Michel Leiris |
Le jet d'eau qui se ronge éternellement lui-même soit qu'il monte en tige très amincie vers les hauteurs soit qu'il s'étende en tourbillon de fête foraine fontaine lumineuse ou bien cascade d'exposition le jet d'eau creuse un puits dans l'air qui le dévore semblable au voyageur qui perce des enfilades de trottoirs le gousset vide mais le regard nourri par l'horizon Vers la fin de l'été 1930 porteur de tous ces puits et filant sa trajectoire comme un jet un touriste se promenait dans Barcelone et les sardanes lui tressaient des couronnes piquées de cris solaires mais légères à son front boursouflé de projets en arrêt musique lointaine et reculée bien plus lointaine encore d'être prescience d'avenir que ces danses girandoles fanfares et sardanes que faisait battre comme un pouls le sang du souvenir A la terrasse des cafés jusqu'à la nuit les marchandes de journaux s'égosillent L'une d'entre elles est si belle avec ses yeux d'autant plus purs qu'ils sont plus ravagés avec sa robe déteinte sa bouche décolorée qu'on la dirait lavée dans les grandes eaux du crime à pleins seaux de passion Les taureaux qu'on tue à coups d'épée au grand soleil dans les arènes ont le regard moins éperdu que cette femme qui pourrait être reine des anges ou de ces fièrcs images qu'on voit dans les chapelles illuminées beaux mannequins que l'hostie - quand on l'élève - fait tourner ainsi que bougent, le regard fixe, les figures peintes qui ornent les orgues des chevaux de bois tandis que montent et descendent les coursiers pareils aux gens qui s'agenouillent dans les églises Elle crie des titres de journaux et sa voix grave appesantit le sang dans les artères du voyageur qui se détourne un long moment et finalement reprend sa marche à travers l'air qui le corrode comme un acide Près des quais les bateaux tendent coquettement leurs oriflammes superbes catins pavoisées mais charbonneuses encore à peine sorties de leurs mortelles usines Entre leurs draps les amoureuses aux gorges douces aux cuisses mordues par les punaises dorment en écartant les genoux et bâtissent en rêvant leurs maisons d'amour leurs jardins d'avenir Ce n'est peut-être pas comme il sonne minuit ni Pâques ni l'Ascension ni la Pentecôte ni Noël mais il y a beau temps que les bohémiens sont passés cahotant leur destin aux fesses crues comme des fesses de singe il y a beau temps que leurs roulottes sont passées dans un bruit de sonnailles barques sans voiles et vouées bien plus aux puces qu'aux tempêtes ou aux songes - lorsque le voyageur abandonnant sa nonchalance d'un seul coup s'arrête net les yeux fixés au bastingage d'un navire Un deux trois éclairs ont pollué la nuit Un deux trois oiseaux la becquètent à grands cris Le voyageur s'essuie le front tire sa montre puis s'assied sur une borne et regarde curieusement le navire absolument quelconque pourtant sans la moindre auréole suspendue au-dessus de son pont Quand Damoclès sous son épée tremblait comme un taureau qu'on châtre et quand le Christ pas encore crucifié voyait se colorer de sang la cuvette où trempaient les mains de Ponce Pilate leurs paupières fléchissaient sous le terrible faix mais sous l'embus des larmes leurs prunelles scintillaient pareilles aux cuirasses de gladiateurs blessés qui luisent dans les amphithéâtres Prédicateur verbeux dont les louches artifices ne sont que pièges de salive et longs filets baveux les mortifications que stupidement tu prônes ont des effets inattendus pour toi mais pain bénit des masochistes qui boivent la douleur ainsi qu'un petit lait Le crâne haché de fièvre et l'échiné chatouilleuse déjà toute prête au spasme inouï du châtiment le promeneur s'était assis devant les eaux graisseuses pour savourer l'écume atroce d'une mer de tourments Ses doigts battaient son front ses phalanges criaient avec le grésillement des chandelles fraîches éteintes mais dans son cour le plaisir s'infiltrait mince serpent ondulant comme une ligne qui cherche à s'évader des limbes Ville trop tendre tes boulevards gonfles d'une foule bien plus jolie que des pierreuses hommes et femmes mêlés en fouillis d'yeux troublants au pilori du ciel clouent l'image honteuse du voyageur esthète qui roule des yeux blancs car voyager n'est pas goûter la vue rieuse du bétail profilé sur le soleil couchant mais chercher à grands coups de serres batailleuses le pic immaculé dans les glaciers du sang Que tanguent les vaisseaux ou que planent les aigles face aux rades tranquilles ou sur les monuments ils n'empêcheront pas que la clameur des siècles s'unisse au bruit des chaînes en un long cri dément O toi le terrifié! vaincu par la tempête de ton ombre avant d'être embarqué vers des pays hallucinants le bastingage d'un navire est à tes yeux l'affreux symbole sombre du néant identique à tous les horizons Et que s'écroulent maintenant les jours et les années ruent les marées vomissent les volcans et disparaissent les maisons un désert dénudé sera la parure suprême du passant qui ressemble à ce jet d'eau ardent parce qu'il bouge en se mangeant lui-même |
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Michel Leiris (1901 - 1990) |
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Portrait de Michel Leiris | |||||||||
La vie et l\'Ouvre de michel leirisNé à Paris en 1901, Michel Leiris commence à écrire vers l'âge de vingt ans, bientôt soutenu par son aîné, le peintre André Masson, qui lui découvre tout un univers. Dès 1924, l'année où André Breton publie le Manifeste du surréalisme, il participe à ce mouvement, dont il se séparera en 1929, sans renoncer aux buts de total affranchissement psychologique et social que les surréalistes s'étaient as Biographie / bibliographie20 avril 1901 Naissance à Paris |
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