Marie de France |
Les Bretons, seigneurs de Bretagne, furent de grands chevaliers. Jadis leur vaillance, leur courtoisie et leur noblesse les incitaient à composer des lais sur les aventures qu'ils entendaient et qui étaient arrivées à bien des gens afin d'en perpétuer le souvenir et de les préserver de l'oubli. Ils en firent un que j'ai entendu conter; il mérite de rester dans notre souvenir. C'est le lai d'Équitan, un courtois chevalier qui était seigneur des Nantais, juge souverain et roi. Equitan était grandement honoré et aimé dans son pays. Il aimait l'amour et le plaisir et maintenait l'esprit chevaleresque. C'est vraiment négliger sa vie que de n'avoir ni sagesse ni mesure en amour. Car le principe même de l'amour consiste à faire perdre la tête à tout homme". Equitan avait pour sénéchal un bon chevalier, preux et loyal qui veillait sur sa terre, la défendait et l'administrait, car, pour nulle affaire au monde excepté pour la guerre, le roi n'aurait renoncé à son plaisir : chasser le gibier de forêt ou de rivière. Le sénéchal avait épousé une femme qui devait par la suite faire le malheur du pays '. La dame était d'une grande beauté et d'une parfaite distinction. Son corps élégant avait noble allure et la nature avait mis tous ses soins à le former. Elle avait des yeux vifs et un beau visage, une belle bouche, un nez bien formé. Elle n'avait pas sa pareille dans le royaume. Le roi entendit souvent ses louanges et lui adressait souvent ses salutations. Il lui envoya des cadeaux, se mit à la désirer sans même l'avoir vue et lui parla dès qu'il le put. Un jour, il partit chasser sans aucune escorte dans la région où habitait le sénéchal. Le roi se fit héberger pour la nuit dans le château où résidait la dame. À son retour de la chasse, il pouvait lui parler à loisir et lui découvrir ses sentiments et son désir. Il la trouve très courtoise et sensée, belle de corps et de visage avec un air avenant et enjoué. Amour a enrôlé Équitan parmi les siens. Il lui a décoché une flèche qui lui a causé une profonde blessure. Le coup l'a atteint en plein cour. Le bon sens et le savoir-faire lui sont inutiles. Par la dame, l'amour l'a tellement subjugué qu'il en devient morne et pensif. Maintenant, il lui faut s'y soumettre totalement sans qu'il puisse s'en libérer. La nuit, il ne trouve ni sommeil ni repos ' mais il ne fait que s'accuser lui-même : « Hélas ! quelle destinée m'a amené dans ce pays ! La vue de cette dame a plongé mon cour dans un tourment qui agite tout mon corps de frissons. Je crois qu'il ne me reste plus qu'à l'aimer. Mais si je l'aime, ce sera mal car c'est la femme de mon sénéchal. Je dois lui garder mon amitié et ma fidélité tout comme je veux qu'il agisse à mon égard. S'il apprenait ma liaison par quelque moyen que ce soit, je sais bien qu'il en serait très affecté. Pourtant, ce serait bien pire encore si je tombais malade à cause d'elle. Quel malheur ce serait pour une si belle femme de ne pas aimer ou de ne pas avoir d'amant! Que deviendrait sa courtoisie si elle ne devait pas avoir de liaison ? Il n'y a pas d'homme au monde qu'elle ne rendrait meilleur par son amour. Si le sénéchal vient à apprendre cette liaison, il ne doit pas trop en souffrir. Il ne peut pas la garder pour lui seul. Oui, vraiment, je veux la partager avec lui!» À ces mots, il soupira. Puis il se coucha et pensa. Ensuite, il parla et dit : «Pourquoi suis-je troublé et tourmenté? Je ne sais pas encore et je n'ai jamais su si elle est prête à faire de moi son amant mais je le saurai bientôt. Si elle ressent ce que je sens, alors ma souffrance disparaîtra. Ah, Dieu! Comme le jour est encore loin! Je ne puis pas trouver de repos et je suis couché depuis un long moment. » Le roi resta éveillé jusqu'à l'aube qu'il attendait péniblement. Il se leva et partit chasser mais il prit bientôt le chemin du retour, se disant très fatigué. Il va dans sa chambre et se couche. Le sénéchal en est très peiné. Il ignore quel est ce mal qui cause des frissons au roi. C'est pourtant sa femme qui est à l'origine de tout cela. Le roi la fait venir auprès de lui pour se procurer plaisir et réconfort. Le roi lui découvre ses sentiments, il lui fait savoir qu'il meurt d'amour pour elle. Elle peut lui apporter un complet soulagement comme elle peut provoquer sa mort. « Seigneur, lui dit la dame, il me faut un peu de temps. C'est la première fois que nous nous parlons et je suis prise au dépourvu. Vous êtes un foi de grande noblesse et je ne suis pas d'un rang assez élevé pour que vous dussiez arrêter sur moi votre amour et votre passion. Une fois que vous aurez satisfait votre désir, je sais parfaitement, et ne doute pas un instant, que vous aurez tôt fait de m'abandonner, ce qui me ferait bien du mal. S'il devait arriver que je vous aime et si je répondais à votre requête, notre liaison ne se ferait pas sur un pied d'égalité. Du fait que vous êtes un roi puissant et que mon mari est votre vassal, vous penseriez, à mon avis, avoir tous les droits que vous conférerait l'amour. L'amour n'a de valeur qu'entre égaux. Mieux vaut un homme pauvre et loyal, s'il y a en lui intelligence et mérite. Son amour lui procure plus de joie que celui d'un prince et d'un roi qui manquerait de loyauté. Si quelqu'un aime une personne d'un rang plus élevé qu'il ne convient à sa position sociale, il vit dans la crainte à chaque instant. L'homme de haut rang pense souvent que personne ne peut lui enlever son amie qu'il veut ainsi aimer en seigneur et maître. » Equitan lui répond : « Dame, pitié ! Ne parlez plus de la sorte ! Ce ne sont pas de vrais amants courtois mais plutôt des bourgeois marchandeurs, ceux qui ont de l'argent ou un grand fief et qui recherchent des femmes de basse naissance. Toute dame, pour peu qu'elle soit sensée, courtoise, noble de cour, dévouée à son amour et fidèle, mérite - n'eût-elle que son manteau - qu'un prince puissant lui accorde tous ses soins et l'aime loyalement. Ceux qui sont inconstants en amour et qui s'appliquent à tricher sont finalement trompés et abusés à leur tour. Nous l'avons vu à plusieurs reprises. Rien d'étonnant à ce qu'il perde son amie celui qui le mérite par sa conduite. Dame très chère, je me donne à vous ! Ne me considérez pas comme votre roi mais comme votre vassal et amant ! Je vous déclare et vous jure que je ferai selon votre bon plaisir. Ne me laissez pas mourir d'amour pour vous. Soyez la maîtresse et que je sois le serviteur ! Soyez hautaine et que je sois suppliant! » À force de discours et d'implorations, le roi obtint l'amour de la dame et le don de sa personne. Ils échangèrent leurs anneaux en gage d'amour ' et engagèrent mutuellement leur foi. Ils respectèrent leur serment et s'aimèrent passionnément mais ils en moururent par la suite. Leur liaison dura longtemps sans que personne n'en entende parler. Aux moments fixés pour leurs rendez-vous, quand ils avaient des entrevues, le roi faisait dire à ses gens qu'il devait subir une saignée en privé. Les portes des chambres étaient alors closes et on n'aurait pu trouver d'homme assez hardi qui puisse y pénétrer d'une manière ou d'une autre, à moins que le roi ne l'eût convoqué. Le sénéchal présidait alors la cour de justice, il écoutait les procès et les plaintes. Le roi aima la dame pendant longtemps car il ne désirait pas d'autre femme. Il ne voulait pas se marier ni même entendre parler de mariage. Les gens finirent par le lui imputer à mal si bien que la femme du sénéchal eut vent de leurs réflexions et cela l'affecta car elle craignait de le perdre. Lorsqu'elle put lui parler alors qu'elle devait plutôt montrer sa joie, l'embrasser, l'enlacer, le tenir par le cou et prendre du plaisir avec lui, elle pleura beaucoup et manifesta une grande douleur. Le roi lui demanda comment cela se faisait et ce que cela signifiait. La dame lui répondit : «Seigneur, je pleure à cause de notre amour qui est devenu pour moi une vraie souffrance. Vous allez vous marier avec la fille d'un roi et vous allez me quitter. Je l'entends souvent dire et je sais que c'est vrai. Et moi, pauvre de moi, que deviendrai-je ? À cause de vous, il me faut mourir car je ne vois pas d'autre solution possible!» Le roi lui dit avec une grande tendresse : «Mon amie, n'ayez pas peur! C'est certain, je ne me marierai pas et je ne vous abandonnerai pas pour une autre. Tenez-vous-le pour dit et soyez-en sûre ! Si votre mari venait à mourir, je vous ferais reine et vous deviendriez ma femme. Personne ne pourra me faire agir autrement. » La dame le remercia et lui dit qu'elle lui en savait gré. S'il voulait bien lui garantir qu'il ne l'abandonnerait pas pour une autre, elle s'efforcerait de provoquer rapidement la mort de son mari. La chose serait facile à réaliser s'il voulait bien lui apporter son aide. Il lui répond qu'il l'aidera. Il fera du mieux possible tout ce qu'elle lui demandera de faire, que cela soit folie ou sagesse. «Seigneur, lui répond-elle, si tel est votre bon plaisir, venez donc chasser dans la forêt du pays où j'habite. Faites-vous loger dans le château de mon mari et faites-vous faire une saignée. Le troisième jour, vous prendrez un bain. Mon mari se fera saigner avec vous et se baignera en même temps que vous. Dites-lui bien, n'oubliez pas surtout, qu'il doit vous tenir compagnie. Je ferai chauffer l'eau des bains et apporter les deux cuves. Son bain sera si chaud et bouillant qu'aucun homme sur la terre ne pourrait éviter d'être brûlé et ébouillanté en y pénétrant. Quand il sera mort ébouillanté, appelez vos gens et les siens et expliquez-leur comment il est mort soudainement dans le bain. » Le roi lui a promis de faire selon sa volonté. Trois mois ne s'étaient pas écoulés que le roi partit chasser dans le pays. Pour soigner son mal, il se fit saigner en même temps que son sénéchal. Au troisième jour il dit qu'il prendra un bain. Le sénéchal en est d'accord. « Vous prendrez un bain en même temps que moi », dit le roi. Le sénéchal répond : « Je le veux bien. » La dame fait chauffer l'eau des bains et apporter les deux cuves. Devant le lit, à dessein, elle les fait installer. On apporte l'eau bouillante dans laquelle le sénéchal devait se plonger. Le bon sénéchal était alors déjà levé et il était sorti pour se délasser. La dame vient alors parler au roi qui lui dit de s'installer à côté de lui. Ils se couchent sur le lit du mari où ils prennent du plaisir et du bon temps. Ils couchent ensemble près de la cuve qui se trouve devant eux. Ils font surveiller la porte par une servante qui devait s'y tenir. Or, le sénéchal revient brusquement, il frappe à la porte mais la jeune fille le retient. Il lui donne des coups d'une telle violence qu'elle est bien obligée de lui ouvrir. Il trouve alors sa femme et le roi ' là où ils sont couchés et enlacés. Le roi regarde et voit venir le sénéchal. Pour couvrir sa honte, il saute dans la cuve à pieds joints, il était alors totalement nu mais il n'y prit pas garde et mourut ébouillanté. Le mal s'est retourné contre lui tandis que le sénéchal est sain et sauf. Le sénéchal a bien vu ce qui est arrivé au roi. Il saisit aussitôt sa femme et la plonge, tête la première, dans le bain. C'est ainsi que tous deux moururent, le roi d'abord et elle ensuite. Celui qui voudrait réfléchir sur cette histoire, pourrait en tirer une leçon. Tel qui recherche le malheur d'autrui voit ce malheur se retourner contre lui. Tout cela est arrivé comme je vous l'ai dit. Les Bretons en firent un lai qui raconte la mort d'Équitan et de la dame qui l'avait tant aimé. |
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Marie de France (1160 - 1199) |
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Portrait de Marie de France | |||||||||
Biographie / chronologieMarie de France est une poétesse médiévale célèbre pour ses lais - sortes de poèmes - rédigés en ancien français1. Elle a vécu pendant la seconde moitié du XIIème siècle, en France puis en Angleterre, où on la suppose abbesse d'un monastère, probablement2 celui de Reading. |
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