Victor Hugo |
J'entends des voix. Lueurs à travers ma paupière. Une cloche est en branle à l'église Saint-Pierre. Cris des baigneurs. Plus près ! plus loin ! non, par ici ! Non, par là ! Les oiseaux gazouillent. Jeanne aussi. Georges l'appelle. Chant des coqs. Une truelle Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle. Grincement d'une faulx qui coupe le gazon. Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison. Bruits du port. Sifflement des machines chauffées. Musique militaire arrivant par bouffées. Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci. Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge. Vacarme de marteaux lointains dans une forge. L'eau clapote. On entend haleter un steamer. Une mouche entre. Souffle immense de la mer. Jeanne songeait, sur l'herbe assise, grave et rose ' ; Je m'approchai : - Dis-moi si tu veux quelque chose, Jeanne ? - car j'obéis à ces charmants amours. Je les guette, et je cherche à comprendre toujours Tout ce qui peut passer par ces divines têtes. Jeanne m'a répondu : - Je voudrais voir des bêtes. Alors je lui montrai dans l'herbe une fourmi. Vois ! - Mais Jeanne ne fut contente qu'à demi. - Non, les bêtes, c'est gros, me dit-elle. Leur rêve, C'est le grand. L'océan les attire à sa grève, Les berçant de son chant rauque, et les captivant Par l'ombre, et par la fuite effrayante du vent ; Ils aiment l'épouvante, il leur faut le prodige. - Je n'ai pas d'éléphant sous la main, répondis-je. Veux-tu quelque autre chose ? ô Jeanne, on te le doit ! Parle. - Alors Jeanne au ciel leva son petit doigt. - Ça, dit-elle. - C'était l'heure où le soir commence. Je vis à l'horizon surgir la lune immense. Le comte de Buffqn fut bonhomme, il créa ' Ce jardin imité d'Évandre et de Rhéa Et plein d'ours plus savants que ceux de la Sorbonne, Afin que Jeanne y puisse aller avec sa bonne ; Buffon avait prévu Jeanne, et je lui sais gré De s'être dit qu'un jour Paris un peu tigré. Complétant ses bourgeois par une variante, La bête, enchanterait cette âme souriante ; Les enfants ont des yeux si profonds, que parfois Ils cherchent vaguement la vision des bois ; Et Buffon paternel, c'est ainsi qu'il rachète Sa phrase sur laquelle a traîné sa manchette, Pour les marmots, de qui les anges sont jaloux, A fait ce paradis suave, omé de loups. J'approuve ce Buffon. Les enfants, purs visages, Regardent l'invisible, et songent, et les sages Tâchent toujours de plaire à quelqu'un de rêveur. L'été dans ce jardin montre de la ferveur ; C'est un éden où juin rayonne, où les fleurs luisent, Où l'ours bougonne, et Jeanne et Georges m'y conduisent. C'est du vaste univers un raccourci complet. Je vais dans ce jardin parce que cela plaît À Jeanne, et que je suis contre elle sans défense. J'y vais étudier deux gouffres. Dieu, l'enfance, Le tremblant nouveau-né, le créateur flagrant, L'infîniment charmant et l'infiniment grand, La même chose au fond ; car c'est la même flamme Qui sort de l'astre immense et de la petite âme. Je contemple, au milieu des arbres de Buffon, îo Le bison trop bourru, le babouin trop bouffon, Des bosses, des laideurs, des formes peu choisies, Et j'apprends à passer à Dieu ses fantaisies. Dieu, n'en déplaise au prêtre, au bonze, au caloyer, Est capable de tout, lui qui fait balayer Le bon goût, ce ruisseau par Nisard, ce concierge, Livre au singe excessif la forêt, cette vierge. Et permet à Dupin de ressembler aux chiens. (Pauvres chiens !) - Selon l'Inde et les manichéens, Dieu doublé du démon expliquerait l'énigme ; Le paradis ayant l'enfer pour borborygme, La Providence un peu servante d'Anankè, L'infini mal rempli par l'univers manqué, Le mal faisant toujours au bien quelque rature, Telle serait la loi de l'aveugle nature ; De là les contre-sens de la création. Dieu, certe, a des écarts d'imagination ; Il ne sait pas garder la mesure ; il abuse De son esprit jusqu'à faire l'oie et la buse ; Il ignore, auteur fauve et sans frein ni cordeau ', Ce point juste où Laharpe arrête Colardeau ; II se croit tout permis. Malheur à qui l'imite ! Il n'a pas de frontière, il n'a pas de limite. Et fait pousser l'ivraie au beau milieu du blé. Sous prétexte qu'il est l'immense et l'étoile ; II a d'affreux vautours qui nous tombent des nues ; Il nous impose un tas d'inventions cornues, Le bouc, l'auroch, l'isard et le colimaçon ; Il blesse le bon sens, il choque la raison ; Il nous raille ; il nous fait avaler la couleuvre ! Au moment où, contents, examinant son ouvre, Rendant pleine justice à tant de qualités. Nous admirons l'oil d'or des tigres tachetés, Le cygne, l'antilope à la prunelle bleue, La constellation qu'un paon a dans sa queue, D'une cage insensée il tire le verrou, Et voilà qu'il nous jette au nez le kangourou ! Dieu défait et refait, ride, éborgne, essorille, Exagère le nègre, hélas, jusqu'au gorille, Fait des taupes et fait des lynx, se contredit, Mêle dans les halliers l'histrion au bandit, Le mandrille au jaguar, le perroquet à l'aigle, Lie à la parodie insolente et sans règle L'épopée, et les laisse errer toutes les deux Sous l'âpre clair-obscur des branchages hideux ; Si bien qu'on ne sait plus s'il faut trembler ou rire, Et qu'on croit voir rôder, dans l'ombre que déchire Tantôt le rayon d'or, tantôt l'éclair d'acier, Un spectre qui parfois avorte en grimacier. Moi, je n'exige pas que Dieu toujours s'observe, Il faut bien tolérer quelques excès de verve Chez un si grand poète, et ne point se fâcher Si celui qui nuance une fleur de pêcher Et courbe l'arc-en-ciel sur l'océan qu'il dompte, Après un colibri nous donne un mastodonte ! C'est son humeur à lui d'être de mauvais goût. D'ajouter l'hydre au gouffre et le ver à l'égout, D'avoir en toute chose une stature étrange, Et d'être un Rabelais d'où sort un Michel-Ange. C'est Dieu ; moi je l'accepte. Et quant aux nouveau-nés, De même. Les enfants ne nous sont pas donnés Pour avoir en naissant les façons du grand monde ; Les petits en maillot, chez qui la sève abonde, Poussent l'impolitesse assez loin quelquefois ; J'en conviens. Et parmi les cris, les pas, les voix, Les ours et leurs cornacs, les marmots et leurs mères. Dans ces réalités semblables aux chimères. Ebahi par le monstre et le mioche, assourdi Comme par la rumeur d'une ruche à midi, Sentant qu'à force d'être aïeul on est apôtre, Questionné par l'un, escaladé par l'autre, Pardonnant aux bambins le bruit, la fiente aux nids, Et le rugissement aux bêtes, je finis Par ne plus être, au fond du grand jardin sonore. Qu'un bonhomme attendri par l'enfance et l'aurore, Aimant ce double feu, s'y plaisant, s'y chauffant, Et pas moins indulgent pour Dieu que pour l'enfant. |
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Victor Hugo (1802 - 1885) |
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Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
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