Stéphane Mallarmé |
Mallarmé fait remonter symboliquement à la mort de Victor Hugo (1885) l'origine d'une «crise de vers», caractérisée par l'éclosion de poétiques singulières. De cette crise, le vers libre symboliste est le symptôme le plus apparent : face au vers strict, qui est « l'instrument héréditaire », il est défini comme un instrument «individuel», qui permet à chacun, hors de « la cadence officielle », « de se moduler, à son gré ». On notera que, dans cette crise, la place de Mallarmé est celle d'un « témoin », qui se tient à l'écart, et dont la recherche propre reste distincte de celle des vers-libristes ; on opposera notamment la qualité expressive de la prosodie symboliste, accordée à l'âme personnelle, à la «disparition élocutoire» vers laquelle tend le dispositif textuel mallarméen. Ce passage de Crise de vers a d'abord été publié, avec quelques variantes, dans The National Observer du 26 mars 1892, sous le titre « Vers et Musique en France ». La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale. Qui accorde à cette fonction une place ou la première, reconnaît, là, le fait d'actualité : on assiste, comme finale d'un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier, à des bouleversements ; mais, hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure. Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer. Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration, qui reste verbale. La variation date de là : quoique en dessous et d'avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations. Témoin de cette aventure, où l'on me voulut un rôle plus efficace quoiqu'il ne convient à personne, j'y dirigeai, au moins, mon fervent intérêt ; et il se fait temps d'en parler, préférablement à distance ainsi que ce fut presque anonyme. Accordez que la poésie française, en raison de la primauté dans l'enchantement donnée à la rime, pendant l'évolution jusqu'à nous, s'atteste intermittente : elle brille un laps; l'épuisé et attend. Extinction, plutôt usure à montrer la trame, redites. Le besoin de poétiser, par opposition à des circonstances variées, fait, maintenant, après un des orgiaques excès périodiques de presque un siècle comparable à l'unique Renaissance, ou le tour s'imposant de l'ombre et du refroidissement, pas du tout ! que l'éclat diffère, continue : la retrempe, d'ordinaire cachée, s'exerce publiquement, par le recours à de délicieux à-peu-près. Je crois départager, sous un aspect triple, le traitement apporté au canon hiératique du vers ; en graduant. Cette prosodie, règles si brèves, intraitable d'autant : elle notifie tel acte de prudence, dont l'hémistiche, et statue du moindre effort pour simuler la versification, à la manière des codes selon quoi s'abstenir de voler est la condition par exemple de droiture. Juste ce qu'il n'importe d'apprendre ; comme ne pas l'avoir deviné par soi et d'abord, établit l'inutilité de s'y contraindre. Les fidèles à l'alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure ; l'oreille, affranchie d'un compteur factice, connaît une jouissance à discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres. Jugez le goût très moderne. Un cas, aucunement le moins curieux, intermédiaire ; -que le suivant. Le poëte d'un tact aigu qui considère cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir, épée, fleur, que peu et selon quelque motif prémédité, y touche comme pudiquement ou se joue à Pentour, il en octroie de voisins accords, avant de le donner superbe et nu : laissant son doigté défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu'à une treizième maintes fois. M. Henri de Régnier excelle à ces accompagnements, de son invention, je sais, discrète et fière comme le génie qu'il instaura et révélatrice du trouble transitoire chez les exécutants devant l'instrument héréditaire. Autre chose ou simplement le contraire, se décèle une mutinerie, exprès, en la vacance du vieux moule fatigué, quand Jules Laforgue, pour le début, nous initia au charme certain du vers faux. Jusqu'à présent, ou dans l'un et l'autre des modèles précités, rien, que réserve et abandon, à cause de la lassitude par abus de la cadence nationale ; dont l'emploi, ainsi que celui du drapeau, doit demeurer exceptionnel. Avec cette particularité toutefois amusante que des infractions volontaires ou de savantes dissonances en appellent à notre délicatesse, au lieu que se fut, il y a quinze ans à peine, le pédant, que nous demeurions, exaspéré, comme devant quelque sacrilège ignare ! Je dirai que la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit. Toute la nouveauté s'installe, relativement au vers libre, pas tel que le XVIIe siècle l'attribua à la fable ou l'opéra (ce n'était qu'un agencement, sans la strophe, de mètres divers notoireS) mais, nommons-le, comme il sied, « polymorphe» : et envisageons la dissolution maintenant du nombre officiel, en ce qu'on veut, à l'infini, pourvu qu'un plaisir s'y réitère. Tantôt une euphonie fragmentée selon l'assentiment du lecteur intuitif, avec une ingénue et précieuse justesse - naguère M. Moréas ; ou bien un geste, alangui, de songerie, sursautant, de passion, qui scande - M. Vielé-GrifFin ; préalablement M. Kahn avec une très savante notation de la valeur tonale des mots. Je ne donne de noms, il en est d'autres typiques, ceux de MM. Charles Morice, Verhaeren, Dujardin, Mockel et tous, que comme preuve à mes dires ; afin qu'on se reporte aux publications. Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l'histoire littéraire d'aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s'exalte, d'après un latent clavier, l'orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument, dès qu'il souffle, le frôle ou frappe avec science ; en user à part et le dédier aussi à la Langue. Une haute liberté d'acquise, la plus neuve : je ne vois, et ce reste mon intense opinion, effacement de rien qui ait été beau dans le passé, je demeure convaincu que dans les occasions amples on obéira toujours à la tradition solennelle, dont la prépondérance relève du génie classique : seulement, quand n'y aura pas lieu, à cause d'une sentimentale bouffée ou pour un récit, de déranger les échos vénérables, on regardera à le faire. Toute âme est une mélodie, qu'il s'agit de renouer; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun. Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s'exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré. |
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Stéphane Mallarmé (1842 - 1898) |
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Portrait de Stéphane Mallarmé | |||||||||
Biographie / chronologie1842 - Naissance à Paris le 18 mars. Orientation bibliographique / OuvresOuvres : Deux éditions principales, disponibles en librairie : Poésies, Edition de 1899, complétée et rééditée en 1913, puis à plusieurs reprises par les éditions de la Nouvelle Revue française (Gallimard) ; préface de Jean-Paul Sartre pour l'édition dans la collection « Poésie/Gallimard ». Ouvres complètes (un volume), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. Edition établie et présentée par |
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