Jules Supervielle |
J'enfonce les bras levés vers le centre de la Terre Mais je respire, j'ai toujours un sac de ciel sur la tête Même au fort des souterrains Qui ne savent rien du jour. Je m'écorche à des couches d'ossements Qui voudraient me tatouer les jambes pour me reconnaître un jour. J'insulte un squelette d'iguanodon, en travers de mon passage, Mes paroles font grenaille sur la canaille de ses os Et je cherche à lui tirer ses oreilles introuvables Pour qu'il ne barre plus la route Mille siècles après sa mort Avec le vaisseau de son squelette qui lait nuit de toutes parts. Ma colère prend sur moi une avance circulaire, Elle déblaie le terrain, canonne les profondeurs. Je hume des formes humaines à de petites distances Courtes, courtes. J'y suis. Il n'y a plus rien ici de grand ni de petit, de liquide ni de solide, De corporel ni d'incorporel; Et l'on jette aussi bien au feu une rivière, où saute un saumon, et qui traversait l'Amérique, Qu'un brouillard sur la Seine que franchissent les orgues tumultueuses de Notre-Dame. Voici les hautes statues de marbre qui lèvent l'index avant de mourir. Un grand vent gauche, essoufflé, tourne sans trouver une issue. Que fait-il au fond de la Terre? Est-ce le vent des suicidés? Quel est mon chemin parmi ces milliers de chemins qui se disputent à mes pieds Un honneur que je devine? Peut-on demander sa route à des hommes considérés comme morts Et parlant avec un accent qui ressemble à celui du silence. Centre de la Terre! je suis un homme vivant. Ces empereurs, ces rois, ces premiers ministres, entendez-les qui me font leurs offres de service Parce que je trafique à la surface avec les étoiles et la lumière du jour. J'ai le beau rôle avec les morts, les mortes et les mortillons. Je leur dis : « Voyez-moi ce cour, Comme il bat dans ma poitrine et m'inonde de chaleur! Il me fait un toit de chaume où grésille le soleil. Approchez-vous pour l'entendre. Vous en avez eu un pareil. N'ayez pas peur. Nous sommes ici dans l'intimité infernale ». Autour de moi, certains se poussent du coude, Prétendent que j'ai l'éternité devant moi, Que je puis bien rester une petite minute, Que je ne serais pas là si je n'étais mort moi-même. Pour toute réponse je repars Puisqu'on m'attend toujours merveilleusement à l'autre bout du monde. Mon cour bourdonne, c'est une montre dont les aiguilles se hâtent comme les électrons Et seul peut l'arrêter le regard de Dieu quand il pénètre dans le mécanisme. Air pur, air des oiseaux, air bleu de la surface, Voici Jésus qui s'avance pour maçonner la voûte du ciel. La terre en passant frôle ses pieds avec les forêts les plus douces. Depuis deux mille ans il l'a quittée pour visiter d'autres sphères, Chaque Terre s'imagine être son unique maîtresse Et prépare des guirlandes nuptiales de martyrs. Jésus réveille en passant des astres morts qu'il secoue, Comme des soldats profondément endormis, Et les astres de tourner religieusement dans le ciel En suppliant le Christ de tourner avec eux. Mais lui repart, les pieds nus sur une aérienne Judée, Et nombreux restent les astres prosternés Dans la sidérale poussière. Jésus, pourquoi te montrer si je ne crois pas encore? Mon regard serait-il en avance sur mon âme? Je ne suis pas homme à faire toujours les demandes et les réponses! Holà, muchachos! J'entends crier des vivants dans des arbres chevelus, Ces vivants sont mes enfants, échappés radieux de ma moelle! Un cheval m'attend attaché à un eucalyptus des pampas, Il est temps que je rattrape son hennissement dans l'air dur, Dans l'air qui a ses rochers, mais je suis seul à les voir! |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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