Jacques Izoard |
À qui aborde les textes d'Izoard, quelques traits majeurs ne sauraient manquer de s'imposer bientôt. Comme Francis Ponge, avec l'ouvre duquel les analogies sont patentes. Izoard est un poète «matérialiste». Entendons par là non le contraire de «spiritualiste», mais qui s'appuie sur une assomption sans cesse renouvelée du concret, sous ses formes les plus ordinaires et les plus immédiates: le caillou, l'ongle, une odeur de tilleul... Retour constant à l'élémentaire, qui est à la fois l'inépuisable l'originel, la part du monde non encore touchée par le semblant. Sans doute, à cet égard, le privilège «physicien» dénote-t-il, tout en le cachant, quelque désir de vérité ou de pureté. Le feu, le schiste, le gel ne peuvent mentir ou induire en erreur: ils sont d'une essence brute et simple, sans coulisses, leur contact nous invitant par là même à retrouver l'essentiel. Cependant, chez Izoard. jamais le réel n'est évoqué en soi, dans une extériorité idéale. Il n'est présent que comme appréhendé par un sujet, où il suscite quelque attention momentanée, quelque geste, quelque réaction. C'est dire que le registre sensoriel occupe ici une position-clé - dans toutes ses variantes, mais avec une nette prédominance du tactile et du visuel: c'est le coup et la caresse, le souffle, le frottement, c'est le regard, l'image entrevue, le spectacle imaginé. Poésie de la sensation bien plus que du sentiment. Parmi les objets concrets que met en scène la poésie d'Izoard, on reconnaît aisément trois groupes: celui du monde extérieur, celui du corps humain, celui des mots. Le premier englobe les éléments de l'univers naturel (minéraux, végétaux, météores, petits animaux sauvages...) et ceux du décor domestique (la maison et ses parties, les meubles, les outils de toutes sorteS). À première vue disparates, tous ces êtres et ces lieux sont unis par un caractère commun, qui est le familier, sinon le quotidien: pris séparément, aucun n'est frappé du sceau de l'extraordinaire ou de l'exotique. Le deuxième ensemble est formé par les notations qui se réfèrent au corps, et parmi lesquelles la main, la bouche et la peau jouissent d'une prééminence particulière: organes par excellence de l'interférence, de l'échange immédiat avec l'extérieur. Le troisième groupe est celui du langage, sous sa double espèce phonique et graphique, collection dont le statut est plus complexe. Les mots, d'une part, peuvent être traités comme des objets: choisis, manipulés en tous sens, savourés, réunis puis désunis, puis réunis à nouveau. Mais Us ne sont pas sépa-rables, d'autre pan, des êtres qu'ils désignent, ce qui ouvre la porte à une certaine interchangeabilité. Les innombrables éléments qui forment le réel n'existent que dans la mesure où ils sont nommés, et de la manière dont ils sont nommés. Contrairement à la conception rationnelle, les mots et les choses sont ici dans un rapport de co-naissance, d'engendrement réciproque: «taillons le mot siffler», «écrire Vécriture». On note que l'imaginaire izoardien est avant tout un imaginaire spatial (le temps n'y occupe qu'une fonction effacéE), ponctué par quelques grands motifs dont il ne serait pas malaisé d'inventorier les variantes. Toutefois, et ceci nous requiert davantage, il ne s'agit pas d'un univers de tout repos. Une sorte de cataclysme sous-jacent paraît l'agiter, le déstructurer, le rendre parfaitement méconnaissable. C'est d'abord un phénomène de morcellement généralisé, d'où résulte l'image d'un monde en miettes. Le paysage, le corps, la maison jamais ne sont évoqués comme totalités organiques. Ce ne sont que fragments ou parties, langue, herbes, dé, pouce, cris, lèvres, débris, comme si l'univers avait perdu son unité fondamentale, et les objets leur appartenance originelle. À cette parcellisation s'ajoute un processus de prolifération. Les choses ne sont pas seulement dissociées les unes des autres, elles paraissent également se multiplier -l'usage intensif du pluriel par Izoard n'étant évidemment pas étranger à cette impression. «Bref, mille très petits jardins de Liège», «Ville de mille chambres»... Or, le spectacle ou le récit de la fragmentation ne sont jamais donnés comme tels. Nous n'avons pas affaire à une poésie de l'unité perdue, fût-ce sous l'espèce du souvenir ou de la nostalgie. Le réel se donne comme toujours-déjà divisé, comme un puzzle impossible, et la voix qui le dit semble s'en accommoder, comme s'il n'était pas d'autre appréhension imaginable - ou souhaitable... A ceci s'ajoute un autre caractère névralgique de l'imaginaire izoardien, le décloisonnement des êtres, et du corps humain en particulier. Dans la tradition commune, chaque objet tient sa nature propre de ce qu'il est enclos sur lui-même, physiquement distinct des objets qui l'entourent. Ce réseau de frontières innombrables, sur quoi reposent les différences et les identités, se trouve ici précisément sub-verti. Ainsi en va-t-il du motif de la peau, souvent associé à celui de la couture: «je traverse la peau des autres». Emballage qui aurait perdu son étanchéité première, et le monopole de son propre contenu. C'est donc toute la distribution classique du même et de l'autre qui se trouve transgressée. À leur manière, le morcellement et la prolifération laissent intacte l'essence de l'être, menaçant seulement son intégrité et son unicité. En défaisant l'enveloppe qui est la garantie et la définition même de l'individualité de la chose, le décloisonnement poétique fait entrer l'autre dans le même et le même dans l'autre, suscitant une sorte de révulsion radicale. «Le bon chemin dort dans la loutre.» «Je vécus dix heures / dans la peau d'un autre.» Pour n'être pas philosophe déclaré, Izoard, tout comme Henri Michaux, fait de la poésie un ébranlement des fondations mêmes de notre culture, et du partage qu'elle opère entre le possible et l'impossible. Un univers à la fois très concret et insaisissable, d'une grande proximité physique mais aussi d'une grande étran-geté psychologique, tel est le matériau imaginaire que met en ouvre, pour l'essentiel, la poésie d'Izoard. Nous sommes pourtant ici à un degré de lecture encore rudimen-taire. Car, les thèmes du corps et de l'identité en constituent les prémisses, se pose maintenant la difficile question du moi. Celui-ci se révèle ordinairement, les linguistes l'ont assez montré, sous l'espèce de Vénonciateur, et des diverses modalisations ou formules subjectivantes au gré desquelles le lecteur peut croire le reconnaître (à quoi il faut ajouter que la neutralité stylistique la plus stricte indexe elle-même une certaine position de Vénonciateur, et nullement son inexistencE). Ainsi faut-il être attentif à la voix du texte izoardien, cette élocution un peu sèche, brève, avare en quelque sorte, sans hystérie d'aucune sorte. Mais il y a davantage, puisque nombre de poèmes ont recours au «je», et à l'illusion de confidence ou de présence qui s'attache d'habitude à ce monosyllabe. Au vrai, dans la poésie d'Izoard, le moi est une entité aux contours incertains, sinon insaisissables. Venant droit à ce qui nous paraît l'essentiel, disons qu'il n'y a pas ici de moi à proprement parler, si l'on entend par là ce mythe égotiste qui encombre jusqu'à l'écourement la «poésie» traditionnelle. Le sujet que met en jeu l'ouvre d'Izoard apparaît comme un au-delà - ou en-deçà - de l'ego, une forme d'expérience ou de rapport-au-monde de nature à sous-tendre la subjectivité bien plus qu'à se réclamer d'elle - en quoi l'on retrouve, mais sous une espèce nouvelle, le «primitivisme» précédemment évoqué. Cette expérience comporte trois aspects dominants: l'alternance statisme/dyna-misme, la dualité introversion/extraversion, le thème du butinage. Ce que nous appelons statisme regroupe les états plus ou moins durables comme le sommeil, les phénomènes répétitifs, les formulations d'apparence descriptive, l'ordinaire, tout ce qui, sans se tenir à une stricte immobilité, s'inscrit dans une durée dont les limites échappent: quantitativement plus important, le registre dynamique est celui des actions ponctuelles, des mouvements de toutes espèces, soit colorés de quelque violence (bris, morsure, feu, cri, percemenT), soit empreints de douceur sensuelle (lécher, caresser, toucher, respireR). Leur apparition en tour à tour n'est pas étrangère au rythme profond qui anime l'ouvre d'Izoard, et semble répondre à quelque opposition plus fondamentale: nuit/jour, passivité/activité. Toutefois, le registre du mouvement se différencie lui-même en deux familles. D'une part, tout ce qui ressortit à l'enfermement, à l'enclosion, à la réduction: les motifs de la couture, de la suture, de la cachette, du recel, à quoi se rattachent les nombreuses variantes du creux, de la cavité, de la concentration (paume, bogue, noyau, poing, armoire, bouche, chambre, coquille, cour, gangue, ombre...), ainsi que le thème de la réduction, de la miniature (nain, poupée, minuscule...). Et d'autre part tout ce qui est dirigé vers l'extérieur - cet extérieur fût-il le sujet lui-même -, le vol et l'effraction, la préhension, le pillage, la pénétration. Sans doute aucun, les tensions et les migrations de la libido occupent dans l'univers izoardien une place cruciale. Les nombreuses métaphores phalliques (le pouce, le pal, l'épieu, le sifflet, le doigt, le bâton...), les non moins fréquentes images sexuelles féminines (le motif du réceptacle et ses varianteS), l'importance donnée à la bouche, tout ici - ou presque - s'organise autour de l'axe que constituent le désir et la jouissance, avec l'écart infini qui les sépare. Cette dernière, en particulier, soutient visiblement l'imaginaire du corps et du monde morcelés, l'éparpillemeni et la pluralisation du réel. Quant à l'abondant registre de la ges-tualité, les quelques aspects précédemment illustrés parlent d'eux-mêmes. Qu'on ne voie pas ici la volonté d'imposer à l'ouvre un principe explicateur unique, où le moindre fragment de texte devrait trouver son éclaircissement ultime. Mais, indubitablement, une dimension dominante de cette poésie est celle du corps désirant et désiré, celle de la fusion amoureuse même-autre. De là procède ce caractère interminable et sans cesse renouvelé de la quête izoardien-ne, à la fois tendre et violente, pudique et impudique, sensible et sauvage, donnant au monde extérieur tout entier, y compris en ses aspects apparemment les plus dérisoires, une saveur parfaitement insolite. La recherche izoardienne, pourrait-on dire en conclusion, est une recherche à tâtons. Comme les banlieues interminables ou les jardins abandonnés, le corps est un terrain vague laissé aux rôdeurs, aux chineurs, aux errants. Il est une «épicerie» que l'on pille, une collection fébrilement inventoriée, une ville-surprise où l'on déambule à vue, en se livrant à un butinage des plus aléatoires. «Tu bouges dans ta peau sans savoir l'aventure de ton corps.» Pas question de s'attacher, de s'installer, d'habiter. Le désir est un vagabond hâve mais infatigable, qui vit dans un complet dénuement, ne trouvant sa provende que de façon toujours hasardeuse et provisoire. C'est un être qui aurait été chassé jadis de son propre corps, et qui rêverait d'y retourner un jour, contraint pour cela à quelque fouille épuisante et hâtive du monde en tous ses recoins. Comme Odradck, et comme la poésie, le désir «peut être au plafond, dans le creux de l'escalier, dans les couloirs, au vestibule. Quelquefois, il se passe des mois sans qu'on le voie, fi glisse dans les maisons voisines, mais il revient toujours à la nôtre. Très souvent, quand on sort par la porte et qu'on le voit sur le palier de l'escalier, on a envie de lui parler». |
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Jacques Izoard (1936 - 2008) |
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Portrait de Jacques Izoard | |||||||||
BiographieLe 29 mai 1936 naissance de Jacques Delmotte à Liège, dans le quartier populaire de Sainte-Marguerite. Son père est instituteur, sa mère professeur de dessin. Il aura une sour (Francine, née en 1940) et un frère (Jean-Pierre, né en 1945). Ancêtres rhénans, dont on se transmet en famille de lointaines citations. RepÈres bibliographiquesOUVRES DE JACQUES IZOARD |
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