsi, l'admiration de la Renaissance pour les Géorgiques peut étonner aujourd'hui. Elle s'explique en partie par l'intérêt très pratique que suscitait ce grand poème didactique sur l'agriculture et l'élevage. Montaigne n'hésitera pas à le placer au sommet de la poésie : Il m'a toujours semblé qu'en la poésie Virgile, Lucrèce. Catulle et Horace tiennent de bien loin le premier rang : et signamment* Virgile en ses Géorgiques, que j'estime le plus accompli* ouvrage de la Poésie (II, x, p. 410). L'accès aux études allait de pair avec l'apprentissage des métiers manuels : les musiciens étaient luthiers ; les peintres se faisaient teinturiers, et les plus grands humanistes n'avaient pas honte de se salir les mains à l'encre des ateliers d'imprimerie. Le mot « art » conservait encore son sens original de «technique appropriée». La culture n'était pas encore l'apanage d'une élite oublieuse - voire dédaigneuse - de la production des objets matériels et de leur mise en commerce. Être artisan, c'était être artiste : la différence se remarquait parfois à peine. Dans ces conditions, on peut comprendre qu'une «cor-dière » comme Louise Labé n'ait pas eu honte de composer et de publier des poèmes : bien plus, que certains notables, en dépit des coutumes, aient pu l'encourager dans un hommage collectif inséré à la fin de ses ouvres (p. 137-200). S'accompagnait-elle du luth? Les cordes de l'instrument étaient doublement de son ressort. L'humble fil de chanvre se trouvait transmué par sa destination musicale. C'est en ce sens qu'il faut lire les vers célèbres de la musicienne : Tant que ma main pourra les cordes tendre Je ne souhaite encore point mourir. (Sonnet 14. v. 5 et 9, p. 128-129.) C'est aussi l'image que l'on retient d'une ode publiée à sa gloire, où l'on voit Louise venir près d'une fontaine et accompagner son chant de son luth : Elle, ayant assez du pouce Tâté l'harmonie douce De son luth, sentant le son Bien d'accord, d'une voix franche. Jointe au bruit de sa main blanche. Elle dit cette chanson. (Ode 24, strophe 21, p. 188.) Dans le « climat lyonnais » des années 1550, ces vers prenaient sans doute une dimension réaliste qu'ils ont depuis perdue. La cordière, fière de son humble métier, savait en transfigurer l'image et lui donner un « plus haut » sens allégorique, cet aliior sensus de bon aloi que prisaient les humanistes et dont Rabelais venait de donner une plaisante version pour ses propres lecteurs lyonnais (OC, p. 6). Lyon était la capitale française de l'imprimerie. « Imprimeurs du Roi », Jean Ie' de Tournes (1504-1564) et son fils, Jean II (1539-1615). devaient porter l'an de l'impression à sa perfection. Formé dans l'atelier des frères Trechsel qui avaient apporté avec eux leurs techniques d'Allemagne, puis de Sébastian Gryphe, le grand dissémi-nateur des classiques latins, Jean Ier était un « homme de lettres » au sens plein du terme. À cette époque-là, les imprimeurs étaient non seulement des artisans habiles, capables de produire de fort beaux livres, mais des gens cultivés dont la connaissance des auteurs grecs, latins et italiens leur permettait d'exercer une influence prépondérante sur le monde de l'édition. Qu'on pense aux Aide de Venise, aux Etienne à Paris ou aux Froben à Bâle : leur nom n'était pas moins respecté que celui des auteurs qu'ils éditaient (Audin, p. 15). Jean de Tournes, parvenu à l'apogée de son habileté, déploie une grande activité et publie les plus élégants ouvrages : qu'on en juge par la mise en page des Emblèmes d'Alciat ; de L'Amour des Amours, de l'Art poétique et du Dialogue de V ortographe de Jacques Peletier du Mans ; des Quadrins de Claude Paradin, des Erreurs amoureuses et du Solitaire second de Pontus de Tyard, théoricien du néoplatonisme. Des ouvrages d'auteurs féminins de l'aristocratie sortaient des mêmes presses : les Rymes de la Lyonnaise Pernette du Guillet, en 1545 ; les Marguerites de la Marguerite des princesses de la reine de Navarre, sour du roi, en 1547 ; enfin les Evvres de Lovize Labé Lionnoize (Cartier II, p. 381). L'atelier toumésien publiait aussi des écrits « féministes » d'auteurs masculins, comme les vers encomiastiques sur les « nouvelles » déesses Junon, Pallas et Vénus de François Habert en 1545 et 1547. Dans la dédicace de la Nouvelle Junon. celui-ci rappelait à la Dauphine la supériorité des imprimeurs de Lyon sur ceux de Paris pour imprimer le manuscrit de son poème : L'ayant voulu (pour mieux l'ouvre estimeR) Faire à Lyon nettement imprimer. Par gens qui ont ma Junon mieux limée, Que Poésie à Paris imprimée. (Habert, p. 5.) On trouvait encore des panégyriques hyperboliques dans le goût de La Parfaite Amye d'Antoine Héroët (1547), doctrinaire de l'amour platonicien à l'immense succès, ou encore des traités pédagogiques comme la traduction de L'Institution de la femme chrétienne de Juan Luis Vives, réimprimée plusieurs fois de suite avec succès (Cartier, p. 31, 105, 36-38, 87-89,90, 15,106, 155). Ainsi, vers le milieu du XVIe° siècle, l'imprimerie lyonnaise jouissait d'une saine vigueur politique et d'une étonnante liberté culturelle. Mais il y avait plus : la capitale des Gaules était de longue date l'objet de poèmes exaltant ses insignes mérites. C'est à Lyon que Jean Lemaire de Belges, le vulgarisateur des légendes sur l'origine des Français, avait placé le fameux « Temple de Vénus » dans sa Concorde des deux langages. L'étymologie que l'on prêtait alors à la colline de Fourvière, qui domine la ville physiquement et symboliquement, renforçait une telle justification : on faisait dériver « Fourvière » de Forum Veneris (marché de VénuS) et non de Forum Vêtus (ancien ou vieux marché), comme on le croit de nos jours. Archéologues - Symphorien Champier en tête - et philologues s'unissaient pour consacrer la « saincte montagne » au culte de Vénus (Guy, p. 104 et 177). Jean Lemaire de Belges, il faut le dire, avait beaucoup ouvré pour célébrer le rayonnement culturel de la capitale des Gaules. Au prologue de la Plainte du Désiré, on lisait la belle description du confluent de la Saône et du Rhône que Maurice Scève allait bientôt immortaliser : C'était en une cité de Gaule celticque qui porte le nom du roi des bêtes, là où une douce et paisible rivière septentrionale se plonge et se perd en un grand et impétueux fleuve oriental (Lemaire 1932, p. 67). De même, au premier livre des Illustrations de Gaule, on lisait ce semblant de reconstitution historique : Lugdus XIII, roi de Gaule, lequel fonda la noble cité nommée Lugdunum, qu'on dit en langage françois* Lyon sur le Rhône, cité très noble et très antique, aujourd'hui le second oil de France, et de tous temps élevée en grand'prérogative, laquelle donna jadis le nom à toute la province lyonnaise (Lemaire 1882,1, p. 85-86). La ville de Lyon avait été comparée, en outre, à une nouvelle Troie, plus magnifique encore que l'ancienne ville d'Asie Mineure. Lemaire en était le principal responsable. En bon rhetoriqueur, il pouvait donner, grâce au jeu de la paronomase (Lyon et Ilion, autre nom de TroiE), des vertus troyennes aux habitants de Fourvière où il plaçait son « Temple de Vénus » : Là est le chef* de la Gaule celtique. Refleurissant comme un aultre llion Et surcroissant* en sa valeur antique. (Lemaire 1947, v. 136-138.) « Lyon » acquérait sa « valeur anticque » par le biais des sonorités qui l'identifiaient à « Ilion ». Cette rime Lyow/Ilion scellait, pour ainsi dire, la destinée de la capitale des Gaules ; elle donnait au poète le moyen privilégié d'exprimer sa saisie du fabuleux héritage antique et son espoir de le voir se renouveler dans une cité qui se donnait la « part du lion » dans le grand mouvement de transfert des cultures (translata* studiI). Ainsi, l'adage classique, « je prends la première part parce que je me nomme Lion » (pi imam partem tollo, quoniam nominor leO), allait retrouver toute sa vigueur grâce à la nouvelle équivalence entre Lugdumum (LyoN) et leo (lioN) qu'offrait l'homonymie française. Un tel projet culturel se trouve repris en écho par Clément Marot lorsque, dans une épigramme adressée à Jeanne Gaillarde, il reprend le jeu paronymique inventé par Lemaire pour le détourner à son profit : DE DAME JEANNE GAILLARDE LYONNAISE C'est un grand cas voir le mont Pélion*, Ou d'avoir vu les ruines de Troie. Mais qui ne voit la Ville de Lyon, Aucun plaisir à ses yeux il n'octroie, Non qu'en Lyon si grand plaisir je croie. Mais bien en Une étant dedans sa garde : Car de la voir d'Esprit ainsi gaillarde. C'est bien plus vu, que de voir Ilion. Et, de ce siècle, un miracle regarde, Pour ce qu'elle est seule entre un million. (OP, II, 3, p. 204.) Ce regard porté en arrière sur le mythe antique n'exclut pas une reconnaissance des connotations médiévales de l'appellation géographique. Ainsi, le souvenir du bestiaire canonique fonctionne pleinement dans l'attribution aux Lyonnais de qualités morales supérieures. Dans la Concorde, Lemaire écrivait encore : Peuple royal, portant cueur* de lion, Y fait séjour, dont France est décorée. (Lemaire 1947, v. 139-140.) Depuis le Roman de Renart, Noble le Lion était resté le substitut allégorique favori de la royauté morale. Grâce au stratagème de la Concorde, la parenté sonore entre l'animal et la ville permettait de doter cette dernière d'une mâle et virile « vertu* » (au sens du latin virtus, force masculinE). Noble le Lyon devenait l'emblème de la cité rhodanienne. Clément Marot se souvient de ces hasards de l'homopho-nie dans de nombreux poèmes, à commencer par la fameuse « Épître à son Ami Lyon » (1526) où il joue sur le nom de son fidèle compagnon, Léon (LyoN) Jamet, sans oublier celui du roi François Ier, fabuleusement associé au roi des animaux (OP, I, p. 92-94). Dans ses « Adieux à la ville de Lyon » (1537), il exploite, non sans ironie, le symbolisme à la fois royal et animal : Adieu Lyon, qui ne mords point, Lyon plus doux que cent puccllcs*, Sinon quand l'ennemi te point* : Alors ta fureur point ne celles*. [...] Va, Lyon, que Dieu te gouverne. Assez longtemps s'est ébattu Le petit chien en ta caverne Que devant toi on a battu. (OP. II, 20, p. 131-2, v. 1-4,41-44.) De même, dans l'éloge marotique « De la Ville de Lyon », qu'on tend parfois à attribuer aujourd'hui à Hugues Salel, le poète joue sur la « cruauté » el la « noblesse » de la «Grand'Bête» pour raviver la tradition familière du bestiaire historié : On dira ce que l'on voudra Du Lyon et de sa cruauté. Toujours, ou le sens me faudra*. J'estimerai sa privauté* : J'ai trouvé plus d'honnêteté. Et de noblesse en ce Lyon, Que n'ai pour avoir fréquenté D'autres bêtes un million. (OP, Il 38, p. 308, v. 1-8.) Lorsque Jean Lemaire avait célébré la situation géographique de Lyon, placée au confluent de la Saône e( du Rhône, il n'avait pas craint de voir dans cette heureuse rencontre fluviale la preuve de la signification symbolique du « Temple de Vénus », placé au seuil de son allégorie politique et culturelle : Un temple y a, plus beau ne vit onc* nul. Assis sur roc. en lieu fort authentique. Au confluent d'Arar* et Rhodanus*. (Lemaire 1947, v. 133-135.) Marot s'était également exprimé sur cette fameuse confluence, en contrastant l'impétuosité traditionnelle du fleuve masculin avec la féconde attente de la rivière féminine. Dans l'epître dédiée « À Monseigneur le Cardinal de Tournon » il écrivait : « Dieu gard'la Saône au port bien fruclueux/Et son mari, le Rhône impétueux» (Epître 19, v. 57-58, O/», II, p. 130). Maurice Scève devait reprendre cette image géographique en l'associant au « thème des impossibles » par le biais de la figure des adunata. Tel est l'objet d'un des premiers dizains de sa Délie : Plutôt seront Rhône et Saône déjoints*. Que d'avec toi mon cour se désassemble. Plutôt seront l'un et l'autre Monts* joints Qu'avccque nous aucun discord* s'assemble. Plutôt verrons et toi et moi ensemble Le Rhône aller contremont* lentement. Saône monter très violentement. Que ce mien feu, tant soit peu, diminue. Ni que ma foi* décroisse aucunement Car ferme amour sans eux est plus que nue. (Dizain H, p. 61.) Chez un poète prompt à bannir une déesse trop sensuelle pour le goût de son chaste recueil, le caractère manifestement sexuel du symbolisme fluvial ne pouvait pas être aussi facilement écarté. À peine avait-il donné congé à Vénus, dans le huitain initial, qu'il faisait réapparaître l'image de la confluence dans son poème : elle devenait la métaphore des fantasmes de sa situation existentielle. Plus loin, imitant un thème commun aux poètes pétrar-quistes. Scève ménage un parallèle entre la géographie lyonnaise et le drame intérieur qui le mine : Je vois en moi être ce Mont Fourvière En mainte part pincé* de mes pinceaux. À son pied court l'une et l'autre Rivière, Et jusqu'aux miens descendent deux ruisseaux. Il est semé de marbre à maints monceaux : Moi. de glaçons ; lui. auprès du Soleil, Se rend plus froid, et moi. près de ton oil. Je me congèle, où* loin d'ardeur* je fume. Seule une nuit fut son feu nonpareil* : Las ! toujours j'ars* et point ne me consume. (Dizain 26, p. 66.) L'allusion, au vers 9. de la nuit fatale, où, comme dans l'antique Ilion, l'incendie embrasa la ville antique, permet au poète amateur d'antithèses d'hyperboliser sa passion amoureuse. Le roi François Ie' avait pour devise la salamandre à laquelle on attribuait le pouvoir de brûler sans se consumer. En faisant sienne cette image paradoxale, le poète porte sa situation erotique à un niveau quasi « royal ». « Las ! toujours j'ars* et point ne me consume » : erotique et politique se trouvent merveilleusement assimilées. Dans un autre dizain, il revient sur cet incendie légendaire qui aurait détruit la ville antique, l'attribuant à l'intervention vengeresse de Vénus. Il offre à son amante cette leçon d'histoire pour la conjurer de ne pas irriter davantage la déesse et son fils, Cupidon, par un comportement qu'elle jugerait dépourvu de civilité. De nouveau, il accueille Vénus pour la congédier emphatiquement dès le premier vers : Non (comme on diT) par feu fatal fut arse* Cette Cité sur le Mont de Vénus, Mais la Déesse y mit flambe* éparse Pour ce que maints par elle étaient venus A leur entente et ingrats devenus, Dont* elle ardit* avecques eux leur Ville. Envers les siens ne sois donc incivile Pour n'irriter et le filz et la mère. Les Dieus, ayant ingratitude vile, Nous font sentir double vengeance amère. (Dizain 391, p. 269.) Tous ces textes permettent de mesurer la richesse symbolique des connotations poétiques que l'on associait alors à Fépithète « Lyonnaise ». En l'ajoutant à son nom dans le titre de ses Ouvres, Louise Labé devait, elle aussi, porter cette géographie sémantique à sa température poétique. La « cité très noble et très antique » conférerait un précieux label de qualité à tout écrivain qui se réclamait d'elle. En se disant de Lyon et en se faisant imprimer à Lyon, la poétesse se plaçait d'emblée en ce lieu mythique de la rencontre amoureuse symbolisé par l'antique présence de Vénus sur la colline inspirée. À la même époque, les vers de Pétrarque, ceux des Rime sparse comme des Trionfi, étaient connus de l'élite lyonnaise grâce aux éditions qu'en avait procurées Jean de Tournes. En 1545, l'ancien apprenti du grand Sébastian Gryphe avait publié un petit ouvrage fort remarqué, // Petrarca, à la gloire du poète de Laure. Celui-ci était représenté dans un médaillon rond gravé à double filet, et l'ouvrage s'accompagnait d'une table des poèmes, classés par genres et par ordre alphabétique. Dès le seuil, on y trouvait une longue épître en italien dédiée à Maurice Scève. qui relatait la prétendue « découverte » par ce dernier du tombeau de Laure dans la chapelle Sainte-Croix du couvent de Saint-François d'Avignon. Les armes de l'amante de Pétrarque y étaient reproduites, telles que Scève était censé les avoir relevées sur la pierre tombale : [...] deux branches de laurier en sautoir, avec une croix sur le tout, et une rose au-dessus de l'écu (p. 8). Une telle « découverte » avait défrayé la chronique lyonnaise, et le bruit s'en était répandu jusqu'à la Cour où le roi avait composé .un huitain en vers français pour ce précieux tombeau retrouvé. Jean de Tournes en avait reproduit le texte sous les armes de Laura : Questo è quell'Epitaphio, ch'il Gran Re Francesco Ifece Ji Madonna Laura [Ceci est l'Épitaphe que le Grand Roi François Ier composa pour Madame Laure] En petit lieu compris vous pouvez voir Ce qui comprend beaucoup par renommée. Plume, labeur, la langue et le devoir Furent vaincus par l'Aimant et l'Aimée. Ô gentill'Âme, étant tant estimée, Qui te pourra louer qu'en se taisant? Car la parole est toujours réprimée Quand le sujet surmonte* le disant. (Pétrarque, 1547, folio 5v°.) Par une prétérition sublime, le roi lui-même admettait qu'il ne pouvait que se taire, faisant du silence la forme la plus élevée de l'éloge. Scève en récoltera tout le bénéfice pour le succès de son imitation pétrarquisante, sa Délie. Dans la ville fortement italianisée qu'était alors la capitale des Gaules, le succès du Pétrarque fut tel que le futur éditeur de Louise Labé devait en procurer une deuxième édition à peine deux ans plus tard, en 1547. Aussi belle que la première, cette dernière était augmentée d'une « Vie de Pétrarque » également en italien (Vita di M. F. PetrarcA) et d'exquises gravures sur bois probablement de la main de Bernard Salomon. Une troisième édition verra le jour en 1550, avec les mêmes gravures. On comprend, dès lors, que le plus doué des poètes de Lyon, Maurice Scève, se soit donné pour tâche d'écrire un canzoniere à la française, c'est-à-dire un recueil de poèmes (sans doute le premier du genrE) qui tressât une couronne lyrique autour du nom de la bien-aimée, comme l'avait fait le poète italien pour sa Laure. Ce sera Délie, objet de plus haute vertu. |
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