Ghérasim Luca |
C'est avec une extrême volupté mentale et dans un état d'excitation affective et physique ininterrompu que je poursuis en moi et hors de moi ce numéro d'acrobatie infinie Ces sauts contemplatifs actifs et lubriques que j'exécute simultanément allongé et debout jusque dans ma façon déroutante ou ignoble ou profondément aphrodisiaque ou parfaitement inintelligible de saluer de loin mes semblables de toucher ou de déplacer avec une indifférence feinte un couteau, un fruit ou la chevelure d'une femme ces sauts convulsifs que je provoque à l'intérieur de mon être convulsivement intégré â la grandiose convulsion universelle et dont la dialectique dominante m'était toujours accessible même si je n'en saisissais que les rapports travestis ont commencé ces derniers temps à m'opposer leur figure impénétrable comme si tout à la tentation de rencontrer plus que moi-même sur la surface d'un miroir j'en grattais impatiemment le tain pour assister stupéfait à ma propre disparition Il ne s'agit pas ici d'une maladresse sur le plan de la connaissance ni de la pieuse manouvre de l'homme qui avoue orgueilleusement son ignorance Je ne me connais aucune curiosité intellectuelle et supporte sans le moindre scrupule mon peu d'intérêt pour les quelques questions fondamentales que se posent mes semblables Je pourrais mourir mille fois sans qu'un problème fondamental comme celui de la mort se pose à moi dans sa dimension philosophique cette manière de se laisser inquiéter par le mystère qui nous entoure m'a toujours paru relever d'un idéalisme implicite que l'approche soit matérialiste ou non La mort en tant qu'obstacle oppression, tyrannie, limite angoisse universelle en tant qu'ennemie réelle, quotidienne insupportable, inadmissible et inintelligible doit, pour devenir vraiment vulnérable et, partant, soluble m'apparaître dans les relations dialectiques minuscules et gigantesques que j'entretiens continuellement avec elle indépendamment de la place qu'elle occupe sur la ridicule échelle des valeurs En regard de la mort un parapluie trouvé dans la rue me semble aussi inquiétant que le sombre diagnostic d'un médecin Dans mes rapports avec la mort (avec les gants, le feu, le destin les battements de cour, les fleurs...) prononcer fortuitement le mot moribonde au lieu de bien-aimée suffit pour alarmer ma médiumnité et le danger de mort qui menace ma bien-aimée et dont je prends connaissance par ce lapsus de prémonition subjective (je désire sa mort) et objective (elle est en danger de mort) m'inspire une contre-attaque d'envoûtement subjectif (je ne désire pas sa mort - ambivalence intérieure, culpabilité) et objectif (elle n'est pas en danger de mort - ambivalence extérieures, hasard favorable) Je fabrique un talisman-simulacre d'après un procédé automatique de mon invention (l'Oil magnétique) la fabrication de ce talisman intégrée aux autres surdéterminantes prémonitoires, angoissantes, accidentelles nécessaires, mécaniques et erotiques qui délimitent ensemble un comportement envers la mort étant la seule expression praticable d'un contact dialectique avec la mort la seule à poser réellement le problème de la mort en vue de sa solution (de sa dissolution) L'état de désolation-panique et de catalepsie morale auquel m'a réduit la récente incompréhension de mes propres sauts dialectiques n'a aucun rapport avec une attitude intellectuelle devant le problème de la connaissance Le fait que ces trente derniers jours aient été plus obscurs que jamais aurait pu me troubler comme un existant inconnu comme un nouveau dérèglement D'ailleurs, c'est systématiquement que j'entretiens autour de moi un climat de brume continuelle de mystères puérils, simulés, insolubles intentionnellement et voluptueusement déroutantes On sait que l'analyse comme n'importe quelle autre méthode d'interprétation rationnelle ou irrationnelle n'est qu'une possibilité partielle de dévoiler le mystère dans la mesure où chaque vérité découverte ne fait que le voiler davantage et lui confère une attraction théorique à la manière de ces femmes irrésistibles et hystérisantes du début du siècle que l'amour couvrait de plusieurs enveloppes de dentelles, de parfum et de vertige Ce n'est donc pas l'échec de mes interprétations au cours de ces trente derniers jours qui me fait désespérer Ce qui provoque mon désespoir, ma perplexité le chaos de ma pensée et une douleur atroce au creux de ma poitrine c'est l'échec de ma singulière apparition au monde au début de cette année menacée de se dissoudre d'une manière lamentable c'est la grande, la monstrueuse déception que me cause mon propre personnage drogué à l'idée d'évoluer avec une agilité jamais atteinte à la frontière de la veille et du sommeil entre le oui et le non le possible et l'impossible pour se trouver soudain devant l'envers du décor dans un monde d'illusions et d'erreurs fondamentales qui ne pardonnent pas et qui transforment mon inégalable et inimaginable existence en blessure Dans ce monde latéral où je me sens jeté sans savoir quelle erreur j'ai commise (même sur le plan précaire de la culpabilité) sans savoir ce qui m'est arrivé, ni pourquoi je ne ressens que les effets catastrophiques de l'erreur, l'avalanche d'agressions et de cruautés, probablement nécessaire que le monde extérieur déclenche contre moi Toutes les personnes qui m'entourent me trahissent, sans exception Tous les objets, toutes les femmes et tous les amis, le climat, les chats le paysage, la misère, absolument tout ce qui me guette avec amour ou haine profite de mon immense faiblesse (conséquence d'une erreur théorique qui m'échappe) pour me frapper de plein fouet avec une lâcheté dégoûtante mais sans doute d'autant plus nécessaire D'un coup, je me trouve dans une chambre glacée, affamé, seul, sale la trahison oedipienne tapie dans toutes mes ombres malade, oublié, misérable tremblant de froid et de peur dans des draps mouillés de fièvre et de larmes A la lumière de ces agressions atroces et subites (véritables signaux d'alarme) les étreintes suaves qui les accompagnent me paraissent tout à coup suspectes et j'éprouve la nécessité brûlante de créer autour de moi un vide correspondant au vide théorique qui paralyse toute mon activité mentale écartant par cette projection pour insupportable qu'elle soit le mélange douceâtre de bien et de mal que le monde extérieur m'impose image du double oedipien et masque le plus sinistre de l'erreur Après ce coup inattendu je ne supporte pas la pensée de chercher refuge dans les bras de l'aimée en vertu d'un instinct de conservation machinal les bras de l'aimée participent, eux aussi, à cette violence et leur complicité invisible jusqu'ici apparaît nettement si nous y cherchons refuge si nous commettons l'erreur impardonnable de réduire la réalité objective de l'amour aux réalités les plus apparentes et confusionnelles du monde extérieur Pour éviter cette fuite dans une illusion consolante je préfère démasquer la complicité partielle de l'aimée que d'idéaliser ses charmes compensateurs je préfère pousser mon désespoir jusqu'à sa dernière conséquence (qui doit comporter une issue dialectique favorable) plutôt que de chercher un abri où faire panser mes blessures et nettoyer mes plaies, à moins que par un adorable lapsus l'aimée ne confonde avec candeur le flacon de poison avec la teinture d'iode Il me suffit de bouger dans une pièce obscure à la recherche d'une photo ou d'un mouchoir et de me cogner ou de me piquer à une aiguille pour engager dans le mystère de cette goutte de sang au bout de mon doigt les causalités erotiques les plus lointaines et les conjonctions astrales, sociales et universelles les plus invraisemblables Je sais dans quelle mesure mon désespoir projeté sur la totalité des personnes qui m'entourent est susceptible de suggérer la manie de la persécution dans sa phase aiguë, mais cet aspect de mon comportement ne saurait abolir la signification objective que j'attribue à la paranoïa d'autant que pour dénoncer les gens que j'aime je dispose d'un matériel analytique convaincant par lui-même sans qu'il soit besoin de l'appui maniaque de ma personne D'ailleurs, peu importe que mes accusations soient légitimes ou non Ce qui m'intéresse, ce que je ressens comme une nécessité irrésistible c'est de soutenir par mes actes jusque dans leurs conséquences les plus absurdes le vide théorique qui me remplit indépendamment de la douleur passagère que je m'inflige et de la catégorie masochiste dans laquelle apparemment je tombe Pour moi, le seul plaisir objectivement désirable, celui qui n'a jamais été éprouvé, ne peut être suscité que par une euphorie mentale concomitante jamais imaginée, jamais pensée Les erreurs théoriques que j'ai dû commettre et qui m'ont rendu ces derniers temps si vulnérable au sadisme permanent du monde extérieur ne peuvent trouver d'issue que si je me maintiens dans l'équilibre instable de la négation et de la négation de la négation seule façon d'être toujours en accord avec soi-même Le vide théorique que je ressens comme si je vivais jour et nuit sous une machine pneumatique m'oblige à envoyer à tous les gens qui m'aiment des lettres de rupture où je dénonce leur haine leur amour ayant pour moi tous les caractères latents de la haine générale L'éloignement physique de ces personnes est non seulement une mise en pratique de mon vide théorique mais aussi une élémentaire mesure de sécurité Depuis quelques jours je ne vois plus personne et si l'absence de la femme aimée de la voix et de la chaleur humaine me cause parfois une peur assez excitante par contre ma solitude forcée, systématique cynégétique, aggrave au-delà de toute limite mon immense, mon incommensurable désespoir Je ne sais plus quoi faire Après avoir tout fait pour être d'accord avec moi-même (comme est d'accord la balle avec le sang qu'elle répand) après avoir évité tous les pièges douillets que me tendait le monde extérieur pour compenser, dans sa perfidie odipienne le mal immense qu'il me faisait après avoir réfléchi mon vide théorique comme dans le miroir d'un miroir ur ma vie déserte, sur mes gestes interrompus r mes insomnies torturantes et prolongées ur mon agonie perpétuelle je ne vois pas ce que je pourrais faire de mon personnage pétrifié par tant de désespoir sinon le mettre face à face avec la mort car seule la mort peut exprimer dans son langage obscurantiste et fatal la mort réelle qui me consume me traverse et m'obscurcit jusqu'à l'anéantissement En me dirigeant vers la mort comme vers la conclusion presque logique de ma négation je bute contre un obstacle quantitatif dans lequel je reconnais comme dans les viscères pourris d'un porc toute la trivialité du Créateur son imagination élémentaire utilitaire et ignoble Cette mort grossière, naturelle, traumatique encore plus castrante que la naissance qu'elle réfléchit et complète me paraît insupportable non seulement parce qu'elle pousse l'idée de castration jusqu'au monstrueux anéantissement physique mais parce que cette mort unidimensionnelle ne correspond pas aux sauts dialectiques qui nous y mènent son opposition fixe, mécanique, absolue rend impossible l'expression libre des nécessités, là où les causes et les effets sont empêchés d'échanger leurs destins La présence permanente de la mort dans la nuit funéraire de mon être ne prendra jamais, en tant que nécessité les aspects paralysants de la mort inventée par le Créateur cette mort (cette vie) structurellement religieuse disparaîtra avec la dernière répression La mort que je contiens comme une nécessité comme la soupape du désespoir comme une réplique de l'amour et de la haine comme un prolongement de mon être à l'intérieur de ses propres contradictions cette mort, je la reconnais dans certains aspects angoissants et lubriques du rêve, dans la toxicomanie dans la catalepsie, dans l'automatisme ambulatoire toujours à l'intersection de l'homme et de l'ombre de l'ombre et de la flamme je la reconnais dans ma nécrophiiie masquée quand j'oblige mon aimée à garder pendant l'amour une passivité de glace je la reconnais même dans l'acte mécanique du sommeil, dans l'évanouissement ou l'épilepsie mais je ne reconnaîtrai jamais même dans mes rêveries les plus auto-flagellantes l'objectivité de ce phénomène sinistre qui nous monotonise nous répète et nous extermine comme si nous étions la victime mille fois millénaire d'un monomane sénile et cynique Le prolongement de cette mort nécessaire qui ne s'opposerait plus traumatiquement à la vie et qui la résoudrait dans le sens d'une négation ininterrompue où soient perpétuellement possibles la réciprocité et l'inversion causale le prolongement de cette mort objective comme une réplique à ma vie objective à travers laquelle passe à une tension toujours extrême l'objectivité incandescente de mes amours m'oblige aujourd'hui dans un état de désolation panique sans limite, de catalepsie morale poussée jusqu'au vide théorique et de désespoir insoluble, macabre et symptomatiquement révolutionnaire à aggraver cet état d'irritation aiguë en l'exaspérant jusqu'à sa négation impossible, et jusqu'à la négation exaspérante de l'impossible là où la mort pour être dévorée comme une femme quitte ses quantités traumatiques et s'embrase qualitativement thaumaturgiquement et adorablement dans l'humour En utilisant les signes chiffrés de notre tatouage intérieur en faisant de nouveau appel à l'Irrespirable Triangle de l'artifice à la Femme aux mille Fourrures de l'automatisme au Cour Double du somnambulisme provoqué et à la Grande, à l'Inégalable Baleine du simulacre Je fais plusieurs jours de suite des tentatives de suicide qui ne sont pas seulement une conséquence logique de mes déceptions, de ma saturation et de mon désespoir subjectif mais la première victoire réelle et virtuelle sur ce Paralytique Général Absolu qu'est la mort |
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Ghérasim Luca (1913 - 1994) |
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Portrait de Ghérasim Luca | |||||||||
Biographie / OuvresGherasim Luca apporte un travail, un jeu musical sur notre langue, le français qui n'est pas sa langue d'origine, car son pays natal est la Roumanie. Il ose la révolution du langage en lui donnant une nouvelle morphologie, jusqu'à sortir de la langue elle-même, jusqu'à nous rappeler la force avec laquelle la poésie peut entrer en chacun de nous, sur la pointe des pieds ou en claquant la porte... E |
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