Georges Haldas |
Tout repos interdit Et l'absence est un lit de cailloux noirs et blancs Tout se dissout On dort harcelé par les vents dans un espace où nul ne pénètre Où les mots retombent sans écho Et l'abîme est ici mon chien le plus fidèle Trop tard pour appeler Tous les signes s'effacent Le soupir de la mort lui-même s'est éteint Nul pardon ne viendra ranimer nos espoirs Nul ciel ne s'étendra Dieu lui-même détourne son visage de bois I Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Toute la ville saigne. On détruit les quartiers. Je n'ai pu retrouver les rues de mon enfance. On a coupé les fils du plus lointain passé. Les souvenirs végètent. Il me semble partout être un corps étranger. Mon passeport intime est périmé. On vit comme en sursis. On a dans nos yeux fatigués comme des mouches d'or. On vit dans le confort, mais le cour désolé n'a pas une fontaine pour se désaltérer. Dans sa propre maison on se sent exilé. II Voici venu le temps de la Tulipe Noire : les jours décapités, les nuits impartagées, les mots qui se détournent de leur sens. Et la voix qui s'altère. On se voit dans un miroir de haine dénudés, déformés. Tout plaisir aboli, on se tue lentement. Voici le temps venu de la Tulipe Noire : de nous rien ne survit. III Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Aucune catastrophe dans ce petit pays. Aux printemps dérisoires le jet d'eau refleurit. On n'est pas dans l'histoire, ni hors de toute histoire. Ici tout se confond. Le vice est mal caché sous la vertu. L'argent et la bonne conscience auront tout nivelé. Qui parle ment. Et qui s'impose le silence est traître également. Chaque jour on se lève dans le petit matin plus fourbu. Etonné de voir qu'on recommence. Voici le temps venu de la Tulipe Noire. On se nourrit d'absence. IV Voici venu le temps de la Tulipe Noire. On ne peut plus dormir. On revit nos conflits. Un soleil noir se lève sur les quartiers maudits, nos projets démolis. On croit se rendormir, mais le temps qui dégoutte a fait de notre lit un radeau sans méduse, un océan sans pli. On croit rêver. On lève un regard déconfit sur une chambre grise, un conjoint assoupi. V Voici venu le temps de la Tulipe Noire. On rentre seul le soir. On n'a pour compagnons que les murs. Les paroles dans la rue s'évaporent. Déserts sont les trottoirs (c'est tout pour la TV). Vous voulez me parler ? Il faut téléphoner. Dans son coin Dieu lui-même en est découragé. Le vrai malheur n'a pas dans ce pays frappé. Et c'est pourquoi personne ne comprend rien à rien. Voici le temps venu de la Tulipe Noire : la pesanteur est telle ici dans le confort, que même le sommeil n'est d'aucun réconfort. Vi Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Les cafés sont ouverts dès six heures. Les bus ont sillonné déjà tous ces lieux désertés par l'espérance. On voit les travailleurs toujours se lever. Et la lune décliner, on dirait, pour les accompagner. Mais nul ne la regarde. Chacun sait en lui-même que le jour est mort-né. VII Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Finies les eaux profondes. On vit tous sans savoir le pourquoi, le comment. Et toute explication ajoute au dérisoire. On émiette le temps. On va au cinéma. On coupe en fines tranches un demi-cervelas. Autrefois on parlait jour et nuit. On disait parfois des choses tendres. Aujourd'hui on se hait. Et le silence luit sur notre lit désert. Dans son coin chacun rêve Chacun refait sa vie en pensée. Et chacun se sent coupé en deux ou bien en fines tranches comme le cervelas. En qui je reconnais ma vie et mon destin. Où j'épouse avec toi la brise du matin. VIII Voici venu le temps de la Tulipe Noire. On se disait : comment cela finira-t-il ? Dans la rue j'entendai? sous les cris le silence de ceux qui n'ont pas voix au chapitre et qui tendent leurs moignons rougissants, pour dire que jamais l'amour n'aura passé dans leur camp ; pour maudire les marchands d'espérance : un Dieu bon un Dieu grand ou bien ces inconscients, poing levé promettant des lendemains qui chantent. IX Voici venu le temps de la Tulipe Noire, où au nom de l'histoire on nous coupe en morceaux. 11 faut crier bravo. Mais le cour se défait. Nulle main ne se tend. Le désert entre tous est devenu béant. On boit même en famille. On se durcit. On rit. La TV chaque soir nous fournit l'alibi. Et on vit dédoublés, désossés, dispersés. Veillez à votre ligne, dit la voix de toujours ; en tout suivez le guide. Mais le guide lui-même est perclus de fatigue. En attendant on meurt. Surtout pas sur la croix. On meurt très doucement comme de bons bourgeois. X Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Chacun est mutilé. Et chacun maudit l'autre d'en être arrivé là. Chacun se fait garant de son manque d'espoir. Chacun prend son repas du côté de l'abîme. Et parce qu'il a peur, il élève la voix. Et les tranquillisants chez nous tous font la loi. XI Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Insomnies, insomnies ; levés tôt, couchés tard. On est exténué. Toujours de faux départs. Quand je sors le matin, je me sens chanceler. Je suis une pelure expulsée, un débris. Où étais-je hier soir ? Qui ai-je rencontré ou qui ai-je tué ? Je suis comme un ivrogne qui découvre soudain ce qu'il a fait la veille. Réponds donc ô mon ombre : Ai-je tué ? La voix ne répond rien. Un bus se met à klaxonner. Et tous rient de me voir sursauter. Je ne suis que ce chien dans la rue qu'on chasse à coups de pied. XII Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Nous vivons d'une vie rabougrie, dérisoire. Où tout n'est que repli. Repli sur soi : on dort. Ou repli : je t'adore. Tout se dissout. La rose se fane avant l'aurore. On ne croit plus à rien. Déjà on touche au port inconnu des marins. XIII Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Des feux verts en délire. Des feux rouges brûlés. Le temps aura passé sans qu'il ne reste rien que ces matins galeux sous un ciel déplumé. On est tous dépecés par des courants contraires. On est tous hébétés. Nullement solidaires. Ennemis de nous-mêmes et touchant sans plaisir avant de travailler à un mauvais café. Qui à lui seul contient nos jours empoisonnés. XIV Voici venu le temps de la Tulipe Noire. Le temps des somnifères et des lilas sanglants. Voici la haute mer. Les mots et rien dedans. La mort dans un combat inutile. Et nos voix dispersées dans le sable. Chaque nuit on s'enfonce. Chaque nuit on revit le même cauchemar. Et nos vies décimées dans la forêt du temps ne sont plus qu'un murmure où chacun reconnaît ses crimes, ses tourments. Et la part qu'il a prise à l'ouvre du néant. |
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Georges Haldas (1917 - 2010) |
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Portrait de Georges Haldas | |||||||||
OuvresLa poésie est la première parole. Mythes, épopées, oracles, voix des mystères et des mystiques, puis de l'amour, de l'indignation, de la révolte, de l'espoir ou de l'humour, de la vie quotidienne et de la solitude. Introuvables ou retraduites, classiques ou contemporaines, familières ou méconnues, ce sont ces voix innombrables que la collection Orphée souhaite faire entendre parce que plus que jam BiographieGeorges Haldas né le 14 août 1917 à Genève (de père grec et de mère suisse) est un écrivain, poète et traducteur suisse francophone. |
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