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Manifeste critique et identité poétique






«Enrichir notre vulgaire* d'une nouvelle ou, plutôt, ancienne renouvelée poésie. »

Joackim du Bellay.



Dans les années 1548-1550, au moment où la future Pléiade prend conscience de son importance et cherche à définir son programme poétique, s'affirmer poète n'est pas un métier de tout repos. Les marotiques sont au pouvoir; mais, ulcérés de se voir distancer par une équipe de jeunes prétentieux à l'ambition dévorante, ils n'ont pas l'intention de lâcher prise. La nouvelle « brigade » prétend faire du neuf alors qu'elle reprend sans vergogne non seulement les propositions des prédécesseurs italiens, mais ce qu'avait exposé Thomas Sébillet, le théoricien marotique, dans son Art poétique français (1548). La contre-attaque était inévitable, et Barthélémy Aneau, principal du collège de la Trinité à Lyon, s'en chargera en endossant le rôle de Quintilius, censeur romain, dans son Quintil horacien (1550). Si l'histoire de cette querelle littéraire ne manque pas d'intérêt, elle tient plus à des rivalités personnelles qu'à des oppositions théoriques tranchées (ChamarD).



Les théoriciens des deux bords s'accordent parfaitement sur un point : la théorie de l'imitation est bien la pierre de touche de la poétique de la Renaissance (Bizer, Carron. Castor. Greene. WebeR). Cette théorie part de l'idée selon laquelle les ouvres « modernes » ne peuvent avoir de valeur que si elles s'inspirent de celles des Anciens, jugées exemplaires. Dans la préface à sa traduction de l'Art poétique d'Horace (1545), Jacques Peletier du Mans écrivait :



C'est chose toute reçue et certaine qu'homme ne saurait rien écrire qui lui pût demeurer à honneur et venir en commendation vers la postérité sans l'aide et appui des livres grecs et latins (p. 113).

Joachim du Bellay se fait l'écho, quatre ans plus tard, de cette déclaration dans sa fameuse Défense et illustration de la langue française (1549). Il n'hésite pas à formuler le paradoxe désormais célèbre, selon lequel on ne peut vraiment être soi qu'en assimilant l'expérience littéraire des autres, et réussir comme modeme qu'en se forçant à imiter les Anciens :



Sans l'imitation des Grecs et Romains nous ne pouvons donner à notre langue l'excellence et lumière des autres plus fameuses (II, I, p. 90).



À la même époque, dans la préface à ses Odes (1550), Pierre de Ronsard exprimera sans équivoque son refus d'imiter les auteurs du patrimoine français, les jugeant arriérés sur le plan de la langue comme sur celui du style :



Car l'imitation des nôtres m'est tant odieuse (d'autant que la langue est encore en son enfancE) que pour celte raison je me suis éloigné d'eux, prenant style à part, sens à part, ouvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur (OP, 1993,1, p. 995).



Une déclaration aussi fracassante est, on s'en doute, en complet désaccord avec la pratique réelle d'un poète qui a largement puisé dans le fonds culturel commun, qu'il s'agisse du Roman de la Rose, toujours lu et imprimé au xvt* siècle, des Illustrations de Gaule de Jean Lemaire de Belges ou des ouvres complètes de Clément Marot ! Mais, en répétant l'expression à part » par trois fois, le futur chef de la Pléiade cherchait à signaler sa détermination de rompre avec la tradition littéraire nationale pour « faire du neuf». Un tel désir d'innover coûte que coûte par rapport à la tradition française se traduisait par la reprise paradoxale du fameux défi horatien (Épftres, I, Xix, p. 127, v. 21-22) :



Je puis bien dire (et certes sans vanteriE) ce que lui-même [Horace] modestement témoigne de lui : libéra per vacuum posui vestigia princepslnon aliéna meo pressi pede [«j'ai, avant tous les autres, porté mes libres pas dans un domaine encore vacant;/ mon pied n'a point foulé les traces d'autrui »] (OP, 1993,1, p. 995).



Pour Ronsard, comme pour les humanistes de son temps, le « voyage à Rome » fait partie des nécessités immédiates. 11 est convaincu qu'il faut quitter la France, sinon physiquement du moins mentalement, pour aller se ressourcer « à l'étranger» et y trouver les matériaux qui permettront de produire une ouvre digne de ce nom.

Dans cette même préface aux Odes on lisait encore :



Donc désirant m'approprier quelque louange. [...] et ne voyant en nos poètes français, chose qui fût suffisante d'imiter, j'allai voir les étrangers, et me rendis familier d'Horace, contrefaisant* sa naïve* douceur [...]. Et osai le premier des nôtres enrichir ma langue de ce nom Ode (OP, 1993,1, p. 994-5).



Ronsard se sépare ici nettement de son ami du Bellay qui. lui, reconnaissait avec plus de réalisme l'existence et la valeur d'un patrimoine littéraire en langue vulgaire où les nouveaux poètes avaient intérêt à puiser à pleines mains s'ils voulaient écrire une poésie véritablement française. Le recours aux modèles étrangers n'était pour le défenseur de la langue française qu'un pis-aller. Dans la Défense il le notait :



Je voudrais bien que notre Langue fût si riche d'exemples [au sens du latin exemplaria : modèles] domestiques, que n'eussions besoin d'avoir recours aux étrangers (I, vin, p. 47-48).



La langue française est tout aussi capable qu'une autre de produire de grands chefs-d'ouvre. D suffit que les poètes se mettent au travail et perfectionnent l'instrument linguistique qui servira de véhicule à l'art de demain. La richesse linguistique « ne se doit attribuer à la félicité desdites langues, ains* au seul artifice et [à l']industrie des hommes » (p. 13). En fait, ceux qui croient qu'on ne peut rien écrire de bon en français, qu'il n'y a que le grec, le latin et l'italien qui soient capables de produire une littérature égale à celle des Anciens se leurrent amèrement. Leur pédantisme les aveugle et décourage les apprentis poètes à écrire de la grande poésie dans leur langue maternelle :



Je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns* de notre nation, qui n'étans rien moins que grecs ou latins, déprisent* et rejettent d'un sourcil plus que stoïque* toutes choses écrites en français (p. 14).



Peut-on être à la fois un « grand poète » et un « critique de premier ordre » ? Baudelaire et Valéry répondront par l'affirmative. Il n'est pas sûr que le XVIe siècle ait offert une réponse claire à ce sujet, en partie peut-être parce que, trop préoccupés par la nécessité de s'affirmer « grands poètes ». les membres de la Pléiade ont hésité à réfléchir objectivement sur les conditions de validité de leur propre entreprise. Joachim du Bellay offre pourtant une splendide exception et manifeste un esprit critique d'une rare acuité dans un ensemble remarquable de préfaces, avertissements et diverses poèmes d'escorte. L'appareil liminaire occupe une place importante dans son ouvre, et la vigueur des pièces d'encadrement montre l'impérieux besoin qu'il éprouve de déployer son activité critique dans ce qu'on appelle aujourd'hui le paratexle, « ce lieu privilégié de la dimension para-digmatique de l'ouvre » (Genette, 1982, p. 9: 1987).

Le discours de Du Bellay, au seuil de son ouvre littéraire, reflète diverses préoccupations souvent antagonistes et dont le débat se déploie jusqu'à l'obsession : quel discours approprié sied-il de tenir pour répondre aux détracteurs et annoncer la « vérité » de son propos ? Dans la seconde préface de son premier recueil de sonnets pétrarquisants, L'Olive (1550), le nouveau poète a beau répéter qu'il ne se soucie guère des envieux, qu'il ne va pas répondre à ses calomniateurs, qu'il ne saurait s'abaisser à de viles polémiques à l'exemple des Marot et des Sagon; l'importance qu'il accorde à ses justifications et l'insistance avec laquelle il les répète sont, en elles-mêmes, des indices de l'intense et troublante obsession qui le travaille (I, p. 12-14).

Sans doute la charge de la preuve est-elle particulièrement lourde dans un climat de vives querelles littéraires. Cependant on ne saurait ramener l'intérêt porté par du Bellay à l'appareil liminaire de ses textes aux seules nécessités de la polémique, même si celles-ci ont pu jouer un rôle important dans l'établissement d'un «horizon d'attente». Chez un « esprit critique » aussi aigu et subtil que du Bellay on peut s'attendre à ce que l'espace préfaciel soit privilégié parce qu'il permet d'explorer diverses tensions, parfois inavouables, qui grèvent le projet poétique. L'auteur veut parler à son lecteur à découvert, sans emprunter de masque, sans jouer de rôle prescrit d'avance ; mais, en même temps, il est oblige d'assumer la persona du présentateur, du publi-ciste et du défenseur d'une ouvre collective. L'intimité du confessional est un leurre pour qui cherche à « mettre en lumière une nouvelle, ou plustôt ancienne renouvelée poésie » (OP, 1993,1, p. 8).



Même si les lecteurs modernes l'oublient parfois, il faut considérer la Défense et illustration de la langue française comme une longue préface aux premières ouvres poétiques de la Pléiade. Dans le recueil publié en avril 1549, une grande variété de textes accompagnaient le fameux manifeste : cinquante sonnets d'amour qui forment une première Olive, une invective intitulée L'Antérotique et des Vers lyriques comprenant treize odes ainsi que l'épitaphe de Clément Marot (OP, 1993. I). L'auteur ne se cachait pas d'assigner à son manifeste une fonction « préfacielle ». Dans le second avis qu'il adresse «Au Lecteur» de L'Olive (1550), il devait s'expliquer sur ses intentions au moment où il avait décidé d'écrire la Défense :



Je craignais [...] que telle nouveauté de poésie pour le commencement serait trouvée fort étrange et rude. Au moyen de quoi [...] je mis en lumière* ma Défense et illustration de la langue française, ne pensant toutefois au commencement faire plus grand ouvre qu'une épître et petit avertissement au lecteur (OP, 1993,1, p. 9).



L'un des principaux griefs des jeunes Turcs de la Pléiade visait la production littéraire française du passé. On déplorait l'absence de modèles respectables dans la tradition médiévale et on invitait ses contemporains à se tourner vers des sources grecques, latines ou italiennes pour trouver des « exemples » dignes de ce nom. Cela ne voulait pas dire, pourtant, que la langue française soit par nature incapable de produire de grands chefs-d'ouvre. En fait, l'assortiment de sonnets, d'odes et d'autres formes versifiées qui accompagne le manifeste de 1549 est là pour prouver le contraire. Du Bellay s'y montre capable non seulement de cultiver la grande poésie amoureuse à l'italienne (ce sont les cinquante sonnets de la première Olive à la manière des pétrarquisteS), mais d'imiter le réalisme satirique des Anciens (en peignant les traits repoussants d'une horrible vieille dans YAnté-rotiquE). En outre, dans les Vers lyriques, il donne un large échantillon de la polyvalence de ses talents : il peint tour à tour les charmes de la terre natale (« Les Louanges d'Anjou »), les revers du destin (« Des Misères et Fortunes Humaines »), les fêtes et les saisons (« Du Premier Jour de l'An », « Du Retour du Printemps »), la cruauté des femmes (« A une Dame Cruelle et Inexorable »), l'innocence bafouée (« Chant du Désespéré », « Les Misères et la Calomnie ») et enfin la gloire littéraire qui l'attend (« De l'Immortalité des Poètes »). On retrouve ici l'un des traits les plus caractéristiques de la production poétique de la Renaissance : la varie-tas, le choix délibéré de divers styles et de divers thèmes s'inspirent de divers modèles '.



Les prises de position théoriques de la Défense ne sont donc guère séparables des poèmes qu'elles sont censées encadrer. Elles ne peuvent bien se comprendre que si on les replace dans leur contexte immédiat, c'est-à-dire si on leur redonne leur statut de discours liminaire. Cela n'a d'ailleurs pas échappé au lecteur le plus vigilant de Du Bellay, Barthélémy Aneau, qui, dans son Quintil horacien, ne se contente pas de critiquer les aspects théoriques de la Défense mais soumet à son commentaire acerbe tous les poèmes qui l'accompagnent (Meerhoff, p. 109). Ainsi, dans les remarques dont il assortit les sonnets de L'Olive, Aneau n'hésite pas à mettre du Bellay en contradiction avec lui-même : celui-ci aurait reproché aux poètes de son temps un défaut dont il s'est rendu lui-même coupable dans ses propres vers !



Dans le chapitre de la Défense consacré à « quelques manières de parler françaises » on lisait en effet :



J'ai quasi oublie un autre défaut bien usité, et de très mauvaise grâce. C'est quand en la quadrature* des vers héroïques la sentence est trop abruptement coupée [= la coupe après la quatrième syllabe n'est pas justifiée par le sens du vers], comme : « Sinon que lu/en montres un plus sûr» (II, rx, p. 163-164).



Du Bellay citait ici le dernier vers du sonnet liminaire intitulé « A L'Envieux » que Thomas Sébillet avait fait figurer en tête de son Art poétique français (p. 5). Dans le climat polémique qui entourait la parution du manifeste, la cible était évidente. Or, avec un sens très approprié de l'ironie, le Quintil fait observer que du Bellay ne met pas en application les principes qu'il a hautement affichés dans sa « préface » :



Au vice que tu reprends ici, tu y tombes au tiers sonnet et plusieurs autres lieux [...] (Traités, p. 221).



Aneau fait allusion ici au troisième sonnet de la première Olive qui commence ainsi :



Loire fameux, qui ta petite source

Enfles de maints gros fleuves et ruisseaux...

(OP, 1993,1, sonnet 3, p. 18, v. 1-2.)



Prosodiquement et sémantiquement, il est en effet impossible de couper le second vers entre les adjectifs « maints » et « gros ». Pour reprendre le langage de la Défense, « en la quadrature* des vers héroïques la sentence est trop abruptement coupée ». Aneau a donc raison de reprocher au borgne de jouer le roi des aveugles.

Dans son commentaire sur ce sonnet 3 de L'Olive, le Quintil revient sur la question de la quadrature* incorrecte pour déclarer à propos du second vers : « Cette coupe est mal tranchée, et reprise* par toi-même dans le second livre |de la Défense] » (L'Olive, 1974, p. 58). Aneau ne considère donc pas la Défense comme une ouvre à part, séparable des vers qu'elle précède et annonce. Il parle du « second livre », non pas du manifeste mais d'un recueil qui comprend à la fois une « théorie » en prose et une série d'« applications » en vers. Tout le poids de son argumentation repose sur le fait qu'il y a mésalliance, pour ainsi dire, entre le discours préfaciel et le texte qui est censé en manifester les intentions. L'accusation va donc bien au-delà du simple constat de contradiction. Le « lieu de vérité » qu'était censé occuper la préface s'avère être un lieu de mensonge. Honte au soi-disant réformateur de la poésie : pris en flagrant délit, il mérite d'être dénoncé sur-le-champ. Et le cruel principal de la Trinité s'offre le plaisir d'étaler en public la duplicité du traître.



Il est du devoir des grands créateurs, écrit du Bellay dans la Défense, de faire de leur langue un instrument élégant et fiable, capable d'exprimer leurs « hautes conceptions » avec un art consommé. La richesse linguistique « ne se doit [pas] attribuer à la félicité desdites langues, ains* au seul artifice et industrie des hommes » (p. 13). C'est évidemment de son propre travail artistique que du Bellay nous parle ici, soumettant simultanément un programme et un échantillon de ses ouvres au jugement des lecteurs. Les remarques du Qui mil voudraient mettre fin à ce beau rêve de cohérence entre la théorie et apraxis. Lu à rebours, avec le regard terriblement lucide de son premier critique, le manifeste de la future Pléiade ne serait alors qu'un trompe-l'oil. Discrédités aux yeux de tous, du Bellay et sa cohorte d'ambitieux amis verraient enfin leur vanité démystifiée.



Cependant le porle-parole de la Pléiade était un esprit trop fin pour n'avoir pas prévu l'objection. Dans la préface qui, à l'intérieur du même recueil de 1549, sert à introduire les premiers sonnets de L'Olive, du Bellay déclare tout de go qu'il n'a pas eu l'intention au début de publier « ces petits ouvrages poétiques ». II nous dit que ses poèmes ont circulé en manuscrit (pratique courante à l'époquE) et que, surpris par leur succès, quelqu'un lui a joué le mauvais tour de les envoyer, à son insu, à l'imprimeur (préface de 1549, OP, 1993,1, p. 278). C'est pour devancer une publication qu'il n'avait pas autorisée et qui aurait pu nuire à sa réputation qu'il s'est « hâté d'en faire un petit recueil » (ibid.) Une telle mise en scène a de quoi laisser sceptique. Elle est un procédé favori des auteurs de préfaces qui veulent aller au-devant des critiques en prétextant un cas de force majeure. On retrouvera ce même alibi du manuscrit dérobé, au cours du XVIe siècle, chez des écrivains aussi différents que Louise Labé (p. 43) et Agrippa d'Aubigné (p. 3).

Là encore, le malveillant critique de la Défense ne sera pas dupe du subterfuge. Dans le commentaire qu'il fait de la préface de 1549, e>Quintil horacien aura beau jeu de dénoncer le caractère factice de l'alibi. À du Bellay qui déclarait : « J'ai été averti que quelqu'un les avait baillés [= envoyés] à l'imprimeur », il lancera impitoyablement : « Ce quelqu'un est toi-même ! » (L'Olive, 1974, p. 168, note 2). Remarque acerbe qui est révélatrice de la méfiance dont faisait l'objet la Pléiade et, plus généralement, de la réception accordée au discours liminaire au xvf siècle. Rares sont alors les lecteurs avisés qui prennent les précautions oratoires des préfaces pour argent comptant. A une époque où l'étude de la rhétorique classique connaît un regain d'intérêt, on est prompt à se défier des fallaces de la captatio kenevolentiae. A la fin du siècle, Montaigne ne se lassera pas de critiquer les « avant-jeux » d'une éloquence de façade qui donne par trop dans l'artifice (Rigolot, p. 112 sq.).



Ce défaut patent de cohérence entre le projet théorique de la nouvelle école et sa réalisation pratique n'a donc pas échappé aux premiers lecteurs du célèbre manifeste. On en retrouvera d'ailleurs la trace dans le corpus des discours qui s'élaborent au cours de la carrière du porte-parole de la Pléiade. D'une préface à l'autre, en effet, tout se passe comme si l'auteur rétractait ce qu'il avait proposé antérieurement. Au non sequitur dans la synchronie succède un désaveu non moins troublant dans la diachronie. On évoquera ici deux cas particuliers patents, celui de la théorie de la traduction et celui de l'option linguistique qui se présente aux poètes entre le français et le latin.

Si, dans la Défense, du Bellay condamnait les traductions de poètes (I, v et vI), il ne se privait pas de piller copieusement Pétrarque et ses émules italiens dans L'Olive, en les traduisant parfois presque littéralement. Dans ses écrits théoriques de 1549, il assimilait la traduction à un acte de haute trahison et, brodant sur le proverbe italien traduttore tradit-tore, déclarait :



Mais que dirai-je d'aucuns, vraiment mieux dignes d'être appelés traditews que traducteurs, vu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire, et par même moyen séduisent les lecteurs ignorants, leur montrant le bianc pour le noir ? (p. 39).



L'aspect paradoxal de cette condamnation saute aux yeux. Après tout, chaque fois que du Bellay déplore l'ineptie des traductions, c'est pour blâmer l'incompétence linguistique de ses contemporains en langues anciennes (p. 40 -41 ). En revanche, il exclut a priori de son réquisitoire ceux qui se tournent vers les écrivains italiens. Libre à lui, donc, de s'adonner à la traduction de Pétrarque, de l'Arioste et d'autres poètes ultramontains. Il revient sur cette question dans la première préface de L'Olive (OP, 1993,1, p. 278), lorsqu'il répond à ceux qui pourraient l'accuser de plagiat. Sans doute a-t-il imité les Italiens : il leur doit l'essentiel de son invention, c'est-à-dire le choix des arguments, parce qu'il n'en a pas trouvé ailleurs de meilleurs. Mais, en faisant cela, ajoute-t-il, il n'a fait que suivre les préceptes de la Défense qui mettent l'accent sur le choix du bon modèle (I, vii, p. 42).

Thomas Sébillct, autre critique acerbe de la nouvelle école, ne devait pas l'entendre de cette oreille. Dans la préface qu'il rédige la même année pour sa version de VIphigénie d'Euripide (1549), le théoricien patenté de l'école marotique lance une série d'accusations contre les propos de la Défense (Weinberg, p. 141-4). Se sentant visé par la condamnation des traducteurs, Sébillet se met à attaquer en du Bellay un « hardi repreneur » qui ose jeter le blâme sur les autres pour mieux cacher les vices dont il est lui-même coupable :



Si je fais moins pour moi en traduisant anciens auteurs qu'en cherchant inventions nouvelles, je ne suis toutefois tant à reprendre* que celui qui se vante d'avoir trouvé ce qu'il a mot à mot traduit des autres (Weinberg. p. 143).



La réponse de Du Bellay ne se fera pas attendre. Dans la seconde préface à L'Olive (1550), l'accusé reprendra chacune des citations de Sébillet pour leur enlever leur fondement. Et il en profitera pour renforcer le contraste, déjà fermement établi dans la Défense, entre la traduction des poètes (qu'il blâme chez les autreS) et leur imitation (qu'il exalte dans ses propres écritS) :



Quelques-uns se plaignent de quoi je blâme les traductions poétiques en notre langue |...|. Je me vante d'avoir inventé ce que j'ai mot à mot traduit des autres. J'ai (ce me semblE) ailleurs assez défendu l'imitation. C'est pourquoi je ne ferai longue réponse à cet article (p. 48^9).



Tout change, en revanche, lorsque, trois ans plus tard, du Bellay publie le Quatrième Livre de l'Enéide de Virgile, traduit en vers français (1552). Cette fois, le pourfendeur des traducteurs traduit bel et bien l'un des « plus fameux poètes grecs et latins » (p. 41). Comment expliquer un revirement aussi net et inattendu? Y a-t-il palinodie pure et simple? Dans la Défense, on s'en souvient, du Bellay nous disait que les traducteurs trahissent les grands poètes parce qu'ils croient à tort pouvoir reproduire leur génie dans leur propre langue. Or il leur manque « cette énergie, et [je] ne sais quel esprit qui est en leurs écrits, et que les Latins appelleraient genius » (p. 40). Jamais ils ne sauront recréer la divine splendeur de l'invention et de l'élocution antiques : « cette grandeur de style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété de figures, et mille autres lumières de poésie » {ibid.). En somme, en estimant pouvoir les copier, les traducteurs ignorent la part d'inspiration qui entre nécessairement dans tout véritable chef-d'ouvre.

Dans le manifeste de 1549, pour doubler sa condamnation d'un sentiment de profonde indignation, du Bellay recourait au langage métaphorique du sacrilège : « Ô Apolon ! Ô Muses ! prophancr ainsi les reliques de l'Antiquité ! » (P-41).

Par ce mélange d'images païennes et chrétiennes, la traduction était devenue non seulement « inutile » mais « pernicieuse » (p. 42).

Après un tel réquisitoire, nul ne s'attendait à entendre un nouveau langage, quasiment antithétique de l'ancien, sur la valeur des traductions. Or, dans l'épître-préface qu'il écrit pour accompagner son adaptation en vers de L'Enéide, du Bellay justifie sa démarche en proposant une nouvelle théorie, plus conforme aux nécessités du moment. S'adressant à un ami, Jean Morel d'Embrun, il déclare avoir perdu la fureur divine qui l'animait lors de ses premiers vers :



Ne sentant plus la première ardeur de cet enthousiasme* qui me faisait librement courir par la carrière de mes inventions, je me suis converti à retracer les pas des anciens : exercice de plus ennuyeux labeur que d'allégresse d'esprit (OP, 1931, VI, 2, p. 248).



À l'en croire, devant les « fâcheries » et les « malheurs » que lui causent ses « affaires domestiques », le pourfendeur des traducteurs a subi une véritable conversion. Il assigne désormais à la poésie une mission beaucoup moins ambitieuse qu'autrefois, nous dit-il. Il n'y cherchera plus qu'un remède, une « consolation », un « honneste contentement » (OP, 1931, VI, 2, p. 247).

Nous voilà très loin des anathèmes proférés dans l'arrogant manifeste qui voulait servir de préface à l'ouvre. Le critique sent maintenant que son style s'est « refroidi » - au point, nous dit-il, qu'il commence à le « déconnnaître* » (ibid., p. 253). Il est sans illusion sur son propre travail de traducteur (« non que je me vante |...] d'avoir contrefait au naturel les vrais linéaments de Virgile », ibid., p. 250). Il est conscient de ce qui le sépare de l'original (il ne saurait exprimer que « l'ombre de son auteur », ibid., p. 249). En fait, il aura rempli son rôle si, « sans corrompre le sens de son auteur », il a pu «rendre d'assez bonne grâce |...] l'accoutrement de cet étranger naturalisé » (ibid., p. 250). Sans fausse honte, il fait même une allusion directe aux propos qu'il a tenus naguère contre ses ennemis, les « translateurs » :



Je n'ai oublié ce qu'autrefois j'ai dit des translations poétiques : mais je ne suis si jalousement amoureux de mes premières appréhensions que j'aie honte de les changer quelquefois, à l'exemple de tant d'excellents auteurs dont l'autorité nous doit ôter cette opiniâtre opinion de vouloir toujours persister en ses avis, principalement en matière de lettres (ibid., p. 251 ).



Il est donc permis de changer d'avis quand on est honnête homme et qu'on peut alléguer l'exemple des anciens1. On pense à Montaigne : « Il n'y a que les fous [qui soient] certains et résolus » (I, 26, p. 151).

Que s'cst-il donc passé entre 1550 et 1552 qui puisse motiver un tel revirement? Sont-ce vraiment les «malheurs domestiques » qui ont incité le poète à remettre en question ses résolutions tes plus fermes en matière de théorie poétique ? Il semble qu'il faille aller chercher la véritable solution ailleurs. Entre 1550 et 1552 il y a eu Ronsard et l'ébauche de La Franciade1. Dans l'«Hymne de la Paix», puis dans l'« Ode à Michel de L'Hospital » composée vers la fin de 1550, Ronsard avait lancé l'idée d'une grande épopée nationale. Dans l'invocation aux Muses de cette ode, il s'écriait :



Dieu vous gard'. Jeunesse divine,

Réchauffez-moi l'affection

De tordre les plis de cet Hymne

Au comble de perfection.



Donnez-moi le savoir d'élire*

Les vers qui savent contenter,

Et mignon* des Grâces chanter

Mon FRANCION* sur votre lyre.

(OC, 1, p. 641-642, strophe 16.)



L'importance de ce coup d'envoi ronsardien ne doit pas être sous-estimée. Du Bellay a enregistré le fait à la fin de son épître à Morel. Sans en être apparemment jaloux, il note que Ronsard l'a devancé dans son éloge du bon chancelier. Comment pourrait-il louer les « singulières vertus » du grand protecteur des lettres «après l'inimmitable main de ce Pindare Français, Pierre de Ronsard»? (OP, 1931, VI, 2, p. 254). Du Bellay laissera donc à son ami le soin de créer une nouvelle épopée purement française. Quant à lui, il se contentera de traduire l'Enéide, trop heureux de pouvoir donner quelques grâces françaises à « cet étranger naturalisé » (ibid., p. 250). Il acceptera sa place de second par rapport à Ronsard, laissant à ce dernier la gloire d'être le véritable créateur du « long poème » tant vanté dans la Défense (II, V). Les derniers mots de l'épître à Morel sont éloquents à ce sujet :



Des labeurs (de Ronsard] (si l'Apollon* de France est prospère en ses enfantementS) notre poésie doit espérer je ne sais quoi [de] plus grand que VIliade (254-255).

Reprenant (et traduisanT) un vers de Properce (Nescio quid majus nascitur Iliade » (II, xxxiv, v. 66), du Bellay laisse entendre que le génie de la France sera chanté par un autre que lui. On décèle une trace d'ambiguïté dans la parenthèse conditionnelle. Car est-on vraiment sûr que « l'Apollon* de France » sera « prospère en ses enfantements » ? Le rêve pro-pertien (faire mieux qu'HomèrE) n'est-il pas d'ailleurs de l'ordre de l'impossible ?

À défaut d'une épopée « plus grande que L'Iliade », la France devra se contenter d'une excellente traduction de L'Enéide. Du Bellay mériterait alors l'épithète louangeuse que lui décernait Morel dans le sonnet placé en tête de sa traduction de Virgile : le « doux-utile An gevin translateur » (OP, 1931, VI, 2, p. 245, sonnet, v. 6). Du Bellay est « doux-utile », mais Ronsard est génial. Vérité difficile à accepter quand on a été le fougueux propagandiste de l'ambitieuse Défense. Ce n'est pas d'une poésie utile qu'une grande nation a besoin, et du Bellay ne le savait que trop.

Sainte-Beuve comprendra fort bien cette position de Du Bellay. Tout au long de sa carrière, dans ses nombreux écrits sur le poète angevin, il manifestera un intérêt soutenu, doublé d'une véritable affection1. L'opposition qu'il ménage entre du Bellay et Ronsard est particulièrement révélatrice dans la mesure où son Tableau de la poésie française /...] au seizième siècle se veut un instrument polémique. Sous le masque de la recherche historique se cache un véritable manifeste littéraire, une seconde Préface de Cromwell. L'auteur le déclare ouvertement :



Je n'ai perdu aucune occasion de rattacher ces études du XVIe siècle aux questions littéraires et poétiques qui s'agitent dans le nôtre (Tableau. I, p. 6).



Si, selon l'heureuse formule, Sainte-Beuve « couronne Hugo sur la tête de Ronsard », on peut se demander si ce n'est pas son propre mérite qu'il entend couronner sur la tête de Du Bellay (Michaut, p. 169). Car il semble bien que ce soit à lui-même qu'il pense quand il décerne des lauriers posthumes à urr~poète injustement relégué au second rang. Sainte-Beuve, qui lisait Ronsard en même temps qu'il découvrait Hugo, avait choisi pour lui-même la position critique de Du Bellay. Le Tableau devint, en somme, la Défense et illustration du Cénacle, de ce groupe de jeunes romantiques qui montaient à l'assaut du canon classique. Dans ses propres poèmes, Sainte-Beuve, laissant à Hugo l'ode à la Ronsard, ressuscitera le sonnet, forme poétique plus personnelle qui avait valu à du Bellay, par le ton élé-giaque et satirique de ses Regrets, d'atteindre à la célébrité.

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