Philippe Jaccottet |
La condition foncière de toute interprétation, même modeste, est de rester une perpétuelle traversée. Expérience instable, sinon déstabilisante, toujours en mouvement même si, pour s'accomplir, elle exige qu'on assigne - du moins, idéalement - une place à l'objet interprété et au sujet interprétant, distribuant, mais aussi produisant du savoir, la lecture, avec son inachèvement irréductible, crée un réseau d'asymptotes se prolongeant à l'infini. Le texte demeure un voile de Pénélope, d'une délicatesse douloureuse mais étonnamment résistante à toute main qui le déchire avec chaque nouveau décryptage, sans jamais le détruire entièrement. Mais qu'est-ce qu'un texte ? Si la lecture modifie le texte, si elle re-construit, toujours autrement, son tissu délicat, y a-t-il un texte sans lecture ? Y a-t-il un texte, purement et simplement ? Où finit l'un, où commence l'autre ? Peut-être un texte vit-il aussi longtemps que le monde sur lequel il s'ouvre ne se laisse deviner qu'à demi, ou de biais, que le rideau effleuré un instant tombe à cet instant même. L'écriture est un processus sans fin : le texte se fait et se défait interminablement ; sacrifié sur l'autel du discours critique, il ressuscite trans-figuré. La quête du sens se décline dans une suite d'images dont les reflets se reprennent et se diffractent en d'autres reflets, poussant le jeu du désir toujours plus loin, toujours plus près du dehors terrible. Le processus de télescopage invente une sorte de kaléidoscope imaginaire. La raison de cette quête infinie se situe dans un manque ontologique et dans le désir de le combler. Un désir censé rester inassouvi pour toujours : toute production de sens, n'est qu'exclusion, différence, retard. L'explication va de pair avec l'obscurcissement et la mise sous silence. Les mots ne suffisent jamais à dire la chose : l'histoire du langage humain, du moins d'une manière apparente, se prête au processus d'un jeu dramatique et d'une perte. La Chute du premier homme a entraîné non seulement une chute spatiale et temporelle, mais aussi langagière. Entre le nom et la chose une distance s'établit. Et pourtant, c'est le langage qui présentifie et fixe tout ce qui, sinon, risque de rester caché - pure virtualité, puissance obscure. Comme dans le tableau de Fra Angelico, le pan de mur blanc devant la Vierge à qui l'on annonce la Bonne Nouvelle n'exprime rien, mais ce rien est riche en connotations spirituelles. Par la surface blanche, le virtuel - le visuel, dans les termes de Didi-Huberman1 - fait intrusion dans le registre du visible. H en a besoin pour s'ex-pliquer. C'est cet espace plein de virtualités qui fascine Philippe Jaccottet. Un espace qui, sans être aucunement virtuel, abstrait ou idéal, cache le virtuel dans sa structure la plus intime. S'apparentant jusqu'à un certain point à la voie phénoménologique, la démarche retracée par le poète suisse romand, dans ses tentatives de reconstruire artistiquement des paysages réels qui ont suscité en lui des émotions ou des souvenirs, dépasse la pure phénoménologie, tout en l'intégrant. L'accès à l'élémentaire ne peut se passer dune interrogation sur l'apparence, sur l'acte de rendre une chose manifeste ou visible, et d'une appréhension esthésique des choses. Mais la recherche du modèle originaire, du réel pressenti derrière le visible immédiat, conduira Jaccottet, dans un deuxième temps, à un travail linguistique extrême, l'obligeant à poser et reposer sans cesse la question du langage et de la séduction des images. Les paroles sont opaques, elles rendent le poète mécontent et méfiant. Néanmoins, l'écriture, lorsqu'elle ne se prend pas elle-même pour fin, pourrait canaliser la puissance qui se cache derrière des objets même anodins et faire de cette puissance une force - un pouvoir et une direction. C'est cette force qui rend le sens visible/lisible. Elle est un voyage, route et déroute à la fois. C'est pourquoi les textes de Jaccottet, symptomatiques pour une éthique scripturale qui ne privilégie jamais le mot « dernier », s'organisent de manière contrapunctique. Ces textes oscillent entre présence et absence, dit et non-dit, vie et mort de récriture. Textes orphiques dont le regard reste toujours furtif, instaurant une dialectique de la vision et de la perte, du détour et du retour, de l'interrogation déstructurante et des palliatifs au doute. Le kaléidoscope jaccottéen : les emblèmes des saisons Qu'est-ce qu'un paysage ? Cette question sous-tend l'ouvre de Jaccottet dans son entier : poésie, poèmes en prose, récits, notes de carnets. Le paysage, pour Jaccottet du moins, c'est avant tout un lieu. Glosant sur le concept bakhtinien de chronotope, le paysage jaccottéen est simultanément un lieu et une manière particulière de concevoir le temps ; il est le point nodal d'espaces et de temps différents. Mais son existence en tant que lieu n'est possible qu'en raison d'un centre unique, magnétisant les lignes de forces diffractantes et les concentrant en un seul point implosif : [Q]u'est-ce qu'un lieu ? Qu'est-ce qui fait qu'en un lieu [...] on ait dressé un temple, transformé en chapelle plus tard : sinon la présence d'une source et le sentiment obscur d^y avoir trouvé un « centre » ? Espace pulsateur régi par un foyer originaire, lieu orienté et centré, le paysage se configure selon certains points de fuite constants. Il y a des signes qui reviennent d'une description à l'autre, dessinant des constellations textuelles perméables ou permutables. Mais la répétition ne va pas sans différence. Le paysage est un territoire de métamorphoses. Soit naturelles (motivées par des variations d'éclairage, des changements météorologiques, des mutations de focalisatioN), soit culturelles (un seul signifiant s'ouvrant sous la forme dune nébuleuse de signifiés, formant des strates plus ou moins concrètes, feuilletant le paysage comme un gâteau, comme un palimpseste ou comme un livre - et Borges n'en est pas aussi loin qu'il pourrait apparaître3), ces métamorphoses construisent une topographie dans laquelle les frontières entre le dedans et le dehors, entre l'intérieur et l'extérieur, deviennent brouillées et poreuses. S'il y a chez Jaccottet des constantes thématiques - les motifs de la lumière, du vent, de l'oiseau avec ses corollaires - le chant et le vol, de l'arbre, du nuage ou du col -ces constantes sont précisément des éléments opérateurs d'une conversion. Ce qui semble stable dans l'écriture de Jaccottet c'est ce qui entraîne, paradoxalement, la métamorphose et le dynamisme. Il semblera dangereux, dans ce cas, de discuter du paysage printanier ou du paysage hivernal, car cela signifierait fixer le paysage, le clouer ou l'en-cadrer comme un tableau. Le paysage de Jaccottet est avant tout un événement, localisable aussi bien que non localisable. Sur la page, le paysage de papier deviendra, nécessairement, un événement linguistique. Toute la question sera de rendre cet événement qui fait figure dans le langage aussi invisible, aussi peu artistique que possible. S'il est vrai que toute prise de parole est, dans une certaine mesure, une figure, une figure de langage et du sujet aussi bien, Jaccottet cherche à en effacer les traces et à en retenir l'effet. Une entreprise utopique, dans le sens originel du terme, c'est-à-dire délocalisée et délocalisante, mais qui reste intéressante par les enjeux qu'elle implique. Faire une randonnée dans la forêt, c'est pareil à faire une randonnée dans la langue, mais dans une langue qu'on n'a jamais parlée. C'est regarder le monde, et la page, assis sur une terrasse en printemps - comme pour la première fois dans la vie4. Il convient de remarquer que, dans son traitement particulier du paysage textuel, perçu à des époques diverses et à des moments différents de l'année, Jaccottet déploie un éventail d'images qui s'instituent en séries récurrentes. L'amandier en hiver (« J'oppose un feu de vieux bois à la neige, aux boutons neigeux de l'amandier. L'avant-printemps. »5; « L'amandier en hiver : qui dira si ce bois / sera bientôt vêtu de feux dans les ténèbres / ou de fleurs dans le jour une nouvelle fois ? »6), le cerisier en fleurs (« Le soir, une fois la touffeur passée, la famille cause encore longtemps à mi-voix sous le grand cerisier de la cour, chargé d'étoiles toutes blanches. »7), ou bien la « floraison de pêchers en mars »8 semblent opérer comme des emblèmes récupérant d'un trait toute la constellation d'images caractéristiques à une saison particulière. Il s'agit de signes dans le véritable sens du terme : ils servent plutôt d'indices à poids indexial spécifique, non seulement véhiculant leur propre contenu mais pointant aussi vers un signifiant plus large et plus concret - dans le cas ci-dessus, l'arrivée du printemps. Toujours prudent, toujours réservé, avec sa voix haussée d'un demi-ton au-dessus de la terre, comme il se caractérise lui-même, Jaccottet entend ne jamais communiquer de manière directe l'arrivée ou le départ d'une saison. Il se cache derrière les mots, comme pour se protéger, et comme pour les protéger, ce qui expose davantage sa (et leuR) fragilité. Une voix fragile, toujours oblique, pour parler des choses fragiles de l'existence. Ce n'est pas le concept de printemps qui annonce la floraison, mais bien au contraire, c'est dans le concret, dans et par l'expérience de la floraison, que nous connaissons le printemps. La question du savoir passe par une expérience corporelle ou sensitive. Pour autant, ces « emblèmes » sont loin d'entretenir une relation univoque, circulant dans un seul sens, avec la date mentionnée au-dessus de la note proprement dite. Le « même » cerisier, on le retrouve en été chargé de fruits : Je marche dans un jardin de braises fraîches sous leur abri de feuilles un charbon ardent sur la bouche. Ou encore, la « même » couleur verte traverse espaces et lieux textuels, « même[s] lieufx] », à d'« autre[s] momentfs] », avec tout ce que cela suppose de changement et de variation. Le même n'est pas reprise de l'identique : les exemples donnés, constitués par des signifiants similaires, gravitent autour de foyers de sens différents. Malgré le recours constant à l'itératif thématique, les motifs semblent n'entretenir, d'une occurrence à l'autre, qu'une simple relation d'écho et de mémoire textuelle. Ce qu'il y a de constant chez eux, c'est ce qui échappe précisément au langage, à la mise en discours. C'est le non-dit qui les caractérise de la manière la plus fidèle et la répétition linguistique, chez Jaccottet, ne revêt jamais le signe d'une circularité absurde, tournant autour d'un centre vide ou absent. Les signes du poète sont centrés, même si ce centre n'a plus de nom. Le rôle que le poète attribue à l'anaphore est donc, pour le moins, problématique. Génétique d'une démarche critique. La technique du blason et le nomadisme des signes Commencer par un aveu ne représente pas la meilleure solution à trouver par celui qui s'approche (plus ou moins furtivemenT) d'un texte et veut en écrire les conséquences (pour ne pas dire « les résultats »). Mais, su existe une génétique textuelle10, il semble tout aussi possible de parler d'une génétique de la critique. Quelque spécialisée qu'elle fût, une étude critique reste toujours une forme d'écriture. C'est pourquoi nous voudrions mettre au jour un premier moment de notre approche du texte jaccottéen que le manque de « résultats » (quantifiables, donc « scientifiques ») nous a obligée d'effacer. La récurrence de certains termes dans les proses et les poèmes de Jaccottet nous a conduite, dans un premier temps, vers une tentative de répertorier et de proposer un index thématique condensé. Nous voulions y introduire toutes les figures du dehors (éléments naturels, phénomènes atmosphériques, activités humaineS) de même que du dedans (pensées intérieures, souvenirs, remarqueS) qui semblent spécifier une saison. À ce niveau, le corpus choisi - textes poétiques et en prose de Philippe Jaccottet écrits entre 1946 et 2002 - semblait soutenir et exiger même une recherche de ce type. Notre objectif était d'essayer de circonscrire, si possible, la place de ces éléments dans l'économie discursive de Philippe Jaccottet, et de trouver des constantes dans le traitement imaginaire de chaque saison. Les résultats furent pourtant contrariants, sinon contradictoires ; révélateurs ensuite, et cela à un très haut degré, de ce qui touche les fondements les plus profonds de l'écriture jaccottéenne. En essayant de proposer des figures ou des « blasons »", déterminants pour telle ou telle saison, nous avons remarqué quïl s'agissait plutôt d'un miroitement des images tenues pour emblématiques d'un certain moment temporel. Ces figures (issues du code végétal, atmosphérique ou humaiN) transgressent non seulement les espaces, mais aussi les frontières généralement assignées aux saisons. Ce qui importait chez Jaccottet, ce n'était pas le fait que le printemps fût l'équivalent de la floraison, par exemple. Le printemps n'est pas seulement floraison, il est souvent, paradoxalement, une occasion de méditer sur la mort ou un temps de l'angoisse. La régularité avec laquelle certaines images reviennent prouve le degré d'implication de la subjectivité perceptive. Mais les migrations des images, leur nomadisme, constituent à leur tour une preuve de la manière dont la subjectivité se retire pour laisser briller l'altérité du monde. L'écriture de Jaccottet est donc une écriture hybride. On le voit dans la manière dans laquelle le poète construit son espace textuel. Il y a, par exemple, dans les notes des carnets, une forme bipartite où aux notations du dehors répondent en écho des réflexions intimes qui semblent entretenir avec les premières soit un dialogue antiphonique, soit une relation de mimétisme affectif ou figuratif. Aux paysages en automne de la première Semaison, menacés par la destruction, correspond une écriture en quête d'elle-même dans laquelle la prose se mêle aux poèmes pour essayer de tenir tête à l'aphasie, à ce qui menace de faire disparaître la parole : Colonnes de la pluie en marche, pluie en ruine tout est ruine y compris celui qui dit la ruine mais désespérément comme il le peut il la combat ou la retarde ou lui arrache quelques feux. [...] Nourri d'ombre, je parle... Nomade, comme la lumière jaccottéenne, l'écriture balance du dehors au dedans et inversement. Elle ne s'établit nulle part : le lecteur s'aperçoit vite que la page où s'inscrit le texte est bien pareille au sable mouvant, engloutissant celui qui y reste trop longtemps attaché. La note glisse parfois du dehors vers le dedans : Dehors, l'automne, les premiers froids, l'air transparent et fragile. La nuit, le sifflement de la hulotte, les rues glacées. [...] L'en deçà et l'au-delà d'une fenêtre. Celle que tu aimes est dans les champs. Le paysage s'éteint, puis s'éclaire. [...] Ta force tombe. Fais qu'en tombant elle éclaire. (...] Fragments, poussière, coups de vent. Tout serait à reprendre. D'autres fois, c'est le sujet qui éprouve le besoin de chercher un appui en dehors de lui-même. Le déchirement intérieur engendre le désir de repères, d'un facteur externe de stabilité qui puisse accueillir la conscience en exil et soutenir son échafaudage fragilisé. Dans le royaume brumeux des mo(R)ts, il faut, pour y résister, trouver des éclaircies salutaires, afin d'assurer un équilibre entre des éléments qui risquent, dans le cas contraire, de se nier l'un l'autre : Autre chose devrait être tenté peut-être, où trouvent accord non pas paisible, mais vivant, légèreté et gravité, réalité et mystère, détail et espace. L'herbe, l'air. Des entrevisions infiniment fragiles et belles comme dune fleur, d'un joyau, d'un ouvrage d'or - situées dans l'extraordinaire immensité. Astres et nuit. [...] Comme ce qui apparaît aussi, de loin en loin, dans la brume. Le déclin du temps et la déclinaison de l'ouvre Sauf peut-être en été, où le blé et les lavandes créent un cadre presque apollinien, la même déchirure traverse les saisons jaccottéennes : angoissante pendant l'automne, cette blessure devient particulièrement sensible en hiver, pour que l'arrivée du printemps apporte la promesse d'une exorcisation possible, mais incertaine. Toutes les saisons sont pour le poète, plus ou moins, des saisons du désastre, blessées fondamentalement par une blessure sans nom et ainsi, d'autant plus redoutable. Le cas de l'automne est saisissant. La sensibilité de Jaccottet pour l'automne révèle la « forme mentale » de cette saison, sa poétique étroitement liée à une manière de vivre et de regarder, de voir et de se (fairE) voir. L'automne, plus qu'une saison, est une vision, renfermant par là une part dïmaginaire. Comme toute image, elle possède aussi bien un endroit qu'un envers. Son endroit pourrait être représenté par toutes les images qui définissent, dans la première Semaison, l'automne : images qui convergent vers la représentation d'une saison rongée par l'Histoire, annonçant la ruine et la chute. Et pourtant, certains signes inscrits dans ces pages préfigurent déjà ce que seront les intuitions et l'espérance des écrits plus tardifs. Saison où s'expose la vieillesse du Temps, « chronique » par excellence, monstration aussi bien que monstruation, rappelant le geste destructif de Chronos dévorant ses propres enfants15, l'automne inaugure la perte et l'absence. Beaucoup des pages de la première Semaison sont consacrées à l'automne et à des réflexions suscitées par la condition de l'homme dans ce temps des ruines. Prose et poésie viennent s'y mélanger, afin de mieux dire l'être - paysage ou sujet humain - en automne. Une discursivité nuancée introduit cette saison au seuil de l'ouvre, dé-formant les formes textuelles, de la même manière que l'arrivée du mois de septembre annonce le changement du paradigme saisonnier. La forme scripturale hybride pourrait être la marque évidente du désir d'exorciser la déchéance provoquée par l'automne. Cet acte expiatoire, sacrifiant la norme visuelle pour arriver à l'ombre qui la dépasse et la soutient également, se fait encore sous une forme embryonnaire, tâtonnante, qui n'a pas encore réussi à trouver la mesure juste, mais qui annonce la future cristallisation des écrits de maturité. Le travail de deuil, qui fait partie du vécu personnel du poète, s'accompagne nécessairement d'un travail sur le langage: « Bois qui brûle. En moi, par ma bouche, n'a jamais parlé que la mort. Toute la poésie est la voix donnée à la mort. » Mais n'eût été que cela, qu'est-ce qui pourrait alors relancer l'écriture, traverser la fragmentante déchirante et retrouver un réseau, un « filet » qui rassemble l'épars et fasse tenir ensemble cette pluralité de discours, ces bouts de papier où le blanc envahit la p(L)age ? Cette question traverse l'oeuvre tout entière de Jaccottet, déchirant la feuille, menaçant de l'intérieur la parole. Dans le creux des mots, cette présence invisible, cet enfer17 reste toujours prêt à ruiner les vers, à faire arrêter le discours et à le reconduire au bord du mutisme ou du refus. Les écrits jaccottéens restent en marge, en perpétuel exil : nostalgiques d'eux-mêmes, d'un état antérieur, originaire, de la langue, ils possèdent toutefois la conscience de la distance qui les sépare de cet état langagier utopique. On a dot qu'après le moment Mallarmé, l'écriture ne peut plus être qu'une expérience des limites. Afin d'éviter que cette distance ne soit permanente, les poètes penseront de nouvelles formes, où le jeu du blanc avec le noir des signes accomplira un rôle essentiel. Le séjour des mots est accepté comme provisoire, précaire, situé dans l'intervalle entre le dit et le non-dit. Danse d'écume entre vie et mort de l'écriture : Poids des pierres, des pensées Songes et montagnes n'ont pas même balance Nous habitons encore un autre monde Peut-être l'intervalle. Que peut la parole poétique contre cette mort qui nous attend tous, comme dans le tableau de Holbein, où le regard est tout d'abord enchanté par la somptuosité et l'éclat des robes des Ambassadeurs, par le gâchis d'objets faisant penser à la culture du monde ? Avant de passer à autre chose, le regard flotte encore sur la toile, pour être aiguisé par un objet quïl ne reconnaît pas mais qui le trouble. Subtile anamorphose, la mort de Holbein trouve pourtant une figuration, à travers l'image mince du crâne. Chez Jaccottet, elle ne trouvera plus une forme, et c'est ce qui la rendra d'autant plus épouvantable. La seule réponse qu'on pourra alors essayer, selon une note de septembre 1955, ce serait de trouver une nouvelle forme de résistance, où le tombeau ne sera plus séparé de la lumière, ni la lumière du tombeau : Et le temps va cependant. Je bâtis une maison sur la rivière. J'élève ma tombe. Chaque parole est une perte. Je ne serai un jour que des cendres, et même ce feu n'aura plus longtemps brûlé. Qui ne se voit tomber en cendres ou en poussière ? Et qui ne s'effraie ? La lumière est bâtie sur l'abîme, une souris la ronge par en bas. Hâtez-vous donc d'habiter la lumière! Toute cette réflexion sur la condition mortelle de l'être humain ou sur des choses qui nous entourent se révèle derrière le voile d'une écriture du paysage. Et ce n'est pas sans importance si, pour Jaccottet, l'automne est la saison des choses voilées20. Comme toute image jaccottéenne, le motif du voile se situe dans la dialectique. Il peut être le voile qui expose les trous de ses mailles, ses manques ou ses fissures, mais il est aussi la figure délicate suggérant les formes éthérées, où l'ouverture sur autre chose, toujours indicible, mais cette fois-ci lumineuse, devient transparente, comme dans une autre note de septembre, écrite en 1997 : « Le souffle du vent, trop faible pour que l'oreille le perçoive; le frémissement des feuillages - comme on bouge des ailes - dans la lumière qui ne peut être dite que dorée. »21 Penser la perte dans l'écriture reste un geste éminemment ambivalent. Il n'est pas gratuit que Jaccottet ait commencé nombre de ses recueils par des fragments - plus ou moins allusifs -consacrés aux saisons froides, l'automne ou l'hiver. La Semaison, titre qui annonce l'événement et l'avènement de la parole, débute par un tout petit fragment écrit en mars 1954 - la seule note de cette année-là - pour passer ensuite au janvier 1955. Cette dernière note sera poursuivie de longs passages hantés par des brumes et des ombres. L'automne est la saison où le moi commence à écrire, c'est la saison où il prend conscience non seulement de la vanité des choses, mais aussi de la précarité de son être. L'écriture du paysage est en même temps l'écriture du sujet. Avec les saisons, ce dernier va traverser autant d'étapes d'un itinéraire initiatique. Le terme de cet itinéraire est un accord possible : avec le monde et, surtout, avec soi-même. Le paradoxe des gestes inauguraux L'automne installe, donc, la distance. Cette distance sera pourtant assumée comme telle : distance du moi par rapport à l'autre (cet autre qui peut être même le moI), distance du mot par rapport à son réfèrent. Déchirante, certes, cette distance possède néanmoins une valeur positive, car sans elle il ny aurait pas de possibilité de rapprochement. Comme le secret, dont Jean-Claude Mathieu rappelle la condition séparatrice22, seule la distance peut assurer l'épiphanie. Ce temps de l'épreuve, qui inaugure la page écrite, donne à l'écriture de Jaccottet son éclat particulier, son timbre spécifique. De l'autre côté de l'ouvre, il y a toutefois la réponse, tout aussi marquée, que Jaccottet propose à cette crise de la tâche poétique. Du peu des sources religieuses consacrées â une approche des saisons, il y en a une pour qui la Chute d'Adam serait arrivée en septembre. Selon cette tradition, l'automne est la saison qui inaugure la durée et la déchéance, temps de la mémoire douloureuse, car toujours nostalgique. Dans la même vision, le Christ commence son activité en septembre toujours, comme pour changer le signe des choses. L'automne serait aussi le temps de la promesse du salut et de la Parole rédemptrice. Entre chute et rédemption, elle est la saison la plus polarisée. Il ne s'agit plus d'ignorer la limite, le seuil et la mort, mais de sy installer afin de trouver une voie pour les conjurer. Terrible et dangereux séjour, car il y a toujours le risque, pour celui qui regarde trop longuement dans le gouffre, que le gouffre le regarde à son tour au fond de lui-même : « J'habite l'intérieur d'une cascade et c'est un pur mais dangereux séjour ». Saisons. Semaisons. Il est curieux de la part d'un écrivain qu'il choisisse, pour des recueils qull intitule Semaisons, de débuter avec une « voix donnée à la mort »24. Mais décontextualiser son propos serait une erreur de notre part, aussi faut-il le réintégrer dans le circuit des mots qui est le sien : Bois qui brûle. En moi, par ma bouche, n'a jamais parlé que la mort. Toute la poésie est la voix donnée à la mort. Si je ne m'avançais vers la fin, je n'aurais pas de regard. (...) Regard et voix du détruit. La condition du regard, c'est la mort. En d'autres endroits, la condition du regard, ce sera l'amour26. On se retrouve devant l'entrelacs de deux figures essentielles de l'imaginaire universel : Éros et Thanatos, voix donnée à l'amour, voix donnée à la mort. L'entreprise de Jaccottet est un acte de salut : elle ne sauve peut-être pas son auteur, mais elle sauve cet autre dont le poète se sent responsable (dans le sens du souci heideggérieN). L'évocation du cimetière des chiens27, déchirante à travers la sensibilité et la tendresse de récriture, pourrait être envisagée aussi comme une mise en abîme de la création. Les mots sont autant de tombeaux, de mémoriaux dressés pour des choses parfois très simples, même communes, pour des éclats fugitifs entrevus lors d'un voyage ou d'un battement de paupières. L'écriture commence en automne avec le temps et l'action de la mort, mais elle essaye d'arracher à l'oubli tout ce qui paraît essentiel à l'homme. Écriture du désastre, elle est aussi une parole en quête d'autre chose, de son lointain et immortel foyer, dont elle ne représente que le reflet éphémère. Une parole en quête d'elle-même, à la recherche d'une réforme constellaire. Et elle réussit à le faire grâce à cet acte inaugural par lequel elle expose sa condition d'écrit inachevé, imparfait, un voile pour un fond originel inaltéré : Quelqu'un tisse de l'eau (avec des motifs d'arbres en filigranE). Mais j'ai beau regarder, je ne vois pas la tisserande, ni ses mains même, qu'on voudrait toucher. Quand toute la chambre, le métier, la toile se sont évaporés, on devrait discerner des pas dans la terre humide... On ne peut s'empêcher de voir dans la première strophe citée une allusion au motif du peintre oriental qui, en achevant son ouvre, va sy perdre. Une éclipse orientale du sujet qui semble s'accorder dans une certaine mesure avec cette autre éclipse, cette fois-ci occidentale, prônée et exigée par les hérauts modernes de la mort de l'auteur. Pourtant, la disparition du créateur n'est pas complète chez Jaccottet, ou sïl y a disparition, celle-ci n'est pas toutefois évacuation. C'est essentiellement le métier de « la tisserande », et non pas le sujet, qui est concerné par l'« évaporation ». À la fin, des pas, ou des traces, restent imprimé(E)s sur la terre humide. Il y a dans ce bref poème non pas seulement une nostalgie, mais un désir du sujet de se repérer et de se récupérer, des actes sans lesquels l'ouvre resterait impossible. S'il y a effacement, cet effacement ne conduit chez Jaccottet ni à la perte de l'identité ni à la négation auctoriale, mais, justement, à la redécouverte de soi. Les notations d'automne sont en effet symptomatiques pour tout ce qui relève de la quête esthétique de Jaccottet. L'expérience de la « Prose au serpent décrit, précisément, un événement automnal. Il s'agit d'un écrit exemplaire en ce qui concerne les multiples facettes que cette saison revêt dans l'écriture de Jaccottet. Le paradigme automnal sy décline dans un double registre de l'expérience, en tant que paysage concret et imaginaire culturel : « Un grand serpent disparaît dans les hautes herbes jaunâtres. [.,.] Le silence pèse. Vais-je imaginer qu'une femme le dérange ? » Pourtant, sur le fond de vieillesse de l'Histoire provoquée par la chute du Paradis, une promesse reste possible : « [L]es jours vieillissaient. Il est vrai quîls renaissaient aussi.» Cette promesse, introduite d'une manière voilée dans récriture, sera plus sensible en hiver. Le travail de l'hiver entre innocence et mémoire De toutes les saisons, les critiques s'accordent en général à tenir l'hiver pour la saison la plus précieuse de Jaccottet. D'ailleurs, il avoue lui-même cette prédilection. Dans ses écrits, prose ou poésie, il insiste sur l'hiver d'une manière presque obsédante, laissant transparaître, en filigrane, une constante rayonnante : « Plus qu'aucune autre saison, j'aime en ces contrées l'hiver qui les dépouille et les purifie. Toutefois, l'hiver de Jaccottet n'échappe pas à l'ambiguïté. Sa pureté radicale réduit les formes aux lignes essentielles, elle raréfie l'espace et le rend plus ouvert, plus accueillant : « Car se sont éteints les feux tendres des fleurs, [...] le regard est libre de courir au loin, de mesurer l'espace et d'en rejoindre les éléments. »33 Le réseau de l'espace, devenu élémentaire, expose mieux son ossature, son principe originel. Exposée, cette ossature l'est à double niveau de signification : au niveau phénoménologique, elle est affichée, exhibée, selon le principe de lhypotypose ; au niveau existentiel, elle se retrouve exposée, c'est-à-dire face au risque et au danger de l'anéantissement. Elle est pareille à ce voile de Pénélope évoqué au début, où sa constante déchirure mesure la cadence, intérieure, de l'attente. L'odyssée de l'année, du printemps à l'hiver, approche avec cette saison de sa fin, mais c'est là qu'elle encourt le plus grand risque : celui du non-retour, d'une apocalypse sans aucune Parousie. Point de fuite, où convergent les orientations du rythme saisonnier, l'hiver, temps de la mémoire, la saison la plus ancienne selon Bachelard, est pris au piège de sa propre forme (ou de sa propre déformatioN) : il encourt le péril de devenir point de fuite au sens le plus concret, carrefour à partir duquel toutes les directions se perdent, point final, engendrant la dissolution. Le dépouillement qui situe le manque au cour du dessin des formes rapproche et à la fois éloigne. Il nous rapproche des choses, il nous les rend plus présentes et plus vraies. Mais il crée aussi des distances et, dans le cas d'un oubli du foyer originaire dont on est séparé par cette distance, il apporte la ruine. La solution serait alors de demeurer dans l'entre-deux, d'« habiter l'intervalle », tout en se souvenant que ce nomadisme n'est que provisoire. Aletheia. Ne pas oublier. Innocence et mémoire, l'hiver jaccottéen est les deux, et seule la reconnaissance (dans un sens presque platonicien du termE) de la déchirure permet la guérison. C'est grâce à la reconnaissance d'une cicatrice reçue pendant qu'il était encore enfant qu'Ulysse pouvait enfin mettre point à sa longue errance. Aletheia, se souvenir. Reconnaître les signes comme des signes. L'éclat de cette saison, à l'intérieur de l'ouvre de Jaccottet, tient aux échanges qu'elle entretient avec les autres saisons : avec l'automne qu'elle prolonge mais aussi avec le printemps qu'elle, d'une certaine façon, annonce. La double pirouette que l'hiver exécute, pareil à Janus bifrons regardant d'un oil ce qui vient de passer et de l'autre ce qui se prépare à venir, construit sa tension et sa particularité. On n'a que trop insisté sur le sentiment général de sécurité et de réconciliation intérieure que le grand cycle annuel, éprouvé dans le rythme circulaire des saisons, apporte au sujet humain. Mais ce penchant de Jaccottet pour l'écriture des saisons doit être nécessairement situé dans le contexte et rendu à la géographie intérieure du poète. Il s'agit souvent d'une géographie non pas de la sérénité, mais de l'angoisse, et les images tranquilles, heureuses, des « fleurs » et des « feuillages » qui « s'allègent et changent »34, dans le cas de l'automne ou du « mimosa » et des « premières éclaircies »35, dans le cas du printemps, ne peuvent que difficilement conjurer toute cette architecture du désastre mise en place par les écrits jaccottéens. Innocence et mémoire, nature et culture, ruine et stabilité architecturale : chaque terme du couple existe grâce à son pendant antinomique au point que, sans celui-ci, il risque de se nier soi-même. Toujours des signes protéiformes : même dans le paysage de printemps, où l'innocence des floraisons semble l'emporter sur le dégât, une violence surgit de la terre et l'être se dédouble et découvre l'Autre dans lui-même, cet autre qui est son propre corps détruit. Le signe, loin d'être une image univoque, fonctionne un peu comme un miroir déformant, allongeant certains traits, grossissant d'autres : À travers l'heureux brouillard des amandiers, il n'est plus tout à fait sûr que ce soit la lumière que je vois s'épanouir, mais un vieux visage angoissé qu'il m'arrive de surprendre sous le mien, dans le miroir, avec étonnement. Derrière les arbres, dans ce gris confus, profitant des failles qui se creusent dans un paysage imprécis et brouillé, c'est peu à peu plein d'ombres qui cherchent leur chemin... Plus qu'un simple paysage, la description de la nature en hiver revendique, elle aussi, le caractère de paradigme. Reconfiguration permanente, le paysage en hiver est ce que, justement, on venait de nier : une figure. Nous pourrions rappeler dans ce sens les multiples modulations nominales ou verbales jouant sur la notion de réflexion (« reflets de pigeons » ; « miroirs » ; « le ciel glacé » ; « à rêver un peu plus seulement » ; « on y pourrait voir » ; « on croit suivre »), dans un court fragment consacré à la célébration de la Drôme en hiver : le soc si net que l'on y pourrait voir voler des reflets de pigeons, et l'homme qui le pousse, c'est comme s'il voulait enfouir des miroirs dans la terre, y enfouir le ciel glacé ; et à rêver un peu plus seulement, on croit suivre une étrave d'eau dans une houle de vieux bois... Un paysage avec beaucoup d'images présentes, des images situées dans ce que le texte suppose mais qu'il ne pose pas. À un niveau plus abstrait, ce que le texte donne à voir (et à lirE), ce sont des « images », des reflets, un réel enfoui dans le corps des mots. Le travail du laboureur rappelle explicitement la condition de l'artiste, dans le sens que le poète veut « enfouir des miroirs dans la terre », retravailler métaphoriquement le réel. Le paysage vu à travers ses variations saisonnières, au-delà des changements de paradigme qu'il subit, acquiert sa force grâce à la tension qui fait et défait les cadres. Il se peut qu'une même déchirure traverse l'ouvre de Philippe Jaccottet, mais ce qui est essentiel, c'est d'examiner les réponses plus ou moins provisoires, plus ou moins fragiles, que chaque saison apporte à la question du deuil et de la blessure. Identité avec figures absentes ou (danS) le creux du paysage, le moi en creux Nombres de critiques ont défini la manière dont Jaccottet conçoit son acte scriptural comme une poétique de « l'effacement », évacuation de la figure auctoriale de sa propre écriture, point de fuite où se montrerait, justement, le vide. Mais ce travail de déconstruction de soi escorte subrepticement la construction en creux de la figure du poète, sorte de négatif photographique du sujet. À travers les variations du paysage, des choix se configurent, des constantes thématiques et des modalités d'énonciation qui suggèrent, réclament même, la présence de l'activité interprétative. Pour ne prendre qu'un seul cas, puisé dans la multitude d'autres cas semblables, le même paysage est regardé en Beauregard, une prose courte parue en 1981 chez Maeght, à partir de trois points de focalisation différents. Il y a tout d'abord le « je » auctorial, qui assume le voyage et le souvenir. Il y a déjà là une première distance : celle de la mémoire. Le voyage du souvenir écrit, c'est le voyage de récriture en général, qui comble l'intervalle entre passé et présent par le travail de l'imaginaire. Il y a ensuite la fiction d'un « il ». IL est possible que cet « il » soit une réfraction fantasmatique du moi immobile dans limage d'un voyageur passant, en rêve, le seuil des montagnes. Il y a, enfin, le jeu des pronoms faisant la part du lecteur, à travers l'usage de « vous » et de « on ». Les formes pronominales donnent naissance à des paysages différents, tissés sur le même canevas d'un topos concret. Si les figures sont absentes, dans la mesure où le moi ne se figure pas d'une manière directe, lldentité se construit toutefois à travers le détour par l'autre. L'écriture du paysage, c'est une même quête qui mène à des résultats divergents : d'un côté, la quête de l'Être derrière les voiles de l'apparent fait que des signes s'avancent vers le sujet - cela correspond à la face lumineuse de l'ouvre. De l'autre côté, c'est le sujet qui se fait signe, précisément dans son absence et son effacement : c'est là le côté ombrageux de récrit. La dynamique qui en résulte construit l'objet en même temps avec le sujet. On assiste à une double épiphanie : le sujet se rend au paysage lequel, en retour, rend le sujet à lui-même. Le moi écrit et s'écrit également. Il faudrait réapprendre à lire Jaccottet « en filigrane ». |
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Philippe Jaccottet (1925 - ?) |
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Portrait de Philippe Jaccottet | |||||||||
Biographie / OuvresL'oeuvre de Jaccottet puise son inspiration dans la contemplation du paysage de sa région. Son oeuvre se distingue notamment par le dépouillement et l'absence d'artifices. Son sujet préféré est l'étude de l'homme dans son milieu naturel. Son journal, publié dans « Les semaisons, carnets 1954-62 » (1984) et « La seconde semaison, carnets 1980-94 » (1996), montre son engagement permanent dans une co |
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