Théodore de Banville |
J'eus cette vision. Les siècles sans repos Avaient passé dans l'ombre, ainsi que des troupeaux Que le berger pensif ramène à leurs étables A l'heure où, pour calmer nos maux inévitables, Descend sur nous l'obscur silence de la nuit. Dans le brillant palais du roi Zeus, reconstruit Au sommet d'un Olympe idéal et céleste, Je vis les dieux. Vainqueurs de cet exil funeste Que leur avait naguère imposé le Destin, Ils étaient réunis dans l'immortel festin Qui désormais n'aura plus de fin dans les âges, Et l'orgueil du triomphe était sur leurs visages. Tout ouvert sur le vaste azur mystérieux Et laissant voir au loin les mondes et les deux, Le palais, reconstruit dans sa forme première, Etait fait de splendeur intense et de lumière. Innombrables, penchant sur lui leurs fronts charmants, Fixant sur lui d'en haut leurs yeux de diamants, Les Constellations, les Etoiles-déesses, Les Astres-dieux, laissant voler leurs blondes tresses De flamme dans l'éther qui n'était plus désert, Unissaient leurs voix d'or en un tendre concert, Et, dansant et jouant dans les ondes sonores, Couraient d'un pas agile en portant des amphores. Dans le calme océan aérien, vibrant Comme une lyre dont le doux rapsode errant Eveille sous ses doigts les cordes amoureuses, Se baignaient en riant les âmes bienheureuses. Sur la table des dieux que paraient leurs couleurs, Brillait une forêt rouge de grandes fleurs Ouvrant avec orgueil pour les apothéoses Leurs calices d'amour, écarlates et roses. Sur les plats de rubis et d'or éblouissants, De beaux fruits merveilleux, sanglants et rougissants, Où rayonnait la pourpre avec sa frénésie, Montraient leur duvet clair et leur chair d'ambroisie. Le vin dormait, vermeil, dans les amphores d'or, D'où, par milliers, courant en leur agile essor, Des nymphes aux beaux bras, formant de riants groupes, Avec des cris charmants le versaient dans les coupes. Et les Heures au haut du ciel oriental, Tressant diligemment leurs notes de cristal, Montaient et descendaient la gamme ardente encore De l'escalier sonore où s'éveille l'Aurore. Rattachant à la chaîne auguste chaque anneau Vivant du souvenir, Théa, Mousa, Hymno Chantaient. Elles disaient les généalogies Des dieux, les saintes Lois domptant les Energies Premières, et comment Typhôeus tout en feu Fut vaincu par le Roi rayonnant du ciel bleu Qui le précipita dans le large Tartare. Elles disaient comment du noir Chaos barbare Put naître l'Harmonie éternelle, et comment Au firmament les clairs astres de diamant, Entraînés par la joie amoureuse et physique Du nombre, sont la Lyre immense, et la Musique Sans fin ! Les Immortels les écoutaient, ravis, En savourant le vin vermeil, et je les vis ! Je vis Zeus que le Mal en sa haine déteste, Zeus ayant sur le front la lumière céleste ! Je vis les Rois-Soleils, les gloires de l'azur : Hèraklès radieux, vainqueur du monstre impur, Le beau Dionysos, dont le regard essuie Les cieux et fait tomber la bienfaisante pluie . Qui s'élance, flot d'or, dans les pores ouverts De notre terre, et fait gonfler les bourgeons verts ; Hypérion, qui fait planer sur nos désastres Le mouvement toujours mélodieux des astres, Et celui que Dèlos révère, Apollon-Roi, Le clair témoin, l'archer qui lance au loin l'effroi, Et qui donne à la terre, où son regard flamboie, Les chansons et l'orgueil des blés d'or et la joie. Puis je vis Hermès, qui, sur le mont déjà noir, Vole avec art les gais troupeaux roses du soir ; Puis Hèphaistos, qui sait, ingénieux artiste, Sertir la chrysolithe en flamme et l'améthyste ; Puis Ares effrayant, pour la Justice armé, Qui sans repos s'élance au combat enflammé, Ares au cour d'airain qui combat pour la Règle, Et dont le casque noir a les ailes d'un aigle. Eux et mille autre dieux armés, beaux, rayonnants, Fils des titans, guerriers au haut des cieux tonnants, Je les vis, et près d'eux, sereines dans leurs belles Demeures, je vis les déesses immortelles ! Je vis Hère ; je vis, portant sur son manteau Les plaines, Dèmèter ; puis Korè, puis Lèto, Puis Athènè, dont l'oil bleu, brillant de courage, Ressemble à la clarté du ciel après l'orage ; La belle Dioné, Thétis, puis Artémis, La Reine au fuseau d'or, plus blanche que les lys Et que l'Ota couvert de neige et que les cygnes, Qui parcourt sur son char Claros féconde en vignes Et la fertile Imbros ; puis encor des milliers D'autres déesses, qui sur les bleus escaliers Triomphaient. Leurs beaux fronts parfois touchaient aux frises Du grand palais d'azur, et je les vis, assises Dans leur gloire sur leurs trônes d'or, ou debout, Reines de clarté, dans la clarté. Mais surtout Je la vis, celle dont la mer avec ses îles Riantes réfléchit les doux regards mobiles, Celle dont la prunelle est noire, et dont le corps Harmonieux, rhythmé comme les purs accords Des sphères, de clartés tremblantes s'illumine, L'auguste Aphrodite, reine de Salamine ! Grande et svelte, et naïve en son charme enfantin, Et portant sur son front la splendeur du matin, Ses lourds cheveux de feu, dont la Nuit s'épouvante, Etaient comme la mer de feux éblouissante. Son corps, nu, vigoureux, comme un grand lys éclos, S'élançait adorable et poli sous les flots De cette toison folle, et triomphant sans vaines Entraves, ses beaux seins aigus montraient leurs veines D'un pâle azur et leurs boutons de rose ardents. Ses cils courbés faisaient une ombre d'or. Ses dents Ressemblaient à la neige où le soleil se pose, Et ses lèvres de rose étaient comme une rose. Ces lèvres, je les vis tout à coup s'entr'ouvrir Comme une fleur au cour brûlant qui va fleurir ; Penchant son cou rosé, la reine de Cythère Délicieusement regarda vers la terre. Ses yeux humides, noirs, mystérieux, où luit Notre désir, étaient plus profonds que la nuit, Et, secouant ses lourds cheveux épars aux fines Lueurs d'or, elle dit ces paroles divines : « Homme ! ce n'était pas assez d'être pareils A toi ! nous les grands dieux qui tenons les soleils Dans nos mains, et, Rois faits de lumière et de flamme, D'avoir tes yeux, ton front, ton visage et ton âme ! Ce n'était pas assez d'être pareils à toi Par le rhythme ailé, par le chant qui t'a fait roi, Par l'orgueil de la pourpre en feu, par le délire Du glaive, par la joie immense de la Lyre, Par les fureurs d'Eros, jaloux de nos autels, Qui triompha d'unir à des hommes mortels Les déesses des cieux à leur sang infidèles, Et de même d'unir à des femmes mortelles Les dieux, de qui naissaient alors, vivant remord, Des enfants beaux et fiers, mais sujets à la mort. Non ! tu voulus aussi nous voir mourir nous-mêmes ! Car tu gémis sur tes destins, et tu blasphèmes Amèrement tes dieux, s'ils n'ont suivi tes pas Dans la nuit, et subi comme toi le trépas. Donc, chassés par ta haine, et pour que tu nous pleures Dans ton cour, nous avons fui nos belles demeures Pour l'exil ; nous avons, loin de nos clairs palais, Subi l'affreuse mort, puisque tu le voulais ! Et, nous ta vertu, nous ton délice et ta gloire, Emportés loin des cieux jaloux par l'aile noire De l'orage, fuyant dans la brume des soirs, Fantômes éperdus qu'en leurs longs désespoirs Suivaient sinistrement l'insulte et les huées, Nous flottions, errants, dans le frisson des nuées Et des fleuves, dans les forêts et sur les monts Sourcilleux ; les méchants nous appelaient démons, Et, frappés comme nous de ta haine si lourde, Le ciel était aveugle et la terre était sourde. Mais, sois béni ! voici qu'en des âges plus doux Les poètes nouveaux ont eu pitié de nous ! Tout est ressuscité dans l'aurore vermeille, Et la sainte Louange avec nous se réveille. Vois, le ciel est vivant, les astres sont vivants ; Une ode ivre de joie éclate aux quatre vents. Partout, dans le flot clair et sur l'âpre colline. Brille, nue en sa fleur, la beauté féminine ; Les fleuves, tout emplis de rires ingénus, Se soulèvent, charmés, sous les jeunes seins nus Qu'on voit fuir et glisser vers les grottes obscures ; Chevelures d'azur et vertes chevelures, Les ondes, les rameaux frémissent de plaisir. Tu ris à l'univers que tu vas ressaisir ! Oui, c'est pour toi que les étoiles resplendissent ; Devant tes yeux charmés des chours dansants bondissent ; Tu revois dans l'eau vive et dans l'air agité Mille reflets divers de ta divinité, Et tu n'es plus seul ! dans nos palais grandioses L'échelle des héros et des apothéoses Qui joint la terre au ciel pour tes yeux éclairci, Se relève, sublime escalier d'or. Ainsi Les dieux et l'Homme et la Nature au flanc sonore Sont comme une famille immense qui s'adore ; Et dans ce grand festin de la terre et des deux, Tandis que nous buvons le vin délicieux Et la force de vie intense qu'il recèle A la félicité de l'âme universelle, Enivrés comme toi de sons et de rayons Dans l'immuable azur, Homme, nous te voyons, Revêtu de nouveau de ta force première, Puissant Génie ailé, monter vers la lumière ! » C'est ainsi que parla vers l'avenir naissant La grande Aphrodite, caressante et laissant Courir sur son dos sa chevelure embaumée. Et les Sphères, suivant leur route accoutumée, Regardaient ses yeux noirs, carquois inépuisés, Avec des tremblements et des bruits de baisers. Goûtant les mets divins après de si longs jeûnes, Les grands dieux se penchaient vers moi, bienveillants, jeunes, Régénérés, heureux d'avoir, grâce à l'effort Des poètes, vaincu les horreurs de la mort, Et le joyeux titan Amour, levant sa coupe Que rougit le nectar, vers les Charités, groupe Adorable, naguère encor du ciel banni, Disait : « que l'Homme soit béni ! que l'Infini Peuplé d'Astres-amants pour lui n'ait plus de voiles ! » Et j'entendis le chant merveilleux des Etoiles. Septembre 1866 |
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Théodore de Banville (1823 - 1891) |
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Portrait de Théodore de Banville | |||||||||
Biographie / OuvresThéodore de Banville, poète français, né le 14 mars 1823 à Moulins, dans l'Allier, mort le 13 mars 1891, à Paris, à son domicile rue de l'Éperon. Il fut un poète français, et un des chefs de file de l'école parnassienne. Banville professait un amour exclusif de la beauté et s'opposait à la fois à la poésie réaliste et aux épanchements romantiques, face auxquels il affirmait sa foi en la pureté for |
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