Jules Supervielle |
La piste que mangent des foulées et des trous, que tord la sécheresse harassée d'elle-même, va, hésite de toute sa largeur où cinquante boufs peuvent avancer de front, et son souffle est coupé par mille crevasses comme par des hoquets, elle engendre des sentiers vite étouffés de chardons et de ronces puis follement pique un cent mètres et s'arrête un instant devant une flaque tarie ou naguère elle buvait un peu de ciel et du courage. Passe une tartane traversée par le vent, Chevaux, harnachements, et les sombres gauchos, traversés par le vent comme s'ils n'étaient plus depuis longtemps de ce monde. De chaque côté de la piste la pampa tire à soi sa maigre couverture desséchée et reprend encore une fois sa tâche de ménagère obligée de nourrir l'innombrable famille des vaches aux flancs pointus avec des chardons morts et de l'herbe posthume. Nous sommes là tous deux comme devant la mer sous l'avance saline des souvenirs. De ton chapeau aérien à tes talons presque pointus tu es légère et parcourue comme si les oiseaux striés par la lumière de ta patrie remontaient le courant de tes rêves. Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays que séparent les océans et les climats, et qui s'ignoreront toujours. Les soirs de Montevideo ne seront pas couronnés de célestes roses pyrénéennes, les monts de Janeiro toujours brûlants et jamais consumés ne pâliront point sous les doigts délicats de la neige française, et tu ne pourras entendre, si ce n'est en ton cour, la marée des avoines argentines, ni former un seul amour avec tous ces amours qui échelonnent ton âme, et dont les mille fumées ne s'uniront jamais dans la torsade d'une seule fumée. Que tes paupières rapides se résignent, ô désespérée de l'espace! Ne t'afflige point, toi dont le tourment ne remonte pas comme le mien, jusqu'aux âges qui tremblent derrière les horizons, tu ne sais pas ce qu'est une vague morte depuis trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr encore, ni l'alouette immobile depuis plusieurs décades qui devient en moi une alouette toute neuve, avec un cour rapide, rapide, pressé d'en finir, ne t'afflige point, toi qui vois en la nuit une amie qu'émerveille ton sourire aiguisé par la chute du jour, la nuit armée d'étoiles innombrables et grouillante de siècles, qui me force pour en mesurer la violence, a renverser la tête en arrière comme font les morts, mon amie, comme font les morts. |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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