Marguerite Yourcenar |
En tête de son triptyque autobiographique Le Labyrinthe du monde, Marguerite Yourcenar a placé cette merveilleuse épigraphe qui pose la question de l'origine absolue: «Quel/était/votre/visage/ avant/que/votre/père/et/votre/mère/se/fussent/rencontrés? »' Parmi les ancêtres qu'un écrivain est libre de se choisir ailleurs que dans sa famille, y aurait-il certain empereur du deuxième siècle ? Mais Yourcenar, dans ses Carnets, ferme brutalement l'accès au naos2 interdit : « Grossièreté de ceux qui vous disent : "Hadrien c'est vous" . » Pas si étroitement cependant qu'un jour ne subsiste : «Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi. » Entre la théorie de l'identité restreinte, trop univoque pour être acceptable, et celle de l'identité généralisée, qui dilue le problème en l'universalisant, il existe semble-t-il une place pour interroger la nature des liens qui unissent la romancière à son personnage. On n'a pas beaucoup fait progresser la réflexion une fois qu'on a remarqué, ainsi que Yourcenar se plaisait à le dire, que toute écriture est autobiographique. C'est là une évidence qui demande en effet à être spécifiée dans le cas de Mémoires d'Hadrien. Au fond, en radicalisant les choses à dessein, le problème se pose en ces termes : Si le roman n'est pas autobiographique pourquoi Yourcenar aurait-elle attendu d'avoir «vécu l'aventure humaine» pour parvenir à l'écrire? Quel sens, quelle utilité, quelle valeur auraient les méthodes de délire sympathique auxquelles elle a eu recours? A l'inverse, si l'ouvre est autobiographique, pourquoi avoir délégué l'écriture de soi ? Pourquoi, si l'on veut se peindre, ne pas le faire de manière im-médiate? En dernière instance, le lecteur lui-même est engagé dans ce jeu de miroirs. On remarquera d'ailleurs que les deux phrases précitées des Carnets effacent l'instance subjective qui les énonce : on a un «vous» au lieu du «me» attendu dans la première, un «moi» uni-versalisable dans la seconde. Autrement dit le lecteur est lui aussi fondé, heureusement, à s'interroger spéculairement sur soi-même à travers Hadrien. Qui sait d'ailleurs s'il ne se trouvera pas plus de points de contact avec lui, que n'en aurait la romancière elle-même. « La première réponse à toutes les questions est de les poser »' comme le dit Yourcenar dans Les yeux ouverts. Essayons de voir malgré tout si on ne peut pas indiquer quelques pistes pouvant conduire à des éléments de réponse plus concrets. Affinités électives ? 1. Nom d'auteur: le nom Dans la notice biographique, rédigée par Marguerite Yourcenar elle-même, et placée en tête de l'édition de ses Ouvres romanesques dans la bibliothèque de la Pléiade, on peut lire ceci : 1917-1922 (...) Par jeu, avec l'aide de son père, elle se fabrique l'anagramme dont elle finira par se servir exclusivement et qui deviendra son nom légal aux États-Unis à partir de 1947. Yourcenar est en effet une anagramme presque parfaite (à une lettre prèS) de Crayencour qui est le nom de cette « vieille famille du nord de la France» dont est issue la romancière. Au-delà de l'anecdote, nous rencontrons ici un aspect de l'écriture de soi, au sens le plus littéral du terme, qui nous introduit d'emblée au délicat problème des rapports entre le biographique et l'autobiographique dans Mémoires d'Hadrien. Tout d'abord, en exerçant un contrôle sur sa biographie - en fait une autobiographie à la troisième personne (comme les Mémoires ?) - Marguerite Yourcenar montre qu'elle entend bien garder la maîtrise de la construction de son propre récit de vie. Ce sera également le souci d'Hadrien. En second lieu le choix d'un pseudonyme induit un jeu dialectique entre l'Autre et le Même qui pose à sa manière la question des rapports entre le je de l'auteur et le je du personnage dans le roman. Adopter un nom de plume c'est rompre, comme le dira Yourcenar à Matthieu Galey', avec les «entraves familiales», c'est être soi absolument. Le moi de l'écrivain n'est pas plus identifiable à son moi social (l'Y à l'initiale symbolisant d'ailleurs leur convergence divergentE) que Yourcenar ne l'est à Hadrien. Pas plus, mais pas moins. Car l'anagramme masque sans l'éliminer le nom propre, et l'on ne peut faire autrement que de s'interroger sur la part de l'autoportrait de l'écrivain dans le portrait de son personnage. De la transposition des lettres pour être soi, à la transposition de soi pour être dans la lettre, il existe une évidente solution de continuité. A condition de ne pas oublier qu'une transposition n'est pas un transfert littéral. 2. « Des similitudes qui s'effilochent » «Le public qui cherche des confidences personnelles dans le livre d'un écrivain est un public qui ne sait pas lire » tranche Yourcenar dans Les yeux ouverts. Dont acte. U est évident qu'une lecture platement érudite, qui se bornerait à pointer des similitudes entre la vie d'Hadrien et la vie de l'auteur, sans chercher plus loin qu'une pseudo relation d'isomorphisme entre biographie et autobiographie, c'est-à-dire sans chercher à se demander en quoi ce rapprochement est susceptible d'accroître l'intelligibilité du texte ou la connaissance de son auteur, une lecture de cette sorte, oui, vraiment, mériterait le cinglant mépris que lui voue yourcenar. Si l'on ne considère que le rapprochement, le plus «grossier» assurément qu'on puisse faire, entre l'inversion d'Hadrien et celle de la romancière on voit immédiatement le peu d'intérêt qu'offre, en soi, un tel parallèle. On ne choisit pas nécessairement un héros homophile parce qu'on partage ses goûts, pas plus qu'on n'achète une paire de limettes parce qu'on a un nez et des oreilles pour les chausser : il s'agit dans les deux cas de les utiliser pour mieux voir, éventuellement pour mieux se voir. Il serait moins impertinent en revanche de se demander pourquoi Yourcenar est passée en vingt ans de l'Antinoos initial à Mémoires d'Hadrien et quel traitement subit in fine la passion amoureuse dans le roman. De toute façon, plus le lecteur avancera dans la connaissance de Marguerite Yourcenar, en lisant ses ouvres (voire la biographie de Josyane Savigneau1), plus il relèvera un nombre important de points de tengeance et de transpositions manifestes. Allant un peu plus loin encore, il devinera lui-même, ce qui est autrement intéressant, des affinités secrètes, non réductibles à des faits tangibles, mais qui procurent la conviction intime, quoique invérifiable, d'effleurer les replis secrets d'une intériorité. II refera alors tout simplement le trajet qu'a effectué la romancière pour atteindre son personnage. Du reste, Marguerite Yourcenar, qui par ses silences ou ses mises en garde prétend contrôler jusqu'à l'idée qu'on pourrait se faire de sa personne (mais un autobiographe désire-t-il jamais autre chose: se faire aimer tel qu'il se voit?), est la première à reconnaître : « Nos moindres ouvres sont comme des objets où nous ne pouvons pas ne pas laisser, invisible, la trace de nos doigts. »2 Ce n'est donc pas la confidence qu'il faut rechercher dans cette « autobiographie cachée» qu'est plus ou moins toute ouvre d'art, a fortiori Mémoires d'Hadrien, mais la trace. La trace, diffère de la confidence en ce qu'elle ne vaut pas pour elle-même mais pour ce vers quoi elle conduit et dont la reconstitution est affaire, non de translation mécanique, mais d'intelligence et de sensibilité. Comme les notes des Carnets, les Mémoires ne cernent qu'une «lacune», et ce lieu vide ne peut être meublé que par l'attentive sympathie du lecteur. Celui qui s'en tiendrait à inventorier des ressemblances sommaires («Ça, c'est autobiographique!») verrait les preuves qu'il croit détenir lui filer aussitôt entre les doigts, car comme l'écrit Yourcenar dans Souvenirs pieux : « Les similitudes que ça et là je crois découvrir s'effilochent dès que je m'efforce de les préciser, cessent d'être autre chose que des ressemblances telles qu'il y en a entre toutes les créatures ayant existé. » 3. Portrait de deux voix Aussi, plutôt que des «confidences» innombrables, mais pas autant sans doute que les désaveux d'identité que le texte nous fournirait si on s'avisait également de les inventorier (ce que le public-qui-ne-sait-pas-lire de Yourcenar ne songe pas à fairE), on cherchera dans les Mémoires la trace d'une voix qui ne serait pas celle d'Hadrien mais manifestement celle de l'auteur, ne serait-ce que pour vérifier qu'un je peut en cacher un autre, sans pour cela s'obstiner à définir qui emprunte à qui, qui est qui, qui engendre qui. En apparence Mémoires d'Hadrien est un récit monodique. Un je s'y raconte ; et s'il se dédouble en je-personnage et en je-narrateur, c'est toujours la même voix qu'il fait entendre, celle d'Hadrien. L'ambition de Yourcenar était précisément de s'effacer totalement, de se faire oublier en tant qu'intermédiaire afin de restituer le « portrait d'une voix». En somme les Carnets établissent un pacte avec le lecteur, pacte qu'on pourrait reformuler en ces termes : «Tout ce que je fais dire à Hadrien est ou pourrait être vrai, et lui-même aurait pu le dire ; c'est donc lui qui parle de sa vie, mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Entends lecteur la voix d'Hadrien. » On a vu que, même s'il existait des formes anciennes et variées d'écriture de soi dans l'Antiquité, la naissance tardive du genre autobiographique, auquel Mémoires d'Hadrien est fortement apparenté, inspirait des doutes sur l'acceptabilité d'un tel pacte. Mais même s'il était trahi de facto, parce qu'il repose sur des croyances aux fondements discutables, on ne peut imputer la responsabilité de cette trahison à Yourcenar. Soit le pacte est accepté sur la base des conditions qui le définissent, soit il est refusé. Mais jusque-là la romancière n'est pas en cause, son projet esthétique restant en parfaite conformité avec sa philosophie de l'Histoire et sa conception du sujet. Ce que le lecteur, qui veut bien jouer le jeu de croire à la possibilité d'une reconstitution «du dedans», est en droit de se demander, en revanche, c'est s'il n'entend bien dans le texte que la voix d'Hadrien. La seule authenticité qu'il soit en mesure de vérifier, c'est celle de l'effacement promis et même hautement revendiqué par l'auteur, sachant que les transpositions biographiques ne sont pas forcément incompatibles avec cette volonté d'effacement dès lors qu'elles sont attribuables, sans invraisemblance, à l'empereur : «On nourrit de sa substance le personnage qu'on crée; [...] mais il ne s'ensuit pas qu'il soit nous, ou que nous soyons lui. »' Or voilà précisément le point sur lequel on est fondé à parler d'une trahison manifeste du pacte (certains ne se priveront pas de faire remarquer que cette trahison était inévitable vu le caractère biaisé de ce dernieR) : il existe des passages dans Mémoires d'Hadrien qui font entendre clairement la voix de l'auteur derrière celle du narrateur. Le récit n'est pas monodique mais dialogique. L'indice flagrant de cette polyphonie est l'anachronisme, qu'il soit simplement ludique, ou franchement suspect, lorsqu'il sert de manière trop voyante à faire d'Hadrien un politique ultra-lucide, prophète des temps à venir. Pas besoin de nommer alors celle qui lui a procuré sa boule de cristal. Ludique, évidemment, le «Rome n'est plus dans Rome...» qui ouvre la troisième séquence de Tellus stabilita.2 A ne pas prendre sans doute très au sérieux non plus le choix provisoire de Londi-nium « comme centre effectif du monde. »3 D'autres observations concernant les embarras de la Ville éternelle, la monnaie, les fonctionnaires, même si elles pourraient être étayées par des traits d'époque, sont autant de clins d'oil au lecteur moderne. Mais pourquoi ces petits jeux à la Giraudoux si l'on veut s'effacer ? Peut-être pour signaler discrètement que la romancière n'est pas tout à fait la dupe des procédés qu'elle utilise. On pourra toutefois trouver plus discutable, car nettement moins distancié, le talent prophétique d'Hadrien. Bien que la clairvoyance soit une dimension essentielle du personnage, il est un peu fâcheux parfois qu'elle lui soit si évidemment octroyée par Yourcenar elle-même. Deux exemples suffiront. «J'envie ceux qui réussiront à faire le tour de ces deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Ératosthène.»' Passe encore pour la première moitié de la phrase (en admettant qu'on pût alors vraiment envisager de faire le tour du mondE); mais qu'est-ce qui permet à Hadrien de saluer la précision du calcul d'Eratosthène ? Trop belle également pour être honnête cette remarquable prédiction : « ...les jargons barbares valent tout au plus pour les réserves qu'ils constituent à la parole humaine, et pour tout ce qu'ils exprimeront sans doute dans l'avenir. »2 Oh ! certes, Hadrien peut écrire : « Je prévoyais assez exactement l'avenir, chose possible après tout quand on est renseigné sur bon nombre des éléments du présent... »3 Mais de quel présent s'agit-il ? Il y a tout de même un lieu dans Mémoires d'Hadrien d'où s'élève, haut et clair, la voix de Yourcenar, un heu où l'écrivain s'exprime en son nom propre, ce sont les marginalia annexés au récit hadrianique : la Note érudite et surtout les Carnets de notes. Voilà deux exemples indubitables d'une écriture en je, où le je du narrateur réfère, sans médiation ni ambiguïté, à l'auteur. Les Carnets de notes Avec l'étude des Carnets, on renverse la perspective interroga-tive adoptée antérieurement : l'ouvre n'est plus évaluée à l'aune de la vie de l'auteur (tentative qui ne mène pas très loin, on l'a vU), c'est la vie de l'auteur qui est étudiée à l'aune de l'ouvre. 1. Une authentique autobiographie De fait, malgré leur dispersion en fragments, les Carnets incluent un véritable récit de vie et répondent exactement à la définition de l'autobiographie proposée par Philippe Lejeune « Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier l'histoire de sa personnalité »'. La relation avec Hadrien est inscrite dans la biographie même de Yourcenar. La figure de l'empereur s'est installée pendant des années dans son intimité, en sorte qu'elle fut travaillée par elle autant qu'elle l'a travaillée. C'est le récit de cette détermination réciproque et du roman qu'elle a engendré que nous content les Carnets. Qu'est-ce qui nous autorise à y reconnaître une forme de « récit autobiographique »? La présence continue d'un je narrateur-personnage qui réfère à l'auteur réel Marguerite Yourcenar, c'est bien le moins. Les temps du passé (au lieu du présent attendU) qui nar-rativisent nettement l'ensemble: «Je me suis vite aperçue que j'écrivais la vie d'un grand homme»; «Cette nuit-là, je rouvris deux volumes... » Et surtout une organisation chronologique et des regroupements thématiques qui prouvent que ces notes ne sont pas restituées telles qu'elles ont été écrites, et qu'elles ont fait l'objet d'un classement et d'une réélaboration. 2. La vie réinventée La première date qui est donnée est 1924 (celle où la Villa fut visitée pour la première foiS), la dernière 1958 (date de la réédition chez PioN). C'est ainsi qu'on peut lire l'ensemble des Carnets, entre ces deux bornes, comme le récit d'une intense expérience spirituelle. Le passé, de même que pour Hadrien, n'est pas ressaisi pour jouir en toute quiétude du souvenir, mais pour être réordonné, analysé, réfléchi. Les Carnets redoublent en quelque sorte les registres du narré et du commenté qui caractérisaient les Mémoires. Les strates qu'on peut distinguer seraient les suivantes. Les trente premiers fragments retracent, entremêlée avec les préoccupations esthétiques qui l'ont accompagnée, l'écriture du roman (p. 321 à 330). Après ce «récit» le livre étant désormais une ouvre achevée, Yourcenar expose et argumente ses choix et ses méthodes. Sont abordées en premier heu les questions du temps, de l'Histoire et la manière d'accéder au passé (frgts. 31 à 45, p. 330 à 335). Ensuite sont présentés les personnages des Mémoires ainsi que les difficultés soulevées par leur « reconstitution ». D'abord les personnages secondaires, dont Antinous (frgts. 46 à 49, p. 335 à 339) puis Hadrien (frgts. 50 à 62, p. 339 à 343). La fin des Carnets marque un retour au récit biographique en vue de clore, une fois pour toutes, une tranche de vie. Elle est hantée par la figure de Grâce Frick, l'amie de Yourcenar. Les derniers fragments (frgts. 63 à 70, p. 343 à 347) sont tous sous le signe du détachement. Ils amorcent Y étrangement de l'ouvre à partir de la question de la dédicace. On remarquera que les Carnets sont dédiés à l'amie de Yourcenar précisément parce qu'ils sont autobiographiques, tandis que le roman ne pouvait comporter une « dédicace personnelle » étant donné l'effacement revendiqué par l'auteur. Suit la mort des historiens dont les recherches ont soutenu le travail de Yourcenar, puis la réception du roman, qui désormais appartient aux critiques et aux lecteurs, et enfin, suprême rupture, la description de la Villa, abandonnée aux touristes. Au fond, ces notes sont un peu le Saeculum aureum de la vie de Yourcenar, c'est-à-dire le récit d'une séduction (l'investissement du sujet par son personnagE) et d'une déprise: la Villa, revisitée en 1958, est dégradée par «des embellissements dangereux». Canope en particulier est devenu une sorte de « studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars ». De la ruine habitée au décor factice, d'Hadrien aux empereurs des péplums, le contact est rompu. Yourcenar, dans le dernier fragment, prend alors congé de ses personnages, comme Hadrien du corps de l'aimé tristement embelli, lui aussi, par les embaumeurs égyptiens. Elle remonte à l'air libre et se prépare pour de nouvelles disciplines augustes : « Notre commerce avec autrui n'a qu'un temps [...] ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d'autres travaux. » Le lecteur attentif aux consonances aura reconnu dans la forme impérative d'exhortation à soi-même, un effet rhétorique absolument identique à celui produit par la clausule des Mémoires. L'ultime parallèle esquissé dans l'avant-demier fragment - la Villa pourrait être pour l'écrivain ce que l'île d'Achille fut pour Hadrien - est nié dans le suivant. « Non. » Décidément Marguerite ne sera pas, ne sera plus, Hadrien. Voilà comme une vie d'autobiographie peut s'inventer et se construire à partir d'une ouvre, plus véritablement sans doute qu'elle ne se raconte à travers elle. 3. L'écriture lacunaire Il y a donc une rhétorique ambivalente du tissage et de la fragmentation dans les Carnets, une continuité du discontinu. Mais la syntaxe ne l'emporte cependant pas complètement sur la parataxe' et l'on peut se demander pourquoi Yourcenar n'est pas allée jusqu'au texte alors qu'elle a si manifestement appareillé ses notes. L'émiettement traduit en vérité à la fois une certaine impuissance du sujet à s'atteindre et un refus de dévoiler ce qui touche à son intimité. «Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu'une lacune.» Le moi, le moi profond, n'existe vraiment que dans le hors-texte, dans les interstices, en marge. Il est à deviner, comme la présence d'Antinous, tellement plus émouvante d'être tenue presque toujours à Parrière-plan du récit, comme la mort d'Hadrien suggérée par un blanc parce qu'elle ne peut s'écrire. La question identitaire se pose à la lisière, dont on a plusieurs fois souligné le rôle déterminant dans les Mémoires comme lieu de vérité. Les notes c'est l'exactitude littérale des faits: elles clament l'individu. Les blancs c'est la vérité secrète : ils soufflent l'être. Au-dessus le moi social, en-dessous le moi profond ; d'une part l'existence, d'autre part l'essence. L'autobiographie disséminée La leçon des Carnets rejoint par là celle des Mémoires. Seule une écriture indirecte, périphérique, allusive, peut approcher la vérité de soi. Mais en ce cas une auto-bio-graphie au sens canonique du terme est-elle envisageable ? On en douterait en considérant les ouvres dites «autobiographiques» de Yourcenar. Dans la plus grande partie du Labyrinthe du monde, ses Mémoires (puisque c'est sous ce titre qu'ils sont réunis dans l'édition de la PléiadE), la narratrice n'est le plus souvent présente qu'en tant que témoin ou biographe. Ce qu'elle raconte, ce sont ses proches, sa famille, ses ascendants. Si bien que de l'autobiographie fictive à l'autobiographie réelle on retrouve les mêmes procédés de reconstitution : « J'ai reconstruit, mettons, une journée d'Hadrien en Palestine avec le même souci de vérité qu'une journée des Cartier et des Crayencour. »' Et Yourcenar n'hésite pas à recourir aux outils du romancier pour combler des lacunes, imaginer des dialogues, faire penser les «personnages» de sa famille. La principale différence tient à ce que si dans l'autobiographie fictive Yourcenar masque ses sources, elle les exhibe et les commente dans l'autobiographie réelle. Mais puisqu'il s'agit de faire revivre des morts, fondamentalement il n'y a pas de raison, dans son esprit, de procéder autrement que pour Hadrien. Ce qui compte en effet c'est, au-delà de l'exactitude des circonstances, d'atteindre à une vérité, c'est-à-dire encore et toujours de chercher l'être derrière l'individu. Une fois de plus, ce sont les lacunes qui sont stimulantes puisque si l'on savait (ou si l'on se connaissaiT) pourquoi se raconterait-on? A propos de son père Michel, Yourcenar écrit: «Ses récits ne disent que ce qu'il a voulu dire. C'est ce qui m'autorise à travailler sur eux.»2 Il n'est pas question, on le voit, de restituer du connu (de décrirE), mais de recomposer une vie à partir de traces (de recréeR). On pourrait penser que ce qui vaut pour les autres, les siens, ne vaut pas pour l'écrivain lui-même. Et pourtant si : pour souligner le hiatus incommensurable qui existe entre Marguerite Yourcenar et Marguerite de Crayencour, entre l'enfant et l'écrivain, l'autobio-graphe utilise deux pronoms différents : le je de la narratrice, le elle du personnage. Certes l'identité fondatrice du genre autobiographique entre l'auteur, le narrateur, et le personnage n'est pas remise en cause. Mais la ressemblance entre le je et le elle n'existe pas. Plus exactement c'est cette ressemblance qui fait problème. Qui est elle ? Comment elle a pu devenir je ? On retrouve les questions centrales de l'autobiographie. C'est ainsi que le premier tome du Labyrinthe du monde, (Souvenirs PieuX) s'ouvre par cette phrase : « L'être que j'appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903. » Du je-sujet au moi-objet il y a le même abîme qu'entre Yourcenar et Hadrien. Le Labyrinthe du monde apporte donc l'exacte confirmation de ce que la romancière écrivait à l'époque des Carnets: «Ma propre existence, si j'avais à l'écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d'un autre. » A quoi fait écho au début de Souvenirs pieux : Que cet enfant soit moi, je n'en puis douter sans douter de tout. Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d'irréalité que me donne cette identification, je suis forcée, tout comme je le ferais pour un personnage historique que j'aurais tenté de recréer, de m'accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu'on a négligé de jeter au panier... L'osmose entre l'ouvre romanesque et l'oeuvre autobiographique est donc complète. L'espace autobiographique yourcena-rien est un espace littéraire total qui abolit les frontières traditionnelles entre l'imaginaire et le réel, entre les genres fictionnels et les diverses formes d'écriture de soi. L'être de l'auteur est présent partout, tandis que son individualité ne figure nulle part. C'est que l'entreprise autobiographique de Yourcenar se situe résolument à l'opposé des démarches égotistes qui ont généralement prévalu jusqu'à elle. Là où la plupart des autobiograpbes ont approfondi leur moi singulier sous prétexte d'atteindre à l'universel (non sans complaisance, souvent, à l'égard d'eux-mêmeS), Yourcenar s'est cherchée en se détachant de soi, en se fondant dans l'universel, en se retournant «vers les millions d'êtres dont nous sommes faits». A Matthieu Galey qui s'étonnait de ce qu'elle ne parlait pas d'elle dans ses mémoires, elle répliqua, en s'insurgeant contre «le culte de la personnalité» qui lui paraissait une «obsession française»: Ou tout est dans tout, ou rien ne vaut la peine qu'on en parle. |
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Marguerite Yourcenar (1903 - 1987) |
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