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L'écriture de l'autre comme écriture de soi - QUESTIONS DE MÉTHODES


Poésie / Poémes d'Marguerite Yourcenar





Accéder au passé : conditions de possibilité



La question n'est pas de juger ou de critiquer la croyance de la romancière en une possible résurrection d'un personnage historique dans et par la fiction littéraire, croyance qui sous-estime certainement les mutations importantes qu'ont subies la notion de sujet et la conscience de soi de l'Antiquité à nos jours. Il s'agit simplement de déterminer ce qui légitime et rend possible à ses yeux la tentative de restituer l'image d'une vie au travers de mémoires apocryphes, en dépit de l'opacité du temps écoulé et de l'écart civilisa-tionnel. 11 va de soi, toutefois, qu'on se contentera, étant donné les limites imparties à cet ouvrage, de schématiser à l'extrême, en indiquant simplement quelques axes d'une pensée, beaucoup trop riche et complexe pour être résumée en quelques mots.



1. Conception de l'Histoire



En premier lieu, l'écriture de Mémoires d'Hadrien s'adosse à une certaine conception de l'Histoire, ou pour mieux dire, à un rêve de l'Histoire dont un fort beau texte, quoiqu'il pût inspirer au jugement glacé de l'érudit ou de l'historien, nous livre les bases essentielles. Ce texte, qui date de 1958, s'intitule Les visages de l'Histoire dans V«Histoire auguste»'. Le paradoxe argumentatif développé par Yourcenar dans cet essai est fort révélateur. L'Histoire auguste est sans doute un tissu de mensonges, d'une «constante platitude», myope à l'égard des grands événements qui annoncent en secret le déclin de l'Empire, et dont les auteurs se montrent incapables de comprendre les derniers représentants de la culture gréco-romaine tels qu'Hadrien, etc. Mais, déclare Yourcenar, il ne faut pas confondre véracité et authenticité, et justement c'est « leur médiocrité même » qui confère à ces auteurs « une sorte de véracité ». Dans l' Histoire auguste on aurait ainsi « l'opinion à l'état pur, c'est-à-dire impur», de telle sorte qu'«une effroyable odeur d'humanité monte de ce livre» et qu'il s'avère plus passionnant parfois que «l'ouvre d'historiens plus dignes de confiance». Bref il peut y avoir « vérité psychologique » chez les historiens antiques, quand même il y aurait « défaillance du point de vue de l'histoire». Bien sûr Yourcenar ne raisonne pas qu'en poète. Elle insiste également sur le fait que des documents d'époque, ouvres d'art, monnaies, monuments, textes épigraphiques... permettent de confirmer, voire de contredire, ces biographies impériales (elle emploie cependant surtout des verbes qui marquent l'attestation des sources historiques : «confirmer», «corroborer», etc.).

De toutes ces réflexions il ressort que l'intuition poétique, étayée par un solide sens critique et par une vaste érudition, permet d'accéder à une certaine vérité du passé. D'autant plus que ce passé n'est pas fondamentalement différent du présent. « Tout ce qui fut dure encore. »' Cette remarque nous conduit vers d'autres aspects de la pensée de Yourcenar, en particulier sa vision du temps.



2. Conception du temps



On entend par là, non plus le passé en tant qu'objet d'étude pour l'historien, mais une conception poético-philosophique qui transcende l'historiographie et étend ses interrogations vers l'essence des choses. L'essai précité se conclut sur un élargissement assez stupéfiant: d'héritage en héritage, Yourcenar bondit des Césars à Mussolini « mourant au XXe siècle d'une mort d'empereur du nr siècle», allant même jusqu'à évoquer «une décadence qui s'étale sur plus de dix-huit cents ans»! On comprend après cela qu'elle s'étonne, dans ses Carnets, de ce que ses contemporains «ignorent qu'on peut rétrécir à son gré la distance des siècles»2. Nous sommes donc peut-être éloignés du passé, mais pas coupés de lui; il reste parfaitement lisible dans les maux des temps présents qui ne font que répéter les erreurs déjà commises.



C'est d'ailleurs sans doute cette croyance à l'éternel retour des mêmes drames et des mêmes folies, cette conviction qu'il existe des permanences anhistoriqucs et de grands cycles vitaux, cette idée que toute vie humaine doit être replacée, pour être saisie, dans la totalité du Temps, qui permettent à Yourcenar d'attribuer à Hadrien des dons d'anticipation visionnaire sur la vraisemblance desquels nous aurons à nous interroger plus tard.

Ainsi conçu, comme de «l'éternité pliée», le Temps est le grand révélateur de l'essence des choses et des êtres, l'écran sur lequel se dessine leur visage. De surcroît, Hadrien se situe selon Yourcenar en un point du Temps sans pareil dans l'histoire humaine, qui l'arrache à la contingence des événements et fait de lui l'homme nu, l'universel-singulier par excellence. Elle voit en effet dans l'empereur la parfaite illustration de cette superbe pensée de Flaubert citée dans les Carnets : « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. »



3. Conception de l'humain



Cette croyance en une nature humaine immuable, reliée à l'universel, est le troisième postulat de la poétique yourcenarienne qui l'autorise à neutraliser une distance de dix-huit siècles. Pour faire le « portrait d'une voix », il faut croire à la permanence de la condition humaine derrière «la couche la plus superficielle des choses». Comment envisager sinon de pénétrer la conscience d'un Romain du nc siècle. Cette conviction s'affirme dans une note des Carnets : «Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi»1, propos qui n'est pas sans rappeler le célèbre «chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » de Montaigne. On retrouvera, sous des formulations diverses, la même conviction d'être relié à tout et à tous chez Hadrien, par exemple lorsqu'il écrit: «Entre autrui et moi les différences que j'aperçois sont trop négligeables pour compter dans l'addition finale. »2

Bien sûr son destin personnel est hautement singulier. Mais en choisissant de retracer la vie presque complète de son personnage, la romancière l'universalise de fait, en lui faisant franchir les étapes obligées d'une vie d'homme : la formation, les plaisirs, l'amour, les aléas d'une carrière, les échecs, la souffrance, la mort... En définitive, l'expérience humaine n'est pas si diverse ; elle se réactualise en chacun de nous ; l'altérité loin de cacher l'identité la révèle ou la confirme ; l'universalité prime sur l'historicité.

De cette allégeance de chaque individu à la communauté des hommes, découle pour Yourcenar la possibilité de connaître autrui de l'intérieur. Voici ce qu'elle déclare à ce sujet à Matthieu Galey, dans Les yeux ouverts :

Voyez-vous, qu'il s'agisse des êtres qui nous entourent, des êtres réels ayant vécu dans le passé ou des personnages imaginaires, tout se passe comme si nous étions contrôlés non seulement par nos pensées et nos sentiments, comme eux, mais aussi par un système sympathique, par je ne sais quelles affinités qui nous enfoncent dans le domaine des sens, ou plutôt du contact (58).



Accéder au passé : outils et démarches



Mettre sur le même plan les personnages imaginaires, les proches et les êtres du passé est plutôt surprenant. On reviendra dans le dernier chapitre sur cette question. Mais qu'entend Yourcenar par «un système sympathique» qui permet d'établir un contact avec tous les êtres ?



1. Poétique de la ruine



La connaissance historique est une connaissance par traces : vestiges, bribes de souvenirs, bouts de lettres, débris, ruines, parcelles, etc., les écrits de Yourcenar insistent fréquemment sur la connaissance lacunaire que nous avons du passé. Comment « rejointoyer » ces « bribes de faits crus » ? Il est clair que, pour la romancière, une méthode rationnelle, de type purement histonographique, ne saurait restaurer la plénitude originelle de ce qui ne nous est parvenu qu'à l'état de fragment. Le savoir érudit est une condition d'accès au passé ; utilisé seul il n'en restitue rien de vivant.

Or il est évident que Yourcenar en visitant et revisitant la Villa Adriana, en contemplant avec émotion le bas-relief d'Antonianus d'Aphrodisias et la gemme Marlborough1, qui représentent Antinous, mieux en les touchant ou en rêvant aux doigts qui les caressent, fait plus que de contrôler ses sources. Elle met en ouvre une technique adjacente de connaissance basée sur l'erotique, c'est-à-dire au sens où l'entendra Hadrien, une science du contact. Sans travail de l'imaginaire, sans rêverie hallucinatoire, sans investissement de soi dans les lieux et les objets, il est impossible de redonner vie aux reliques du passé. D'Hadrien, reconnaît Yourcenar, on ne sait pas grand-chose : outre son curriculum vitae, « on sait le nom de quelques-uns de ses amis; on connaît un peu son groupe à Rome, sa vie personnelle. Alors j'ai tâché de reconstituer tout cela, à partir des documents, mais en m'efforçant de les revivifier ; tant qu'on ne fait pas entrer toute sa propre intensité dans un document, il est mort, quel qu'il soit. »



2. La connaissance médiumnique



Tel est le système sympathique3, évoqué plus haut. Grâce à des méthodes de délire soigneusement maîtrisées, l'écrivain fait en sorte que le mort saisisse le vif, que l'auteur se laisse posséder par le narrateur. C'est parce que cette distinction méthodologique usuelle est abolie, que le roman devient possible. La parole de la romancière dans un livre comme Mémoires d'Hadrien est en quelque façon une parole sorcière : le discours qu'elle tient se donne comme parlé par un autre (à cette nuance près cependant que chez la possédée, cet autre est indéterminé, et que la tâche de l'exorciste ou du médecin consiste précisément à le nommeR).

A l'instigation de Matthieu Galey4, Yourcenar explique ces méthodes auxquelles elle a parfois eu recours pour écrire son roman. Pour une part inventées, pour une part empruntées aux philosophes orientaux elles consistent à faire le vide en soi, à «éliminer tout l'acquis» afin de parvenir, tout à fait comme dans la contemplation, « à un niveau de sérénité dans laquelle les choses se reflètent comme dans une mer calme». Faire table rase de l'acquis pour refonder l'Histoire, tel est le discours de la méthode yourcena-rien. L'autre peut alors s'exprimer en son nom puisqu'il est devenu reflet, miroitant à la surface d'une conscience vide.



3. Un trait de magie sympathique?



Habileté consommée d'écrivain ou indice d'une réelle possession de l'auteur par son personnage : il y a maints détails dans Mémoires d'Hadrien qui éblouissent par la cohérence qu'ils donnent à l'intériorité de l'empereur. On se contentera d'un exemple. Marguerite Yourcenar place sous le stile d'Hadrien le même verbe, à une dizaine de pages de distance, dans deux contextes semble-t-il sans rapport, mais dont nous découvrons par ce biais la secrète affinité.

Au début de la sixième séquence de Saeculum, dans laquelle est racontée le suicide d'Antinous, Hadrien cherche à échapper aux lamentations qui accompagnent les cérémonies funèbres en l'honneur d'Osiris. Ces dernières n'offrent aucun intérêt aux yeux de ce grand familier des mystères orientaux, pis elles l'irritent (sans qu'on sache encore bien pourquoI) au point d'écrire qu'elles l'«excédaient» (214). Plus tard (222), alors qu'il contemple à Thèbes d'énormes statues d'antiques souverains égyptiens il note : «J'étais excédé par ces figures colossales de rois tous pareils... »

Le verbe surprend d'autant plus qu'Hadrien affecte rarement ce genre de sentiments. Alerté par la reprise du même terme, le lecteur découvre alors la parenté entre les deux épisodes. Que ce soient les gesticulations rituelles d'un peuple prétendant réactiver l'un de ses plus grands mythes (Hadrien sera bientôt beaucoup moins insensible à sa signification profondE), ou que ce soient les statues immenses et dérisoires de rois dont on a oublié jusqu'au nom, ces formes de survivance d'un passé immémorial avec lequel elles ont perdu tout réel contact apparaissent à l'empereur comme des impostures froides et désincarnées. L'implicite des jugements d'Hadrien fait donc écho aux convictions esthétiques de Yourcenar.

Une intimité sans présence ; on pourrait définir ainsi la relation sympathique établie entre la romancière et son personnage. N'estelle pas en effet parfaitement analogue à celle qu'Hadrien continue d'entretenir avec Plotine au-delà de la mort ? :

Mais la mort changeait peu de chose à cette intimité qui depuis des années se passait de présence ; l'impératrice restait ce qu'elle avait toujours été pour moi : un esprit, une pensée à laquelle s'était mariée la mienne (182).

D'où un paradoxe, commun dans le roman traditionnel, mais inattendu dans une biographie historique : c'est en insufflant à son personnage sa propre pensée que Yourcenar parvient à donner l'illusion qu'il parle en son nom propre.



L'Autre est un je



«Je est un autre. » L'image rimbaldienne a acquis le triste privilège d'accéder au rang de truisme dans nombre de textes traitant de l'autobiographie. Elle reste intéressante cependant si on la retourne dans le cas de Yourcenar, puisque ce dont la romancière veut convaincre son lecteur c'est justement que Vautre est un je, derrière lequel elle s'est totalement effacée. Dans les Carnets de notes on trouve cette remarque stupéfiante dont la finalité évidente est de crédibiliser l'autonomie de l'écriture hadrianique :

A de certains moments, d'ailleurs peu nombreux, il m'est même arrivé de sentir que l'empereur mentait. H fallait donc le laisser mentir, comme nous tous (341).

C'est donc la voix de l'empereur que nous sommes censés entendre dans les Mémoires.



1. Choix énonciatifs



Certes le choix d'une narration à la première personne discrimine nettement la biographie proprement dite et le roman biographique. Mais les conceptions de Yourcenar étant, comme on l'a vu, ce qu'elles sont, ce choix énonciatif présente des avantages certains.

D élimine le point de vue de l'auteur et offre au lecteur un accès direct au passé. Aucun effet de distanciation n'est produit par des jugements évaluatifs externes. Finalement, à sa manière, la parole subjective sert l'objectivité revendiquée par l'historien, objectivité à laquelle il ne saurait atteindre lui-même selon Yourcenar :



L'historien ne nous montre pas ses points de départ [...]. Il en a pourtant : c'est un bourgeois du XIXe siècle, ou c'est un militariste allemand, qui admire l'impérialisme romain [...]. Il est dominé par ses théories, quelquefois même sans s'en apercevoir. Mais si l'on fait parler le personnage en son propre nom, comme Hadrien, [...] on se met à la place de l'être évoqué ; on se trouve alors devant une réalité unique.

(Les yeux ouverts, 61).



Il est un fait que l'image d'Hadrien a fluctué selon les époques et les historiens : admiré au XVIIIe siècle, suspect aux historiens militaristes de l'Allemagne naissante (qui ne devaient guère apprécier un homme prêt à tous les compromis pour sauvegarder la paiX), superstitieux aux yeux des contemporains de Renan, grand homme d'État aujourd'hui... Et même si l'historiographie moderne délaisse le récit d'événements qui les fictionnalisent inévitablement, elle est dominée par des modèles destinés à rendre « pensables » des objets, ce qui limite d'une autre façon son contact immédiat avec le passé. De là à se figurer, toutefois, que renonciation subjective favorise une plus grande transparence et donne accès au personnage tel qu'en lui-même... !

Quoi qu'il en soit le passé est indéniablement revivifié par la focalisation du récit dans une conscience qui « réfléchit » les événements.



Réfléchir est le mot, puisque l'écriture en je permet également de transcender l'information documentaire et de montrer Hadrien pensant son action sans utiliser le traditionnel subterfuge des interventions du narrateur. Dans les Mémoires, la parole prime l'action, le commentaire surplombe partout la narration. On y trouve peu de «scènes», c'est-à-dire de tableaux détaillés d'épisodes qui s'enchaînent. Beaucoup de « sommaires » en revanche condensent plus ou moins brièvement les événements dont ils précipitent le rythme : une année en Germanie, par exemple, est contée en une douzaine de lignes'. Ce qui importe, ce sont les réflexions que les faits inspirent à Hadrien; si bien que le récit progresse plutôt de méditation en méditation que d'action en action. Ces «leçons» souvent dispensées par Hadrien au présent de vérité générale réduisent la fracture entre l'autrefois et le maintenant et rapprochent le narrateur du lecteur.



A cet égard, un autre choix énonciatif important est le discours au tu. Bien sûr Marc Aurèle légitime le récit de vie de l'empereur, en lui donnant prétexte à s'énoncer. Et comme le jeune homme est censé connaître la carrière de l'empereur, au moins dans ses grandes lignes, si Hadrien choisit de se raconter c'est de toute évidence plutôt pour expliquer ou argumenter les faits que pour les lui révéler (à quelques confidences près s'entenD). Le régime méditatif des Mémoires est donc déterminé en profondeur par la forme de la lettre testamentaire.

Mais le tu établit en outre une relation plus étroite entre le personnage-narrateur et le lecteur-réel. Et ce d'autant mieux que l'emploi de la seconde personne reste, comme on le verra, plutôt discret. Ainsi, le faible nombre de marques d'adresse au narrataire (une vingtaine enviroN), en évitant d'interposer constamment l'image de Marc Aurèle, oriente purement et simplement le discours vers un « interlocuteur idéal, [."] cet homme en soi qui fut la belle chimère des civilisations jusqu'à notre époque, donc [...] nous »'. Grâce à quoi le lecteur est un peu traité en contemporain de l'empereur.



2. A la recherche d'une authenticité tonale



Que le récit soit mis dans la bouche de l'empereur, passe encore. Mais, dira-t-on, cet homme écrivait une autre langue. Et faire dire je c'est aussi, particulièrement dans une lettre, faire entendre une voix singulière. «La lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix humaine», remarque d'ailleurs Hadrien dans Animula. Peut-on entendre la voix d'un empereur romain dans les Mémoires ? Yourcenar, parfaitement consciente du problème, s'est justement employée à faire dans son roman ce qu'elle appelle «le portrait d'une voix ».

Tout d'abord, par souci de plausibilité, elle s'est interdit le moindre passage de conversation, sachant les écueils qu'auraient à affronter de pseudo-dialogues (pris entre le Charybde du pastiche et le Scylla du mélodramE). En revanche elle a constamment recherché une « authenticité tonale »' qu'elle a cru trouver dans le genre togé, Yoratio togata, caractéristique selon elle des grands prosateurs gréco-latins de l'époque :



(...) un style soutenu, mi-narratif, mi-méditatif, mais toujours essentiellement écrit, d'où l'impression et la sensation immédiates sont à peu près exclues, et d'où tout échange verbal est ipso facto banni. Il ne s'agissait pas, bien entendu, d'imiter ici César, là Sénèque, plus loin Marc Aurèle, mais d'obtenir d'eux un calibre, un rythme, l'équivalent du rectangle d'étoffe qu'on drape ensuite à son gré sur le modèle nu2.



L'oratio togata ne semble répertorié dans aucun traité de rhétorique. Il serait au reste quelque peu aventureux de tenter d'analyser des périodes latines ou des mouvements rhétoriques prétendument reconnaissables dans Mémoires d'Hadrien. Comme le Marc Aurèle des Pensées, «Hadrien écrivait en grec». C'est Yourcenar elle-même qui l'affirme dans Les yeux ouverts1. D'ailleurs Hadrien oppose dans ses Mémoires le latin, langue de l'homme d'action et de pouvoir, au grec, langue de la pensée et de la vie4. Gageons que s'il avait effectivement composé les deux autobiographies que lui attribue Yourcenar, il eût écrit la première en latin (étant donné son caractère « officiel ») et la seconde (intime et privéE) en grec. Pourquoi sinon prendrait-il la peine de traduire une citation latine comme «Natura defecit...5 »?

Mais là n'est pas l'essentiel, la langue des Mémoires restant parfaitement conjecturale. Ce qui importe c'est la volonté affichée par Yourcenar d'inscrire dans le texte une pratique élocutoire spécifique. Bien qu'une stylistique de l'écart soit toujours très difficile à défendre (écart par rapport à quelle norme?), il est indéniable que l'écriture des Mémoires produit une illusion d'étrangeté suffisante pour faire accepter la fiction autobiographique. Ce sentiment d'étrangeté n'est pas réductible à tel ou tel procédé de style. Certes on observera, par exemple, un emploi fréquent de ces ponctuations généralement peu usitées dans la narration que sont les deux-points et le point-virgule. Le second marque une articulation très fine de la pensée, un découpage subtile en unités et sous-unités du souvenir; le premier traduit un souci constant d'explicitation et d'analyse. Ces traits dénotent bien sûr un esprit lucide et rationnel. Mais plus que tout c'est la remarquable cohérence de l'ensemble de la lettre : cohérence des thèmes, des images, des idées, des obsessions, etc., qui finit par dessiner les contours crédibles d'une personnalité singulière.



3. Hadrien pouvait-il écrire une autobiographie?



Qu'un empereur écrive ses mémoires n'a rien d'extraordinaire, on l'a vu. Ce qui l'est un peu plus en revanche c'est le tour incontestablement autobiographique de la lettre d'Hadrien. Il s'y livre à une analyse de soi qui place son discours bien au-dessus de simples mémoires.

En cherchant à se connaître, Hadrien se situe dans la voie ouverte par l'inscription du temple de Delphes: connais-toi toi-même. L'examen de soi est une longue tradition antique. De nouvelles formes du souci de soi apparaissent même, selon le philosophe Michel Foucault, aux deux premiers siècles de l'Empire'. Elles s'investissent dans des genres d'écriture de soi que nous connaissons surtout à travers les lettres de Sénèque, les traités de Plutarque ou les Pensées de Marc Aurèle. C'est ainsi que la lettre d'Hadrien à ce dernier s'apparente par certains côtés au genre de correspondance spirituelle que Sénèque entretient avec le procurateur de Sicile, Lucilius. Mais l'écriture de soi à cette époque tend essentiellement à la formation, au perfectionnement de soi ; elle a une fonction curative ou thérapeutique (guérir les maux de l'âmE). Il ne s'agit pas encore de découvrir une vérité en soi-même ; il s'agit plus simplement de mettre en application une vérité définie de l'extérieur, de rendre ses actes conformes à cette vérité que le sujet doit apprendre, mémoriser, exercer.

Pour que naisse l'autobiographie au sens strict il ne suffit pas qu'un individu se prenne pour objet d'écriture. Il faut encore que soit réuni un ensemble de conditions historiques, sociologiques et idéologiques qui n'existent pas au temps d'Hadrien. Il n'est que de voir l'effet de surprise produit au XVIe siècle par cet autoportrait d'un « homme tout ordinaire » que sont les Essais de Montaigne. Pour la première fois un auteur s'affranchissait d'interdits séculaires restreignant ou interdisant l'emploi de la première personne. Au XVIIe siècle, encore, Pascal dénoncera chez Montaigne « le sot projet qu'il a eu de se peindre ». Et ce n'est qu'au XVIIIe siècle, avec le développement d'un individualisme qui place l'homme au centre du monde, que naîtra la première vraie autobiographie: Les Confessions, de Rousseau. Comme l'écrit Jean-Philippe Miraux dans une remarquable synthèse consacrée à l'autobiographie : « La question du Qui suis-je ? ne pouvait être posée réellement que si l'économie, l'éducation, l'organisation politique, l'idéologie, les multiples découvertes scientifiques et morales ouvraient la voie à une nouvelle conception de l'homme comme être unique, irremplaçable, singulier, mais aussi énigmatique, hermétique. L'écriture du moi pouvait alors s'imposer comme une écriture heuristique, écriture du dévoilement de l'intériorité. »'



Il est donc évident que Yourcenar s'est peu préoccupée du problème de l'historicité du sujet et de la conscience de soi. L'anachronisme majeur des Mémoires est là, plus que dans certaines considérations d'Hadrien sur l'avenir et sur l'Histoire qui font preuve de dons prémonitoires quelque peu suspects.

Quoi qu'il en soit, entrer dans le jeu de la fiction c'est accepter le projet yourcenarien tel qu'il a été rêvé et défini. Et c'est à ce jeu que nous allons jouer maintenant en étudiant, dans les trois chapitres suivants, l'écriture des Mémoires, en nous plaçant au point de vue de leur auteur fictif: Hadrien lui-même.



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Marguerite Yourcenar
(1903 - 1987)
 
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