Jules Supervielle |
Je cours derrière un enfant qui se retourne en riant, Est-ce celui que je fus, Un ruisseau de ma mémoire Reflétant un ciel confus ? Je reconnais mal aujourd'hui et j'aurais peur de mes mains Comme d'ombres ennemies. Mon angoisse agrippe l'air Qui nous tâte aveuglément Pour voir si nos cours sont vivants. Tamarins et peupliers autour de nom ont compris Qu'il s'agissait d'une course Plus profonde que la vie. Us se mettent à nous suivre, jeunes racines, au vent, Avec le lierre et la grille, La façade du logis, L'haleine de la rivière; Un cheval, une brebis. Camarades de fortune, O figurants de la route, Savez-vous où nous allons Loin de l'humaine saison Derrière un enfant qui joue A tirer du cour de l'homme Ciel et terre, nuit et jour. Nous avançons vers la mer qui ne peut plus aujourd'hui Mettre fin à notre fuite. Notre cour se fait salin dessous la fable des eaux Et l'enfant qui nous précède s'échappe encor en riant, Pose les pieds sur les roses maritimes des coraux. Nous touchons le fond obscur près d'un boqueteau marin Où les poissons de couleur jouent aux oiseaux du latin, D'autres ondulent aveugles remorquant les féeries De quelque poète noyé Qui croit encore à la vie. Compagnons d'un autre monde Pris vivants dans votre rêve Je vous regarde au travers D'une mémoire mouillée Mais douce encore à porter, Je vais clandestinement Du passé à l'avenir Parmi la vigne marine Qui éloigne le présent. Nous nous enlisons réduits A une nuit sans espace, A des couches d'ossements, Affres de la géologie. Crânes, crânes souterrains, Nous ferez-vous de la place, Glaçons de l'éternité Gèlerez-vous nos jarrets? Que fais-tu là diplodocus Avec tes os longs et têtus A vouloir pousser dans le siècle Le reproche de ton squelette? Le mouvement est défendu A ton vertige répandu, Dans le creux de la mort quiète N'essaie pas de bouger la tête. C'est le centre chaud du monde, c'est le vieux noyau des âges. Mais alors d'où vient ce ciel dévoré par les nuages? Ah! je ne puis voyager qu'avec tous mes souvenirs, Trop fidèle ce bagage bien que parfois il me suive, lacéré par des panthères, A des distances de songe. Je te reconnais, sainte Blandine, au milieu du cirque attendant le taureau qui doit t'envoyer au ciel, Dans l'arène on entend encore une cigale romaine. Et Charles VI devenu fou enlève son casque et attaque sa propre escorte, A son front deux veines se gonflent, ses narines tremblent entre la vie et la mort, Et l'on voit perler à ses joues la chaleur de treize cent quatre vingt-douze, Et voici Jeanne qui me voit par-dessus sa selle ouvragée A travers tout le murmure et les âmes de son armée Et veut m'enfermer d'un sourire dans la courbe de ses soldats. Où mon chemin parmi ces hommes Et ces femmes qui me font signe? Parmi ces forçats de l'histoire. Ces muets se poussant du coude Qui me regardent respirer Disant dans leur langue sans voix : « Quel est celui-là qui s'avance Avec sa face de vivant Et même au fond noir de la terre Vient nous soumettre son visage Où se reflète le passage Incessant d'oiseaux de la mer? » Tout proches semblent leur regards Bien qu'il leur faille escalader Cent et cent rugueuses années Avant de se fixer en moi. Mais les ans tombent à nos pieds. Monceaux de fleurs d'un cerisier Secoué par la main d'un dieu Qui nous regarde entre les branches. Personnages privés de voix, Pourquoi vous éloigner de moi? Reines de France à mon secours! Passez-le-vous de main en main L'enfant qui cherche son chemin A travers les morts, vers le jour 1 Préservez ses joues délicates Et que ses cils aux longues pointes Aillent toujours le précédant Avec leurs légers mouvements. J'ai peur de songer à ma lace Où le regard de tant de morts Appuya ses pinceaux précis. Est-ce le jour et la surface? Est-ce bien toi, envers du monde, Sourire faux des antipodes? Et vous oiseaux de la terre, Et vous oiseaux de la lune Qui Jui faites son halo? O lumière de jour, lumière d'aujourd'hui, C'est ton fils qui revient éclaboussé de nuit. Alentour le soleil brille : je suis dans un cône d'ombre, Mes vêtements ont vieilli de plus de six cents années, Le ciel lui-même est usé qui sous mes yeux s'effiloche Et voici des anges morts dans leurs ailes étonnées. Il ne reste que l'oubli Sur la planète immobile, De l'oubli à ras de terre Empêchant toute chaumière, L'herbe même de pousser Et le jour d'être le jour. L'alouette en l'air est morte Ne sachant comme l'on tombe. Et vous, mes mains, saurez-vous Toucher encor mes paupières, Mon visage, mes genoux? Sortant du fond de la Terre Suis-je différent des pierres? |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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