Jules Supervielle |
Du haut du navire en marche Je me suis jeté Et voilà que je me mets à courir autour de lui. Heureusement nul ne m'a vu : Chacun craindrait pour sa raison. Je suis debout sur les flots aussi facilement que la lumière, Et songe à l'intervalle miraculeux entre les vagues et mes semelles. Je m'allonge sur le dos, moi qui ne sais même pas nager ni faire la planche Et ne parviens pas à me mouiller. Voici des êtres qui viennent à moi Appuyés sur des béquilles aquatiques et levant les paumes; Mais ils meurent crachant l'écume par leur bouche devenue immense. Je reste seul et, dans ma joie, Je m'enfante plusieurs fois de suite solennellement, Ivre d'avoir goûté autant de fois à la mort Je vais, je viens, les mains dans mes poches sèches comme le Sahara. Tout ceci est à moi et les domaines qui palpitent là-dessous. Oserai-je prendre un peu de cette eau pour voir comment elle est faite? Ce sera pour un autre jour. Contentons-nous de marcher sur la mer comme autour d'une poésie. Au fond de ma lorgnette je ne vois plus du bateau Que mes trente bâtards qui s'agitent à bord singulièrement. Dans le miroir de ma cabine et en travers J'ai laissé mon image au milieu de la nuit avant que je tourne le commutateur. Elle se réveille en sursaut, brise la glace comme celle d'un avertisseur d'incendie Et se met à me chercher. La poitrine très velue du Commandant éprouve qu'il manque quelqu'un Et la sirène beugle toute seule Comme une vache qui a faim. Prenant la mer un peu à l'écart Je lui fais signe d'entrer ruisselante dans l'entonnoir de mon esprit : « Viens, il y a place pour toi, Viens aujourd'hui il y a de la place. J'en fais le serment tête nue Pour que le vent de l'ouest sur mon front reconnaisse que je dis la vérité ». Mais la mer proteste de son innocence Et dit qu'on l'accuse témérairement Elle ne répond pas à la question. Et cependant les noyés attendent que leur tour vienne. Leur tour de quoi? Leur tour de n'importe quoi. Ils attendent sans oser entr'ouvrir leurs paupières écumeuses De peur que ce ne soit pas encore le moment, Et qu'il faille continuer à mourir comme jusqu'à présent Cette chose qui les a frôlés, qu'estxe que c'est? Est-ce une algue marine ou la queue d'un poisson qui s'égare au fond de lui-même? C'est bien autre chose. Il est des anges sous-marin» qui n'ont jamais vu la face bouleversée de Dieu. Es rôdent et sans le savoir Lancent la foudre divine. Ce soir assis sur le rebord du crépuscule Et les pieds balancés au-dessus des vague», Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute seule. Et mon cour me dira : fais de moi quelque chose, Ne suis-je plus ton cour? |
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Jules Supervielle (1884 - 1960) |
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Portrait de Jules Supervielle | |||||||||
Biographie / OuvresSes parents, français, se sont expatriés en Uruguay pour fonder une banque. De retour en France pour des vacances, l'année même de la naissance de Jules, il meurent tous les deux : il devait y avoir quelque chose dans l'eau du robinet. C'est son oncle et sa tante qui l'élèvent et qui s'occupent de la banque en Uruguay. Ce n'est qu'à l'âge de 9 ans qu'il apprend qu'il est adopté. ChronologieDe 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète. |
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