Jules Supervielle |
Boulevard Lannes que fais-tu si haut dans l'espace Et tes tombereaux que tirent des percherons l'un derrière l'autre, Les naseaux dans l'éternité Et la queue balayant l'aurore? Le charretier suit, le fouet levé, Une bouteille dans sa poche. Chaque chose a l'air terrestre et vit dans son naturel. Boulevard Lannes que fais-tu au milieu du ciel Avec tes immeubles de pierre que viennent flairer les années, Si à l'écart du soleil de Paris et de sa lune Que le réverbère ne sait plus s'il faut qu'il s'éteigne ou s'allume Et que la laitière se demande si ce sont bien des maisons, -. Avançant de vrais balcons, Et si tintent à ses doigts des flacons de lait ou des mondes? Près du ruisseau un balayeur de feuilles mortes de platanes En forme un tas pour la fosse commune de tous les platanes Échelonnés dans le ciel. Ses mouvements font un bruit aéré d'immensité Que l'âme voudrait imiter. Ce chien qui traverse la chaussée miraculeusement Est-ce encor un chien respirant? Son poil sent la foudre et la nue Mais ses yeux restent ingénus Dans la dérivante atmosphère Et je doute si le boulevard N'est pas plus large que l'espace entre le Cygne et Bételgeuse. Ah ! si je colle l'oreille à l'immobile chaussée C'est l'horrible galop des mondes, la bataille des vertiges; Par la fente des pavés Je vois que s'accroche une étoile A sa propre violence Dans l'air creux insaisissable Qui s'enfuit de toutes parts. Caché derrière un peu de nuit comme par une colonne, En étouffant ma mémoire qui pourrait faire du bruit, Je guette avec mes yeux d'homme Mes yeux venus jusqu'ici, Par quel visage travestis? Autour de moi je vois bien que c'est l'année où nous sommes Et cependant on dirait le premier jour du monde Tant les choses se regardent fixement Entourées d'un mutisme différent. Ce pas lourd sur le trottoir Je le reconnais c'est le mien, Je l'entends partir au loin, 11 s'est séparé de moi (Ne lui suis-je donc plus rien) S'en va maintenant tout seul, Et se perd au fond du Bois. Si je crie on n'entend rien Que la plainte de la Terre Palpant vaguement sa sphère A des millions de lieues, S'assurant de ses montagnes, De ses fleuves, ses forêts Attisant sa flamme obscure Où se chauffe le futur (Il attend que son tour vienne.) Je reste seul avec mes os Dont j'entends les blancheurs confuses : « Où va-t-il entre deux ciels, si froissé par ses pensées, Si loin de la terre ferme Le voilà qui cherche l'ombre et qui trouve du soleil. » Puisque je reconnais la face de ma demeure dans cette altitude Je vais accrocher les portraits de mon père et de ma mère Entre deux étoiles tremblantes, Je poserai la pendule ancienne du salon Sur une cheminée taillée dans la nuit dure Et le savant qui un jour les découvrira dans le ciel En chuchotera jusqu'à sa mort. Mais il faudra très longtemps pour que ma main aille et vienne Comme si elle manquait d'air, de lumière et d'amis Dans le ciel endolori Qui faiblement se plaindra Sous les angles des objets qui seront montés de la Terre. |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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