Essais littéraire |
« Entre Homère et Virgile, ainsi qu'un demi-dieu Environné d'esprits, j'ai ma place au milieu. » Pierre de Ronsard. Si l'héritage de l'ancienne Rome était revendiqué par l'Italie moderne, plusieurs autres nations convoitaient la transmission des lettres gréco-latines (translatio* studiI) et entendaient justifier leurs lettres de créance à cet effet. La France était de celles-là (Beaune, HamptoN). Dès la Défense et illustration, la nouvelle école avait fait savoir qu'aucune grande nation ne pouvait s'estimer telle sans avoir à son actif une épopée grandiose qui célébrât un puissant mythe d'origine ainsi que les faits et gestes de glorieux ancêtres issus de la race grecque. Et, pour cela, on ne pouvait mieux faire qu'imiter Homère et Virgile. Du Bellay invitait le futur poète en ces termes : Fais renaître au monde une admirable Iliade et laborieuse Enéide [...]. Si tu as quelquefois* pitié de ton pauvre Langage, si tu daignes l'enrichir de tes trésors, ce sera toi véritablement qui lui feras hausser la tête et, d'un brave* sourcil, s'égaler aux superbes langues grecque et latine (11. v. p. 128-129). A son tour, Jacques Peletier du Mans affirmait que seul le souffle de l'« ouvre héroïque » pouvait hisser une nation au-dessus de ses rivales cl conférer « le prix et le vrai titre de poète » (1990, II, 8, p. 194). Autrement dit : sans épopée, poinl de grande nation et point de grand poète. Cette adhésion de principe à l'exemplarité des Anciens et à la théorie de l'imitation ne devait pourtant pas se faire sans réserves. Entre Homère et Virgile, Ronsard devra lui-même choisir. Le Vendômois éprouvait une grande admiration pour l'Enéide et il le dira à plusieurs reprises. Dès la première préface à La Franciade (1572), il s'attarde sur l'épopée romaine : Virgile conçut cette divine Enéide qu'avec toute révérence nous tenons encore aujourd'hui entre les mains (OC, 1993,1, p. 1183). Dans la préface posthume de 1587, il reviendra sur ce thème avec encore plus d'insistance, accumulant quelque vingt-deux citations de l'Énéide qu'il accompagne d'un commentaire critique. S'adressant à son «lecteur appren-tif* », il lui recommande vivement d'imiter la «composition » et la « structure » de l'épopée latine : Suis Virgile qui est maître passé en composition et structure des carmes* : regarde un peu quel bruit font ces deux ici sur la fin du huitième [chant] de VÉnéide [VIII, v. 689-690]. Tu en pourras faire en ta langue autant que tu pourras (OC, 1993,1, p. 1173). Plusieurs explications ont été avancées pour rendre compte de cette préférence avouée en faveur du modèle romain. Il est probable que Ronsard avait été sensible aux arguments exposés par son ami, Jacques Peletier du Mans, à ce sujet. Dans son Art poétique (1555), Peletier, après avoir comparé Ylliade et l'Enéide, en était arrivé à la conclusion selon laquelle l'épopée virgilienne était nettement la mieux réussie («De l'imitation», p. 95-104). Dans VInstitution oratoire, Quintilien était déjà de cet avis : A la vérité, bien qu'il faille s'incliner devant le génie immortel et surnaturel d'Homère, il convient de reconnaître plus de diligence et plus de soin chez Virgile - et cela parce que sa tâche était plus difficile. Il se pourrait même que l'uniforme réussite de Virgile l'emporte sur la prééminence d'Homère dans les passages où celui-ci excelle (X, I, 86 : nous traduisonS). Ce qui n'était qu'une préférence nuancée chez Quintilien deviendra une véritable « virgilâtrie » chez Peletier (Silver. p. 34, note 156). Mais elle avait de quoi séduire un esprit fébrile comme celui de Ronsard, à la recherche d'un grand sujet d'intérêt national. Si Virgile était supérieur à Homère, la raison en était que l'imitateur avait su choisir dans ce que lui offrait le modèle grec les « réelles beautés » tout en délaissant ce qui lui paraissait être des faiblesses : Virgile a imite ce qu'il a vu d'admirable en Homère. Mais il l'a châtié en plusieurs endroits. Et ici mettrai quelque nombre de points, lesquels Virgile n'a pas trouvés bons en Homère, et dont il s'est gardé (p. 98). Par exemple, Virgile avait éliminé la plupart des épithètes dites « homériques » qui, selon Peletier, lui semblaient superflues ainsi que les répétitions qui lui paraissaient inutiles (p. 98-99). Si Peletier voyait en Virgile un poète doué d'une intelligence peu commune, il s'alignait aussi sur certaines autorités anciennes pour relever les « fautes » ou les négligences d'Homère : Horace n'a pas dit hors de propos qu'aucunes* fois dort le bonhomme Homère (p. 102). On reconnaît ici une allusion au vers célèbre de l'Art poétique d'Horace (indignor quandoque bonus dormitat Home-rus, v. 359), poème dont Peletier avait lui-même assuré la traduction française. Il était donc tout naturel que le chef de la Pléiade s'attende à plus de perfection dans VEnéide que dans Ylliade. Peletier remarquait non sans justesse que les poéticiens avaient confondu la prétendue supériorité d'Homère avec l'antériorité de son ouvre : « Homère n'est en rien plus heureux sinon que pour avoir précédé en temps » (p. 98). Autrement dit, quand nous jugeons VIliade, oublions un instant qu'elle a été écrite la première. Imaginons que VEnéide ait été le poème d'origine : aurait-on alors le moindre doute ? Ne devrait-on pas préférer le chef-d'ouvre latin au poème grec ? Considère, si l'Énéide eut été faite avant VIliade, que c'est [ce] qu'il en faudrait dire (p. 98). Peletier est persuadé qu'il existe une façon plus raisonnable et plus juste de fonder son jugement esthétique : c'est en oubliant la question des précédents et en se limitant à une appréciation synchronique des ouvres. Après tout, est-il si important de savoir qui a écrit en premier? Ne soyons pas leurres par le prestige de l'antériorité. D'ailleurs, Homère est-il vraiment le poêle inaugural qu'on croit? D'autres ont pu le précéder avec un égal bonheur même si l'Histoire, avec les caprices qu'on lui connaît, n'a pas cru bon de les enregistrer. Sans doute Virgile est-il un imitateur; mais cela ne veut pas dire qu'Homère ait été forcément un inventeur : Disons Virgile imitateur par évidence et Homère inventeur par jugement et opinion (p. 98). Cette théorie « progressiste » de l'imitation devait entraîner au moins une conséquence importante pour la production poétique de la Renaissance : c'est que Virgile pourrait bien avoir un jour des imitateurs supérieurs à lui. Et cela en dépit de l'adage prisé des clercs : « Le disciple ne surpasse pas le maître » (non est discipulus super magistrum, Matthieu X, 24 ; Luc VI, 40 ; Jean XIII, 16). « Parole d'Évangile », au sens littéral du terme, mais qui était si connue que Rabelais en avait fait un usage comique dans un épisode de son Pantagruel (p. 290). Et si le disciple pouvait corriger les erreurs du maître ? Leçon euphorisante de « progressisme » que l'Italie n'avait pas oubliée. Il existait, en effet, un « poème héroïque » moderne à l'immense succès : c'était le Roland furieux (Orlando furiosO) de l'Arioste (lre édition. 1516; édition complète, 1532. Ciorancscu I). Cependant, les doctes n'y voyaient pas une épopée mais un roman chevaleresque en vers, un romanzo, genre où la digression et l'errance sont la règle et dans lequel on a pu voir le signe par excellence de la modernité (Parker, QuinT). Le nouveau héros, parti à la recherche de son identité, ne savait ni ne pouvait découvrir celle-ci qu'au bout d'infinies épreuves. La seule certitude qui l'habitait était celle de son repos final. Le rôle exemplaire de ce vagabondage, qu'on le blâme ou qu'on en fasse l'éloge, était tenu par Orlando. Dans la suite des quêtes et enquêtes sans fin, les intrigues se suivaient, s'emboîtaient, proliféraient. Une faute, une faille, un défaut de caractère (pazziA) expliquait sa conduite déraisonnable de chevalier errant. Plus tard, un chanoine de Tolède recommandera à un grand seigneur insensé de remplacer sa lecture des libros de caballerias par celle de l'Ancien Testament : les histoires y seront tout aussi extravagantes mais elles auront reçu le cachet de la « vérité ». (Cervantes, 1,481 sq.). Il faut dire que de lourds soupçons ont toujours pesé sur la nature de la fiction, mode séduisant mais dangereux (Pavel, 1986,1988) '. Les écrivains de la Renaissance et leur public n'ont jamais vraiment cru au « réalisme », si l'on entend par là une conformité de l'ouvre littéraire avec le monde réel dans lequel ils vivaient. Pour eux. le critère d'appréciation d'un poème était fondé non pas sur son degré de vérité ou de fausseté, mais sur la possibilité d'avoir un sens dans l'univers qui était le leur. Dans la mesure où le monde d'ici-bas était essentiellement conçu sous le signe de l'errance, tout effort de création mimétique ne pouvait conduire qu'à reproduire un ensemble de conduites humaines soumises à l'incertitude et se détachant sur un fond de vérité incarné par les « grandes âmes » des sages, des héros et des saints. Dans de telles conditions, les chevauchées les plus ahurissantes n'étaient jamais inaccessibles. Loin de les répudier comme fausses, on était tenté de voir ces errances chevaleresques à la lumière de ce que Thomas Pavel a appelé un « art de l'éloignement » (Pavel, 1996). Leur vérité tenait au fait qu'elles tranchaient sur les imperfections et les médiocrités de la vie réelle. Puissante capacité que celle d'un imaginaire qui pouvait furieusement idéaliser sans se faire accuser de romantique naïveté. Evidemment, tous les « usagers » du Cinquecento ne jugaient pas le romanzo de la même façon, mais la dispute entre les admirateurs et les contempteurs de l'Arioste atteignit une ampleur considérable à nulle autre pareille (Weinberg, p. 954-1073). Ce n'est pas ici le lieu de refaire l'histoire de la réception de l'Orlando furioso (Hempfer, JavitcH). Tout au cours du XVIe siècle, l'un des passe-temps favoris de la critique humaniste consiste à allonger la liste des « erreurs » de l'Arioste. On lui reproche non seulement de faire la part trop belle aux débordements de la déraison, mais de donner à son poème une forme déraisonnable. L'anormalité y est devenue la norme ; et le dérèglement, la règle. Un grand débat va opposer les partisans de 1 "épopée à ceux du roman (Javitch. p. 86-105) La voie directe (via drittA) du genre épique, immortalisée par V Iliade et Y Enéide, servira de repoussoir aux « irrégularités » de la forme nouvelle -.formlessness - forme sans forme - qui aspire pourtant à la dignité littéraire. La redécouverte de la Poétique d'Arislote et des Éthio-piques d'Heliodore jouera un rôle important dans le débat sur les mérites du roman et de l'épopée. Les Discorsi dell'arte poetica e del poema eroico du Tasse (1564) et les Poetices libri septem de Scaliger (1561) offrent d'éloquents passages à ce sujet. Dans le prologue de sa traduction des Ethiopiques, Amyot dira que le roman grec est « acceptable » parce qu'il se présente comme un document historique déguisé et qui respecte donc la vraisemblance (Forcione, p. 49-87). Dans son Ane poetica de 1564, Antonio Minturno, aristotélicien pur et dur, dénoncera les erreurs des écrivains de romans (« errori de gli scrittori de'Romanzi », p. 25). Le jugement qu'il porte sur le romanzo est clair : l'Arioste s'est trompé en choisissant d'écrire de la fiction en toscan parce que cet idiome n'est pas aussi fiable que le grec ou le latin : comme toute langue vernaculaire. il est, par essence, irrémédiablement sujet à l'erreur. Mais, toujours selon Minturno, la faute tient aussi au fait qu'en choisissant de conter les vagues aventures des « chevaliers errants » le poète a repoussé les limites de la vraisemblance de façon inacceptable. Ce rejet du raisonnable a dangereusement contaminé le discours même du romanzo. Excellent lecteur, Minturno relève la fréquence du verbe errare et de ses dérivés dans le Furioso. Il mesure avec habileté toute la folie qui consiste à s'engouffrer dans l'obscure forêt (selva oscurA) de ce labyrinthe verbal. Fatale erreur de jugement ! (« Se' l Romanzo è Poesia », p. 26-27). Puissante mise en évidence de cette association entre l'erreur et l'errance : elle ne se retrouvera dans aucune autre ouvre de l'époque. Le Furioso est entièrement parcouru par cette obsession de l'irrationalité divagante - rehaussée par une ironie mordante -, et cela jusqu'au canto ultimo. Lorsque la joie semble être enfin de mise parce que le port est en vue et que le vagabondage va prendre fin. l'inquiétude reprend le voyageur qui se demande si sa carte est exacte (« se mi mos-tra la mia cartaTIvero » XLVI, 1,1) ou si, condamné à une errance perpétuelle, il n'est pas une fois de plus victime d'une coûteuse illusion (« ove, o di non tornar col legno interolo d'errar sempre, ebbi già il viso smorto » XLVI. 1. 5-6). Les poètes français entreront eux aussi dans ce débat. Dans la Défense et illustration, du Bellay fait volontiers de l'Arioste un modèle exemplaire pour les modernes. Le futur poète français devra « s'égaler» aux Grecs et aux Latins « comme a fait de notre temps en son vulgaire* un Arioste italien que j'oserai (n'était la sainteté des vieux poèmeS) comparer à un Homère et [à un] Virgile » (13, v, p. 128). Il y a pourtant un brin de chauvinisme dans cet éloge car l'illustre Ferrarais avait choisi pour son poème un sujet français : « comme lui donc, qui a bien voulu emprunter de notre langue les noms et l'histoire de son poème, choisis-moi quelqu'un de ces beaux vieux romans françois*, comme un Lancelot, un Tristan ou autres, et en fais renaître au monde une admirable Iliade et laborieuse Enéide (13, v, p. 128-129). Dans la première préface de La Franciade (1572), Ronsard, qui s'inspirera pourtant souvent du Furioso dans ses ouvres, reprendra cette critique de l'Arioste ; cependant, ce ne sera pas pour condamner les errances de son imagination mais simplement pour fixer des limites aux licences de ce qu'il appelle la « Poésie fantastique » : J'ose seulement dire (si mon opinion a quelque poidS) que le Poète qui écrit les choses comme elles sont ne mérite tant que celui qui les feint* et se recule le plus qu'il lui est possible de l'historien : non toutefois pour feindre* une Poésie fantastique comme celle de l'Arioste, de laquelle les membres sont aucunement* beaux, mais le corps est tellement contrefait* et monstrueux qu'il ressemble mieux aux rêveries d'un malade de fièvre continue qu'aux inventions d'un homme bien sain (OC. 1993.1, p. 1182). On reconnaît ici une distinction chère aux rhétoriciens, d'Aristote à Quintilien: contrairement à l'historien qui recherche la vérité « sans déguisure* ni fard » le poète « s'arrêtera au vraisemblable » c'est-à-dire à « ce qui peut être » ou « ce qui est déjà reçu en la commune opinion » : Il [le poète héroïque] a, pour maxime très nécessaire de son art, de ne suivre jamais pas à pas la vérité, mais la vraisemblance et le possible (OC, 1993,1, p. 1165). Un double refus se profile ici. D'une part, on assiste à un rejet de l'Histoire au nom de la liberté d'invention. L'Histoire est un asservissement à la réalité car elle « reçoit seulement la chose comme elle est ou fut ». Mais, d'autre part, toute imagination « fantastique » se trouve reléguée dans la pathologie parce qu'elle oublie la «nature » pour verser dans l'étrange, l'artificiel et l'inhumain («corps contrefait* et monstrueux »). Ronsard suit ici Horace (Art poétique, v. 408 sq.). Rappelons que le verbe feindre (« non toutefois pour feindre* une Poésie fantastique») retient le sens du latin fingere, lui-même traduction du grec poiein (faire, créeR) (Castor, 1964, p. 120-121 ; 1998, p. 173). Si l'Histoire est le lieu théorique de l'absence de fiction, degré zéro de l'imaginaire, la «Poésie fantastique» est au contraire définie par un trop-plein defeintise (le délire de l'imaginatioN). Ainsi, le discours de Ronsard, déjà « classique » avant la lettre, refuse d'accueillir à la fois la carence et l'excès, deux extrêmes qui s'annulent devant le mélange naturel et savant d'une fiction où la « fureur» et l'« art » voudraient pouvoir se faire oublier. Ronsard va donc corriger l'Arioste pour marquer les limites de l'espace où peut se déployer licitement l'imaginaire poétique. Mais il ne veut pas être seul à prendre une telle responsabilité; c'est pourquoi il allègue l'exemple d'Homère et de Virgile dont les ouvres témoignent, à son avis, de la même conception théorique. En effet, ni VIliade ni l'Enéide ne sont des ouvres d'historiens. Ni Homère ni Virgile n'ont cherché à puiser leur sujet dans la réalité de leur culture. Et d'abord parce qu'ils avaient des visées politiques certaines : Homère aurait voulu « s'insinuer en la faveur et bonne grâce des Éacides », et Virgile aurait cherché à « gagner la bonne grâce des Césars » (p. 1183). À ce dessein politique s'ajoutait une conscience très nette d'un destin poétique. Ils ont voulu adopter ou développer des mythes aisément transposables, soit qu'ils aient exploité des événements bien connus et déjà acceptés comme tels par leurs contemporains (c'est le cas d'Homère avec la guerre de Troie : « Le bruifde telle guerre était reçu en la commune opinion des hommes de ce temps-là»), soit encore qu'ils aient recueilli chez d'illustres prédécesseurs des enseignements qu'ils pouvaient mettre légitimement à profit : c'est le cas de Virgile, lecteur d'Homère et des «vieilles Annales de son temps » à partir desquelles il a conçu le sujet de son Enéide (p. 1183). Ronsard a les mêmes visées, politiques et poétiques que le grand poète épique romain, et il ne s'en cache pas. D'une part, il nous dit avoir « une extrême envie d'honorer la maison de France » (p. 1184) et de chanter les « héroïques et divines vertus » de son prince, « le Roi Charles Neuvième » (p. 1184), dont il n'hésite pas à comparer les «heureuses victoires » à celles de « Charlemagne, son aïeul ». D'autre part, il entend s'inscrire dans la lignée de la grande poésie épique en reprenant les termes dont il avait usé pour parler d'Homère et de Virgile. Le sujet dont il traite est « fondé sur le bruit* commun » (p. 1184), ce qui reprend la description du dessein prêté à l'auteur de VIliade, ce dernier exploitant le « bruit » de la guerre de Troie et la « commune opinion » qu'en avaient ses contemporains. En outre, si YEnéide s'inspirait des « vieilles Annales ». La Franciade, elle, s'appuiera sur une tradition « très assurée selon les Annales » (p. 1183) et sur « la vieille créance des Chroniques de France » (p. 1184). Les ressemblances de vocabulaire sont frappantes. Tout porte à croire que le poète français s'assimile mimétiquement à ses modèles anciens. Or Ronsard semble oublier que l'Arioste lui-même n'avait pas fait fi de l'histoire contemporaine ; que le texte du Furioso reposait, au contraire, sur une analogie constante entre l'actualité et la fiction romanesque (Delcomo Branca, p. 103). Le panégyrique ronsardien de Charles IX ne rappelle-t-il pas celui de Charles Quint au chant XV du romanzo de l'Arioste ? Certains ajouts à la dernière version du Furioso (1532) reflètent les changements politiques intervenus, en particulier la remise en question de l'alliance de la maison d'Esté avec la France (Durling. p. 139). Les rapports entre fiction et réalité chez l'Arioste sont loin d'être aussi simples que le prétend Ronsard. Le grand prédécesseur italien jouait admirablement sur la fiction pour faire entendre les ironies de l'Histoire, en maintenant des relations ambiguës entre le réel et l'imaginaire (Baillet, p. 47). Ainsi les « erreurs » qu'attribue Ronsard à l'Arioste sont-elles elles-mêmes en partie de la pure fiction. Le Vendômois veut coiffer le Ferrarais du capuchon de la folie pour se dédouaner lui-même de ses propres égarements. Il passe sous silence ce qui pourrait jeter le doute sur la vraisemblance de son entreprise et cherche à faire croire que l'Idée qui l'anime est celle-là même qui a rendu Homère et Virgile immortels. Non sans assurance, il déclare : « Je n'ai su trouver un plus excellent sujet que cestui*-ci » (p. 1184). Peu lui importe que des lecteurs ultérieurs puissent exprimer des doutes sur le choix des légendes troyennes pour donner aux Français un sens de leur passé national. Il aurait sans doute mieux fait de choisir l'héroïque chevauchée de Jeanne d'Arc délivrant la France de l'occupation anglaise. Mais, pour l'admirateur des classiques, la question se posait autrement : l'excellence du sujet se mesurait forcément à sa capacité d'émuler le modèle des épopées antiques. Si l'Arioste n'était pas digne d'imitation, fallait-il voir en Virgile comme un modèle intouchable ? En souscrivant à la théorie du « progressisme », Ronsard allait remettre en question son admiration inconditionnelle pour l'Enéide. En dépit de ses insignes mérites, Virgile avait lui aussi commis des erreurs, des « fautes poétiques » que ses imitateurs les plus éclairés seraient appelés à corriger. Assurément, le poète romain somnolait parfois. Selon Peletier du Mans, certaines contradictions ou invraisemblances qui enlaidissent l'Iliade avaient trouvé leur place dans son imitation latine : « Si* est-ce que je trouve Virgile être tombé en semblable faute » (p. 99). Et Peletier de conclure qu'aucune ouvre d'art, si splendide soit-elle, ne peut prétendre à la perfection : « Il n'est si grand qui ne tombe en faute » (p. 102). Propos fort rassurants pour les apprentis poètes de la moderne saison : ils y verront une invitation à remballer leurs complexes et à rivaliser avec des modèles jugés exemplaires sans s'estimer vaincus d'avance. Il suffira qu'ils sachent faire le départ entre ce qui mérite d'être imité et ce qui ne doit pas l'être. Peletier fonde le théorème de l'imitation sur ce nouveau distinguo : « Qu'il [le poète] sache que c'est qu'il doit Imiter et quoi non » (p. 98). L'exemple de Virgile le prouve : on usera avec lui du même discernement dont il a lui-même usé avec Homère : en le corrigeant avec diligence. Cette condition pourra ouvrir le chemin de la gloire à qui aura appris non seulement à imiter mais à surpasser le modèle antique. La théorie de Peletier n 'était pas unique en son temps ; mais c'est certainement en elle que Ronsard a trouvé le substrat dont il avait besoin pour justifier ses ambitions de poète épique national. Rien ne pouvait mieux convenir, en effet, au chef de la Pléiade que le sentiment d'un progrès successif des formes et la croyance à la perfectibilité fondamentale des productions humaines. Si l'Enéide était supérieure à l'Iliade, alors La Franciade, écrite par un poète qui avait médité sur les erreurs de ses prédécesseurs, avait toutes les chances de dépasser le chef-d'ouvre de Virgile. Sans doute ne trouve-t-on pas de référence explicite à Y Art poétique de Peletier dans l'appareil liminaire de La Franciade ; mais on peut conjecturer que Ronsard avait en tête sa « théorie méliorative » de l'imitation. Celle-ci confirmait, sur le plan poétique, le projet politique explicite de l'épopée : la monarchie française était destinée à briller d'un plus bel éclat encore que l'Empire romain. On se souvient qu'au début de l'Enéide Jupiter prédisait non seulement la fondation de Rome, mais la gloire du siècle d'Auguste. L'Olympien n'assignait pas de bornes à la puissance et à la durée de l'Empire romain : Inde lupaefuluo nutricis tegmine laetus Romulus excipiet gentem et Mauortia condet moenia Romanosque suo de nomine dicet. His ego nec metas rerum nec tempora pono : imperium sine fine dedi (I, v. 275-279). Romulus, gorgé de lait à l'ombre fauve de sa nourrice la louve, continuera la race d'Enée, fondera la ville de Mars et nommera les Romains de son nom. Je n'assigne de borne ni à leur puissance ni à leur durée (I, p. 16). On ne s'étonnera pas de trouver au commencement de La Franciade un discours oraculairc jovien de la même farine : De Mérové*. des peuples conquéreur. Viendra maint prince et maint grand empereur Haut* élevés en dignité suprême : Entre lesquels un Roi CHARLES Neuvième. Neuvième en nom et premier en vertu. Naîtra pour voir le monde combattu Dessous ses pieds, d'où le soleil se plonge. Et, s'élançant de l'humide séjour. Apporte aux dieux et aux hommes le jour. (La Franciade [1572], I, v. 247-256.) Autrement dit, le roi de France saura réaliser ce que Jupiter n'a jamais pu qu'entrevoir en songe : la domination future de l'Orient et de l'Occident par la nouvelle nation. Imitation temporelle du plan divin, ce royaume n'aura pas de fin : imperium sine fine. Dans la tradition judéo-chrétienne, seul le Messie, venu juger sur terre les vivants et les morts, parviendra à établir un royaume perpétuel et universel. Le fabuleux éloge que fait ici Ronsard de son roi peut paraître déplacé dans son outrance. Les paroles qu'il prête à Jupiter ressemblent trop à celles du credo tridentin : cujus regni non erit finis. Mais c'est paradoxalement de cette nouvelle dimension messianique que vient la supériorité du discours des Modernes, même lorsque ceux-ci cherchent à imiter les Anciens pour mieux les faire parler. Dans le poème qui célèbre les exploits de son roi, Ronsard veut dépasser les espoirs de son prédécesseur latin. Il en est du rêve poétique comme de l'ambition politique : Ronsard sera à Virgile ce que Charles est à Auguste : une version améliorée d'un illustre modèle. Dans la préface posthume de 1587, le chef de la Pléiade finira par réduire le modèle virgilien à un usage pédagogique. Son lecteur « apprentif* » pourra se faire la main sur le latin de l'Enéide : Je m'assure que les envieux caquetteront, de quoi j'allègue Virgile plus souvent qu'Homère qui était son maître et son patron* : mais je l'ai fait tout exprès, sachant bien que nos François* ont plus de connaissance de Virgile que d'Homère et d'autres Auteurs Grecs (OC. 1993,1, p. 1169-1170). Mais il devra se garder de reproduire les erreurs du poète romain. Ronsard ne ménagera pas Virgile, et les remarques qu'il lui réserve -''par exemple pour souligner l'impuissance de celui-ci à respecter les unités de temps - visent à faire prendre conscience au futur poète et à son propre lecteur de la distance esthétique qui sépare l'imitateur moderne de sa source ancienne. Virgile est à portée d'imitation : car il se situe à poximité géographique, historique, linguistique et politique. L'Enéide est si proche qu'elle peut même servir de repoussoir parodique. Un pastiche de Virgile fera son chemin dans la préface posthume de La Franciade. Le vers original était : Punica se quantis attolet gloria rébus! (IV, v. 49). Anne adressait ces paroles à sa sour Didon pour l'encourager à épouser Énée : « Avec les armes de Troie, quels exploits viendront relever la gloire de Carthage ! » Ronsard osera remplacer Carthage (punicA) par la France (gallicA) et les exploits militaires (rébuS) par les ouvres littéraires (verbiS) en écrivant : Gallica se quantis attolet gloria verbis ! » (OC. 1993,1, p. 1177). Le message est clair : combien de grands poèmes pourraient relever la gloire de la France si les écrivains français pouvaient écrire, comme Ronsard lui-même, dans leur propre langue ! On sait l'importance que devait attacher Ronsard, tout au long de sa carrière, au travail et à l'étude. En suivant Quintilien, il reconnaît le « génie immortel et surhumain » d'Homère ; mais, en bon pédagogue, il préfère recommander le soin et la diligence (cura et diligentiA) de Virgile. Il faut redistribuer les prix, réhabiliter Ve.xercitatio et le studium. Sans doute le naturel est-il une vertu essentielle à toute vocation poétique ; il en est même la condition sine qua non. Thomas Sébillet avait déjà déclaré : « Le Poète naît. l'Orateur se fait » (I, iii, p. 25). Mais la théorie néoplatonicienne de l'inspiration était si répandue au milieu du xvf siècle que du Bellay avait dû faire pencher la balance du côté de l'étude et des nécessités de l'érudition. Dans la Défense et llustration, Ronsard avait pu lire tout un chapitre consacré à ce genre de problèmes : on y répétait que « le naturel* n*est suffisant à celui qui en Poésie veut faire ouvre de l'immortalité » (p. 103-105). Dans l'« Avertissement au lecteur» de 1573 qui sert de deuxième préface à La Franciade, Ronsard s'explique presque exclusivement au sujet des corrections qu'il a décidé de faire afin de donner un style « plus parfait » à son épopée : Par le conseil de mes plus doctes amis j'ai changé, mué, abrégé, allongé beaucoup de lieux de ma Franciade pour la rendre plus parfaite et lui donner sa dernière main. Et voudrais de toute affection que nos François* daignassent faire le semblable : nous ne verrions tant d'ouvrages avortes, lesquels, pour n'oser endurer la lime et parfaite polissure requise par temps, n'apportent que déshonneur à l'ouvrier et à notre France irès mauvaise réputation (OC, 1993,1, p. 1181). 11 n'est donc pas question ici de produire une poésie « naturelle » et « inspirée » ; l'accent est mis sur le travail de l'artisan qui s'emploie à améliorer son ouvrage. La cascade des synonymes en dit long : « changer » et « muer », « abréger » et « allonger » sont des tâches urgentes. Le poète est redevenu l'ouvrier appelé à corriger, à force de cura et de diligentia, les erreurs du « génie immortel et surhumain » que fut Virgile. On entend déjà la voix de Boileau : Vingt fois sur le métier remette/, votre ouvrage ; Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez, quelquefois, et souvent effacez. (P. 196, v. 172-174.) Ainsi, Ronsard accueille dans son propre travail l'idée d'une succession méliorative au nom d'un regain de travail et d'étude. Toute version corrigée de La Franciade sera forcément supérieure à la précédente, tout comme, mutatis mutandis, Y Enéide devait être supérieure à V Iliade. En fait, de 1573 à 1584, Ronsard ne cessera de remanier son poème. S'il pratiquera peu ]'« allongement », il fera de nombreuses suppressions (« cinq cent cinquante vers environ », OC, I, p. 1608). Cela n'empêchera pas le même Ronsard de déclarer que toute grande épopée doit renouer avec l'inspiration « naturelle » et « originelle » qui caractérisait l'Iliade. Dans la préface posthume de 1587. il recommande au futur poète d'adhérer à l'idéal d'une « naïve* et naturelle Poésie » éloignée à la fois des monstruosités de l'Arioste et des artificia-lités de Virgile : Tu enrichiras ton Poème par variétés prises de la Nature. sans extravaguer comme un frénétique. Car pour vouloir trop éviter et du tout te bannir du parler vulgaire*, si tu veux voler sams considération par le travers des nues, et faire des grotesques, Chimères et monstres, et non une naïve et naturelle Poésie, tu seras imitateur d'ixion, qui engendra des Fantômes au lieu de légitimes et naturels enfants (OC, 1993,1, p. 1163). Ronsard ne corrige donc pas seulement son poème, mais l'idée qu'il se fait de ce que doit être son poème. Homère représente bel et bien pour lui la source primordiale de l'inspiration épique. En dépit de la théorie progressiste de Peletier qui concerne le style, le texte grec apparaît comme l'original de toutes les copies qu'ont pu produire ses successeurs, quels que soient leur valeur et leur degré de perfection. En plaçant Homère en dehors des vicissitudes de l'Histoire, Ronsard reconnaît la distance qui sépare son poème d'une source immuable et quasiment intemporelle, indifférenciée et participant de la plénitude de l'Origine. Perfectibilité d'un côté, impossibilité, de l'autre, de «par-faire» la puissance inaugurale de l'Être. C'est dans cet « entre-deux » que doit se situer la création poétique des Modernes. Ronsard le dit explicitement dans l'« Élégie à Louis Des Masures » : Entre Homère et Virgile, ainsi qu'un demi-dieu Environné d'esprits, j'ai ma place au milieu. (OC, 1993, II, p. 1020. v. 123-124.) L'échec de La Franciade rapprochera curieusement son auteur de ses plus grands devanciers. Comme l'avait dit et redit Longin, les esprits médiocres ne commettent pas d'erreurs : méticuleux, ils se conforment aux règles et, comme le dira Montaigne, se contentent de « vivoter en la moyenne région » (I, 54, p. 313). En revanche, les Homère, les Pindare, les Platon, les Sophocle ou les Démosthène, génies impurs, et sujets à l'erreur, ont été capables d'atteindre le sublime (von Staden, p. 372, 375). Le paradoxe veut que l'erreur soit le signe de la grandeur. Ce qui donne raison à Peletier qui, sans connaître le traité attribué à Longin ni le sort funeste qui attendait La Franciade, écrivait : « 11 n'est si grand qui ne tombe en faute » (p. 102). |
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