Jules Supervielle |
Le navire à deux ponts tremble jusqu'aux agrès, tant il pique sur la rive, son avant dans la boue vive, toute sa force en arrêt. Mais c'est à terre, c'est à terre qu'il faut regarder. Parmi le rigide envol des palettes de cactus, c'est un groupe de colons envahis d'âpres espaces, surveillés par un exil que ne cache pas la tente, Un homme est monté sur un cheval long, tenant un enfant à califourchon, et nul ne bouge. Auprès d'eux, robes claires, tombant droites, nul le vent, robes claires de percale affrontant les éléments dans la forestière étreinte, ce sont femmes près d'un saule, l'une, un oiseau sur l'épaule, un cigare éteint à sa lèvre éteinte. Les colons nous dévisagent, tous leurs gestes annulés, leurs attitudes nous rivent, leur présence veut nous cerner, ne voulant rien laisser perdre de ces hommes que nous sommes, qui avons vu le grand port victorieux sur la mer, les mille courants des rues et le fleuve des Dimanches et le bon fracas des villes comblant l'homme jusqu'au bord. La sirène les a tirés de la forêt, que tourmentent les troncs durs comme minerai, les colons aux regards traversés de lianes, la mémoire feuillue et déchirée de ronces et la brousse jusqu'à l'âme. Amaigris, épineux sous la chaleur qui lime, taraudés même la nuit de cauchemars de soleil, les bras absents, les jambes creuses, le cour attaché par une pauvre ficelle, immobiles, les colons, immobiles, au garde-à-vous de la mélancolie. Sur la rive resserrée que lèchent fleuve et forêt on décharge des colis, caisses et sacs de biscuits, grands rectangles de fer-blanc, une charrette et un banc Il est même trois balais pour la brousse et la forêt, et un chien qui n'aboie pas. Il est des accordéons, une cage à colibris, et de grands yeux agrandis, a y a des sacs postaux, il y a de gros paquets noirs de toile goudronnée qui gardent bien leur secret. Et le soir vient saisir ces formes espacées qu'il emmêle dans son épaississant filet. Les bois à contre-jour sont gorgés de nuit chaude, Tous les oiseaux sont dans la nuit Que de plumages sans aurore 1 Sur la rive, des visages nus Et des mains nues et des pied nus Bourdonnent encore de chimères. On commence à charger le bois pour la partance. Des hommes, sous l'oil dur d'un projecteur du bord. Se passent, l'un à l'autre, ainsi qu'un enfant mort, Une bûche couchée en son propre silence. |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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