Jean Tardieu |
Un homme qui reste lui-même tout en changeant sous vos yeux, sans cesse disparu comme le temps mais toujours là, il a cette voix que j'écoute, cet accent reconnaissable et pourtant il se promène à travers toutes les choses du monde vivant. Il va dans la rue de Berri et en chemin il se métamorphose en volcan puis redevenu ni plus ni moins qu'un géant il dort d'un oil de veilleur sans cesser d'être attentif. Il rit entre ses dents et on s'aperçoit qu'il pleure il parle comme un enfant et le voilà déjà grand-père il parle en rêvant il soupire il sifflote il s'en va plus personne et voici qu'il se retourne et vient vers nous immense et doux comme la laine avec le pas flexible du désert. U murmure il chantonne il s'avance un peu à contretemps comme fait le jeune homme le Dimanche qui traverse la place au moment où joue la fanfare et ne veut pas que l'on croie qu'il marche en cadence. Il murmure avec le vent et il affirme que ce sont les arbres qui ne cessent de parler par sa bouche. Il dit qu'il n'y a pas de différence entre lui et les autres et que l'on peui se loger tout entier sans secousse et sans douleur à l'intérieur de tous les êtres et même d'une autre personne. Il dit qu'il est la terre et le ciel étoile et voilà pourquoi il souffre quand un nuage obscurcit un de ses yeux. Il dit aussi qu'il est le seul à connaître au milieu de l'Océan une petite fille toute seule à la fois vivante et morte flottant sur un village fantôme. Il dit qu'il écoute le Temps hennir et s'arrêter à sa porte. Il est à la fois hier et demain et aujourd'hui quand il parcourt au galop les pampas de l'espace et lorsqu'il se regarde dans la glace il voit la carte en couleurs de l'Amérique du Sud et ses rides ce sont les montagnes et ses veines bleues les fleuves... Et s'il y a tant de substitutions quand ses grandes mains jonglent avec une étoile une fée le bouf et l'âne que sais-je ? comme avec d'humbles objets usuels et s'il y a tant de changements à vue dans les apparences du monde et si d'un mot à un autre mot tout simples il y a soudain tant de mélodie et tant de distance c'est parce que s'insinue en lui en nous dans notre bon sens quotidien la tentation de la folie, la douce clairvoyance la lumineuse folie qui donne enfin un sens à tant de confusion, c'est parce qu'en lui solitaire, vacillant sur ses hautes jambes comme un poulain poussé trop vite ou un vieil éléphant tendre et raviné, toutes les frontières sont tremblantes et sur le point de se rompre, toutes ces frontières que nous gardons si mal, avec tant d'effort, entre ce qui est visible et ce qui se cache entre toi-même et toi et le dieu inconnu entre nos jours de poids de pain et de pluie et nos nuits de fuite et d'algue et de possible illimité, entre les images qui chantent et les musiques muettes entre le charbon qui mûrit et les fleurs incandescentes entre tous ces objets qui bougent et qui font semblant d'être immobiles et tous ces gens qui ont l'air de vivre et qui pourtant sont morts, entre toi-même et toi-même. Supervielle qui dans le Cave d'autrefois convoquais tes ancêtres trépassés. et qui maintenant parti, pour les rejoindre ne sais plus si ce n'est pas toi le seul survivant au milieu de nous qui diminuons, nous qui avant de disparaître dans la brume au dernier tournant adressons un signe d'adieu à ta haute silhouette affectueuse et sérieuse debout au milieu de la route... Il ne faut donc pas pleurer parce que l'on t'aimait bien mais te sourire parce que tu es là et que tu nous parles avec cette voix reconnaissable et que vraiment ni l'un ni l'autre de nous tous nous ne savons plus très bien où nous en sonunes et que c'est peut-être ainsi dans cette grande hésitation stellaire que l'on se retrouve au-delà de notre vie entre ciel et terre. |
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Jean Tardieu (1903 - 1995) |
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Portrait de Jean Tardieu | |||||||||
Biographie / OuvresNé en 1903 à Samt-Gerrnain-de-Joux (Jura), d'un père peintre (Victor Tardieu. 1870-1937) et dune mère musicienne. Étude.a Paris : Ivcée Condorcet. puis Sorbonne. Suit, dès 1923. les > Entretiens d'été » de Pontigny, où ses premiers écrits poétiques sont remarqués par Paul Desjardins, André Gide, Roger Martin du Gard. Premiers poèmes publiés par Jean Paulhan. en 1927. dans La Nouvelle Revue |
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