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Tristan Corbière



L'américaine - Prose


Prose / Poémes d'Tristan Corbière





D'accord, gentlemen-sailors, en France, on n'a pas idée d'un yacht; les cotres anglais sont d'admirables chevaux de course. Et vos goélettes américaines, jolies comme tout sur la mer jolie! J'ai vu des vieux marins attendris leur prodiguer des noms d'oiseaux! Mais, s'il me fallait, avec ces amours-là sous les pieds, donner dans les brisants, finoler dans les arêtes, j'aurais peur pour la peinture!



Pour moi, la navigation de plaisance doit être, avant tout, excentrique; une chose défendue aux bourgeois de la mer : sortir quand ils sont forcés de rentrer, chasser dans l'ouragan qui les chasse et battre la lame qui les bat. Braver tranquillement est une des plus grandes voluptés sur terre comme sur mer, et je mets cela bien au-dessus de la satisfaction que vous trouvez à filer plus ou moins de nouds à l'heure sur vos yachts de plaisance. Sans compter qu'avec mon sabot de misère, par une brise fraîche à démâter, j'aurais sur vous une prodigieuse supériorité de marche et je tiendrais le pari de noyer des clippers encore plus marins que les vôtres. Mon sabot, c'est un lougre, un fin flibustier brutal à la mer brute, sourd au temps; et, même en calme, avec sa mine de tourmente, il semble toujours faire tête au grain. Ras d'eau, ras de mâture : trois mâts comme des pieux hardiment penchés sur l'arrière. Trois larges voiles triangulaires tannées, voilà pour courir son bord.

Le poste et la cale prennent la moitié de la coque, l'adtre moitié, c'est la chambre, doublée en chêne blanc, nue comme le pont, tin coup de pompe là-dedans et la toilette est faite. Un coup de mer fait aussi bien. Autour sont les soutes qui servent de divans, et ses grands charniers étanchés pour les provisions, les effets et les armes; au milieu, la table à roulis. Pour la nuit, on croche aux barrots de bons cadres de toile douillets et larges comme des lits de noces. Ici, voyez-vous, le vrai confort est la simplicité.



Et mon équipage!

Vous avez, gentlemen-sailors, de superbes marins, des lions de mer au beefsteak, propres comme ma petite sour, forts comme des demi-dieux, soit.

Moi, j'ai là, jetés sur mon pont, une vingtaine de chenapans bons à rien, bons à tout; triés soigneusement dans les pays où j'ai passé. Tous gens de sac mais de corde, race scorbutique, assez lâche, mais dure au mal et insouciante du danger par habitude.

Ils se soucient peu de moi et moi d'eux. Ils savent seulement que je les tirerais comme des pingouins, au besoin ou à ma fantaisie. Tout ce qu'ils pouvaient réclamer à la loi c'est le bagne et, galère pouf galère, ils préfèrent la mienne.

Quand j'en ai assez, je les change comme du linge sale, en les rendant, s'il me plaît, à leur patrie. C'est ce qu'ils craignent le plus.

J'ai un Maltais, contumace partout, et un Yankee dépendu. - En voilà deux qui manquent de pied à terre. - Deux nègres décrochés d'un garde-manger royal au Gabon. J'ai ensuite un cousin, forçat in partibus, dont j'ai un vieux coup de couteau; je lui ai fait, du reste, avec un rasoir, une croix sur la joue en souvenir; puis un petit voyou de Paris, un loustic, qui a une balle de moi dans la mâchoire. Ces deux-là je les garde précieusement en échantillon pour effrayer les autres; ce sont les plus gentils de tous. - Le reste est à l'avenant : douze baleiniers américains pour les deux baleinières; un bossu qui sert de mousse, de cock, de chien et de porte-bonheur; un tigre de six mois qui sert de chat.

Dans ce ramas, j'ai pourtant des créatures à moi : quatre Bretons à têtes de taureau, quatre frères, tous les quatre baptisés au berceau du nom de Fanch' et n'en voulant pas démordre. Ce sont des hommes en barre, et sur ceux-là, je peux dormir : mon second, le maître d'équipage, le chef de timonerie et le capitaine d'armes.

Pas d'uniforme; tous gardent leur couleur. Seulement, tous portent au poignet gauche, tatoué à perpétuité, mon chiffre : un T barré.

Quelquefois, pour passer le beau temps, dans un port, je jette à quai cette bordée d'écume rougie. - Tout le monde à terre pour une nuit! - Ah! c'est une nuit pour la gendarmerie!... Et on rallie à l'aurore, tous bleus, éreintés, saignants, bienheureux.



L'autre jour, pendant un coup d'équinoxe, et bordail-lant par le travers de Douvres, il me prit idée de laisser porter sur Saint-N... Arrivé en vue, la passe était presque impraticable, comme il arrive souvent là, et le navire pas mal désemparé. La jetée était couverte d'un monde avide d'émotions et cette entrée pitoyable fut, pour nous, comme un succès de théâtre.

J'allai le soir au Casino où je trouvai quelques connaissances et tout le higk-life flottant des yachts de la Manche. (Il y avait eu la veille un match important.) Je fus présenté comme le patron du Lougre qui avait intrigué tout le monde. J'exposai, au milieu d'un groupe enthousiaste, ma théorie de navigation de plaisance. Je fus le champion du jour. Le grand Chose, un corsaire d'Argen-teuil, me pilotait par le bras et je faisais assez mon Zampa de Casino.

Une jeune fille nous arrêta brusquement au passage, et, s'adressant à mon pilote :

« Ce gentleman, dit-elle, en me montrant du doigt, voudrait-il se faire présenter à mon père, pour moi? »

Je m'inclinai, et la présentation se fit au père, personnage muet du reste; on causa... C'était une Américaine, libre comme l'Amérique, jolie comme vos goélettes, gen-ltemen, et blonde, mais blonde!... Le père s'appelait... Au fait que vous importe leur nom?

« Monsieur, me dit-elle, je vous trouve excentrique, vraiment.



- Moi aussi.

- Je trouve que vous ressemblez, à votre bateau.

- Il est couvert d'avaries, miss...

- Splendid!... dites-moi, j'oserais vous solliciter de e visiter demain?

- C'est qu'il est bien triste à voir...

- Cela lui sied.

- Eh bien, barque et patron seront très-heureux de votre gracieuse visite, avec Monsieur votre père, à l'heure qu'il vous plaira demain...

- L'heure du lunch; mais mon père n'aime pas. Votre ami Chose plutôt? »



Cela fut fait le lendemain; l'Américaine se prit d'une grande passion pour le Lougre. « Quel nom a-t-il?

- Un nom de femme, miss.

- Joli?

- Joli.

- Jolie?

- Jolie.

- Je ne le vois pas écrit là?...

- On a passé une couche de peinture noire par-dessus. »

Elle voulut parler à tous les hommes de l'équipage, et je lui présentai le chat-tigre qui, tout en flirtant, lui enleva d'un coup de griffe un morceau de la main.

« Oh l'amour! dit-elle.

- Miss, vous voilà comme mes gens, tatouée au poignet : vous êtes des nôtres...

- Je le veux, en vérité, my captain! »

Et, dans un élan tout marin, elle me fit promettre de l'emmener un peu faire la course, un jour de nuit, par un joli petit temps de sinistres.

J'hésitai...

« Vous avez peur, monsieur?

- Mais votre père?

- Content toujours. »

On en parla au père, qui dit : AU right!

Les avaries réparées, je fis donc mettre le Lougre en grande rade, l'équipage consigné, en appareillage enfin. Mais un calme implacable. J'allais chaque soir coucher à bord. L'Américaine m'accompagnait à regret jusqu'à la baleinière, me reprochant durement de ne pas savoir commander un peu de tempête pour deux.

Toute la plage était au courant; on pariait : Us iront! Ils n'iront pas! Et toujours calme plat! Ma position devenait ridicule.

Enfin, le quatrième matin, belle apparence : une houle sourde, du ressac, des risées et des haubans au soleil. Le baromètre sautant à une hauteur stupide.

Je vins à terre :

« Miss, faites votre sac. »

Elle faillit me sauter au cou, et courut se mettre en blue jacket. Ce n'était pas un travesti de fantaisie, mais bien le paletot et le pantalon d'ordonnance achetés à un matelot en congé et appropriés à la hâte.

Dix heures. - Le baromètre baisse, l'enthousiasme monte. Le vent joue; on fait des paris au déjeuner : Ils iront! - n'iront pas!

Onze heures. - Le thé. Les paris se corsent, la brise aussi. Le sémaphore est à tempête. On chante :



Ami, la ma-tiné-e-est-belle...



midi. A bord !... Le vent n'attend pas. Le père, devant le Casino assemblé, remet solennellement sa fille à mon bon plaisir de gentleman et à ma délicatesse de matelot. Il a parié pour.

« Maintenant, mesdames et messieurs, si quelqu'un désire être des nôtres... Personne ne dit mot?... d

Et nos amis nous accompagnent de leurs paris et de leurs hurrah!

L'Américaine saute dans la baleinière et :

« Avant partout! »

La mer brisait déjà dans la passe; il fallait parer chaque lame, et du premier coup nous étions, malgré nos capotes cirées, traversés jusqu'aux os. Ce jeu dura bien deux heures avant d'atteindre le mouillage. Il était temps. Le Lougre fatiguait abominablement. La chaîne de la maîtresse ancre venait de se casser dans on coup de tangage en démontant le guindeau. Impossible de ravoir l'autre.

« Attrape à appareiller en double. - Pare trois ris dans la misaine, deux ris dans le taillevent. - Le tourmentin à demi-bâton. - Voilà la toilette.



- Démaille la chaîne et file par le bout. Les ancres au fond, c'est plus simple.

- Hisse, étarque et borde partout. »

La lourde brise prend dans la toile avec un bruit de canon, la coque se gîte dans la lame, et nous voilà saillant de l'avant, piquant à quatre quarts dans le lit du vent avec un sillage de huit à neuf nouds.

Le Casino a disparu dans une grainasse.

« Vous êtes toute mouillée, miss.

- Bah! est-ce que la mer mouille! »

Un de mes Bretons, Fanch', le plus fin timonier du bord, est à la barre; elle le regardait effrontément.

« Homme beau! » lui dit-elle en face.

L'autre ne sourcilla pas.

La brise fusillait maintenant; le navire charroyait trop de toile et donnait de la bande ferme; il fallait se cramponner aux haubans. L'avant mettait le nez dans la plume et se relevait à peine. Un paquet de mer nous couvrit de bout en bout.

« Vous êtes contente?

- Tout plein!»

Fanch', le maître d'équipage, vint à moi :

« Faut-il mollir, patron? Nous encombrons à la douce...

- Quoi c'est mollir, monsieur? -!■ Diminuer de voile, miss.

- Alors, je vous prie... Non... quoi c'est encombrer?

- Ceci. »

Et je lui montrai le beaupré qui venait de se casser au ras, et le tourmentin, emporté au diable, comme un cerf-volant...

« Oh I splendid sport ! » fit-elle.

Ni peur, ni étonnement. J'en étais même quelque peu vexé.

« Faut-il mollir, patron?

- La dame ne veut pas, tiens bon.

- Captain, j'ai faim.

- Bossu, sers le lunch dans la chambre. Vous miss, tenez-moi bien pour descendre. Vous allez toujours changer vos vêtements. »

11 faut vous dire que j'étais assez vain de mes petits préparatifs : dans la soute aux voiles, toute une petite boutique de lingerie dévalisée en ville et arrimée par le Bossu, ma meilleure camériste. Il m'avait même rapporté triomphalement deux corsets hygiéniques de neuf francs. J'avais préparé moi-même un grand peignoir, pris en Orient, et des bas à coins brodés, souvenir oublié chez moi autrefois... bien autrefois.

On avait improvisé au fond du carré un sanctuaire discret avec un hunier de rechange tendu de haut en bas.

Elle ne fut pas longue à sa toilette! Elle sortit de là gréée de ma vareuse de corvée et d'un pantalon à Fanch', le capitaine d'armes. Et jolie!...

Et ça allait toujours, là-haut; on entendait les grosses bottes talonner sur nos têtes. L'Américaine mangeait solidement. La nuit tombait vite. Je pris la carte pour pointer la route. Elle suivait des yeux en fumant une cigarette.

« À présent, captain, allons prendre le frais.

- Impossible pour vous, miss, on vient d'amarrer les hommes de quart sur le pont.

- Eh bien! il faut me faire aussi...

- Oui, dans votre hamac. Voyez le bel ours qui vous attend là.

- Oui, superbe peau. Mais je ne veux pas dormir chez m homme ; chez mon époux seulement, plus tard. Maintenant, je veux mettre ces grandes bottes qui sont là et monter avec sur le pont. Allons, aidez-moi. »

Il fallut bien. Étendue sur un caisson, elle tendait sa jambe. Heurtée, meurtrie par le roulis, elle m'avait empoigné le cou, et je travaillais de mon mieux. Le gros pantalon ne pouvait entrer dans les tiges; il fallut le couper au-dessus du genou avec mon couteau, qui ne coupait pas. Les damnées bottes montaient toujours;

elle se livrait avec une innocence de quartier-maître. Elle riait!... Je ne riais pas. Quel métier!

« Ne craignez pas, captain, je suis un matelot. »

Oui, j'étais bien amateloté! Elle m'étranglait, et j'étranglais, en conscience; le sang me montait à la gorge... Des scrupules!... Allons donc!... Seuls, au diable... roulés au hasard dans cette nuit perdue... Des scrupules!... et trois ris dans la misaine!... Sombrer pour sombrer...

« Je vous fais mal, monsieur?

- Un peu, miss. »

Ça ne fait rien, les bottes y sont!... De l'amour?... Allons donc! de l'amour à moi?... Elle est là-haut, mon amoureuse!... L'entendez-vous qui hurle après son amant, battant les flancs, secouant les mâts, écharpant la toile... On couchera peut-être ensemble ce soir... et la petite aussi, alors.

« Montons, miss. »

Elle ne pouvait tenir debout, vous pensez. Je la fis saisir par deux hommes et placer près de moi, amarrée.

« Tenez-moi bien! »

Et je lui passai mon bras comme une ceinture.

La tourmente était dans son plein. Nuit aveugle, une pluie cinglée, pas de ciel. Le pont noyé, la carène geignant lamentablement, et les cris de poulies, les craquements...

Sur l'avant, quelqu'un chante. C'est la voix du Bossu. Elle nous arrive sanglotée, par lambeaux...



Adieu, la belle, je m'en vas;

Adieu, la belle, je m'en vas...



Et les sifflements des rafales et le ronflement des manouvres, le claquement des voiles...



Puisque mon bâtiment s'en va...



Ouvre l'oil au bossoir!

- Ouvre l'cefl... »

On ne s'entendait pas; nous avions la respiration coupée.

Puisque mon bâtiment s'en va,

Je m'en vas faire un tour à Nantes,

Puisque la loi me le commande...

« Ouvre l'oil au bossoir!... »

Rien. Les hommes de bossoir, amarrés à leur poste, se sont endormis sous les coups de mer, accablés. On les fait revenir à coup de garcettes.

« Un quart de rhum au monde. »

L'Américaine, collée contre moi, ne bougeait pas.

« Moi aussi, murmura-t-elle, un quart de rhum?

- Oh!...

- En vérité! »

Elle but dans mon quart.

« Fanch', fais sonder aux pompes... ■

- Deux pieds d'eau, patron.

- Bon! »

A ce moment, nous vîmes, ou plutôt nous sentîmes passer une forme noire, monstrueuse. Tout le navire eut comme un frisson. L'Américaine fit :

« Ah!... »

Elle m'avait serré jusqu'au sang.

« Connu!... grogna le timonier.

- Vous dites « Connu! » vous, l'homme?

- Pardié!... le Voltigeur hollandais.

- Quoi c'est ça, captain?

- Le vaisseau fantôme, miss.

- Il n'y a pas de meilleur baromètre, ajouta Fanch'.

- C'est signe de quoi, l'homme?

- Un trou dans l'eau, mademoiselle.

- Aohl very charming! very veryl... Charmingl... »

Ah! Ca... est-ce qu'elle serait bête?

Nous étions mangés par a mer. Je tenais toujours l'Américaine, qui se laissait aller sur mon épaule endolorie; j'entendais, contre mon oreille, ses dents, comme des pierres de meule, broyant un biscuit de ration. Ses cheveux mouillés fouettaient ma joue en feu; j'en avais plein la bouche, et je les mordais; ils étaient tout salés de poudrin, et je buvais... Ce poison, l'odeur de femme, m'emplissait les narines. Plus rien... L'abîme, c'était ses yeux; la tempête, c'était son haleine. La lampe d'habitacle jetait par instant sur nous un éclair tremblotant, tout le reste me semblait de l'autre monde. Je sentis passer en moi comme un souffle de beauté, et je mis sur sa bouche un baiser léger, bien léger...

Elle dormait, parbleu.

« Quoi? fit-elle en sursaut.

- Rien : le taille-vent enlevé. »

C'avait été comme un coup de fouet sur nous, puis un frou-frou de soie là-haut.

« Le taille-vent enlevé!... Barre dessous toute!... »

Le timonier tomba sur nous comme une masse.

« Tu es soûl! »

Il était mort; l'écoute, en partant, l'avait cinglé. C'était fini de rire. Je sautai sur la barre avec le maître. Heureusement le navire tenait bien la cape sous sa misaine seule.

- Tiens bon toujours.

« Miss, il faut descendre dans la chambre.

- Non.

- Je suis le maître.

- Je suis libre.

- Je vais vous faire coucher par le Bossu.

- Oh!... »

Elle était indignée. « Hô, Bossu, ici.

- Vous êtes un lâche, monsieur! »

Et elle descendit sans vouloir se laisser aider.

Il était cinq heures du matin. Cette dernière saute de vent était l'agonie de la tourmente qui tomba à plat comme tuée. Le jour tardait, seulement la nuit devenait grise et plus épaisse. De la brume, il ne manquait plus que ça! Cela ne manqua pas; et du calme, ce calme atroce qui succède aux grandes crises. Le navire, ne sentant plus sa voilure ni sa barre, roulait bord sur bord à tout arracher, souffrant dans toutes ses coutures et faisant de l'eau comme un panier. Les voiles et les agrès flasques battaient lourdement sur les mâts secoués.

Nous étions jolis! Sur le pont, les deux baleinières aplaties et crevées, les bastingages rasés. Les hommes, rendus, couchés en vache comme des cadavres, heurtant partout au roulis; l'autre aussi, le mort, parmi les autres, la moitié de la tête enlevée, et promenant ses petites flaques d'eau rosée.

« Fanch', faisons-nous de l'eau toujours?

- Joliment, patron.

- Fais gréer les pompes. »

Et alors ce bruit monotone et sinistre...

« Attrape à laver le pont! Un quart d'eau-de-vie au inonde!»

Personne ne bougea.

« Attends un peu, dit Fanch', je vas te prendre la mesure d'une robe de chambre avec une trique. Hop, les amoureux! »

On commença la toilette. Dégager le pont, réparer le gréement et enverguer des voiles de rechange.

Je descendis rendre visite à ma passagère. Elle était couchée, tout habillée, dans un cadre, avec le tigre-chat qui me montra les dents. Elle avait pris un petit air de galérien tout à fait angclique.

« Monsieur, me dit-elle, où sommes-nous?

- Dans la brume.

- Pour retourner, j'espère?

- Nous attendons; pas de brise et pas de vue.

- Ah! »



Ce Ah était d'une insolence!... « Voulez-vous déjeuner, miss?

- Merci, je veux m'en aller.

- Soit : débarquez. Libre à vous. » J'étais énervé à la fin.

« Monsieur, assez, je vous prie; je vous dis, je veux être à terre.

- Et moi donc! »

Je remontai sur le pont, mécontent et quelque peu inquiet, ne pouvant reconnaître notre position, et le navire ne gouvernant pas. Je voyais seulement, au compas affolé, que nous étions drossés par un courant. La mer hachée et affreusement dure. Tout souffrait à bord.

L'Américaine ne donna pas signe de vie. Un novice était chargé de son service. Elle avait outrageusement renvoyé le pauvre Bossu, ma plus fine soubrette pourtant... J'évitai d'aller la voir; et je lui en voulais de n'avoir pas trouvé un bon mouvement dans tout cela. Intrépide et bête... et trop jolie pour elle, cette Yankee. C'était de la beauté perdue.

Vers midi, dans une éclaircie, nous aperçûmes la silhouette démesurée d'un cotre; il était presque sur nous et nous héla :

« Ship, ohé?

- Ilô?

- A pilot?

- Yes. Accoste.

- French?

- Oui. Et vous?

- (îueriisey. l'our où, vous?

- Saint-Pi...

- Combien?

- Dites.

- Quinze livres.

- Non.

- Good night!



- Dix livres.

- Ail right. »

Cinq minutes après, le pilote accosta dans son youyou et sauta à bord. « Good morning, captain. Navire de guerre?

- Aventurier.

- Connaissez-vous votre position?

- Non.

- Il était temps. Heureusement la brise se fait. Nous allons pouvoir orienter.

- Un grog, pilote?

- Hein, captain, je parie que, dans ce moment, je vous fais plus de plaisir qu'une belle fille? »

L'animal, il ne savait pas dire si vrai, avec sa bonne grosse figure en jambon d'York.

Enfin, 6ur le soir, la brise se leva, une brise carabinée.

Nous pûmes prendre connaissance des feux et faire route en forçant de toile. Le lendemain matin, nous attrapions Saint-N... et nos bouées d'ancres.

J'avais oublié l'Américaine. Elle me fit demander de la mettre de suite à terre avec le pilote. Je demandai la permission de l'accompagner; elle me fit répondre que j'étais le maître.

C'était l'heure du bain sur la plage. Nous avions été signalés. On nous entoura, on avait eu des inquiétudes, etc. Le père sembla ne pas avoir remarqué nos deux jours de retard. 11 me remercia solennellement, avec une nuance de bénédiction, et, me prenant la main, il cherchait celle de sa fille. Elle était montée chez elle.

Je me retirai aussi. Ce bonhomme avait déjà presque l'air de vouloir me traiter de Turc à More, de beau-père à gendre!

Voilà pourquoi, au soleil couchant, on put voir le Lougre à voiles noires appareiller silencieusement et se perdre dans l'ombre comme le Voltigeur Hollandais. Un véritable enlèvement! Je m'enlevais moi-même...

... Et dans l'effort de la lutte, - vous pensez si je me défendais! - je m'éveillai...

Car tout ceci n'était qu'un rêve, un abominable cauchemar.

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Tristan Corbière
(1845 - 1875)
 
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1845.

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