Marguerite Yourcenar |
Le projet des Mémoires, une fois conçu et engagé, rencontre des difficultés que ne manque pas d'évoquer Hadrien. Il n'est pas douteux que Marguerite Yourcenar a mis en abyme, sous la plume de son personnage, quelques-uns des problèmes auxquels elle s'est trouvé confrontée. Que peut-on savoir d'un homme ? Envisageons tout d'abord les obstacles avec lesquels doit composer l'écriture de soi. 1. L'opacité De tous, le plus important est une opacité quasi insurmontable : celle du moi, celle de l'Autre, tous deux mêmement étrangers. La seconde opacité tient à ce que «presque tout ce que nous savons d'autrui est de seconde main »'. Hadrien n'entend pas ainsi, comme on serait tenté de le croire, un savoir médiatisé - par des rapports de police ou des témoignages divers, suspects a priori -mais bien «l'observation directe des hommes», laquelle ne nous livre d'eux qu'une connaissance partiale ou partielle. Des pans entiers de leur existence nous échappent, leurs aveux sont des plaidoyers, leur être se mue en paraître sous l'effet du regard qui les fixe. D'où la fascination d'Hadrien devant ce rare spectacle: l'Autre, oublieux de celui qui l'observe, s'absorbe passionnément dans une activité ou s'abandonne à un irrépressible sentiment, qui laisse entrevoir la vérité de son âme. Jeune maîtresse comptant avidement les sesterces alloués par l'amant complaisant, vieil homme aux épaules secouées par le chagrin d'avoir perdu un fils... La maladie, l'imminence de la mort, comptent évidemment parmi ces instants où « la créature humaine, dépouillée », se retrouve « seule avec elle-même». L'individu, s'effaçant alors derrière le représentant de l'espèce, est surpris dans la présence immédiate de son être, son universelle vérité. Excepté ces fugitives transparences, les actes d'autrui, quand bien même il s'agirait de crimes, loin de révéler ce qu'il est, ajoutent à son mystère. Comment dès lors évoquer, sans risque de les trahir, les proches qui demeurent si loin de nous ? Mais il n'est guère plus aisé de se connaître. De fait, comme l'obligation de prendre certaines médications s'accompagne de celle d'en supporter les effets secondaires, l'autobiographie exige de celui qui veut se rapprocher de soi qu'il s'en éloigne pour y parvenir. Aporie fondamentale qu'Hadrien résume en ces termes: « J'emploie ce que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d'un autre.1» Le sujet ne pouvant s'appréhender autrement que sous les espèces de l'objet est voué à ne jamais parfaitement coïncider avec lui-même. Les choses se compliquent encore du fait qu'Hadrien se sait divers, multiple, changeant. Quelle pierre de touche donnera le titre de ce Protée2? «Rien ne m'explique» conclut Hadrien à la fin d'Animula. Si quelque expérience toutefois, par son intensité, le révèle à lui-même (l'épreuve du deuil, la « brève agonie » d'une première crise de suffocation), il constate non sans désabusement qu' « elle est indicible, et reste bon gré mal gré le secret de l'homme qui l'a vécue»3. Enfin, récriture de « mémoires » prend par définition sa source dans «les limbes de la mémoire». Or cette dernière est loin de présenter les garanties de fiabilité requises par le souci de vérité qui anime Hadrien. Soit qu'il faille lutter contre la force même du souvenir pour n'en pas «affadir l'image». Soit que les souvenirs se brouillent et se confondent en un seul qui s'avère être un trompe-l'oil : « J'ai si souvent perdu de vue, puis retrouvé Lucius au cours des années qui suivirent, que je risque de garder de lui une image faite de mémoires superposées qui ne correspond en somme à aucune phase de sa rapide existence.» Soit enfin que les secrets entrevus lors du suicide d'Antinous « s'émoussent dans [le] souvenir, par l'effet même de la loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal»1. Lacunaire par essence, l'écriture de soi est bien une école du désenchantement. Tout un lexique trahit d'ailleurs le scepticisme d'Hadrien quant au succès éventuel d'une telle pratique : « chances d'erreurs», «connaissance obscure», «hiatus indéfinissable», «matière confuse et fuyante», «événements qu'il me sera toujours impossible de reconstituer»... L'étoffe du récit de vie est condamnée à rester trouée d'oublis, froissée de mensonges par omission, par ignorance... ou par calcul. L'autobiographie permet de mesurer combien se connaître et connaître autrui sont choses ardues. Un personnage illustre cela plus éloquemment que tout autre. Plotine, épouse de Trajan, est une belle figure, généralement peu remarquée dans Mémoires d'Hadrien. Bien qu'ayant joué un rôle déterminant dans la vie publique et privée de l'empereur - ou parce qu'elle a joué ce rôle -, elle reste, il est vrai, à l'arrière-plan du récit ; présence-absence tutélaire, fort proche à cet égard comme à bien d'autres d'Antinous. Parallèle d'autant plus justifié que Plotine est la dépositaire de l'autre grand secret de la vie d'Hadrien, le mystère de son adoption par Trajan. Le lien qui unit l'empereur à Plotine est à l'image de celui qui le rattache à sa propre existence. L'une comme l'autre lui sont proches et étrangères, familières et énigmatiques. Tel est le drame qui engendre et désespère le souci de se connaître : le secret, à portée de main, demeure inconnaissable. Aussi, l'oxymore par lequel le mémorialiste dépeint le plus justement l'impératrice pourrait-il s'appliquer à son propre passé : elle est, il est, « clairement impénétrable ». 2. «Les moyens d'évaluer l'existence humaine» Il n'en demeure pas moins que ressaisir le passé n'est possible qu'à travers le prisme déformant de la réminiscence, de sorte que l'approximation consentie est la rançon de l'écriture de soi. C'est donc en se résignant à employer des « outils plus ou moins émous-sés» que le narrateur tentera de se connaître, de façon aussi approchée que possible. Car ces outils existent, si imparfaits qu'ils soient. Trois d'entre eux sont exposés dans la deuxième partie d'Animula. ► Suivant l'ordre dans lequel ils sont détaillés par Hadrien, on trouve d'abord les livres. Leur principal intérêt est d'offrir à la méditation une richesse d'expérience que nulle existence individuelle ne saurait égaler. Mais s'ils préparent pour cette raison même à la vie, s'ils constituent d'irremplaçables instruments de formation, l'existence vécue, en retour, permettra d'apprécier leur contenu de vérité. C'est d'ailleurs dans une large mesure sur cette dialectique entre le savoir livresque et les leçons de l'expérience que repose la parole de commentaire dans les Mémoires. Anticipant les conclusions auxquelles il est parvenu, Hadrien exécute assez sèchement, dès Pexorde de son récit de vie, poètes, philosophes et historiens. Qu'ils embellissent la réalité, qu'ils la subliment au sens alchimique du terme, ou qu'ils y découvrent des nécessités factices, les uns et les autres n'en donnent en définitive qu'une image altérée parce que trop partielle. Pourtant, outre le fait qu'Hadrien « [s']accommoderai[t] fort mal d'un monde sans livres» et qu'il s'est passionnément abreuvé à la source grecque, ce rejet n'est pas si uniforme qu'il y paraît. Bien que l'écriture des Mémoires soit de bout en bout soutenue par une volonté d'élucidation rationnelle, c'est par l'entremise de récits fabuleux qu'Hadrien va pénétrer certains des secrets les mieux enfouis de son identité. La parole mythique n'est-elle pas apparentée par son origine à la vérité? Sur le point de gagner l'île de Bretagne, Hadrien est rejeté vers la côte par une tempête qui fait naître de la mer «des nuées gigantesques»1. Devant ce spectacle dont la violence et la démesure donnent une idée du chaos primitif, il se souvient d'une légende de marins lue dans Plutarque. Elle rapporte que les Titans vaincus par les dieux de l'Olympe se seraient réfugiés dans une île battue des flots où ils continueraient à défier l'ordre olympien. Interprétant la fable cosmogonique en mythographe avisé, Hadrien voit dans la Titanomachie une allégorie de la destinée humaine: «Chaque homme a éternellement à choisir entre l'espoir infatigable, et la sage absence d'espérance, entre les délices du chaos et celles de la stabilité, entre le Titan et l'Olympien » ; à moins qu'il ne parvienne «à les accorder un jour l'un à l'autre». Toute la vie d'Hadrien montre qu'il a plutôt cherché une voie de conciliation entre ces aspirations contradictoires qu'il n'a choisi entre elles. Pourquoi? C'est précisément pour mieux le comprendre et pour s'en expliquer qu'il va rédiger ses Mémoires. Un autre passage montre, de manière tout aussi exemplaire, comment Hadrien décrypte dans les entrelacs de la fable mythique le chiffre de son identité. Dans le rapport qu'il lui fait parvenir (au début de Patientia), Arrien raconte comment il a fait relâche dans l'île d'Achille, alors qu'il naviguait autour du Pont-Euxin. Puis il évoque l'amitié légendaire qui unit le héros grec à Patrocle, et l'accablement d'Achille après qu'Hector eut tué son bien-aimé. Dans le miroir ainsi tendu avec pudeur et délicatesse, Hadrien reconnaît sans peine, sous une forme transfigurée, le grand événement de son histoire personnelle. Les termes qu'il emploie pour décrire ce qu'il éprouve à la lecture du récit d'Ar-rien traduisent à merveille la puissance révélatrice du mythe : « La douleur se décante ; le désespoir devient plus pur. » Décantation, purification. Séparant définitivement le drame ancien des scories qui l'encombrent - l'horreur du suicide, le sordide de l'embaumement, la réprobation universelle à l'égard d'une souffrance trop durable et trop manifeste, le sentiment de culpabilité... -, la fable restitue le passé dans son essence, réconcilie Hadrien avec lui-même, l'autorise enfin à devenir ce qu'il était. De l'observation des hommes ou de soi-même, deuxième et troisième outils de connaissance nommément désignés comme tels, on a déjà eu l'occasion de souligner l'intérêt et les limites. Recours usuels du moraliste, en définitive, que ces «outils» dont Hadrien résume avec acuité les défauts pour être depuis longtemps parfaitement rompu à leur maniement. Il en existe en revanche de plus originaux, qui furent pour lui des instruments privilégiés de connaissance. Le Voyage et l'Erotique, les deux principaux axes de son existence, sont des techniques de soi dont il a fait un usage infiniment plus efficace et singulier. ► Hadrien observe que «sur vingt ans de pouvoir, [il] en [a] passé douze sans domicile fixe». C'est dire s'il a fait du voyage, outre une méthode de gouvernement, un instrument de formation et de connaissance de soi. Voyager, sous cet angle, c'est d'abord pour Hadrien ne pas s'attacher, c'est éviter de se laisser enfermer dans des habitudes ou des préjugés, c'est donc maintenir la conscience en état de veille -tout en diversifiant les expériences qui stimulent et affinent ses capacités d'analyse. Sans nul doute Hadrien eût souscrit à cette belle formule de Foucault selon qui «le voyage rajeunit les choses et vieillit le rapport à soi ». Il est constant que les récits de voyages instaurent dans les Mémoires une dialectique du centre et de l'ailleurs qui éclaire les structures profondes de la psyché du narrateur. Au mouvement de va-et-vient entre Rome (capitale politique) ou Athènes (patrie intellectuelle) et les confins de l'Empire, répond Y inquiétude fondamentale d'Hadrien, écartelé entre la tentation de l'illimité et l'aspiration au repli, entre la démesure passionnelle et l'amour de l'ordre, entre le vertige de l'occulte et la prudence pragmatique. Les voyages ont permis à Hadrien de vivre pleinement cette tension résultant de l'affrontement de forces centripètes et centrifuges, que l'autobiographie interroge en y cherchant à juste titre une clé d'explication de soi. ► Depuis longtemps la pensée grecque n'a pas borné l'erotique à la recherche, plus ou moins savante, des plaisirs sensuels. Art réfléchi de l'amour, l'erotique donne accès, chez Platon notamment, à la vérité. La beauté d'un corps, dans le Banquet, mène à la beauté des corps, et de là à la reconnaissance de ce qu'est la beauté dans son essence. Dans l'être aimé, selon Platon, ce qu'on recherche ce n'est pas une autre moitié de soi-même, mais le vrai auquel son âme est apparenté. Hadrien décèle aussi dans le prodige de l'amour qui place un être au centre de notre univers «davantage un envahissement de la chair par l'esprit qu'un simple jeu de la chair». Mais s'il dit avoir parfois rêvé «d'élaborer un système de connaissance humaine basé sur l'erotique» c'est parce qu'il définit cette dernière, de manière très générale, comme ... une théorie du contact, où le mystère de la dignité d'autrui consisterait précisément à offrir au Moi ce point d'appui d'un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l'Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n'est pas nous. On voit bien l'avantage que présente l'erotique entendue comme « théorie du contact ». Tout comme le voyage, elle instaure un rapport direct avec les êtres, les lieux et les choses, elle court-circuite les médiations imposées par les livres ou l'observation (laquelle ne fournit, on l'a vu, qu'un savoir «de seconde main»). Dès lors, elle rend possible une connaissance beaucoup plus approchée de l'Autre, et de soi-même par spécularité. C'est ainsi, par exemple, que la découverte de soi comme être universel, le sentiment d'être rattaché au Tout ne découlent pas de la seule méditation. Ces certitudes passent également par la volupté du contact : «J'appréciais la profondeur délicieuse des lits, mais aussi le contact et l'odeur de la terre nue, les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde » ; « Ma main, écrit encore Hadrien évoquant Antinous, glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans le moments les plus vains ou les plus ternes, j'avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l'épaisseur des forêts, l'échiné musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. »2 Mais les voyages ne peuvent se poursuivre au-delà des limites de l'Empire, et «aucune caresse ne va jusqu'à l'âme». Bien qu'elles mènent sans doute plus loin que d'autres sur les sentiers de la connaissance, ces techniques de soi, comme les précédentes, sont impuissantes à déliter certains noyaux d'irrémédiable opacité. 3. Les mensonges d'Hadrien ? Puisque les Mémoires s'écrivent sur fond d'oubli, puisque la conscience ne peut pleinement ressusciter ce qui remonte à elle des profondeurs, puisque l'écart entre le vécu et le narré, de l'aveu même d'Hadrien, demeure inaboli, la recherche éperdue de la vérité ne le conduit-elle pas, volens nolens, à mentir pour conjurer l'innommable ? Quel lecteur d'autobiographies ne se pose la question de savoir si le narrateur dit «vrai»? L'écriture de soi, en plaidant avec insistance la sincérité, éveille en effet de facto nos soupçons ; on a tôt fait de glisser de la confession à l'autojustification. Le problème n'est pas plus dénué de sens pour une fiction comme Mémoires d'Hadrien que pour une authentique autobiographie. Mais il s'avère en l'occurrence presque insoluble dans la mesure où il se pose conjointement sur deux plans, malaisés à distinguer : est-ce le mémorialiste qui, de son propre chef, s'emploie à travestir certains faits, ou ne serait-ce pas plutôt Marguerite Yourcenar qui le pousse à mentir afin de rendre plus conforme le portrait prétendument établi par ses soins avec l'idée qu'elle souhaite donner de lui ? S'agissant de la seconde hypothèse, l'Histoire auguste nous apprend notamment que l'empereur mourut «détesté de tous». Elle évoque aussi la «violence d'une cruauté innée» longtemps réfrénée, mais à laquelle Hadrien semble avoir donné libre cours après qu'il se fut retiré dans sa villa de Tibur. Il ne se serait alors pas contenté d'éliminer Servianus, mais en aurait fait « périr beaucoup d'autres, ouvertement ou insidieusement», et aurait de surcroît ordonné «de tuer, pour de légères offenses, de nombreuses personnes, qui furent toutefois sauvées par Antonin». On sait d'autre part que l'empereur n'eût jamais obtenu l'apothéose si son successeur ne l'avait exigé du Sénat. Ignorer ces données était impossible. Aussi Marguerite Yourcenar fait-elle avouer à Hadrien les emportements ou les phobies dont il est victime dans les derniers moments de son règne : l'exil de Juvénal, les trois cents robes d'or de Pharasmanès jetées aux fauves, l'oil éborgné d'un serviteur, le renforcement de la ponce secrète, la terreur d'être empoisonné, les dernières exécutions-Mais comme cette fin de vie plutôt sombre était peu compatible avec l'image de « l'homme presque sage »' dont elle a souhaité faire le portrait, la romancière manouvre savamment pour orienter dans une direction conforme à son dessein la réception du lecteur. Les actes qui pourraient conduire ce dernier à voir l'empereur sous un jour inquiétant sont placés dans une perspective qui vise à les expliquer et, ce faisant, à les justifier. Servianus, du reste longtemps ménagé, ne doit sa mort qu'à un ultime complot; le secrétaire ayant perdu son oil se voit offrir une pension ; l'accusation d'avoir empoisonné Sabine est balayée en quelques mots comme « un bruit insensé», etc. Surtout, la franchise et la lucidité prêtées à Hadrien permettent d'évoquer ses écarts comme des faiblesses surmontées. C'est ainsi que le découpage du récit ne traduit pas seulement un effort de mise en ordre attribuable au mémorialiste; il décèle une stratégie narrative qui habilite Yourcenar à préserver la cohérence de sa lecture du personnage d'Hadrien. Aux fureurs, «aux impatiences fauves» succède dans l'ultime chapitre la Patience. Hadrien accède, in fine, à une hauteur de vue, à un détachement, qui le sauvent des accusations que la postérité pourrait porter contre lui. Arrêtons-nous un instant sur une anecdote significative. Alors qu'il s'apprête à offrir aux dieux un sacrifice pour Antonin, le pan de la toge qui lui recouvre le front retombe sur l'épaule d'Hadrien, le «laissant nu-tête». «Je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime», commente-t-il, interprétant le fait comme un présage de sa mort prochaine. Mais il est évidemment tentant de lire aussi l'anecdote comme une métaphore du retour à soi opéré dans le chapitre Patientia. Le vrai visage de l'empereur se dévoile, celui qui donne la mort (le «sacrificateur») redevient l'homme nu qui s'apprête à la recevoir (la «victime»). Les quelques lignes qui font suite à ce passage semblent corroborer cette lecture : Ma patience porte ses fruits; je souffre moins; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins [...] La force me manque pour les accès de colère d'autrefois : je sais de source certaine que Platorius Népos, que j'ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance ; je n'ai pas essayé de le confondre ; je n'ai pas puni. Admirons cette maîtrise de soi retrouvée, forcément plausible dès lors qu'on entre dans le jeu de la fiction, puisqu'elle est présupposée par le projet même de se connaître en se racontant. Mais souvenons-nous qu'elle résulte aussi d'une interprétation, pour ne pas dire d'une distorsion, de la réalité historique, visant à sauvegarder la thèse d'un Hadrien lucide jusqu'au bout, certes victime de «courts accès de délire»1, mais se rétablissant chaque fois à force de courage et de discipline. Quant à l'hypothèse suivant laquelle Hadrien arrangerait ici et là les faits à sa guise, rappelons l'étonnante confidence faite par Marguerite Yourcenar à Matthieu Galey : «... oil m'est arrivé parfois de comprendre qu'il mentait et de le laisser mentir. » Pour illustrer son propos elle mentionne le récit de l'arrivée au pouvoir et reconnaît que son héros a dû en savoir là-dessus plus qu'il n'en a dit. Visiblement Hadrien déteste l'idée que son destinataire (et à travers lui, la postérité) puisse croire qu'il n'aurait pas été adopté par Trajan. Aussi, tout en confessant le mystère qui a entouré son élection, il s'ingénie à laisser croire (à moins qu'il ne cherche simplement à se persuader lui-même) que Trajan « était à peu près forcé de [T]accepter ». La stratégie qu'il déploie pour ce faire ne manque pas d'intérêt car elle déborde largement les deux pages consacrées au récit de cette adoption douteuse et montre comment l'autobiograpbe entreprend de réagencer son passé en fabriquant une logique événementielle susceptible d'accréditer les vérités qu'il s'emploie à établir. Afin de s'inventer une légitimité, Hadrien prend soin de souligner, depuis l'avènement de son «père», combien ce dernier a semblé apprécier l'exemplarité de sa conduite, le soin et l'efficacité avec lesquels il s'est acquitté de ses charges. Sans dissimuler l'antipathie latente de Trajan à son endroit, il interprète chaque étape de son ascension comme autant de gestes anticipant l'adoption future, la rendant inéluctable : l'anneau de Nerva passé à son doigt, le mariage avec Sabine, la nomination au poste de gouverneur en Syrie à l'époque décisive de la guerre contre les Parthes... La démonstration est sans équivoque. Elle atteint son sommet dans ces lignes, où Hadrien, évoquant la mort de Licinius Sura, ne recule pas devant l'uchronie: S'il avait vécu deux ou trois années de plus, certains cheminements tortueux qui marquèrent mon accession au pouvoir m'eussent peut-être été évites ; il eût réussi à persuader l'empereur de m'adopter plus tôt, et à ciel ouvert. Mais les dernières paroles de cet homme d'État qui me léguait sa tâche ont été l'une de mes investitures impériales. Le mémorialiste témoigne ici d'une rare subtilité argumentative. Il présente d'abord le conseiller privé de l'empereur comme un « homme d'État » ; il mentionne, dans les phrases qui précèdent, la «sollicitude paternelle» dont Licinius fit preuve à son égard; il parle de legs et d'investiture. Bref, Hadrien fait mieux que de se bâtir un destin à l'irréel du passé, il se donne en la personne de Licinius le « père » que Trajan n'a pas été, et forge pour son propre compte le testament qu'il n'a sans doute pas écrit. Il parvient ainsi à dissocier la question de sa légitimité de celle de son adoption en effaçant la personne de Trajan, en amont comme en aval de sa mort : « L'essentiel est que l'homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu'il méritait de l'exercer.1 » Il va de soi qu'on observerait des procédés du même ordre en analysant le rôle attribué à Plotine. Mais voilà, en dépit de tout, une interrogation, lancinante, demeure : pourquoi Trajan aurait-il attendu si longtemps avant de se prononcer ? S'il a pu laisser planer sur son élection un doute prudent, Hadrien n'aura pas réussi à le chasser totalement de son esprit. Le secret est le rocher de Sisyphe de l'écriture de soi ; elle s'évertue à le porter jusqu'à la lumière, il finit toujours en dernier ressort par lui échapper et replonger dans l'ombre. La mort de Trajan fait partie de ces «événements, constate Hadrien, qu'il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s'est édifié mon destin». Le second de ces «événements», qu'il importerait infiniment à Hadrien de comprendre parce qu'il a transformé plus véridiquement encore sa vie en destin, c'est une autre mort, celle d'Antinous. Nous allons voir qu'elle achemine le mémorialiste vers le mystère ultime de la mort personnelle. Antinous ou la hantise d'un secret On ne peut se contenter de voir dans le récit de la liaison avec Antinous un épisode parmi d'autres. Une cinquantaine de pages, soit un sixième du récit, pour cinq années de bonheur, on pourra juger que c'est peu... ou beaucoup. Mais la longueur ne fait rien à l'affaire car cette péripétie se distingue de toutes les autres par sa place éminente au cour des Mémoires et par nombre de traits qui accusent sa différence absolue. Aussi s'attachera-t-on à spécifier dans un premier temps cette différence en étudiant le rôle joué par ce chapitre dans l'économie générale du récit ainsi que les aspects singuliers de la narration dans Saeculum aureum. On pourra alors tenter d'expliquer en quoi l'écriture de soi est déterminée, à tous égards, par le terrible choc affectif éprouvé par Hadrien à la mort de son jeune compagnon. 1. Une composition musicale Un récit de vie est en règle générale censé se déployer linéairement, de l'enfance à la vieillesse. Même si celui d'Hadrien respecte, dans l'ensemble, ce schéma chronologique, la linéarité n'est pas du tout l'image qui convient pour qualifier la progression narrative dans les Mémoires. En effet, le suicide d'Antinous est une péripétie qui introduit à plus d'un titre une fracture dans la vie de l'empereur, comme dans le récit qu'il en fait. Entendons le terme de péripétie dans son sens étymologique de «passage subit d'un état à un état contraire», d'où dérive celui d'événement imprévu, provoquant un « revirement ». La mort d'Antinous définit bel et bien dans les Mémoires un avant et un après. Précédée de quarante cinq ans d'efforts et suivie par neuf ans de fatigue, pour reprendre une expression de Marguerite Yourcenar, elle articule une phase d'ascension avec une phase de déclin. La romancière décrit ainsi l'histoire d'Hadrien « comme une espèce de construction pyramidale : la lente montée vers la possession de soi et celle du pouvoir; les années d'équilibre suivies de l'enivrement, [...] puis l'effondrement, la descente rapide ; et de nouveau la reconstruction à ras de terre des dernières années [...]»'. La comparaison montre assez que l'écriture des Mémoires s'organise autour d'un pôle d'équilibre, qui aimante l'ensemble de la narration. L'épisode d'Antinous projette son obscure clarté sur tout le roman. Il n'arrive pas simplement «à son heure » dans le récit, à sa place marquée dans la vie de I'empereur. Antinous est présent du début à la fin des Mémoires. Présence diffuse, certes, souvent purement allusive, mais présence réelle, et assez insistante pour prouver que le souvenir du bien-aimé ne quitte jamais tout à fait l'esprit du mémorialiste. Antinous apparaît ainsi, désigné par une périphrase, dès la quatrième page des Mémoires, dans un passage qui ramasse, en un raccourci pudique et saisissant, l'essentiel du récit à venir : « Plus tard en Bythinie, en Cappadoce, je fis des grandes battues un prétexte de fête, un triomphe automnal dans les bois d'Asie. Mais le compagnon de mes dernières chasses est mort jeune, et mon goût pour ces plaisirs violents a beaucoup baissé depuis son départ. » Tout est dit : l'Orient, le compagnonnage amoureux, la jeunesse, la mort, le triomphe automnal annonciateur du désenchantement. D'autres évocations du jeune Grec préludent au récit de son entrée dans la vie d'Hadrien. 11 s'agit presque toujours de souvenirs ravivés, au moment de renonciation, par leur degré de parenté plus ou moins grand avec un fait rapporté dans l'énoncé. Ces allusions, qui font entendre en contrepoint un récit derrière un autre, qui font ressur-gir plusieurs fois le discret leitmotiv d'Antinous avant comme après son ample développement dans Saeculum, invitent à voir dans la construction narrative des Mémoires une composition musicale. 11 est vrai que le souvenir d'Antinous «hante comme une musique» - l'expression est d'Hadrien lui-même1 - le texte des Mémoires. Une autre image, non moins révélatrice, confirme la justesse de cette comparaison. L'empereur se souvient qu'un jour, tenant la partie de flûte dans un petit ensemble où Antinous jouait de la lyre, « [il] apercevai[t] entre les cordes, le profil de [s]on jeune compagnon2 ». Peut-on mieux suggérer la présence filigranée entre les lignes des Mémoires du bel Antinous? Le passage auquel appartient cette citation jette par ailleurs un éclairage décisif sur la profonde affinité de l'écriture hadrianique avec la musique. D'après Hadrien, l'art des sons est le seul où il se soit constamment exercé. Comme la pratique instrumentale sied sans doute mal à un empereur, il ne s'y est livré qu'à Athènes, encore fut-ce «avec discrétion ». Il s'agit donc bien pour lui d'un mode d'expression privilégié, réservé à un cercle d'intimes, sans doute parce qu'il y dévoile beaucoup de soi. Ses goûts musicaux eux-mêmes reflètent les tendances profondes de son caractère, comme les deux tons qu'on peut entendre dans son récit de vie : « J'aimais l'austérité virile des airs doriens, mais je ne détestais pas les mélodies voluptueuses ou passionnées [...].» Enfin la définition qu'Hadrien donne de la musique, cette «construction invisible», s'applique parfaitement à la composition de ses Mémoires. Mais aussi, peut être, à celle de toute autobiographie, si l'on admet que l'écriture de soi n'en finit pas, au fond, de graviter autour d'une image obsédante, trauma1 ou paradis perdu dans lequel le narrateur s'épuise à rechercher le chiffre de son identité. C'est d'ailleurs à se demander si Hadrien n'aurait pas tiré profit pour écrire ses Mémoires d'une sorte d'exercice spirituel qu'il lui arrivait parfois de s'imposer par jeu : [...] j'ordonnai toute une journée autour d'une idée préférée, que je ne quittais plus ; tout ce qui aurait dû m'en décourager ou m'en distraire, les projets ou les travaux d'un autre ordre, les paroles sans portée, les mille incidents du jour, prenaient appui sur elle comme des pampres sur un fût de colonne. 2. Saeculum aureum: de l'âge d'or au scandale Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar insiste sur le caractère exceptionnel de l'épisode amoureux au sein des Mémoires: «[...] c'est le seul moment où Hadrien a complètement renoncé à sa propre et lucide volonté, où il a senti [...] que la vie le dépassait.» La passion étant censée avoir modifié chez Hadrien le rapport à soi, il n'est pas surprenant que l'écriture autobiographique s'en ressente. Un changement de rythme et de ton est de fait très perceptible dans Saeculum aureum, dont le style se met, pour filer la métaphore musicale, au diapason de l'événement. Un premier trait distinctif de ce chapitre est, tout au moins dans ses premières séquences, une certaine qualité de lumière et d'intensité. Moment solaire d'idéal accomplissement, il porte à leur plus haut degré de plénitude les expériences antérieures et cristallise autour de la personne de l'éphèbe toutes les passions d'Hadrien : la sensualité, la chasse, la musique, les initiations religieuses ou magiques, l'attrait pour l'Orient et pour des univers différents, la fondation des villes... L'arrivée d'Antinous coïncide en effet avec l'apogée du règne. Les premiers grands travaux de construction ou de reconstruction se terminent ; dans l'Empire pacifié les provinces sont prospères. Signe de cet achèvement, Hadrien accepte enfin le titre de Père de la Patrie, et cette époque de sa vie qui lui apparaît, magnifiée par le souvenir, comme le « solstice de [s]es jours », voit tout naturellement l'effigie du Soleil (par allusion au nom gentilice d'Aelius1 que porte l'empereur) orner un Colisée rénové. La dédicace du temple de Vénus et de Rome, édifié dans la Ville Éternelle, intervient à point nommé, tandis que dans la vie d'Hadrien triomphent également l'Amour et le Pouvoir. Saeculum aureum peut dès lors s'entendre de deux façons légèrement différentes, suivant l'axe interprétatif qu'on souhaite privilégier. Sa traduction par « Siècle d'or » honore l'aboutissement de l'ouvre accomplie durant le principat et réfère à la vie publique de l'empereur. Si on le rend par « âge d'or », en revanche, on met plutôt l'accent sur l'épanouissement personnel d'Hadrien et sur le côté fabuleux de sa passion pour Antinous. Ces deux traductions ne sont pas exclusives l'une de l'autre, bien au contraire. La preuve en est que Saeculum, et c'est là un antre de ses traits originaux, semble hésiter entre deux genres narratifs, dont la coexistence fait à la fois le charme et l'étrangeté de ce chapitre: le récit «vrai» et la fable mythique, le biographique et le légendaire. On a d'une part la poursuite des Mémoires, au sens usuel du terme, avec la narration des événements de la vie publique d'Hadrien rapportés selon leur ordre chronologique. Nous sommes alors dans le temps linéaire, profane et ouvert de l'Histoire, scandé par des dates et des changements de lieux : « La nuit qui suivit », « depuis deux ans », « trois mois plus tard », « le voyage d'Afrique s'acheva en plein soleil de juillet », etc. Mais il est vrai d'autre part, qu'exception faite des séquences finales où sont racontés de façon détaillée les événements qui entourent le suicide du jeune homme, il faut beaucoup d'attention ou d'érudition pour trouver ses repères dans Saeculum et suivre le déroulement exact de cette parenthèse de cinq années dans la vie de l'empereur. C'est que le temps de l'Histoire est immergé dans un autre temps, indécis, sacré et merveilleux, qui n'est autre que le temps cyclique et comme suspendu du mythe. Celui-ci est rythmé par le retour des saisons, les fêtes et les phénomènes cosmiques, déluges ou sécheresses, aubes illuminées ou pleine lune du solstice. La mémoire enchante le souvenir de l'aventure passionnelle, lui confère la signification universelle d'un mythe. «Les dates se mélangent», reconnaît Hadrien, qui ajoute un peu plus loin: «[...] les saisons semblaient collaborer avec les poètes et les musiciens de mon escorte pour faire de mon existence une fête olympienne. » Les deux séquences initiales de Saeculum aureum baignent ainsi dans une atmosphère voluptueusement onirique. L'effort et la patience que réclamaient les gestes englués dans le réel font place à ce sentiment de facilité, d'«aisance presque divine» propre aux songes dont le déroulement obéit à une logique aussi évidente durant le sommeil qu'elle semble impénétrable au réveil : « Il y eut la mer d'arbres...», «Il y eut les chevauchées dans la forêt thrace...», «Il y avait Rome.» Le temps fusionne avec l'espace, tandis que les voyages, essentiellement motivés jusqu'alors par des impératifs politiques ou militaires, se transforment en une sorte de pérégrination sans fin, d'errance uniquement guidée par les humeurs ou les envies du moment: «La barque luxueusement aménagée du marchand Erastos d'Ephèse tourna sa proue vers l'Orient, puis vers le Sud, enfin vers cette Italie qui devenait pour moi l'Occident. Rhodes fut touchée deux fois... » Provinces impériales et contrées légendaires, temporalité mythique et temporalité historique, se mêlent et se confondent lors du séjour en Arcadie, symbole comme on sait des lieux de pur bonheur. La relation, brève mais éblouie, qu'en fait Hadrien, reflète toute la magie de ces « années fabuleuses ». Dans cette région, qui fut celle des ancêtres d'Antinous, où les sources dévalent au milieu des forêts comme au temps d'Arcas et de Lycaon, se perpétue le «souvenir d'un temps où tout, vu à distance, semble avoir été noble et simple, la tendresse, la gloire, la mort». C'est bien ainsi que se perpétue également, dans la mémoire du narrateur, le souvenir de sa passion pour le jeune Grec. Mais à partir de la troisième séquence de Saeculum, le récit commence à faire entendre « la musique de la relève des dieux protecteurs qui s'en vont». Les signes s'inversent, «la lumière change», peu à peu se rapproche le galop sinistre des avant-courriers du malheur. Deux épisodes, qui s'opposent presque terme à terme, symbolisent ce renversement de tendance. Il y a d'abord l'ascension de l'Etna ; aisée, « dansante » à l'image de l'enfant qui court au-devant d'Hadrien, elle dévoile aux regards des spectateurs parvenus au sommet la presque totalité du monde méditerranéen ; Hadrien décrit ce moment comme «l'une des cimes de [s]a vie». Vingt pages plus loin, lui répond en écho l'ascension du mont Cassius. Elle s'avère cette fois «périlleuse»; la montée est rendue pénible par la lourdeur de l'air; Hadrien, à qui tout à coup le souffle manque, ressent peut-être à cet instant la première atteinte du mal qui va l'emporter (avant même la «brève syncope», qui survient quelque temps après') ; enfin la foudre qui éclate près du sommet tue, dans un même éclair, un prêtre et le faon qu'il s'apprêtait à sacrifier. Hadrien, se souvenant de la vive émotion manifestée par le « préféré », affirme avoir compris plus tard, que « l'éclair du mont Cassius lui montrait [à Antinous] une issue : la mort pouvait devenir une dernière forme de service, un dernier don... ». Il prête d'ailleurs la même signification à la mort du victimaire et de sa victime que celle qu'il attribuera au geste d'Antinous : « Ces vies substituées prolongeaient la mienne. » En somme l'épisode du mont Cassius programme le récit du déclin qu'il amorce. L'aventure d'Hadrien et d'Antinous apparaît donc comme celle qui va achever, par son issue tragique, de façonner la personnalité de l'empereur. En cela réside précisément le caractère «scandaleux » de la mort d'Antinous, si le scandale est bien, comme l'écrit saint Thomas dans un chapitre de sa Somme théologique, ce qui dispose à la chute, «disponitur ad ruinam». Ce «désastre2», fait basculer l'existence d'Hadrien, provoquant du même coup un retournement décisif pour la naissance ultérieure du projet autobiographique. Le regard d'Hadrien était, jusqu'au suicide du jeune homme, à dominante prospective, tourné vers l'avant des travaux de l'ambition puis du pouvoir, des conquêtes amoureuses et des rêves d'accomplissements futurs. Après la catastrophe, le regard est surtout rétrospectif: le passé, sous les espèces de la nostalgie émerveillée et du remords torturant, a fait irruption dans la vie de l'empereur, s'interposant désormais pour toujours entre lui et le monde. N'est-ce pas en vérité cela qu'on appelle vieillir? 3. Des vérités d'intelligence aux vérités d'expérience: Hadrien et le langage Le suicide de l'ami fut à n'en pas douter un terrible moment d'initiation dans la vie de l'empereur. Mais que lui a donc enseigné cette catastrophe? Elle a d'abord modifié sa conception du suicide. Jusque-là, il a plutôt considéré, conformément à la doctrine stoïcienne, « la sortie volontaire» comme une «fin possible», et nullement comme un problème. Aussi assiste-t-il avec un intérêt certain, tout en gardant ses distances, au suicide d'un Brahmane' ; plus tard il accorde au philosophe Euphratès, sans réticences particulières, la permission de mettre fin à ses jours, tout en avouant comprendre mal « qu'on quittât ainsi un monde qui [lui] paraissait beau». Mais songeant de toute évidence à la fin tragique d'Antinotts, il fait suivre cette dernière remarque d'un éloquent : « J'ai bien changé depuis. »2 En quoi consiste exactement ce changement? On peut en prendre la mesure en relisant le beau lamento qui ouvre la dernière séquence de Saeculum. Hadrien module une déploration funèbre dans laquelle il invoque tour à tour les proches qui l'ont quitté, accompagnant cette litanie de défunts de la basse obstinée d'un «Antinous était mort», trois fois répété. Or ces morts - celle du grand-père Marullinus, celle de son père et de sa mère, celles de Trajan et de Plotine, celles des camarades tués durant la campagne contre les Daces - Hadrien confesse qu'elles ne l'ont jamais véritablement affecté. Qu'il fût trop jeune pour les comprendre, que la guerre ou l'âge les eussent rendues prévisibles, toutes, en quelque manière, il les a acceptées. Le suicide d'Antinous en revanche le touche bien autrement ; il le confronte brutalement à ce que le philosophe Vladimir Jankélévitch appelle «le scandale de la cessation » et il constitue, pour tout dire, sa première véritable expérience de la mort. Cette expression que nous soulignons appelle un bref commentaire. Pour les épicuriens comme Lucrèce, ou les stoïciens comme Epictète ou Marc Aurèle, la mort se caractérise justement par le fait qu'elle n'est l'objet d'aucune expérience (intellectuelle, imagi-native ou sensible). « Si la mort est là, je ne suis plus. Si je suis, elle n'est pas là», dit Épicure. Il n'est donc pas interdit de penser que le récit d'Hadrien, là comme ailleurs, si ce n'est là plus qu'ailleurs, s'inscrit sur fond d'horizon polémique avec son destinataire: il démontre en effet qu'en souffrant de la mort de l'Autre, en sympathisant intensément avec elle, on peut vraiment en faire une dimension de son expérience personnelle. La meilleure preuve c'est que, si Hadrien savait comme tout un chacun que l'homme est mortel, il comprend à présent, au plus profond de lui-même, ce qu'implique cette mortalité de l'être. La répétition compulsive de la petite phrase «Antinous était mort» ne signifie pas autre chose : Hadrien est maintenant concerné. Il est amené, sous le coup de cette prise de conscience vertigineuse, à reconsidérer non seulement les platitudes convenues sur la mort, mais aussi, plus généralement, à dénoncer l'usage banalement fiduciaire que les autres et lui-même font du langage : Je me souvenais des lieux communs fréquemment entendus : on meurt à tout âge ; ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. J'avais moi-même participé à cet infâme abus de mots ; j'avais parlé de mourir de sommeil, de mourir d'ennui. J'avais employé le mot agonie, le mot deuil, le mot perte. Les clichés sur la mort sont des « lieux communs » précisément par ce qu'ils sont communs alors que l'expérience de la mort est la plus individuelle qui soit. Aussi cette dernière a-t-elle pour effet, chez Hadrien, de revivifier le langage, de le lester de sens. On trouve dans les Mémoires divers exemples de cette réévaluation des discours, consécutive à la perte du bien-aimé. Nouménios fait parvenir à l'empereur une Consolation « dans les règles1 ». Hadrien passe une nuit à lire ce pensum dont il entame la critique, on pouvait s'y attendre, par un cinglant « aucun lieu commun n'y manquait». Suit une impitoyable analyse de la rhétorique argu-mentative particulière à ce genre d'écrit. Le on des moralistes qui ressassent des banalités jamais éprouvées est systématiquement contredit par le je de l'homme que la douleur a éclairé sur le sens vrai de vocables fatigués par un usage abusif: «On posait arro-gamment... Je n'étais pas si sûr...», «On parlait de gloire, beau mot qui gonfle le cceur, mais on s'efforçait d'établir entre celle-ci et l'immortalité une confusion menteuse [...].» Faute inexpiable désormais aux yeux d'Hadrien, que d'user inconsidérément du lexique de la mort et que « de ne pas reconnaître ses songes pour des songes». Un peu plus loin, au début de Disciplina augusta, on le verra pareillement rejuger les poètes, redécouvrir ceux qui lui semblent avoir parlé le plus justement de l'amour et de la mort, et réviser dans la foulée ses propres ouvres. A d'autres moments ce sont des images lexicalisées, c'est-à-dire mortes d'avoir été immodérément employées, qui dévoilent soudain leur pertinence cachée : « Toutes les métaphores retrouvaient un sens : j'ai tenu ce cour entre mes mains. »' Il existe donc une surprenante vérité littérale de l'expression poétique qu'Hadrien redécouvre jusque dans la parole imagée du mythe lorsqu'elle aussi, par le hasard d'une coïncidence tragique, vient à s'ajuster exactement au réel. On a déjà mentionné les dons de mythographe du narrateur. Mais, chose curieuse, étant donné son intérêt ancien et prononcé pour toutes les formes de religiosité, il est longtemps demeuré insensible à la portée symbolique de certains mythes orientaux dont il ne paraît pas avoir soupçonné la capacité à exprimer l'universelle angoisse humaine. Les cérémonies qui entourent l'anniversaire de la mort d'Osiris, «dieu des agonies», sont celles d'une «race différente», écrit-il2. Elles peuvent à la rigueur susciter la curiosité de son entourage, avide d'exotisme et moins familier que lui des mystères de l'Orient, mais pour ce qui le concerne, il les juge insupportables: «Elles m'excédaient au contraire.» Cette pose d'homme blasé, en même temps qu'elle traduit l'aveuglement d'Hadrien à l'égard du drame qui se prépare, reflète l'abîme qui sépare deux cultures, deux civilisations. Pourtant le suicide du jeune homme abolit cette distance en ratifiant la promesse de signification qui gît dans toute fable mythique. Elle n'est plus seulement ce qui prétend expliquer l'origine et le sens caché des choses, elle-même prend sens à partir d'un événement qui actualise ses virtualités latentes et démontre, à rebours, son contenu de vérité. Ainsi, ce ne sont pas les rites qui vont rétablir la liaison entre le temps historique et le temps primordial, anté-historique, du mythe, comme c'est d'ordinaire leur fonction; ce sont les funérailles d'Antinous qui vont redonner un sens à ces rites et par contre-coup à la légende d'Osiris : « Ce ne serait pas pour rien, que l'heure et le jour de cette fin coïncidaient avec ceux où Osiris descend dans la tombe. » Doué par l'expérience de l'amour et de la mort d'une sensibilité nouvelle à l'égard de ce qui sonne faux ou juste dans les paroles et dans les actes, Hadrien peut maintenant entendre ce qu'il ne parvenait pas à entendre et ce que d'autres - stoïciens qui ne s'égarent pas dans les labyrinthes de la douleur', poètes bavards et rhéteurs impénitents - ne savent ou ne veulent pas entendre. On pourrait interpréter dans cette perspective le récit de la visite au Colosse de Memnon2. L'impératrice et sa suite se sont déjà rendues par deux fois au pied de la statue «dans l'espoir d'entendre le bruit mystérieux émis par la pierre à l'aurore, phénomène célèbre auquel tous les voyageurs souhaitent d'assister». Sans succès. On notera que dans l'entourage de l'impératrice se trouve justement un parangon de ces poètes bavards que nous évoquions à l'instant en la personne de Julia Balbilla (la babillarde ?), capable à la moindre occasion d'enfanter « sur-le-champ une série de poèmes » ; elle non plus n'entend rien, a fortiori serait-on tenté d'ajouter. Il faudra la présence d'Hadrien pour que s'opère le prodige ; l'empereur est devenu le médiateur de l'ineffable. Le sens de l'anecdote s'enrichit encore du trait qui la conclut car elle établit une transition subtile et profonde entre la faculté d'entendre un « bruit mystérieux » et le passage à l'écriture de soi. Hadrien, prolongeant sa visite de Thèbes, s'avoue «excédé» par dés statues, aussi colossales que dérisoires, de rois antiques'. Tristes figures emblématiques de l'oubli : de ces monarques on ne sait plus rien, ni qui ils furent, ni ce qu'ils firent. Les «blocs inertes », énormes et insignifiants, n'ont su capter aucune mémoire parce qu'en eux «rien n'est présent de ce qui pour nous constitue la vie, ni la douleur, ni la volupté [...]». Première leçon : une écriture de la mémoire, en ignorant ces deux dimensions qui fondent l'humanité de l'homme, n'aurait aucune chance de restituer le passé. Affligé par l'oubli auquel semble promise toute chose, Hadrien s'assied alors au pied du Colosse. Il déchiffre avec intérêt, gravées sur ses jambes par des voyageurs, des inscriptions datant de six mois, ou de six siècles: «Etes noms, des dates, une prière...» Deuxième leçon: des traces biographiques, même très élémentaires, sont plus évocatrices et établissent une relation plus vivante avec le passé que les figures pétrifiées qu'elles égratignent. Il lui prend alors la fantaisie d'inscrire dans la pierre les lettres aAPIano. En écrivant son nom sous sa forme la plus familière, en grec de surcroît, langue dans laquelle sont censés être écrits les Mémoires, Hadrien pose la première pierre de l'édifice autobio-grahique à venir2. Il se plaît à constater, ce faisant, combien ce geste enfantin contraste avec son refus de « faire graver ses appellations et ses titres sur les monuments qu'il avait construits». Troisième leçon (qui confirme ce que l'on a déjà observé à propos du rapport entre l'hagiographie et l'autobiographie): l'écriture intime de soi est une façon plus sûre de «s'opposer au temps », que les écrits mort-nés des dédicaces, titulatures et autres biographies historiques. Enfin, au moment où il intaille son nom, Hadrien se souvient « tout à coup» que ce jour est celui de l'anniversaire d'Antinous et se met à crier la souffrance qui le submerge. Quatrième et ultime leçon : Le miroir de l'Autre est nécessaire pour que Narcisse puisse se voir et se reconnaître. En définitive le beau récit du pèlerinage aux temples de Thèbes met en abyme le projet des Mémoires dont il résume les principaux enjeux. |
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Marguerite Yourcenar (1903 - 1987) |
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