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ANGELO - GENÈSE D'ANGELO


Poésie / Poémes d'Victor Hugo





Sabina Muchental



Nous savons très peu de choses sur l'origine d'Angelo. Hugo est toujours aussi secret sur la genèse de ses drames. Le fameux folio 33 de Feuilles paginées recèle cette ligne (5e projet dans la liste de 1830);

- Sabina Muchental - le même homme aimé par deux filles, une courtisane et une dévote. >

Cette Sabina Muchental, nous le savons, Hugo en trouve le nom dans l'une des sources â'Hernani, nom qu'il jette négligemment dans les marges du manuscrit de cette pièce1 ; or, ce nom, apparemment allemand, perdu sans indication de titre nobiliaire, au milieu des noms de Grandesses espagnoles peut suggérer l'idée d'une Autrichienne importée en Espagne, d'une femme mariée hors de son pays, d'une de ces figures de l'exil et de la tristesse que sont Catarina, la reine de Ruy Blas, ou même Ginevra des Burgraves: ■ Femme, c'est-à-dire exil -, dira plus tard Hugo dans À celle qui est voilée1. Il est donc possible qu'un personnage voisin de celui de Catarina se cache derrière la mystérieuse Sabina. Supposition qui semble confirmée par la formulation même du projet et cette opposition entre deux femmes, cette « bataille de dames ■ dont Hugo vient de tenter une première approche en mettant en scène la . lionne ■ et la » gazelle ■ dans Marie Tudor. L'expression une dévote paraît aussi renvoyer non seulement au personnage de Catarina avec cet oratoire qui est, jeu de mots, son ■ sanctuaire propre ■ et comme l'image de son intériorité - mais aussi à l'action d'Angelo ex à cet . objet signifiant ■ qu'est le crucifix, posé là, dit Hugo dans sa Préface, . comme un lien, comme un symbole, comme un intercesseur, comme un conseiller -.



Nous pouvons donc tenir pour infiniment probable que, dès 1830 Hugo avait l'idée d'opposer deux femmes dans l'amour du même homme1, de construire donc un triangle inverse du triangle habituel. À ce schéma triangulaire FHF, s'ajoute subrepticement le carré habituel à Hugo, celui d'Hernani, de Ruy Bios, de Marion de Lorme, Très para una 2, carré double dans Angelo, puisque les trois hommes sont tous les trois « polarisés » (diversement il est vraI) à la fois par les deux femmes; autour de Catarina trois hommes: son mari, son amant, son soupirant dédaigné ; autour de Tisbé, les mêmes hommes, son soupirant, son amant et un mystérieux ami-ennemi.

Relevons d'ailleurs que l'opposition de deux femmes, une pure et une courtisane, se trouve déjà dans le canevas Mariposa II3 où le personnage masculin qui épouse » Elle ■ par un faux-vrai mariage paraît être séduit par la courtisane Mariposa. L'intérêt que porte Hugo au personnage de la courtisane, de la femme en marge de la société paraît donc remonter très haut dans le temps, jusque vers 1829 au moins 4. La première Mariposa est bien une fille * en marge -, comme le souligne le poète, indiquant déjà l'opposition qui fait le fond de l'intrigue d'Angelo.

L'amour pour Juliette ne peut donc pas être tenu pour l'origine d'Angelo. L'expérience biographique, la liaison avec la courtisane ou l'opposition de deux interprètes féminines ne sont jamais que la matérialisation ou peut-être la conséquence d'un réseau préexistant. L'opposition-clé femme honnête / courtisane-amour enchaîné / amour libre est un schéma typique du XIX siècle bourgeois; elle figure dès 1830 dans l'un des projets hugoliens. Il ne serait pas vain de se demander si, au contraire, cette opposition déjà présente n'a pas orienté la destinée de Hugo tout autant que son oeuvre.



Juliette écrit.



Cependant le réfèrent biographique paraît jouer un rôle immédiat. Non seulement Juliette existe, mais elle écrit, elle écrit même fois deux fois par jour. Dans une certaine mesure, Angelo est la réécriture de ce texte littéraire, les lettres de Juliette. La pièce est comme l'illustration de formules éparses dans cette correspondance (p. exemple, 4 août 1834 : . Je voudrais mourir pour toi.



Les lettres de Juliette des années 1834 et 1835 sont le commentaire permanent du langage de la Tisbé - le personnage de la pièce reprenant les propos écrits ou parlés de la personne vivante (ou l'inverse parfoiS). Écoutons Juliette : ■ Je ne veux pas me tuer comme tout le monde, je veux me séparer de toi et une séparation c'est la mort, oui, la mort sans aucun doute '. . Et Tisbé: . Oh oui! moi sûre que Rodolphe ne m'aime plus... qu'est-ce que j'aurais à faire de la vie? Cela me serait bien égal, je mourrais2. » -Juliette: « Mon Victor, n'oublie pas que je t'aime ; un seul de tes regards pour une autre femme que moi me ferait mourir3. » Tisbé : . Mon Rodolfo, je ne puis te voir parler à d'autres femmes, leur parler seulement, cela me fait mal4. ■ Juliette : . Je ne vous aime pas pour rien, moi. Si vous me trahissiez le moins du monde, je vous tuerais ■ Tisbé: ■ Je me vengerais de cette femme. Non, je me tuerais... Ô Rodolfo ! Catarina !... Qui ferais-je mourir? Eux ou moi, je ne sais6. ■ -Juliette : ■ Tu es le seul homme que j'aie jamais aimé". . Tisbé : « Tu es le seul homme que j'aie jamais aimé8. ■ -Juliette : ■ Tu es mon appui, tu es ma terre ferme, tu es mon espoir, ma joie, mon bonheur mon tout.9 » - Tisbé : . Tu es ma lumière. Ton amour, c'est un soleil qui s'est levé sur moi1". » Le cri de la Tisbé : ■ Oh ! c'est que je suis jalouse de toi, moi, vois-tu ! . retentit multiplié toute la vie dans les lettres de Juliette. Le reproche - J'ai bien souffert - appartient à la femme comme au personnage.



La jalousie douloureuse qui saisit la maîtresse devant un amour plus ancien et plus ■ légitime ■ que le sien, cette jalousie à la fois humble et torturante s'exprime dans une lettre de 1834 non datée : ■ Oh. je suis bien coupable, mais je suis bien à plaindre, car je suis jalouse et de qui, de la plus belle, de la plus douce, de la plus admirable femme de la terre et cette femme, c'est la tienne1. ■

À Juliette aussi, l'image de la prostituée rachetée, cette image que Hugo ajoute à la figure primitive de la belle comédienne : . À seize ans, je me suis trouvée sans pain... mais j'ai bien souffert, va... Eh bien, est-ce que tu n'es pas faite pour souffrir, fille de joie2? . À quoi fait écho la lettre du 9 novembre 1836 : * Sois béni, mon noble Victor, tu as bien fait de me pardonner ma honte, tu as bien fait de me tendre la main pour me relever du ruisseau, tu as bien fait de laver mes souillures avec les larmes de mon amour.-1 . Et la bénédiction finale de Tïsbé sur le couple heureux qui s'enfuit reprend peut-être les multiples bénédictions au-delà de toute jalousie tombant des lèvres de Juliette à l'intention de la femme et des enfants du poète : « Merci, ange, sois béni dans tout ce que tu aimes sur la terre4. .

Donc Tisbé, sa brusquerie (■ la grosse voix » dont parle parfois Juliette à propos d'elle-mêmE), sa spontanéité, son amour humble, son étonnant masochisme qui accepte puis recherche la mort des mains de ce qu'elle aime, sa candide coquetterie, sa gaieté coupée de brusques accès d'angoisse, sa fondamentale bonté - la Tisbé, donc, est faite, jusqu'à l'excès, sur le modèle de Juliette. Le partage de la vie de Rodolfo entre deux amours est le miroir d'une expérience qui, pour l'heure, pèse sur la vie du poète.



Cette femme aimée platoniquement d'un ancien amour est peut-être jusqu'en sa faiblesse et sa froideur proche de la très réelle Adèle, à présent la proie d'un autre - comme il le devine assurément même si l'on ne peut dire qu'il le sait5. Et n'y a-t-il pas dans l'histoire d'Angelo quelque chose d'une compensation rêvée : le retour dans ses bras de la femme de sa jeunesse, l'effacement vertueux (libérateur peut-êtrE) de la maîtresse charmante ' ? Certes, l'inverse est vrai aussi et la puissance de la consolation amoureuse apportée par Juliette. En définitive, dans Angelo, la victoire, vrai triomphe à la Pyrrhus, reste à la Tisbé, comme dans la réalité, la victoire reste entre les mains de Juliette. Cette parenté intime donne au personnage de Tisbé si « mélodramatique -, si chargé de poncifs, son effet de réel : la courtisane au grand cour n'est pas un mythe, puisque voilà Juliette vivante ; et l'idée d'un sacrifice héroïque, d'un abandon de tout même de la vie aux pieds de l'amour, n'est pas si invraisemblable puisque la plus belle femme de Paris, la reine des plaisirs, s'enferme dans une chambre mesquine et vit cloîtrée, lavant son linge, avec sa servante.

L'exaltation romantique de Juliette nourrit ici la création littéraire ; Hugo ne doute pas de la Tisbé : Juliette sûrement donnerait sa vie pour lui. En ce sens Angelo est la seule pièce où le réfèrent ■ autobiographique ■ est immédiat. Est-ce un élément de faiblesse?



Shakespeare et Musset.



Un certain climat shakespearien plane sur toute la pièce et, s'il est difficile de trouver dans le théâtre de Shakespeare, une pièce qui aurait été le modèle à'Angelo (jamais Hugo n'imite ShakespearE), les référence à l'ouvre anglaise sont nombreuses: la fausse mort de Catarina, n'est-ce pas la fausse mort de Juliette, dans Roméo et Juliette 2 ? L'erreur finale, le quiproquo mortel d'Angelo n'est pas si loin du quiproquo final de la même pièce : Rodolfo tue la Tisbé, comme il aurait pu se tuer, parce qu'il croit Catarina morte. Ce meurtre-erreur provient peut-être d'un relais shakespearien plus proche de Hugo, la Zaïre de Voltaire, où le quiproquo fatal est aussi meurtrier. Il ne faut jamais oublier la référence permanente de Hugo à Voltaire. Le meurtre inélégant d'une femme était autorisé par la tradition classique : Horace en était un exemple : Gennaro aussi tue une femme pour venger un meurtre et, circonstance aggravante, il tue sa propre mère.

Une autre référence shakespearienne, c'est Othello-. Othello, drame de la jalousie, du quiproquo, drame où la femme est victime, drame vénitien. Le poids de Venise, la contrainte qui y règne, ce mélange original de splendeur et de douleur, la distance aussi prise par rapport à Venise, cette ville qui n'est pas un cadre pour l'action, mais un pathétique lieu de référence - autant de traits qui rapprochent de l'ouvre shakespearienne cet Angelo ', dont le titre est si voisin, quoique le sujet en soit tout compte fait bien différent. Les cris de haine et de vengeance du podestat sont loin dans leur effrayante sécheresse glacée du bouillonnement d'Othello, mais les plaintes de la victime, plus bavardes chez Hugo, ne sont pas sans parenté. Le personnage de Catarina, dans la pureté de son amour et l'innocence de sa vie, ressemble d'une façon probablement voulue a cette Desdémone qu'incarnèrent merveilleusement Mlle Mars2 et la Mali-bran. Le nom même d'Angelo n'est-il pas emprunté à Mesure pour Mesure, cette pièce de Shakespeare dont le héros, qui porte ce nom par antiphrase ajoute à la cruauté cauteleuse du tyran l'hypocrisie sensuelle d'un Tartuffe ; . tyran de brouillard », dira plus tard Hugo dans W. Shakespeare*.

Hugo a tenté d'appliquer les recettes shakespeariennes de fusion du drame individuel et du drame historique 1. Roméo et Othello sont justement les pièces où l'aspect politique est traité non comme l'élément décisif qui fait basculer les destinées mais comme un ingrédient, -un cadre, non un moteur: les passions jouent ici. dans le même contexte italien de brutalité politique, le rôle central.

Puissance et passion dans un cadre italien, une atmosphère sociale étouffante: c'est AndrédelSarto, que Musset vient de publier dans la Revue des Deux Mondes (1834). Dans ce petit drame, Hugo pouvait puiser l'idée de l'amour et de la bonté dominant la jalousie : le suicide de la Tisbé qui a préparé des chevaux et prévu qu'il ne fallait guère de temps pour gagner les États du pape et la liberté, ressemble au suicide d'André del Sarto, libérant sa femme et faisant dire par son domestique aux amants fugitifs : ■ Pourquoi fuyez-vous si vite. La veuve d'André del Sarto peut épouser Cordiani. ■ Les motifs obscurs de Tisbé, son désir à la fois d'assurer par sa mort et de marquer puissamment (pour ne pas dire d'empoisonneR) le bonheur de l'homme qu'elle aime, ressemblent étrangement à cette impure folie de sacrifice qui saisit tout à coup chez Musset l'homme condamné.

Enfin Hugo reprend sans le moindre scrupule, le matériel théâtral contemporain. Angelo paraît devoir beaucoup à un drame, de Dumas, représenté le 6 février 1832, à l'Opéra Comique, salle Ven-tadour, et intitulé Teresa: même opposition de deux femmes, la passionnée et la pure, aimant le même homme ; même reviviscence d'un ancien amour angélique, même drame de l'adultère, même structure à quatre personnages principaux, même présence d'une ombre à poignard ; Hugo semble avoir voulu retourner les relations amoureuses de tous ces personnages et simplifier leurs rapports familiaux par trop compliqués.



Mais l'ouvre de Dumas est bourgeoise et contemporaine, la similitude des situations est masquée par la différence de l'écriture. Plus caractéristique est le rapport entre Angelo et la Vénitienne d'Anicet Bourgeois (et DumaS): ce drame encore plus médiocre ' et que rien ne paraît devoir sauver, mais qui fut joué avec succès jusque sous l'Empire, apporte à Hugo une couleur locale particulière : Venise, l'Exécuteur du Conseil des Dix (le BravO), avec sa passion et son masque, le banni politique qui méprise la sentence d'exil pour revoir un ancien amour enlevé sans laisser d'adresse, les deux personnages féminins opposés, la Courtisane et la Femme pure, ici mère et fille, le dénouement surtout montrant la courtisane suppliant son amant de lui donner la mort et obtenant la grâce d'un coup de poignard, la fuite heureuse des jeunes amoureux, autant d'emprunts manifestes ; emprunts aussi le bal masqué chez Théodora la courtisane (■ il n'est bruit dans Venise que des fêtes brillantes de Théodora ■ (p. 141), et la cour inefficace que le grand seigneur fait à la belle prostituée. Salfieri arrive clandestinement chez Violetta gardée étroitement, comme Rodolfo dans la chambre de Catarina. Certains détails de mise en scène paraissent même provenir de la Vénitienne: . la chaîne d'or ■ que le héros porte au cou, et le - crucifix . dont Violetta regrette l'absence. Ces ressemblances vont loin : le personnage de Théodora a pour son passé de courtisane le même regret brûlant que la Tisbé. Mais Hugo ne fait que reprendre son bien ou plutôt ce qui est le bien commun du drame et du mélodrame romantique : les emprunts de la Vénitienne à la Tour de Nesle et surtout à Lucrèce Borgia ne se comptent pas. Phénomène d'- intertextualité ■ qui passe, nous l'avons vu, de la Tour de Nesle à Lucrèce, de Lucrèce à la Vénitienne et de la Vénitienne à Angelo. En fait, Hugo brise les liens de famille trop apparents; et surtout la distance qu'il prend par rapport à Venise met l'accent sur l'aspect historico-politique de l'ouvre et sur sa condamnation du despotisme et de l'oppression nationale.

Sur ce point particulier, l'ouvre de référence est peut-être le Loren-zaccio de Musset et sa peinture de l'esclavage d'un peuple. Mais il suffisait à Hugo de jeter un coup d'oil sur l'histoire contemporaine et de méditer sur le drame de l'Italie après la répression des mouvements insurrectionnels de 1831.



L'ltalie



La mode italienne et plus précisément la mode vénitienne, si riche après 1830 a deux sources, l'une pittoresque, l'autre politique. Le pittoresque, c'est ce ■ voyage à Venise ■ auquel après Chateaubriand et surtout Byron les écrivains romantiques sacrifient volontiers. Les Lettres d'Italie de George Sand viennent d'être publiées dans la Revue des Deux Mondes (1834.) et si elles sont davantage un . voyage intérieur ■ qu'une description haute en couleurs, elles ramènent l'imagination des contemporains vers cette ■ Venise la Rouge ■ que chantait déjà Musset2. Comme le More de Venise, le Marino Faliero de Casimir Delavigne3 utilisait, l'univers imaginaire de la Reine de l'Adriatique. Chacun avait lu les Voyages en Italie de Valéry* et les gens connaissaient sinon la topograpie, du moins la toponymie de Venise.



La mode vénitienne de ces années 30 revêt un caractère non seulement littéraire, mais même populaire : le carnaval de 1835, ■ le plus beau carnaval du monde -, dit A. Houssaye1, voit le bal de l'Opéra Comique prendre l'aspect d'une fête vénitienne. Le carnaval de 1833, contrepoint de la nuit d'amour du poète et de Juliette, reste vénitien dans les Misérables, où il accompagne le mariage de Cosette : ■ Paris s'était déguisé en Venise . (V, VI, 1, O.C., XI, 940).

Hugo, une fois de plus, donne ses sources historiques ; au reste, il ne prend à Amelot Histoire du Gouvernement de Venise 2, à Daru3 aux Statuts de l'Inquisition d'État ' que le strict nécessaire ; et le sens de cet emprunt, Hugo ne nous le cache pas : ■ Tous les tyrans aboutissent à se ressembler. Un despote vaut une oligarchie. Tibère vaut Venise 5. .

De là le thème de la tyrannie dans Angelo, ce thème qui loin de ne se manifester que dans l'ordre privé, est présenté aussi comme l'oppression d'un peuple par un autre peuple. Angelo (I, 1) se définit lui-même comme ■ l'outil par lequel un peuple torture un autre peuple ■. Or, à l'heure présente, toute l'Italie du Nord et Venise particulièrement, vit sous cette domination autrichienne dont Stendhal mettra en lumière peu d'années après, dans la Chartreuse de Parme, le despotisme tatillon, inquisitorial et policier. L'opposition despotisme autrichien/liberté française se retrouve dans la posface à Angelo et l'allusion aux soldats français porteurs de liberté n'est pas absente: « Ce code monstrueux (les statuts de l'Inquisition d'ÉtaT)... a expiré sous les huées de nos caporaux en 1797. . Le libéralisme de Hugo, dans le dernier poème des Feuilles d'automne, ajoutait ■ à sa lyre une corde d'airain ■. Angelo s'efforce assez discrètement de faire vibrer cette corde d'airain. Il ne la fait peut-être pas vibrer suffisamment. Certes chez Hugo la liaison de l'individuel et du collectif est de règle, mais le lecteur ne peut s'empêcher de regretter la disparition trop rapide du tyran et le rôle secondaire que joue dans l'action l'aspect politique si nettement indiqué au départ.



Mars et Dorval.



Peut-être serait-il intéressant de jeter un coup d'oil sur la situation du théâtre au début de 1835. Les chiffres sont donnés par le Courrier des théâtresàu 21 janvier 1835. Selon cet écho, la Comédie Française a créé 10 pièces et fait 7 reprises ; à la Porte Saint-Martin, 11 pièces, 1 reprise; au Gymnase, 15 pièces, plus quelques reprises. Au tableau de l'ensemble des théâtres parisiens, 188 pièces dont 5 comédies, 12 opéras, 7 pantomimes, 6 mélodrames et 128 vaudevilles. Apparemment, pas de drame ni rien qui soit classé dans cette rubrique pour l'année 1834. On voit que les pièces ■ sérieuses ■ sont tout à fait en minorité. Et quel extraordinaire gaspillage, quelle valse de spectacles en une année! D'où l'extrême médiocrité de la production. Charles Maurice souligne avec acrimonie: - De tout cela, pas un succès remarquable, quelques-uns brillants, rien qui restera. Monseigneur le Siècle, vous baissez. » C'est, hélas, un verdict difficile à contester: en 1834, pas une création brillante, Dumas, Hugo, Vigny se taisent. En revanche, les fabricants de vaudeville ne chôment guère: Ancelot a créé 12 pièces pour cette seule année 1834 et Scribe, plus modeste, 8 seulement.



Nous savons peu de chose des tractations de Hugo au sujet d'Angelo. Quelques jours à peine s'écoulent entre l'achèvement de la pièce (19 févrieR) et le traité avec Jouslin (24 févr.). C'est donc que les discussions avec la Comédie étaient bien avancées, avant même que le drame ne soit écrit. Cette mauvaise langue de Charles Maurice annonce dès le 5 janvier : - Victor Hugo prémédite une pièce de théâtre pour la Comédie Française. On le dit même fort avancé dans l'application de l'article du code y relatif. » Cette formulation contournée paraît être un coup de patte à l'adresse de Victor Hugo, trop soucieux de ses intérêts financiers. Le 12 janvier, le même journal donne des précisions où la vérité et l'erreur se mélangent inextricablement : . Ce n'est pas une, c'est deux pièces que Monsieur Victor Hugo destine à la Comédie Française. Mais, pour l'instant, une seule occupe ses soins et marche vers son dénouement. Le titre en seraquelque temps un mystère... Ce que l'on peut dire tout de suite, c'est que l'ouvrage offrira des particularités de rôles d'espèce bien différente, puisque l'un sera présenté à Mademoiselle Mars, et l'autre donné à Madame Dorval.



Le bruit le plus généralement répandu est que la pièce dont nous avons parlé tout à l'heure s'appellera Madame de Maintenon '. »

Mars et Dorval! Selon le Victor Hugo raconté, ■ M. Jouslin de la Salle étant revenu en février 1835, M. Victor Hugo lui répondit qu'il achevait dans ce moment un drame qui exigeait deux actrices de premier ordre 2 ». Nul doute que le choc possible des deux comédiennes n'ait joué un rôle dans la genèse à!Angelo. La présence de Marie Dorval à la Comédie est décisive. Poussée par Vigny, elle va quitter les théâtres médiocres et populaires du boulevard pour parvenir à la hauteur des grands rôles et des grands textes ; elle a commencé sa conversion en jouant sur la scène de l'Opéra la jolie bluette distinguée de son amant dramaturge: Quitte pour la peur (ms. 1833). Après quoi, Vigny obtient de Jouslin le renouvellement de l'engagement de Marie à la Comédie Française. On voit que sa mémoire trahit le Témoin quand il ajoute : ■ Le Théâtre Français avait Mlle Mars, pouvait engager Mme Dorval, qui était libre, mais il s'agissait de savoir si Mlle Mars consentirait à jouer avec Mme Dorval. ».

Or, Dorval était déjà à la Comédie Française ; le Témoin qui suggère ici que l'engagement de Dorval a été le fait de Hugo (p. 542)3 oublie qu'à la date même où celui-ci écrivait Angelo, Dorval remportait le plus grand triomphe de sa carrière à la Comédie-Française en jouant Chatterton, le 12 février 1835.

Hugo pouvait raisonnablement espérer que Mlle Mars, malgré son caractère et sa susceptibilité, accepterait le grand rôle de cette pièce. Quant à Dorval, n'oublions pas qu'il lui avait promis au printemps précédent, un rôle dans son prochain drame 4. Hugo, avant même d'écrire Angelo, pouvait rêver à cette confrontation de deux comédiennes de tempérament exceptionnel, prêtes par leur caractère et par leur rivalité à donner à l'affrontement des deux héroïnes, toute sa saveur de franchise et de naturel. Mlle Mars et Dorval se haïraient avec une grande spontanéité. Certes, Hugo n'a jamais écrit ■ pour des acteurs » ; son schéma intérieur est bien trop puissant et déterminé.



Mais il ne se pouvait pas que son imagination ne soit orientée par la possibilité de cette excitante conjonction. Le récit du Témoin semble considérer que Mlle Mars a pris le rôle de la Tisbé par jalousie d'actrice, parce qu'il aurait trop bien convenu à Dorval. Et Hugo lui aurait laissé prendre, apparemment pour ne pas l'indisposer: ■ Voyons, quel est mon rôle? - Celui que vous choisirez -, répond galamment Hugo à Mlle Mars. Que déduire de ce récit? Si nous le tenons pour vrai - et il est hautement vraisemblable1 -, il nous est loisible de supposer que Hugo a prévu le choix de Mlle Mars, et que, paradoxalement, il s'en est félicité : quand le Témoin affirme que . la Tisbé, fille des rues, violente, déréglée, semblait faite pour le talent bohème et libre de Mme Dorval -, c'est qu'il ne voit pas la nature réelle de Dorval, elle a toujours été la . victime . des mélodrames de boulevard et son triomphe dans Chatterton est encore celui de la créature pure et sensible, brisée par la vie et par un mari brutal. Or, sur ce point, Kitty Bell ressemble à Catarina; cet aspect du personnage qui mieux que Dorval était capable de le traduire? La dignité naturelle, l'élégance de Mlle Mars disciplineraient la fureur populaire de la Tisbé : quelle meilleure distribution ? Quant au public il ne pouvait que réagir par la curiosité au spectacle de deux actrices géniales, jouant en apparence - en apparence seulement - à contre-tempérament.



LE DRAME DÉNATURÉ



Si dès avril 1834 Hugo avait le titre de son drame, il est difficile d'en savoir davantage sur sa genèse immédiate: le silence de Hugo est toujours total sur les étapes de sa création. Le 2 février 1835, Hugo se met à sa table de travail. Le mois précèdent, il a écrit à l'intention de Juliette, pour ses étrennes, deux poèmes d'amour où la passion le dispute à l'angoisse.

Le premier jour est apparemment consacré à la mise en place de l'ouvre car la rédaction proprement dite ne comporte que peu de pages. La tranche de rédaction du 3 va jusqu'à la fin de la grande confession du podestat (. rué roide par mon ouvre comme l'alchimiste par son poison .) (f° 19 - E biS). Le jour suivant, autre tranche importante (jusqu'à la fin de la scène 4: ■ qui je suis? un idiot ■). En revanche le 5 février, Hugo n'écrit que les courtes scènes 5 et 6 (■ Il sort. Entre Angelo »)- Le lendemain, Hugo rédige la fin de la première journée, met à la dernière page la date du 6 février et continue jusqu'à la fin de la première scène de la deuxième journée: le tiret d'interruption dans la rédaction intervient juste avant l'indication scénique finale. Le 7 février Hugo n'écrit que la scène suivante (II, 2), le 8 il rédige jusqu'au milieu de la scène 4 (■ Catarina - Oh ! ne pensons qu'à nous ■) '. À partir de ce moment Hugo rédige régulièrement environ six à huit feuillets par jour2, les tirets permettant de retrouver avec précision la tranche journalière de travail, en correspondance exacte avec les dates mises à la fin des actes '. Il termine sa rédaction le 19 février à 10 heures du matin. Rédaction remarquablement régulière et rapide, ne comportant ni hésitation grave, ni variantes bien considérables à l'exception de quelques corrections d'ajustage 1 qui conduisent Hugo, - chose assez rare pour être signalée - à resserrer sa formulation. L'effort de Hugo va dans le liens d'une concentration « classique . de son drame: si les trois journées ne pourraient, c'est l'évidence même, s'insérer dans le cadre des 24 heures de la tragédie, elles n'atteignent pas les 78 heures et méritent qu'à peine le nom de ■ journées ■ : l'action commence dans la nuit du premier jour, se continue le second soir et se termine à la fin de la troisième nuit, quand le jour commence à poindre: trois nuits plutôt que trois journées. Peu de personnages et une intrigue plus compliquée en apparence qu'en fait : voilà un drame singulièrement proche des recettes classiques.



Mais cela ne sera pas encore suffisant : et le principal travail sur le texte, Hugo est contraint de le faire pendant les répétitions. La copie du souffleur, détenue par la Bibliothèque de la Comédie Française nous permet de voir dans quel sens Hugo retouche son texte : - un texte auquel il tient, car il le rétablit dès qu'il peut : certains détails le sont dès la seconde série de représentations (le ms. du souffleur fait foI), et l'ensemble retrouve sa place dès l'édition, Hugo raccourcit, resserre, muscle son texte : certaines répétitions du langage parlé, certains cris, certaines invocations sont supprimées. Audaces dans le langage, et brutalités d'expressions sont gazées. Mais surtout, Hugo se voit contraint de supprimer dans la grande confession de Tisbé, à l'acte V, tout ce qui pourrait choquer les spectateurs.

Aussi Hugo se plaint-il à Lamartine (qui a regretté les insuffisances du dernier acte ') :



Vous avez raison pour le 4' acte. Cela tient à ce que la pièce n'est pas jouée comme je l'ai écrite. Lisez-la. Vous serez content du 4'' acte précisément par le point que vous désirez. Mais les stupides impatiences des gens qui veulent toujours qu'on se hâte au théâtre, nous obligent souvent à n'y montrer que des raccourcis, surtout dans les derniers actes.

Heureusement la pièce imprimée nous venge de la pièce représentée.



On voit l'importance que Hugo attachait aux édulcorations du 4e acte; il manifeste son intention de publier immédiatement le texte intégral. Autre indication de poids: les plaintes exprimées par Hugo au sujet de la durée théâtrale : nous retrouvons, sur un autre plan, les protestations de la Préface de Cromwell'contre l'unité de temps: pour Hugo la durée du spectacle théâtral est toujours trop courte et l'intention n'a pas la place de s'y déployer, comme si la concentration dramatique était l'ennemie du poète.

En tout cas, il est une suppression, et non des moindres, que Hugo maintient dans le texte imprimé: et c'est celle d'un acte entier, l'acte grotesque, la première partie de la troisième journée: « la mort d'Homo-dei, au lieu d'être en récit, dit le Témoin, était en action. Rodolfo allait punir l'espion dans un bouge de bandits où se mêlaient le vin et le sang. Après la lecture au comité, MM. Taylor et Jouslin de Lasalle vinrent trouver l'auteur; l'acte des bandits les inquiétait; le Roi s'amuseavzil dû en partie sa chute au bouge de Saltabadil ; le bouge d'Homodei ferait tomber Angelo3 ». Cet épisode nous fait toucher du doigt la pression exercée par les milieux de théâtre sur l'ouvre de Hugo et le sens de ces manouvres: comment laisser le Théâtre Français, ce temple du bon goût, s'encanailler à ce point? Éliminez donc, s'il vous plaît, cet appareil baroque, ces loques qui font ■ peuple -, ce tresseur de paniers, ces deux tueurs abrutis, cette fenêtre aux volets de bois ; et pourtant, le dessin de Hugo pour cet acte1 figure des guenilles fort artistiques et un bouge singulièrement stylisé. Apparemment, c'en était trop encore, et pas plus qu'on ne peut faire dire à une grande dame : ■ j'ai aimé un homme ■ (au théâtre, Catarina dira plus noblement : « j'ai eu dans le cour un amour ■), on ne peut montrer l'envers du palais, ce bouge atroce où se mêlent fraternellement confondus assassins et policiers, agents du même pouvoir sinistre et sanglant. Hugo cède. Il cède même au point de laisser totalement de côté un texte qui, s'il est inutile à l'action, stricto sensu, comme en convient bien volontiers le Témoin (■ il n'était pas indispensable au drame ■), apporte à cette tragédie de palais le contrepoids du grotesque. L'acte disparaît même de l'édition originale ; il ne sera rétabli que bien plus tard 2, et ne sera jamais joué du vivant de Hugo3. Pourtant Hugo, toujours soigneux de conserver tout ce qui tombe de sa plume, prend bien soin de ce texte ; de Bruxelles, il écrit à Adèle Hugo pour confier cet inédit à sa vigilance : « Il y a encore là, lui écrit-il le 30 mai 1852, quelques petits manuscrits inédits, entre autres un acte à!Angelo. Je te le recommande 4. .

La chute de l'épisode grotesque et le resserrement du dialogue donnent à la pièce jouée un aspect de densité et d'unité presque classique. La prose dépouillée à'Angelo est un élément auquel un Gautier n'est pas insensible, qui, lors de la reprise de 1850 (avec RacheL), écrit dans son compte rendu de la Presse - une telle prose, si nette, si solide, si sculpturale, vaut le vers (...) ces lignes aussi fermes que les alexandrins de Corneille 5 -. Mais l'élimination de toute provocation, de presque tous les ornements baroques, accentue par contraste la présence d'outils dramatiques empruntés au mélodrame. Plus qu'un drame romantique, avec sa puissance échevelée et ses outrances, Angelo, dépouillé à la fois avant l'écriture (dans le projeT), et après, pouvait apparaître comme un drame néo-classique ; Hugo reprenait certaines des recettes qui avaient fait la fortune de Casimir Delavigne. Les permanences du drame hugo-lien demeuraient vivantes dans l'ouvre, mais comme voilées par les concessions dramaturgiques.



LA PIÈCE JOUÉE



Un bon contrat.



La Chronique de Paris du 8 mars 1835 fait état de la réception à la Comédie Française. Nous remarquerons qu'à cette date, le titre de la pièce était déjà connu et que la réduction d'Angelo à quatre actes est chose faite : ■ Miscellanées - La Comédie Française a reçu â l'unanimité un drame en quatre actes de M. Victor Hugo. Nous tenons de bonne source que, dans ce drame. M. Victor Hugo s'est écarté de la manière que l'on s'était habitué à considérer comme sienne. Le style d'Angelo est pur, énergique, concis. Plusieurs scènes sont passionnées sans exagération, quelques caractères sont vigoureusement tracés, et (quod mirandam !). la morale que ledit M. Hugo a souffletée tant et si rudement, la morale est scrupuleusement respectée -enfin!... » Il semble donc que personne n'ait fait d'objection à la réception d'Angelo, mais les contemporains ont eu le sentiment des concessions faites par Hugo.

Le traité intervient le 24 février 1835, à une date où la pièce achevée porte encore le titre de Padoue en 1549.

Le contrat est analogue aux contrats du même type signés par la Comédie Française. Un point digne de remarque est l'obligation à la Comédie Française de reprendre les pièces antérieures de Hugo et en particulier Marion de Lorme qui, quoique reçue à la Comédie n'y avait jamais été jouée. On sait que ces stipulations furent à l'origine des démêlés de Hugo avec la Comédie. Autre point notable, la possibilité de retirer Angelo, si la Comédie ne donne pas plus de quatre représentations dans l'année. Or, nous verrons en 1837 la Comédie donner six et cinq représentations d'Angelo, ce qui respectait le contrat à la lettre, mais de façon désagréablement restrictive. Une clause importante: l'obligation de monter la pièce ■ avec tout le luxe de costumes et de décors nécessaires -, Hugo tient à ne pas revoir la pingrerie de 1832 (pour le Roi s'amusE), ou les marchandages d'Harel.

Enfin, ce traité est assorti d'un addendum en marge : ■ Le traité est prolongé d'une année d'accord avec M. Victor Hugo le 18 mars 1836. . On comprendra qu'il sera difficile à la Comédie Française, même après le départ de Jouslin, de se prétendre de bonne foi dans ses démêlés avec Hugo.



Répétitions



Les répétitions sont orageuses. Le V.H.R. nous en laisse un récit pittoresque dont Mlle Mars fait les frais principaux. Le Témoin aurait-il épousé la haine de Dumas pour l'astre de la Comédie ? On pourrait le croire. Indiscutablement, la présence de Dorval allume la guerre, et plus encore la prédilection que l'auteur manifeste à sa charmante interprète; le chapitre Angelo pourrait s'intituler . Hugo défenseur de Dorval -, et la douceur langoureuse avec laquelle Marie remercie son auteur après l'incident de Mlle Mars, pourrait bien justifier les inquiétudes de Juliette : . Est-ce votre ouvrage seul, dites, que vous avez voulu défendre? J'ai emporté et je garde l'idée que vous avez voulu me protéger aussi, et j'en suis fière et heureuse '. ■ L'incident rapporté par le V.H.R. et auquel cette lettre fait allusion paraît indiscutable, Mlle Mars aurait tenté de cacher, en changeant de place, la ■ sortie ■ de Dorval à la fin du troisième acte ; Hugo furieux l'aurait menacée d'arrêter la pièce si elle ne se soumettait pas à ses ordres: ■ La pièce sera jouée comme je l'entends ou elle ne sera pas jouée l. » La mise en scène d'un drame est toujours pour Hugo une promenade sur la corde raide.

Le Témoin prétend que dès le lendemain Mlle Mars, fort radoucie, se prêta à tout ce qu'on voulut. Ce n'est pas ce qui ressort d'une lettre de Jouslin du 19 avril : . Mon ami, j'ai annoncé la répétition demain lundi comme à l'ordinaire, venez. Vous ne savez rien du tout de ce qui s'est passé. Ainsi bonne mine comme toujours, et je vous le demande en grâce dans l'intérêt de la Représentation, pour le théâtre, pour moi, soyez bon et bienveillant. Il faut que nous arrivions, malgré les ennemis et les gens qui voudraient me voir bien loin du théâtre pour s'en emparer - ■ Cette intéressante missive nous laisse soupçonner par delà de ridicules jalousies d'actrices des intrigues bien plus graves, et sans doute le début de la longue cabale politico-littéraire qui aboutit au début de 1837 au départ de Jouslin et à son remplacement par Védel. Jouslin, malgré ses réticences, était plutôt favorable au drame romantique, ou plutôt, disons, moins défavorable que d'autres. Ne peut-on pas penser que Mlle Mars, valeureux champion des classiques, n'est pas étrangère à une telle intrigue? Un échec à'Angelo, ou - ce qui serait plus intéressant pour elle - un succès de scandale, ne pourrait-il pas amener le départ de Jouslin de Lasalle?

Le reste de la distribution paraît n'avoir posé guère de problèmes; Hugo a préféré Beauvallet au vieux Joanny qui l'avait soutenu dans Hernani. Joanny assez majestueux pour jouer les pères nobles était peut-être trop débonnaire pour un tyran1. Hugo tenait le plus grand compte, non seulement du talent, mais de cette espèce de - vraisemblance » de l'acteur qui vient de ce qu'on appelle son ■ emploi », c'est-a-dire la coïncidence de son aspect physique avec le personnage. Quand à Dorval, le VHP nous raconte ses petites roueries et comment elle essaya, vainement, d'endormir les méfiances de Mars en étant « terne, éteinte, nulle -,

Nous retrouvons ici la raideur habituelle à Hugo et cette façon probablement peu répandue en son siècle, d'être toujours prêt à reprendre un rôle à un acteur, fut-il célèbre, à une troupe, y eût-il un contrat. Cette résistance aux acteurs, à leurs préférences, à leurs caprices, n'était pas le seul fait du caractère ou de l'orgueil propres au poète; elle s'inscrivait dans l'ensemble d'une politique par laquelle Hugo s'efforçait d'imposer à ses contemporains et particulièrement aux gens de théâtre sa propre conception du drame.



Comment on fait un succès.



La pièce est annoncée depuis longtemps et le Courrier des Théâtres, en particulier, ne manque aucune occasion d'avertir ses lecteurs des progrès d'une pièce tant attendue i. Attente un peu aigre, dans ce journal violemment antiromantique et qui s'est livré, pendant la seconde moitié de février, à d'abominables attaques contre le Chatterton de Vigny et l'ensemble du romantisme au théâtre (19 févrieR). Le scandale, c'est l'invasion de la Comédie Française, temple de l'art, par le drame romantique, invasion qui paraît à Charles Maurice l'effet d'un plan calculé par Jouslin, d'un plan ■ destructeur ■ (28 mars 1835). Avec quel mépris Maurice (payé par Harel?) oppose-t-il un théâtre vraiment populaire, la Porte Saint-Martin, à cette scène pour intellectuels que serait une Comédie Française romantique : - Chatterton contre Nonne Sanglante. - Chez M. Jouslin, les littérateurs et consors et chez M. Harel, la multitude. Voguent les deux galères! ■ (11 févrieR). Cependant la pièce n'est pas accablée avant d'être vue: on croit que Hugo a mis de l'eau dans son vin; on verra peut-être un spectacle presque classique (2 marS) ; ce qui n'empêche pas Maurice de moquer les préoccupations financières de Hugo, comme de Jouslin: ■ Tant de gloire fait telle somme, c'est réglé . (3 marS).



La représentation est retardée par le zèle et la minutie avec lesquels on monte la pièce, ce dont témoignent les lettres de Louis Boulanger à Hugo à propos des costumes et des décors. Ainsi le 27 février: ■ Mon cher Victor, si je n'avais pas été de cette stupide Garde Nationale hier, je vous aurais porté plusieurs costumes, mais demain, vous en aurez deux. Je ne crois pas que ces dames voudront se faire aussi Vénitiennes, mais vous y veillerez (...) Je vous écris ce mot pour que vous sachiez à quoi vous en tenir. Votre ami dévoué L.B. ■ et du lendemain 28 : - Mon cher Victor, demain ou après-demain, je vous porterai le reste. Je désire que cela rentre dans ce que vous souhaitiez. Vous qui entendez le blason à merveille, vous devriez bien me faire les armoiries de Malipieri et de Bragadini et me les envoyer. À bientôt, tout à vous. L.B. '. ■ La presse remarque l'attention et la précision que l'on paraît apporter à la mise en scène ; nous lisons dans la Chronique de Paris du 26 avril : ■ Le décorateur a réclamé quelques jours encore. C'est quelque chose qui mérite d'être constaté qu'une pièce retardée à la Comédie Française par la faute du décorateur. »

La première représentation d'Angelo, le 28 avril 1834, fut un triomphe aussi peu discuté que possible. Le Courrier des Théâtres signale avec amertume que c'est « un succès de cabale emporté dans une salle où il n'y avait pas deux spectateurs payants .. Certes la salle est bien composée en vue d'un succès, mais les recettes sont de 1 268 F, même pour la première représentation (les représentions classiques ne font guère plus de 300 ou 400 F), de 3 350 F pour la seconde, et de 4 075 F pour la troisième, jusqu'au chiffre maximum de 4 512 pour la septième représentation (le 12 maI). Tous les témoins reconnaissent le succès et le registre de la Comédie Française indique: ■ Grand succès. Mmes Mars et Dorval rappelées -, non seulement pour la première représentation comme le veut l'édition I.N., mais pour les dix suivantes, fait presque sans précédent. Les critiques s'étonnent d'une réussite non seulement aussi totale, mais aussi paisible. Le Courrier Français constate : ■ Enfin voilà une pièce de M. Hugo que les sifflets n'ont pas disputée aux applaudissements, où une lutte acharnée ne s'est point ouverte, où deux partis ne sont pas descendus en champ clos, venus non comme à un jugement littéraire, mais comme à un combat. ■ (1" mai.) Il signale . ces tonnerres d'applaudissements, ces trépignements d'admiration, ces exclamations à tout rompre de bravos (...) Le succès d'Angelo est (...) un des succès les plus immenses qu'ait jamais à consigner la Comédie Française1. . Les plus méchants comme la Tribune politique et littéraire affirment aigrement que > les applaudissements frénétiques d'une douzaine d'Indous adorant leur fétiche au parterre et à l'orchestre n'ont pu communiquer leur étincelle d'enthousiasme aux premières galeries et aux loges 2 -. Avec une amusante mauvaise foi, le Courrier des théâtres, à son accoutumée, s'il met aux nues le bon goût du public quand diminue l'af-fluence à Chatterton ou à tel autre drame romantique, gémit sur la dégradation du siècle quand les foules se précipitent à Angelo: . Un succès de cabale (...) sert de prétexte pour substituer une question de chiffres à la seule question d'art qui doive se poser à l'égard de ce moment (la Comédie FrançaisE) ■ (5 maI).



Hier pour Angelo les loges se mouvaient,

Et dans les sacs - Védel en écus se rangeaient.



Bon Molière, aujourd'hui le méchant goût du siècle te ferait bien autrement peur. Les Pradons sont des aigles ■ (7 maI) - « (à la Comédie FrançaisE) on y disait des vers, on y remplit des sacs ■ (10 maI). Et de moquer ■ VHugolâtriedont la Comédie Française retire... des avantages pécuniaires. Nous n'en supposons pas d'autres » (16 maI).

Indiscutablement, c'est un succès financier. Jouslin ne peut pas se plaindre. Si pour le drame romantique Chatterton est un succès d'estime, dès la quatorzième représentation, le chiffre des recettes commence à tomber au-dessous des frais '. En revanche, quand Jouslin arrête Angelo le 20 juillet, la pièce n'est tombée qu'une fois, et accidentellement au-dessous des frais, alors qu'on en est à la trente-sixième représentation 2. Certes l'indisposition de Mlle Mars et son congé sont le prétexte officiel, mais le directeur ne peut faire état de recettes trop faibles.



Le compromis



Angelo se présente comme un drame romantique de la passion où l'histoire n'apporte qu'un ■ climat ■ et nous avons vu Victor Hugo se donner pour modèles Roméo et Juliette ou Othello, drames de passion. L'ouvre se veut classique par la sobriété relative, le resserrement dans le temps, le petit nombre de personnages - élément capital d'une dramaturgie classique - bref, la concentration. Le monde extérieur y joue peu de rôle, et comme dans Hernani, Lucrèce Borgia, plus tard Ruy Blaser, les Burgraves, il tient de moins en moins de place, jusqu'à cette fin où les personnages se trouvent enfermés à trois dans un espace restreint, sans communication avec l'extérieur; les acteurs du monde politique, tels Homodei, agent du Conseil des Dix, et même le tyran Angelo disparaissent progressivement de la scène '. Le drame se réduit à une tragédie passionnelle à cinq, à quatre, puis à trois personnages. Mais subsiste aussi l'arsenal du mélo, dont Maurice fait l'énumération ironique', et surtout cette fausse mort et ce meurtre-suicide dont aucune justification . vraisemblable . ne sera jamais donnée. L'aspect « mélo ■ de la pièce est d'autant plus visible que les grands développements historiques, la dramaturgie baroque ont été davantage escamotés.

Subsistent aussi les lignes de force du drame de Hugo. Le trait principal d'Angelo- par quoi il annonce RuyBlas- c'est après Lucrèce et Marie Tudor, le retour au premier plan du personnage grotesque, sous une forme atténuée, édulcorée, celle d'une femme, et d'une jeune et jolie femme, personnage essentiel du drame ; certes elle ne ressemble pas à Triboulet, mais possède les caractéristiques du grotesque : elle est déconsidérée, méprisée, elle est comédienne, plus encore, enfant de la balle, née dans ce monde du théâtre lié par définition au grotesque2. Sa revanche sur l'humiliation est totale, mais autodestructrice: en ce sens, annonciatrice de RuyBlas. Comme la plupart des grotesques, elle se retrouve liée au pouvoir dont elle est l'instrument ou le jouet; destinée au plaisir d'Angelo, elle est indiquée comme celle qui amuse les grands-. « On me permet de donner des fêtes aux sénateurs, je tâche d'amuser notre maître... 3 ■; bref, une sorte de bouffon femelle..., une ■ fille de joie 4 -. Elle ne fait pas rire, mais Triboulet non plus ne fait pas rire. Plus heureuse que l'Angély ou Triboulet, elle parvient à sauver qui elle veut, qui elle aime, par le sacrifice de soi.

À côté d'elle, un autre grotesque, Homodei s, avec ses stupides acolytes, représente un aspect différent du grotesque, un attribut particulier: au-delà de l'apparence de . folie ■ ou de ■ stupidité '' ■ il a la malfaisance, il est instrument du diable autant qu'- homme de Dieu . (HomodeI), il est le méprisé qui se venge, et fort intéressant sur ce point dans la mesure où il amorce un schéma riche de développements ultérieurs (Ruy BioS) -. celui de l'esclave qui met la main sur l'épaule de son maître et lui dit de le suivre '. En fait, ici, Homodei ne dit rien de pareil à personne, le schéma esquissé avorte. Mais apparaît cependant le thème du puissant hugolien, du malheur de la tyrannie et de cet échange d'angoisse et de terreur qui nourrit l'admirable tirade d'Angelo-. « Souvent la nuit je me dresse sur mon séant, j'écoute et j'entends des pas dans mon mur. Voilà sous quelle pression je vis, Tisbé 2. ■

En face du trio grotesques-tyran, Tisbé-Homodei-Angelo, le couple des amoureux apparaît classiquement hugolien: l'exilé en rupture de ban, marqué par une fatalité familiale (■ nous tuons qui nous aime3 ■), et la femme opprimée, figurant jusqu'à l'excès l'antithèse hugolienne de l'héroïsme pour l'amour4 et de la terreur panique devant la mort5.

Mais la suppression de l'acte du bouge d'Homodei déséquilibre la pièce en mettant l'accent justement sur le couple d'amoureux au détriment de cette plongée dans les bas-fonds du mal individuel et social. L'aspect de tragédie du mal, rachetée par le sacrifice volontaire du plus faible et du plus opprimé n'est plus mis en lumière ; et surtout l'édulcoration du style, cette prose un peu pédestre, tantôt ferme et dense, tantôt pathétique et bavarde, faite pour être entendue, prive l'ouvre de l'intensité baroque qui fait sans doute sa condition même. Nous n'irons pas jusqu'à dire que Hugo commet ici son drame . juste-milieu. . Mais c'est là qu'il va le plus loin dans la voie des concessions. L'admirable schéma, la puissance du personnage central méritaient mieux, et la clairvoyance de Lamartine ne s'y trompait pas.








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Victor Hugo
(1802 - 1885)
 
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Portrait de Victor Hugo


Biographie / Ouvres

C'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature

Chronologie

1802
- Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris.

Chronologie historique

1848

Bibliographie sÉlective


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