Marie de France |
Je vous conterai, comme elle advint, l'aventure d'un autre lai. Il fut fait ' au sujet d'un très noble chevalier ; en breton, on l'appelle Lanval. À Cardeuil séjournait le roi, le preux et courtois Arthur, à cause des Scots et des Pietés qui ravageaient le pays. Ils pénétraient sur la terre de Logres et bien souvent la dévastaient. À la Pentecôte, en été, le roi y avait séjourné. Il avait fait de très riches présents, aux comtes ainsi qu'aux barons, ceux de la Table Ronde - il n'y avait nulle part dans le monde autant de chevaliers de leur valeur. Il distribua femmes et terres à tous, sauf à un seul qui l'avait servi. C'était Lanval, il ne se souvint pas de lui et aucun des siens ne défendit sa cause. Pour sa valeur et sa largesse, pour sa beauté et son courage, beaucoup enviaient Lanval. Un tel faisait semblant de l'aimer, mais si quelque malheur était arrivé au chevalier, il ne l'aurait pas plaint le moins du monde. Lanval était fils de roi, de haute naissance mais il était loin de son héritage. Il appartenait à la maison du roi. Il avait dépensé tous ses biens, car le roi ne lui donna rien et Lanval ne lui demandait rien non plus. Maintenant Lanval est bien malheureux, il est très triste et très anxieux. Seigneurs, ne vous en étonnez pas ! Un étranger abandonné souffre beaucoup sur une terre étrangère quand il ne sait pas où chercher du secours. Le chevalier dont je vous parle et qui avait tant servi le roi, monta un jour sur son destrier et partit se distraire. Il sortit de la ville, et arriva seul dans un pré. Près d'une eau courante, il descend de sa monture mais son cheval tremble beaucoup. Il le dessangle et s'en va; il le laisse s'ébattre au milieu du pré. Il plia le pan de son manteau puis l'étendit sous sa tête. Il est très soucieux à cause de sa misère et ne voit chose qui lui plaise. Tandis qu'il était couché, il regarda en bas vers la rivière ' et vit venir deux demoiselles. Il n'en avait jamais vu d'aussi belles. Elles étaient somptueusement vêtues et lacées ' très étroitement dans leurs tuniques de soie grise. Leur visage était d'une beauté remarquable. La plus âgée portait deux bassins d'or pur, bien ouvragés et fins. Je vous dirai toute la vérité sans mentir. L'autre portait une serviette. Elles se dirigèrent tout droit à l'endroit où le chevalier était couché. Lanval, qui était très bien élevé, se leva en les voyant venir. Elles le saluèrent en premier et lui rapportèrent leur message : «Seigneur Lanval, ma dame qui est si bonne, si sage et si belle nous envoie vous chercher. Venez donc avec nous et accompagnez-nous ! Nous vous y conduirons sans danger. Voyez, le pavillon est tout près ! » Le chevalier va avec elles, sans se soucier de son cheval qui paissait devant lui dans le pré. Elles l'ont mené jusqu'à la tente qui était fort belle et bien plantée. La reine Semiramis, à l'époque de sa plus grande richesse, de sa plus grande puissance et sagesse, et l'empereur Auguste n'auraient pas pu en acheter le pan droit. On avait placé à son sommet un aigle d'or dont je ne sais estimer le prix, ni d'ailleurs celui des cordes et des piquets qui tenaient les pans de la tente. Aucun roi de la terre ne pourrait les acheter en dépit de toute la fortune qu'il pourrait en donner. À l'intérieur de cette tente se trouvait une jeune fille; elle surpassait en beauté la fleur de lys et la rose nouvelle quand elles éclosent en été. Simplement revêtue de sa chemise, elle était couchée sur un lit magnifique dont les draps valaient le prix d'un château. Elle avait le corps très bien fait et joli ; pour ne pas prendre froid, elle avait jeté sur ses épaules un précieux manteau d'hermine blanche recouverte de soie d'Alexandrie ; Elle avait découvert tout son côté, ainsi que son visage, son cou et sa poitrine ; elle était plus blanche que l'aubépine. Le chevalier s'avança et la jeune fille le fit venir près d'elle. Il s'assit devant son lit. « Lanval, dit-elle, mon cher ami, c'est à cause de vous que j'ai quitté mon pays ; je suis venue vous chercher de bien loin. Si vous êtes preux et courtois, aucun empereur, aucun comte, aucun roi n'a jamais eu tant de joie et de bonheur, car je vous aime par-dessus tout. » Il la regarda bien et admira sa beauté ; Amour le pique d'une étincelle qui embrase son cour et l'enflamme. Il lui répond avec gentillesse : « Ma belle, si c'était votre désir de vouloir m'aimer, si cette joie pouvait m'arriver, vous ne sauriez donner aucun ordre que je n'exécute dans la mesure de mes moyens, que cela entraîne folie ou sagesse. Je ferai ce que vous me commanderez, pour vous j'abandonnerai le monde entier. Je souhaite ne jamais vous quitter. Vous êtes mon plus cher désir. » Quand la jeune fille entendit parler celui qui la pouvait tant aimer, elle lui accorda son amour et son corps. Maintenant Lanval est sur le bon chemin. Elle lui fit ensuite un présent : jamais plus il ne voudra d'une chose sans qu'aussitôt il l'obtienne à discrétion. Qu'il donne et dépense généreusement, elle lui trouvera beaucoup d'argent. Lanval est très bien loti : plus il dépensera généreusement et plus il aura d'or et d'argent. «Ami, dit-elle, maintenant je vous avertis, je vous le recommande et je vous en prie : ne vous confiez à personne '. Je vais vous dire la raison de la chose : vous me perdriez à tout jamais si cet amour était connu. Plus jamais vous ne pourriez me voir ni prendre possession de mon corps. » Il lui répond qu'il observera bien tout ce qu'elle lui commandera. Dans le lit, à côté d'elle, il se coucha. Comme Lanval est bien loti à présent ! Il resta en sa compagnie tout l'après-midi jusqu'au soir; il y serait resté plus longtemps, s'il avait pu, et si son amie y avait consenti. « Ami, dit-elle, levez-vous ! Vous ne pouvez pas rester ici plus longtemps. Partez, moi je resterai ; toutefois, je vais vous dire une chose : quand vous désirerez me parler, vous ne saurez imaginer de lieu où quelqu'un pourrait rencontrer son ami, sans reproche et sans vilenie, sans que je ne me présente aussitôt, toute prête à vous satisfaire. Aucun homme en dehors de vous ne me verra ni n'entendra ma parole. » À ces mots, il fut très heureux, il l'embrassa puis se leva. Les jeunes filles qui l'avaient amené à la tente le revêtirent de riches habits. Quand il fut vêtu de neuf, il n'y eut sous le ciel de plus beau jeune homme. Il n'était ni fou ni rustre. Elles lui versent de l'eau sur les mains et lui passent une serviette pour s'essuyer. Puis elles lui apportent à manger. Il dîna avec son amie ; ce n'était pas une chose à refuser. Il fut servi très courtoisement et il mangea avec une grande joie. Il y avait un divertissement de choix qui plaisait beaucoup au chevalier car il embrassait souvent son amie et l'enlaçait très étroitement. Quand ils se levèrent de table, on lui amena son cheval et on lui ajusta bien la selle. Il a trouvé une aide fort à propos. Il prend congé et monte à cheval. Il s'en alla vers la ville et regarda souvent derrière lui : Lanval était très troublé. U allait en pensant à son aventure, doutant en son cour de sa réalité. Ébahi, il ne sait que croire, il ne la tient pas pour vraie. Il est arrivé à son logis et il trouve ses hommes bien vêtus'. Cette nuit-là, il tient table ouverte. Mais nul ne sait d'où lui vient cette soudaine richesse. Il n'y avait pas dans la cité de chevalier qui eût grand besoin de se refaire qu'il ne fît venir à lui et servir richement et bien. Lanval faisait les riches présents, Lanval libérait les prisonniers de leurs dettes, Lanval équipait les jongleurs, Lanval menait la grande vie. Il n'y avait pas de personnage connu ou inconnu à qui Lanval n'eût donné. Lanval avait beaucoup de joie et de plaisir. De jour ou de nuit, il pouvait voir souvent son amie ; il est tout à son commandement. Je crois savoir que, la même année, après la saint-Jean, jusqu'à trente chevaliers étaient allés se divertir dans un jardin aux pieds de la tour où la reine habitait. En leur compagnie se trouvait Gauvain et son cousin le bel Yvain '. Le preux et noble Gauvain qui se fit tant aimer de tous dit alors : « Par Dieu, seigneurs, nous avons mal agi envers notre compagnon Lanval qui est si généreux et courtois et dont le père est un roi très puissant car nous ne l'avons pas emmené avec nous ! » Alors ils rebroussèrent chemin et retournèrent à son logis ; ils prièrent Lanval de venir les rejoindre. La reine s'était appuyée à l'embrasure d'une fenêtre. Trois dames lui tenaient compagnie. Elle aperçut les chevaliers du roi, reconnut Lanval et le regarda. Elle appela une de ses dames et lui demanda de convoquer ses demoiselles, les plus aimables et les plus belles. Elles iront se distraire avec leur reine, dans le jardin où les chevaliers se trouvaient. Une bonne trentaine de demoiselles l'accompagnaient. Elles descendirent les escaliers jusqu'en bas. Les chevaliers vinrent à leur rencontre et éprouvèrent un grand plaisir de les voir. Ils les prirent par la main. Cette assemblée n'avait rien de méprisable. Lanval s'en va à l'écart, très loin des autres chevaliers, il lui tarde d'étreindre son amie, de lui donner des baisers, de la tenir dans ses bras et de la sentir proche. Il apprécie peu la joie d'autrui s'il ne trouve pas son propre plaisir. Quand la reine voit qu'il est seul, elle va le trouver ; Elle s'assoit à côté de lui, elle l'interpelle et lui dévoile ses sentiments : « Lanval, je vous ai déjà fait un grand honneur, je vous ai fort chéri et beaucoup aimé. Vous pouvez avoir tout mon amour. Dites-moi votre volonté. Je vous accorde mon amour ; vous devez être très content de moi. - Dame, répondit-il, laissez-moi tranquille ! Je ne me soucie pas de vous aimer. J'ai servi le roi pendant longtemps. Je ne veux pas manquer à la foi que je lui ai jurée. Ni pour vous, ni pour votre amour, je ne ferai du tort à mon seigneur. » La reine se fâcha de ces propos. Elle était en colère et s'emporta inconsidérément : « Lanval, dit-elle, c'est bien ce que je pense, vous n'aimez guère ce plaisir. On me l'a dit bien souvent, vous n'avez que faire des femmes ; vous avez de jeunes compagnons bien élevés, vous prenez votre plaisir avec eux. Misérable lâche, infâme perfide, mon seigneur est bien malheureux de vous avoir supporté à ses côtés ! Je crois bien qu'il en perdra la faveur divine ! » À ces mots, grande fut la douleur de Lanval. Il ne fut pas lent à lui répondre et il dit, sous l'effet de la colère, des choses dont il se repentit souvent : « Madame, dit-il, dans ce commerce je n'ai aucune aptitude ; mais j'aime et je suis l'ami de celle qui doit être reconnue comme la meilleure de toutes celles que je connais. Et je vais vous dire une chose, sachez-le sans détour : une de celles qui la servent, même sa plus pauvre servante, vaut mieux que vous, Madame la reine, de corps, de visage et de beauté, d'éducation et de valeur. » Là-dessus, la reine se retira et partit dans sa chambre en pleurant. Elle souffrait extrêmement et était fort courroucée de ce qu'il l'avait ainsi outragée. Malade, elle s'alita. Jamais, dit-elle, elle ne se lèverait si le roi ne lui faisait pas justice sur le motif de ses plaintes. Le roi était revenu du bois. Pendant la journée, il avait été comblé. Il entra dans les chambres de la reine. Quand elle le vit, elle se plaignit : elle tomba à ses pieds, implora sa pitié et dit que Lanval l'avait offensée : il l'avait priée d'amour; pour l'avoir éconduit, il lui fit honte et l'outragea. Il se vanta d'avoir une amie qui était si aimable, noble et fière que sa plus humble femme de chambre valait mieux que la reine elle-même. Le roi s'en courrouça fort. Il jura que si Lanval ne pouvait pas se justifier en cour de justice, il le ferait brûler ou pendre. Le roi sortit de la chambre et appela trois de ses barons ', Il les envoya chercher Lanval qui éprouvait beaucoup de souffrances et de peines. Il était revenu chez lui ; il s'était bien rendu compte qu'il avait perdu son amie ; leur liaison était découverte. Il était tout seul dans une chambre, soucieux et angoissé. Il appelait sans cesse son amie mais cela ne lui servait à rien. Il se plaignait et soupirait, par moments il se pâmait, puis il lui demandait cent fois pitié de sorte qu'elle accepte de parler à son ami. Il maudit son propre cour et sa bouche ; c'est merveille qu'il ne se soit pas donné la mort. Il ne sait pas assez crier, hurler, se débattre, se torturer pour qu'elle veuille avoir pitié de lui, fût-ce seulement pour qu'il puisse la voir. Hélas, le malheureux, comment se comportera-t-il? Les envoyés du roi arrivèrent, et lui dirent de se rendre à la cour sans plus attendre. Le roi l'avait fait demander par leur intermédiaire, la reine l'avait accusé. Lanval s'y rendit avec sa grande peine ; ils l'auraient tué s'il n'avait tenu qu'à eux. Il arriva devant le roi, il était très anxieux, silencieux et ne disait mot, son visage reflétait sa grande douleur. Le roi lui dit avec colère : « Vassal, vous m'avez causé un grand tort ! Vous avez entamé une dispute d'une bassesse sans pareille en me déshonorant et en m'outrageant et en injuriant la reine. Vous vous êtes vanté de choses insensées. Votre amie est vraiment bien noble puisque sa servante, selon vous, est plus belle et douée de plus grandes qualités que la reine. » Lanval se défend d'avoir causé le déshonneur et la honte de son seigneur, d'avoir requis l'amour de la reine ; il répond mot pour mot aux accusations. Mais il reconnaît la vérité des propos qu'il a tenus à propos de l'amour dont il se vanta. Il en souffre beaucoup car il a perdu cet amour. À ce sujet, il leur dit qu'il fera tout ce que la cour décidera. Le roi était très irrité envers lui ; il envoya tous ses hommes délibérer à part ' pour dire véritablement ce qu'il devait faire au sujet de cette affaire, afin qu'on ne pût pas le lui imputer à mal. Ceux-ci ont exécuté son ordre, que cela leur plût ou non, ils y sont allés ensemble ; ils ont jugé et estimé que Lanval devait être ajourné mais qu'il devait trouver des cautions ' qui garantissent à son seigneur qu'il attendra son jugement et qu'il reviendra se présenter devant lui. Ainsi, la cour pourra être renforcée car il n'y avait alors que la maison du roi. Les barons revinrent près du roi et lui exposèrent la marche à suivre. Le roi demanda des cautions. Lanval était seul et abandonné, il n'avait là ni parent ni ami. Gauvain y alla et lui servit de caution, ainsi que tous ses compagnons. Le roi leur dit : « Je vous accorde de vous obliger seulement chacun en votre propre nom sur les terres et les fiefs que vous tenez de moi. » Quand il fut cautionné, il n'y eut rien d'autre. Il retourna chez lui. Les chevaliers l'ont accompagné; ils l'ont fort blâmé et lui ont recommandé de ne pas montrer un tel chagrin et ils ont maudit un si fol amour. Ils allaient le voir tous les jours parce qu'ils voulaient savoir s'il buvait et s'il mangeait; ils craignaient fort qu'il ne se fît du mal. Au jour fixé, les barons se réunirent en assemblée. Le roi et la reine étaient présents et les garants rendirent Lanval à la justice. Tout le monde était très peiné à cause de lui. Il y avait bien cent personnes au moins qui auraient donné tout ce qu'ils avaient au monde pour que Lanval fût libre sans procès. Il était accusé très injustement. Le roi demande le rappel des faits d'après l'accusation et la défense ' ; désormais tout dépend des barons. Ils en venaient au jugement; ils étaient très soucieux et inquiets au sujet de ce noble jeune homme venu d'un pays étranger qui était si malheureux chez eux. Plusieurs voulaient l'accabler pour plaire à leur seigneur. Le comte de Cornouailles disait : « Quant à nous, nous ne ferons pas défaut, car qu'on en pleure ou qu'on en chante, le droit passe avant tout. Le roi parla contre son vassal que je vous ai entendus appeler Lanval. Il l'a accusé de félonie et l'a inculpé de lui avoir fait du tort au sujet d'un amour dont il se vanta, ce dont ma dame se courrouça. Le roi est seul à accuser Lanval. Par la foi que je vous dois, à vrai dire, le roi n'aurait jamais eu le droit de se plaindre sinon parce qu'un homme lige doit partout faire honneur à son seigneur. Un serment lui servira de gage et le roi nous le remettra. S'il peut produire son garant, si son amie vient se présenter et si sont vraies les déclarations dont la reine prit ombrage, pour cela il obtiendra son pardon, puisqu'il n'aura pas parlé par mépris envers la reine. S'il ne peut pas produire de garant, nous devons lui faire savoir ceci : il perd tout l'avantage d'être au service du roi et le roi doit le bannir de sa présence. » Ils envoyèrent des messages au chevalier et lui dirent de faire venir son amie pour le couvrir et lui servir de garant. Lanval leur répondit qu'il ne pouvait pas. Jamais il n'aurait de secours de sa part à elle. Les messagers s'en retournent auprès des juges eux qui n'en attendent aucun secours. Le roi les pressait de se dépêcher à cause de la reine qui attendait (leur décision). Au moment où les juges devaient trancher la cause, ils virent venir deux jeunes filles montées sur deux beaux palefrois trottant à l'amble. Elles étaient très agréables à regarder. Elles portaient un habit en taffetas de soie à même leur chair nue. On les regardait avec plaisir. Accompagne de trois chevaliers, Gauvain se dirigea vers Lanval et lui parla en lui montrant les deux jeunes filles. Il était très heureux et il le pria instamment de lui dire si c'était son amie. Lanval leur dit qu'il ne savait ni qui elles étaient ni d'où elles venaient ni où elles allaient. Elles s'avancèrent en chevauchant; c'est dans cet équipage qu'elles descendirent devant la table ronde où siégeait le roi Arthur. Elles étaient d'une grande beauté et parlaient avec courtoisie : « Roi, fais préparer tes chambres et fais-les tendre de rideaux de soie pour que ma dame puisse y descendre. Elle veut loger en votre compagnie. » Le roi le leur accorda volontiers, il appela deux chevaliers qui les menèrent à leur chambre. Pour cette fois, elles n'en dirent pas plus. Le roi demande à ses barons le verdict et la sentence et il dit qu'ils l'ont fort irrité d'avoir tant retardé l'issue du procès. « Sire, disent-ils, nous nous sommes séparés. A cause des dames que nous avons vues, nous n'avons pris aucune décision. Maintenant, nous allons reprendre la séance. » Ils s'assemblèrent donc tout songeurs ; il y eut beaucoup de bruit et de discussion. Tandis qu'ils étaient dans cette agitation, ils virent venir, descendant la rue, deux jeunes filles en gracieux équipage, vêtues de deux tuniques de soie ornées montées sur deux mulets d'Espagne. Les chevaliers en conçurent une grande joie. Ils se dirent entre eux que maintenant le preux et hardi Lanval est sauvé. Yvain va le trouver et emmène avec lui ses compagnons. « Sire, dit-il, reprenez courage ! Pour l'amour de Dieu, parlez-nous ! Voici venir deux demoiselles fort avenantes et fort belles : assurément c'est votre amie ! » Lanval répond hâtivement et dit qu'il ne les reconnaît pas qu'il ne les a ni connues ni aimées. Entre-temps, elles étaient arrivées et descendirent de cheval devant le roi. La plupart des présents firent grand éloge de leur corps, de leur visage et de leur teint. Jamais la reine ne valut une de ces jeunes filles. La plus âgée était courtoise et sage et elle lui dit son message aimablement : « Roi, fais-nous donc donner des chambres pour héberger ma maîtresse. Elle vient ici pour te parler. » Il ordonne de les mener avec les autres qui étaient déjà arrivées précédemment. Elles ne se soucièrent à aucun moment des mulets. Quand il se fut occupé d'elles, il convoqua tous ses barons pour que le jugement fût rendu. La sentence a été trop différée durant la journée. La reine s'en irritait car elle trouvait que les choses traînaient en longueur. Sans plus, ils auraient tranché la cause quand, passant par la ville, arriva une jeune fille à cheval. Dans le monde entier il n'y en avait pas de plus belle. Elle chevauchait un blanc palefroi qui la portait bien et doucement. Sa tête et son encolure étaient superbes et sous le ciel il n'y avait pas de bête plus racée. Il y avait de riches harnachements sur le palefroi : sous le ciel, il n'y a ni comte ni roi qui puisse l'acheter en entier sans vendre ou engager sa terre. Elle était vêtue ainsi : une tunique blanche et une chemise étaient lacées des deux côtés et laissaient apparaître ses flancs. Son corps était bien fait, sa hanche basse, son cou était plus blanc que neige sur branche. Elle avait les yeux vifs et le teint blanc, une belle bouche, un nez bien planté, les sourcils foncés et un beau front, les cheveux bouclés et très blonds '. Un fil d'or ne jette pas autant d'éclat que ses cheveux face à la lumière. Son manteau était de soie grise ; elle en avait disposé les pans autour d'elle. Elle tenait sur son poing un épervier et un lévrier la suivait. Il n'y avait dans la ville petit ni grand, vieillard ni enfant qui n'allassent la regarder dès qu'ils la voyaient passer ; sa beauté n'était pas vaine. Elle avançait très lentement. Les juges qui la virent s'en étonnèrent ; il n'y en avait pas un seul qui, à sa vue, ne se sentît le cour tout échauffé de joie. Les amis du chevalier allèrent le trouver et lui parlèrent de la jeune fille qui venait et qui, plût à Dieu, le délivrerait : « Seigneur ami, voici venir une jeune fille mais elle n'est ni rousse ' ni brune ; c'est la plus belle de toutes celles qui sont au monde. » À ces mots, Lanval redressa la tête, il la reconnut parfaitement et soupira. Le sang lui monta au visage. Il fut très rapide à parler : « Par ma foi, dit-il, c'est mon amie ! Alors peu importe qu'on me tue si elle n'a pas pitié de moi, car je suis sauvé puisque je la vois. » La dame entra dans la grande salle du palais; jamais il n'en vint d'aussi belle. Elle mit pied à terre devant le roi, de sorte qu'elle fut bien aperçue de tous. Elle laissa choir son manteau afin qu'ils pussent mieux la voir. Le roi qui avait de nobles manières se leva pour la saluer et tous les autres lui présentèrent leurs hommages et offrirent leurs services. Quand ils l'eurent bien regardée et qu'ils eurent bien loué sa beauté, elle parla ainsi car elle n'avait pas le désir de s'attarder : «Roi, j'ai aimé un de tes vassaux, le voici, c'est Lanval ! Il a été inculpé devant ta cour, je ne veux pas qu'il ait à souffrir de ce qu'il a dit ; car sache-le la reine l'a accusé injustement: jamais, à aucun moment, il n'a requis son amour. S'il peut être justifié, grâce' à moi, de la vanterie qu'il fit, qu'il soit libéré par vos barons. » Le roi accorde qu'il en soit fait selon la décision prise d'après le droit. Il n'y en a pas un seul qui n'ait jugé qu'elle a mis Lanval tout à fait hors de cause. Il est acquitté par leur verdict et la jeune fille s'en va. Le roi ne peut la retenir ; il y avait beaucoup de monde pour la servir. Hors de la salle, on avait installé un grand montoir ' de marbre gris où se hissaient les hommes d'armes lourdement équipés qui quittaient la cour du roi ; Lanval y était monté. Quand la jeune fille eut franchi la porte, Lanval sauta d'un seul élan sur le palefroi derrière elle. Avec elle, il s'en va vers Avalon, c'est ce que nous racontent les Bretons, dans une île qui est très belle. C'est là que le jeune homme fut emporté. Nul n'en entendit plus parler et moi je ne sais rien raconter de plus. |
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Marie de France (1160 - 1199) |
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Portrait de Marie de France | |||||||||
Biographie / chronologieMarie de France est une poétesse médiévale célèbre pour ses lais - sortes de poèmes - rédigés en ancien français1. Elle a vécu pendant la seconde moitié du XIIème siècle, en France puis en Angleterre, où on la suppose abbesse d'un monastère, probablement2 celui de Reading. |
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