Philippe Jaccottet |
Introduction Publié en 1927 aux Éditions de France, le récit Nerrantsoula fait partie des plus belles réussites littéraires de Panait Istrati. Développant un imaginaire typiquement istratien, ce roman dont le titre emprunte le nom d'une chanson populaire grecque, est ancré acoustiquement dans l'atmosphère cosmopolite du sud roumain et balkanique. La présence massive des chansons de la tradition orale dans les ouvres de cet auteur n'est pas passée inaperçue. Trois textes critiques signalent cette problématique, sans lui accorder un grand espace herméneutique. Ainsi Monique Jutrin-Klener remarque la répétition obsessive de certains airs en accord avec la psychologie des personnages et, de façon plus générale, « l'accompagnement musical » de chaque histoire. Elle réduit de cette manière le rôle de la chanson à la définition du ton, de la couleur, de l'atmosphère du récit1. Analysant la dimension orientale de l'oeuvre dlstrati2, Diane Vasilescu se contente dînventorier les occurrences musicales, d'interpréter sommairement leur contenu et de signaler la présence des personnages qui chantent et qui dansent tout le long des récits. Une étude de critique psychanalytique due à Elisabeth Géblesco3 propose «une taxinomie des tropes dans la chanson populaire » et considère son emploi dans les romans istratiens comme une tentative de fondre la langue maternelle, le roumain, dans la langue du père symbolique, le français. Nous voudrions dépasser cette première étape du commentaire sur la dimension musicale des récits dlstrati et considérer les enjeux de la chanson populaire dans Nerrantsoula à travers une analyse en trois temps. La première partie sera consacrée au roman istratien en tant que « récit de la musique », récit où la chanson populaire jouit d'une présence textuelle et métatextuelle, la seconde partie prendra en compte le texte comme « récit musical » et identifiera les structures musicales de l'ouvre, tant au niveau thématique et narratif, qu'au niveau stylistique, et la dernière partie examinera la part de la langue et de la chanson populaire dans une construction identitaire qui fait de l'écriture une dialectique entre la terra mater et la terre d'exil. Paratexte et discours musico-littéraire Une série d'éléments tangents au texte de Nerrantsoula attire dès le début l'attention du lecteur sur l'importance accordée au modèle musical évoqué. Le titre est d'abord un indice de la dimension sonore et chorégraphique du matériau littéraire et l'Avertissement de l'auteur ne fait qu'en accentuer le rôle : « Le titre de ce roman est : Nerrantsoula, et je veux qu'il soit rétabli, un jour, dans l'édition définitive. Le Refrain de la fosse, que j'ai dû inventer dare-dare, n'est pas mon titre. Il m'a été imposé, sur l'affirmation sincère qu'« aucun ne saurait retenir » le mot, cependant si simple : Nerrantsoula. C'est bien triste. »4 Cette précision ne vise pas à rétablir uniquement le rapport entre le récit et une référence musicale précise, mais à restaurer sa filiation populaire, à renouer avec la tradition orale balkanique. L'auteur compte sans doute sur l'impact sonore du mot étranger, inconnu, opaque, mais apte à faire pressentir le rythme élémentaire et lharmonie rugueuse d'un monde pittoresque. Romain Rolland est le premier à signaler son potentiel suggestif : « Quelle stupidité de la part de l'éditeur d'avoir rejeté le titre de « Nerrantsoula » ! Ce nom délicieux, fleur et fruit I II fond dans la bouche. Ce n'a même point l'apparence d'excuse commerciale ; car cet exotisme même eût été un attrait. » Le refrain populaire jouira aussi des bribes d'un discours métatextuel. À la différence des oeuvres littéraires de l'époque - ne citons que celles de Romain Rolland, dont Istrati est particulièrement intéressé - qui confirment leur attachement à la musique par un montage articulant le discours romanesque et le discours musicologique, ce dernier n'est que sporadique dans Nerrantsoula. La figure de critique musical n'est pas pour autant absente, tout au plus elle est déplacée vers un texte qui remplit formellement la fonction de préface, mais qui, sîntitulant « Présentation », travestit l'analyse de l'exégète en discours fictionnel. La « Présentation » appartient à Apostolis Monastirioty qui, situant sa lecture critique à l'intérieur du roman, brouille la frontière entre la fiction et le métadiscours. Cette formule intermédiaire dépasse par sa portée le statut de paratexte, tel qu'il est défini par Gérard Genette6. Se constituant comme une sorte de témoignage du moment où surgissent les premiers accords de l'ouvre sous l'impact d'un souvenir d'enfance, la préface fait corps commun avec le roman. Monastirioty évoque un rituel de convivialité pour introduire en scène le récit selon un cérémonial typique au conte oriental : reclus dans « le sous-sol de l'amitié », tel qu'on appelle le lieu de travail dlstrati à Paris, « qui s'éclaire parfois d'une bien étrange clarté », rappelant llnspiration romantique, « après avoir bien mangé et mieux bu », les deux convives se laissent accaparer par le refrain ensorceleur et par la danse chargés de la résurrection d'un univers révolu. Puisant dans un tel contexte de la force créatrice dionysiaque, l'acte d'écrire est investi de la souplesse, l'élégance, la légèreté et la simplicité rythmique de la danse, autant de données qui se retrouvent dans la poétique du roman : «... il [Istrati] fit surgir du papier, avec l'élan d'un danseur, l'histoire de l'infortunée et bienheureuse fille de Braïla. »7 Monastirioty clôt le cercle des métaphores accordant chant - danse - récit avec une attitude herméneutique également démonstrative, typée : « Nerrantsoula ! pour que l'Occident te saisisse il faut qull te voie et te lise comme tu as été écrite : telle une vieille et pure danse d'autrefois. Tu as été écrite en dansant. Il faut que tu sois lue en dansant. » La question qu'une telle recommandation suscite est de savoir quels sont les éléments concourant au réseau textuel, à la composition romanesque, qui autoriseraient ce type de lecture, n n'est évidemment pas difficile de prétendre qu'un texte surgi d'un seul trait de la main d'un autodidacte peu familiarisé avec le métier d'écrivain, qui ne fait que mettre à l'ouvre son talent de conteur, l'accordant avec les souvenirs de son enfance et de ses pérégrinations, agit sur l'« oreille » du lecteur de façon aussi prompte et directe qu'une aire populaire. Une analogie séduisante que celle de parler de la « musique » d'un roman, de la « partition », de la « gamme » et de la « clef » du texte, des métaphores hâtives que Monastirioty se plaît à développer, sans en offrir un support solide : « Sïl [Istrati] donne la partition de sa musique dans la gamme de l'Occident, il en garde la clef qui est la gamme d'un autre monde [...] »9. Déplaçant la problématique du domaine purement esthétique dans celui de la poétique du récit, Monastirioty signale la dichotomie intrinsèque d'une oeuvre dont l'imaginaire est tributaire à la « pensée » et au « cour » roumains de son auteur, tandis que la langue choisie, le français, reste pour lui un instrument extérieur. Vu ce désaccord intime, on repartirait sur une autre piste, en suggérant que la « musique » du texte istfatien résiste à l'analyse d'autant plus que l'artiste allie les sonorités inconnues qui hantent son roman à une langue qui limite ses capacités de créer le sens. Lïntervention de la chanson populaire pourrait alors apparaître comme suspens de la narration, comme ouverture sur l'informulé, comme nostalgie et récupération d'un langage dépourvu d'opacité. La chanson populaire comme présence textuelle À ce stade de la réflexion il convient de se demander que se passe-t-il réellement dans ce roman pour qu'il rende une suggestion musicale (et chorégraphiquE). La musique bénéficie en effet d'une présence par évidence, le roman incorporant une suite de refrains, de vers, de couplets, de syntagmes obsessionnels. L'importance de leur fonction apparaît dès une première lecture, ne serait-ce que grâce à leur fréquence. Ainsi, dans l'espace de 120 pages nous découvrons non moins de 16 occurrences, intégrales ou partielles, du refrain suivant : « Au bord de la mer sur la grève,/ Nerrantsoulafoundoti 1/ Une vierge rinçait sa jupe,/ Nerrantsoulafoundoti!/ » I0. Phénomène opposé à la mise en musique d'un poème, la transcription littéraire des vers est nécessairement un acte réducteur. limitée à sa dimension verbale, la chanson focalise sur la symbolique végétale de la figure féminine, telle qu'elle apparaît dans le folklore grec. Ainsi « nerrantsoula », selon la transcription que fait Istrati dans l'alphabet latin du mot grec vepav-rÇouXa se constitue comme diminutif de « nerantzia » (vepccviÇtA), petit bigaradier, oranger amer, ou de « nerantzi » (vepocvcÇI) bigarade, orange amère, tandis que « foundoti » (vôotoo") signifie « touffu, épais». Limage du fruit « sauvage » qui n'est pas encore mûr, mais qui renferme le parfum et l'arôme exquis de son espèce, se superpose à l'image de la fille « indomptable », dont l'érotisme enfantin anticipe la passion charnelle. Istrati évite de restituer intégralement le texte populaire, n'en retenant que la première strophe qui fonctionne dans l'économie du récit comme un refrain. C'est grâce à la présentation d'A. Monastirioty que notre champ de recherche s'élargit : « Elle vivra toujours,/ Sur les grèves/ Des îles roses,/ Toujours indocile,/ Toujours indomptable,/ Avec ses chevilles/ Si blanches/ Que leur révélation/ Passe comme un éclair sur la mer/ Et illumine le monde entier ». D'autres chansons de monde sont évoquées dans le roman de façon parcellaire et sélective. Leur rôle se limite à la définition d'une situation, à l'annonce d'une scène, â la transcription d'une identité romanesque. Nous pouvons recenser brièvement deux morceaux de ce type, des citations anticipatrices ou conclusives, qui fixent les topoï en une formule musicale. Deux vers renvoyant à une morale du pathos, du vécu intense, du plaisir de provoquer les limites de l'existence paisible, résument la profession de foi dlstrati : « J'ai donné, près de m'amie, en un soir,/ Toute ma "peine" d'un été ». Nous retiendrons aussi le fragment d'une « chanson obscène de l'époque », que l'auteur convertit en discours sociologique : « Sur la Fosse, mon gars, sur la Fosse,/ Où l'on entre en payant un franc:/ Les chiens et les chiennes/ Nouent leurs calamités... ». À ce premier niveau, d'« intertextualité » musicale, le roman met également en scène des personnages qui chantent, fredonnent, récitent, dansent. Ainsi les « brefs frissons » qui secouent le corps de Nerrantsoula, sa natte battant la mesure, son mouvement oscillatoire, zigzaguant, ainsi que la marche de la troupe des gamins dans les rues de Braïla concourent à la transposition des vers du domaine verbal dans celui du chant et de la chorégraphie. Cependant préfacer le roman par un discours musico-littéraire, y insérer de nombreux fragments de chansons, imprimer au récit la simplicité, voire le schématisme d'une intrigue populaire, n'équivaut point à lui donner un caractère musical. C'est tout au plus laisser à la surface du texte des indices qui orientent la lecture dans un certain sens (musicaL). Le répertoire auquel Istrati fait appel - dans Nerrantsoula comme dans l'ensemble de son ouvre - est uniforme ; celui-ci comprend un amalgame de chansons folkloriques, musique de rue, chants et danses populaires. Cette ambiance musicale convient à l'atmosphère cosmopolite des ports et des faubourgs, milieux de prédilection de ses fictions. C'est également l'environnement musical de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans lequel vit l'auteur, de son enfance à Braïla, ainsi que de ses déambulations autour de la Mer Noire et de la Méditerranée. Ce n'est pas alors à un répertoire universel, contenant des airs qu'une minime culture musicale pourrait rendre accessibles au lecteur, qu Istrati fait appel, mais à un répertoire bien déterminé socialement, géographiquement et historiquement, tombé en désuétude pour le lecteur du XXIe siècle. C'est pourquoi la reconstitution de la chanson, mélodie et paroles ensemble, pose d'abord pour le lecteur un problème de « pertinence référentielle »14. Si la chanson populaire évoquée était très connue parmi les lecteurs grecs du début du XXe siècle et même d'aujourd'hui, puisque c'est une chanson et une danse encore pratiquées dans le sud de la Grèce, elle est vraisemblablement inconnue au public français auquel Istrati s'adresse et même au public roumain. D'ailleurs l'existence musicale d'une pièce populaire s'estompe au fur et à mesure que le récepteur (lecteur, auditeuR) s'éloigne du milieu géographique où elle s'origine et de l'époque historique à laquelle elle appartient. Non dernièrement, relevant de la création orale, elle est soumise à des variations et à des changements. Que se passe-t-il alors avec les citations lyriques, se présentant comme des paroles sans mélodie, dont Istrati émaille son récit ? Le comparatisme musico-littéraire en propose deux hypothèses : « dans le meilleur des cas, elles [les citations de paroles] évoqueraient une musique in absentia qui retentirait dans la mémoire du récepteur mélomane, fonctionnant ainsi comme la moitié symbolique d'un complexe sonore ; dans l'autre cas, ces paroles demeureraient sourdes à la musique qu'elles étaient censées évoquer, elles en resteraient à la sphère du langage » Comme en effet la citation musicale se fait chez Istrati citation textuelle, restituant uniquement le verbe, sans lui permettre de fusionner avec la mélodie, c'est au lecteur de retrouver limage acoustique supposée par l'artiste. La seule précision musicologique qui vient de la part du narrateur s'oriente clairement vers les qualités rythmiques de la chanson, la désignant comme « alerte ». À la différance d'autres romans istratiens, dans Nerrantsoula il ny a non plus de partition qui puisse offrir un aperçu sommaire de l'équivalent de la musique réelle. À y regarder de plus près, même ces indications prescriptives n'auraient pas changé, sauf pour un lecteur avisé, la possibilité de faire retentir mentalement les quelques accords musicaux. On se demande alors si le roman a réellement besoin -pour être bien lu - d'être entouré par un appareil critique hypertrophié, qui apporterait des informations concernant le rythme, la mélodie, qui insérerait des portées, qui recommanderait l'écoute de certains disques. La réponse est négative, car la réception d'une ouvre littéraire ne suppose aucune pratique métatextuelle obligatoire. En insérant des citations musicales, le roman fournit sans doute une clé qui permet leur lecture.16 Ce texte ne chante plus grâce à des fragments de chansons, mais grâce à quelques procédés compositionnels, qui montrent que le modèle musical fonctionne dans la poétique profonde du roman. Si la chanson Nerrantsoula foundoti représente un intertexte obligatoire, elle l'est dans le sens que donne M. Riffaterre à ce concept : l'intertexte obligatoire se définit comme ce « que le lecteur ne peut pas ne pas percevoir, parce que lïntertexte laisse dans le texte une trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle d'un impératif de lecture, et gouverne le déchiffrement dans ce qull a de littéraire ». Structures musicales de Nerrantsoula : refrain, leitmotiv, répétition Si la prose de Panaït Istrati annonce au niveau structural des emprunts à des schémas compositionnels musicaux, la technique du refrain est la première à subir cette transplantation. Une précision des termes s impose. Tandis que dans le corps de la chanson populaire, le rôle de refrain proprement dit revient uniquement au syntagme nerrantsoula foundoti, répété après chaque vers, dans le roman istratien nous sommes amenés à considérer cette première strophe en entier comme une figure littéraire redevable à celle du refrain musical. La distribution des vers fonctionne aussi bien dans le discours du préfacier en tant que symbole - dans l'acception que le latin classique donne au symbohis, « signe de reconnaissance » - du roman, que dans le préambule du narrateur en tant qu'emblème du récit à venir, et surtout dans le récit de Marco en tant que motif conducteur de l'histoire. Si l'on veut esquisser une liste des situations typiques réclamant cet intertexte musical, il faut citer d'abord les scènes de rencontre ainsi que celles de confrontation. Le chour des gamins célèbre dans une ode de la joie, la victoire d'un opposant ou de l'autre, qu'il s'agit de la compétition aux cerfs-volants, de la traversée à la nage du Danube ou de la navigation en barque sur le fleuve. Chaque succès ne fait que relancer la rivalité des garçons et le refrain qui clôt chaque exploit se métamorphose en même temps en ouverture vers les épisodes qui prolifèrent. Le refrain ponctue également les scènes de la danse de la fille appelée Nerrantsoula qui se termine à chaque reprise par sa disparition. Occultée par la nuit, engloutie par le fossé dans lequel elle tombe, poignardée dans sa chambre par Epaminoda et finalement noyée dans les eaux du Bosphore, Nerrantsoula quitte la scène de façon progressive. La portée du refrain dépasse alors le simple accompagnement identificatoire d'un élément de la poétique du roman. Il ne fait pas corps commun avec un seul composant, mais devient une sorte de matrice se remplissant systématiquement d'un nouveau contenu. Parcourant toute l'ouvre, exploité par répétitions et variations, son fonctionnement dans le texte littéraire se rapproche de celui du leitmotiv, tel que l'envisage Jean-Louis Backès, car « si le leitmotiv peut être comparé à un mot, ou à un énoncé, il se trouve d'emblée pris [...] dans l'immense dérive qui est le sort des signes linguistiques. On ne le figera pas dans un sens immuable »18. En effet le refrain Nerrantsoula foundoti se donne à lire non seulement en tant que motif principal du roman, mais en tant que motif-somme, englobant tous les autres : l'enfance, l'érotisme, la jalousie, la confrontation, la mort. Il peut certes être attaché à l'héroïne et devenir dans ce cas-là le leitmotiv du personnage éponyme. Son contenu se remplira de connotations telles exubérance, volubilité, inconstance, mobilité, vibration, innocence. Représentant l'un des éléments majeurs sur lesquels s'appuie l'approche analogique de la littérature et de la musique, le leitmotiv bénéficie d'un double sens, relatif à l'art littéraire dune part et à la musique de l'autre part. Il a alors un sens « littéraire », se définissant comme « phrase, formule qui revient à plusieurs reprises dans une oeuvre littéraire, dans un discours », et un sens « musical », étant considéré comme le « motif musical conducteur »19. Dans le roman istratien les deux acceptions du terme se rejoignent. Prenant comme point de départ Nerrantsoula en tant que domaine du texte, le rôle des citations musicales hypertrophiées est fonction de leur transposition dans un système sémiotique verbal. Le retour permanent des cellules verbales telles nerrantsoula foundoti fixe d'abord un axe central autour duquel le récit se construit. Elles assurent non seulement la transition d'un épisode à l'autre, mais aussi une cohérence interne de l'ensemble, étant donné que la scène passée reçoit un nouveau sens tandis que la scène suivante est déjà chargée de la signification présente dans la structure antérieure. Cependant ce refrain rappelle son origine sonore non par la simple appartenance à une chanson, mais par la collaboration avec la répétition, la reprise, la redite, des principes qui font que la fiction subisse un développement musical. Ce mouvement de retour permanent en arrière renvoie à l'analyse du leitmotiv wagnérien donnée par Adorno en termes de « dynamisme de la régression permanente » et de « processus irrésistiblement progressif, qui pourtant ne produit pas de qualité nouvelle et toujours débouche sur l'ancien ». Somme toute, le refrain et le leitmotiv ne sont que des manifestations d'un phénomène intrinsèque à l'art narratif dlstrati, en l'occurrence la répétition. Un travail sur les procédés de reprise littérale d'énoncés plus ou moins longs, à lïntérieur des séquences textuelles plus ou moins étendues, des schémas narratifs et des situations thématiques à lïntérieur des épisodes plus ou moins complexes, mettra sans doute en lumière l'une des sources de la nature musicale de ce roman. Ainsi convient-il de rappeler que l'esthétique musicale fait de la répétition, avec ses différents emplois et fonctions, une composante essentielle. Pour Jean-Philippe Guye une distinction s'impose néanmoins entre deux types de répétition propres à la création musicale : la « répétition rhétorique » qui se réfère à « l'emploi des figures expressives n'affectant pas la structure du "discours", sans que l'on puisse pour autant les réduire à de simples figures d'ornement » et la « répétition constructive», employée « à tous les niveaux de la composition, de la simple duplication de son [...] jusqu'à la reprise, variée ou non, de pans entiers d'un mouvement x20. La musique populaire grecque privilégie certes le deuxième aspect de la répétition, la mélodie simple se fondant sur la reprise de quelques mesures, sur la duplication des vers. Quant à la poétique istratienne, celle-ci use de la répétition tant dans le registre stylistique, que dans celui narratif. Si son emploi dans le discours des personnages rappelle l'acception que lui donne la rhétorique traditionnelle, celle de figure d'élocution, appartenant à la partie ornementale du discours, elle a aussi une fonction expressive. Mais la répétition a d'abord chez Istrati une valeur constructive en cela qu'elle régit l'organisation du roman. Elle est perceptible surtout au niveau thématique, étant donné que le récit s'organise comme autant de variations autour d'un nombre limité d'éléments, dont l'amour, la jalousie, la compétition, l'aventure. Le roman est fait d'une série de scènes et de situations qui se répondent. Ainsi le triangle amoureux qui unit Nerrantsoula, Marco et Epaminoda dans le récit de Marco, se retrouve sous une forme analogue dans le récit de Nerrantsoula évoquant les amours de sa mère et de son amant. Dans les deux cas, l'un des rivaux exige l'amour exclusif et finit par se suicider et tuer l'être aimé. Asphyxie ou noyade, les deux morts violentes auront comme témoin un troisième personnage qui se chargera par la suite d'en raconter l'histoire. De plus, la mort de la Nerrantsoula sera précédée par une série de fins symboliques, amorçant et modulant ce thème jusqu'à sa résolution finale. Sa première « mort » (elle tombe dans le fossé et, grièvement blessée, elle est amenée à l'hôpital d'où elle disparaît ensuitE) est suivie d'une deuxième (Epaminoda la blesse avec un coup de poignarD) et d'une troisième (les deux amants se noient dans la meR). Ce jeu entre les règles de la reprise et de la progression, des avancées et des revenues en arrière, imprime un rythme spirale au développement de la narration. Ainsi en est-il de la répétition enchaînée de trois épisodes construits sur le même schéma. Ce sont les trois épreuves d'habileté et de courage auxquelles les deux amoureux se soumettent : la compétition aux cerfs-volants, l'expédition nautique à la recherche des mûres sauvages et la traversée à la nage du Danube. Apparaissant comme autant de séquences indépendantes, ces épisodes contribuent à l'avancement de l'histoire autrement que par leurs significations additionnées ; leur prolifération n'influe pas sur l'équilibre de la situation initiale sinon par un effet cumulatif, générateur de tension. Le pattern répétitif se laisse alors circonscrire à la surface de l'énoncé narratif, non pas de façon conceptuelle, mais formelle, tout comme le thème musical. Faisant son apparition dans Yincipit et dans l'excipit, le refrain souligne les limites d'une séquence circulaire, dont il fait une « unité d'ordre sémantique, thématique, énonciatif, rythmique. Cependant, les effets textuels - les plus importants et responsables de façon plus directe de la suggestion musicale du roman - sont dus aux structures verbales répétitives. La deuxième partie du roman, qui débute de façon spectaculaire par l'entrée en scène de Marco et Epaminoda, travestis en commerçants ambulants, s'ouvre par un récitatif ayant l'aspect d'une longue lamentation : Oru-a-anges et citro-ô-ns 1 ... (malheur de malheur !) Oranges et citrons nous vendions depuis cinq ans, dans une voiture à bras que je traînais par le timon et que poussait Epaminoda ! Morts mes parents... Morts les parents dEpaminoda... Et quoique héritiers pouvant vivre dans l'aisance, oranges et citrons nous vendions par toutes les rues de Braïla, car nous cherchions désespérément notre Nerrantsoula disparue de l'hôpital le lendemain de sa guérison, sans nous dire un mot d'adieu, sans nous laisser un souvenir ! Deux sous l'ora-a-ange ! un sou le citro-ô-on ! (malheur de malheur !) par le vent, par la pluie, par la chaleur suffocante... Et toujours nos yeux en quête d'une fenêtre ou d'une porte qui pouvait s'ouvrir pour encadrer le minois de notre Nerrantsoula. Cinq années !... Nous étions maintenant des «hommes»... Grands, tous les deux... Bruns... Barbes et moustaches frisées; et, du reste, pas mal faits. Mais comme nos regards étaient langoureux ! On eut dit deux jeunes moines désirant tristement revenir sur leur vou de chasteté. Ora-a-anges et citro-ô-ons !... (pauvres, pauvres de nous !) Cent fois nos semelles avaient piétiné la poussière et la boue du même mètre carré de toutes les « oulitzas », de toutes les avenues, de tous les boulevards. Mille fois nos yeux s'étaient tournés vers les mêmes portes, vers les mêmes fenêtres ; des maisons ennuyeusement alignées. Et des hommes et des femmes, et du monde qui entrait, qui sortait, qui bâillait... Tous cela pouvait disparaître sans que nous éprouvions la moindre peine, car nous cherchions seulement notre belle Nerrantsoula ! Deux sous l'ora-a-ange!... Un sou le citro-ô-on. La voiture s'arrête... La voiture repart... Moi, je tire par le timon. Epaminoda pousse par derrière... Mille et mille fois nos bouches prononcent dans une journée notre banal : oranges ! citrons ! deux sous ! un sou! Nous remarquons d'abord les quatre segments en italiques, détachés du reste du fragment par leur traitement phonétique. Le découpage arbitraire des mots restitue par l'allongement de la voyelle médiane la scansion propre aux cris publicitaires des garçons. Ce n'est que l'un des aspects de la mimologie à laquelle Istrati fait appel dans l'Intention de reproduire graphiquement les particularités orales des personnages. Disséminés dans le texte à des intervalles égaux parmi des fragments à contenu narratif ou descriptif, ces syntagmes apparaissent alternativement, se développant l'un l'autre : « Ora-a-anges et citro-ô-ons !...» et « Deux sous l'ora-a-ange !... Un sou le citro-ô-on ». Leur apparition est renforcée par des parenthèses désignant des affetti, des complaintes dont l'accroissement pathétique est suggéré par la réduplication spontanée des termes : « (malheur de malheur ! )» et « (pauvres, pauvres de nous !) ». La présence des parenthèses accentue le fonctionnement en contrepoint de leur contenu sémantique par rapport aux exclamations qu'elles accompagnent. Ces bribes de monologue intérieur, traduisant des états d'esprit, actionnent comme une sorte d'accompagnement, simultanément, mais indépendamment en même temps, du lamenta prononcé à haute voix. Un autre type de répétition, s'exerçant sur des segments textuels plus étendus, fait que la même proposition se répète dans des phrases différentes, presque successives, d'abord comme incipit et ensuite comme clausule : « Oranges et citrons nous vendions depuis cinq ans, dans une voiture à bras que je traînais par le timon et que poussait Epaminoda ! » ; «Et quoique héritiers pouvant vivre dans l'aisance, oranges et citrons nous vendions par toutes les rues de Braïïa [...] ». Formule musicalisée non seulement par son caractère répétitif, mais par les effets de rime interne : « oranges et citrons/ nous vendions ». D'autres propositions indépendantes, construites sur un mode de similitude, présentent une réduplication au niveau de l'incipit, rappelant l'anaphore : « Morts mes parents... Morts les parents dEpaminoda... ». La répétition monocorde contribue sans doute à l'amplification d'un contenu affectif qui rapproche le discours de la litanie. Une suite de phrases, dont l'incipit identique du point de vue de la syntaxe présente au niveau sémantique une certaine gradation, - tant par le numéral que par les noms désignant des segments corporaux -, construit une figure dynamique de progression ascendante : «Cent fois nos semelles [...] / Mille fois nos yeux [...] /Mille et mille fois nos bouches [...] ». La répétition à plusieurs termes qui peut se transformer en énumération des éléments morphologiques et syntaxiques similaires a certes un rôle ornemental : « Et des hommes et des femmes, et du monde qui entrait, qui sortait, qui bâillait... », mais aussi une fonction rythmique, imposant un rythme binaire ou ternaire. Privilégiant à la fois lïmpact phonétique des syntagmes et l'impression de circularité du fragment ainsi créé, le narrateur construit une enclave musicale au milieu de la narration, un avatar de la chanson évoquée. N'oublions pas que cette dernière appartient au « fond balkanique » qulstrati essaie d'accommoder avec l'expression française. À y regarder de plus près, son discours français reçoit l'apparence hybride d'une langue prépondérante fragmentée par un nombre important de mots roumains, balkaniques (grecs, turc, arabeS), par des expressions, des modes de dire, des proverbes, des calques sémantiques de sa langue d'origine. Langue et chanson - principes d'une construction identitaire Le profil singulier de Panait Istrati, écrivain francophone, est fondé précisément sur l'écho linguistique du drame interne de l'appartenance à l'entre-deux. Comment Istrati réussit-il à articuler les deux niveaux - linguistique et culturel - tout en gardant intacte la contradiction ? En introduisant une démarcation rigoureuse entre mots roumains (balkaniqueS) et langue française. La dislocation en cause opère dans Nerrantsoula à tous les niveaux : graphique (mise en italiqueS), sémantique et métatextuel (utilisation des guillemetS), sociologique et ethnographique (insertion des notes de bas de page expliquant codes et coutumeS). L'introduction des mots étrangers n'est que partiellement motivée par le manque du réfèrent français, par l'aspect légèrement archaïque ou régional des réalités évoquées, telles : sacadgitza, cafédgi, pimnicer, rakidgitza, tsatsa, codochka, pépénar. Insérés ex abrupto dans le texte, ne bénéficiant que rarement d'une traduction immédiate ou rejetée en bas de page, ayant un sens plus ou moins déductible du contexte, ces mots offrent un aperçu phonétique d'un pays lointain, exotique. D'autres mots roumains, qui reviennent constamment dans toute l'ouvre romanesque dîstrati, font paradoxalement partie d'une catégorie lexicale à multiples correspondants français. La mahala, faubourg, quartier périphérique, mais aussi communauté qui habite le faubourg (et surtout communauté linguistique pour IstratI) et la oulitza, rue, ruelle, venelle, impasse, justifient leur emploi par la signification globale reçue dans le contexte littéraire istratien. C'est leur statut de mots-clés de son imaginaire qui les rend intraduisibles. L'aspect phonétique de cette démarche n'est pas non plus négligeable. Il est important d'observer l'emploi que fait Istrati de l'orthographe dans la transcription des mots roumains. Il ne recourt jamais à l'orthographe roumaine, il ne se sert non plus de la transcription phonétique internationale, mais des transcriptions arbitraires, censées restituer non pas le mot, mais le son, tel que le locuteur le perçoit. Ce procédé peut avoir des motivations multiples : rendre la prononciation plus accessible au lecteur français, fondre symboliquement le mot roumain dans la langue française, charger la langue d'expression choisie d'un certain fond immuable, issu de la langue maternelle. L'importance qu Istrati accorde aux sonorités (de la langue, de la chanson populairE) pour circonscrire l'identité de l'univers évoqué est extensible à l'intérieur même de cette humanité. Elle s'identifie soi-même, se situe sur la carte, par le biais des sons. Le syntagme « oulitza Kaliméresque » est accompagné en note d'une explication surprenante, due au narrateur: « Rue Grecque, baptisée ainsi par les Roumains qui entendaient les Grecs se dire, du matin au soir : Kali-méra, bonjour »23. Le souci de l'oralité renvoie au culte du logos, caractérisant le discours des conteurs et romanciers balkaniques, dont Istrati fait partie. La particularité de ceux-ci est qu'ils réussissent à « équilibrer l'oil avec l'oreille *2A, le mot écrit avec la parole prononcée. La langue d'origine et surtout la langue parlée sont censées être capables d'offrir le repli - du locuteur, de l'artiste, de l'ouvre - dans un espace maternel. L'échantillon des mots balkaniques peut alors fonctionner comme un retour au fond linguistique et culturel d'origine. Elisabeth Géblesco y repérait le projet de l'auteur de « charger le français, langue que nous pouvons dire paternelle en ce que son emploi avait été en quelque sorte autorisé par [Romain] Rolland [...] de toute la chaleur et du poids charnel du roumain, langue maternelle », de faire fusionner les deux langues, « de fondre l'un dans l'autre les deux principes, masculin et féminin, paternel et maternel. Quant à la chanson populaire, elle ne fait que mieux condenser et restituer plus complètement et plus directement tout le bagage identitaire. Conclusion Comme toute citation d'oeuvre musicale dans un roman en dit bien plus que son simple contenu verbal, Nerrantsoula reconstruit, par l'insertion réitérée des refrains, par la répétition des syntagmes, des cellules sonores, des mots-clés, par la prédominance de la voix, la chanson populaire grecque à rôle d'archétype. La présence de celle-ci est avant tout un indice de la façon dont Istrati se rapporte à une tradition littéraire, en assumant certaines libertés. La couche épique et lyrique populaire n'est qu'un élément maîtrisé, travaillé, intégré dans un projet littéraire, de façon à transformer un prétexte musical en modèle de récit. Nerrantsoula foundoti fonctionne aussi comme intertexte. Or le rôle de ce dernier est toujours important parce que c'est par l'intermédiaire du texte de l'autre que l'identité de la nouvelle ouvre se construit. Le statut de la chanson populaire est d'autant plus particulier qu'elle est la production d'une multiplicité de voix artistiques. Son intégration dans le roman représente alors le noyau d'une construction identitaire collective (appartenance de l'auteur à la culture balkaniquE) et individuelle (révélation de son talent de conteur d'Orient en rapport avec son statut d'« écrivain français »). |
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Philippe Jaccottet (1925 - ?) |
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Portrait de Philippe Jaccottet | |||||||||
Biographie / OuvresL'oeuvre de Jaccottet puise son inspiration dans la contemplation du paysage de sa région. Son oeuvre se distingue notamment par le dépouillement et l'absence d'artifices. Son sujet préféré est l'étude de l'homme dans son milieu naturel. Son journal, publié dans « Les semaisons, carnets 1954-62 » (1984) et « La seconde semaison, carnets 1980-94 » (1996), montre son engagement permanent dans une co |
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