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Ghérasim Luca |
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Dans une des régions les plus raréfiées de l'esprit où je campais au pied de la lettre à une altitude de nul pied plane un petit nombre d'idées très particulières qu'il eût été dommage de ne pas saisir au vol de mes distractions Je faillis ne pas les apercevoir tant elles étaient creuses au milieu d'oublis et de vertiges sans nom L'une d'entre elles attira notamment mon attention non pas pour la beauté de sa démarche d'une indistinction certaine mais à cause de ses yeux longs et minces que j'ai pris pour des antennes de sauterelle Je me penchais, alors, et reconnus une de ces idées à capuchon vert qui prennent les hommes au dépourvu Elles ne sont pas égarantes, au contraire mais le traitement qu'elles font subir aux penseurs est si étrange qu'il faut décrire en détail le dispositif destiné à les captiver La paupière du milieu, car elle en a plusieurs est inclinée en arrière, à la base en sorte qu'elle se trouve tout contre la paupière supérieure et lui est partiellement accolée Deux paupières latérales sont réunies sur la moitié de leur longueur de manière à former comme une fourchette dressée en l'air C'étaient les extrémités effilées de celle-ci que je pris pour les antennes d'une sauterelle La prunelle encapuchonnée s'appuie sur elles Ainsi tout l'oil de l'idée se présente dans la position inverse du regard Il semble également en veilleuse car il ne s'ouvre que rarement L'acte de regarder s'accomplit à l'intérieur de manière fugitive et constante et lorsqu'il s'accomplit ne fait que s'avancer entre les fourchettes On ne s'attendait certes pas mais c'est pourtant à cet endroit que s'est posé naturellement mon regard car il n'y a pas d'autres voies pour y pénétrer L'irritabilité en fut extrême Même le souffle d'une pensée ou un minuscule battement de cour le font se retirer à l'intérieur comme mû par un ressort entraînant le regard du penseur et obturant encore plus la lourde trappe mentale A peine aspiré au fond de l'oil mon regard entreprit de se frayer un chemin vers le haut Il fait plus clair au sommet là où les extrémités des paupières sont repliées sur elles-mêmes C'est sans doute la raison pour laquelle j'ai pu voir mon regard ramper dans toutes les directions à la fois le seul moyen d'y parvenir étant de n'y plus penser (Il n'y avait pas beaucoup d'espace à l'intérieur de l'idée) Arrivé en haut il se frotte nécessairement contre soi-même et reste le plus attaché à sa manière de voir qui n'est plus tout à fait la même Toute cette étrange manouvre qui recommence aussitôt dans l'autre oil ne donne lieu apparemment à aucun échange de vues Il se peut cependant que nos regards trouvent au double fond de l'oil quelque peu d'une sécrétion visionnaire Espérons que cette compensation au moins leur soit accordée Eux qui normalement se laissent fasciner tout de suite étaient comme aveuglés par des larmes secrètes et des gémissements saccadés sortaient de leurs orbites On comprendra que ce soit là un exemple extrême, à perte de vue Quand au long regard il n'arrive presque jamais à pénétrer dans l'oil de l'idée, il n'y a d'ailleurs rien pour l'y attirer Seuls les voyeurs à courte vue en dépit des chocs plutôt rudes à l'entrée subissent un traitement plus doux et on les laisse se retirer au bout d'une demi-heure ce qui vaut mieux que d'être retenu à vie On trouve pour certains un exemple de long emprisonnement C'est l'acte de cesser de regarder qui déclenche le mécanisme de libération mais les voyous ne procèdent pas toujours progressivement et, s'il se produit le moindre contretemps l'oil de l'idée ne s'ouvrira plus L'idée que j'ai vue était ainsi Son oil était privé de lumière mais il dégageait une lueur masquée qui attirait A moins que les glandes idéatives ne sécrètent quelque suc invisible qu'elles peuvent opposer de temps en temps les regards entrent sans rencontrer d'obstacle Ils ont pour ce faire à descendre le long du clignotement par les deux cercles de cils raides qui poussent inclinés vers le bas Les regards peuvent passer en pressant contre les extrémités plus flexibles mais il leur est impossible de revenir en arrière car ces extrémités ne sont inclinées que d'un côté Ils se trouvent alors dans une petite chambre au milieu de la vision même et tandis que pris de panique ils font des efforts pour sortir ils se couvrent d'images C'est alors que se révèle le côté fascinant de la trappe car aussitôt qu'une quantité d'images suffisantes pour émerveiller l'oil surgit, les zones de cils se détendent, se contractent et finalement se recroquevillent plus rien dans ces conditions n'empêche les penseurs de prendre leur liberté II peut se passer deux ou trois jours avant qu'ils soient relâchés car déclencher les images par petits à-coups ne suffit pas pour ouvrir l'oil (la trappe) et la distribution de non-images doit se faire perpétuellement |
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Ghérasim Luca (1913 - 1994) |
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Portrait de Ghérasim Luca | |||||||||
Biographie / OuvresGherasim Luca apporte un travail, un jeu musical sur notre langue, le français qui n'est pas sa langue d'origine, car son pays natal est la Roumanie. Il ose la révolution du langage en lui donnant une nouvelle morphologie, jusqu'à sortir de la langue elle-même, jusqu'à nous rappeler la force avec laquelle la poésie peut entrer en chacun de nous, sur la pointe des pieds ou en claquant la porte... E |
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