Victor Hugo |
Le Mur des siècles. Oh ! non. Après une lecture de la Légende des siècles, on ne dira pas, sous peine d'aveuglement : « Victor Hugo, hélas! » Ici, quelles que soient les modifications de nos goûts, nous restons bouleversés par ce « chaos d'êtres montant du gouffre au firmament ». L'élaboration de ce poème qu'on ne peut qualifier qu'en multipliant les géantes épithètes hugoliennes s'étend sur quarante années, la réalisation sur plus de vingt ans. Écrit à Guer-nesey dans l'exil, à Paris dans la gloire, c'est le grand poème de l'humanité rêvé par Lamartine. A chaque moment de l'ouvre poétique de Hugo, on a vu son imagination s'exalter par l'ombre historique jaillie du passé. Ces deux extraits de sa préface disent l'essentiel du projet, le plus vaste qui ait été tenté dans notre histoire de la poésie française : Exprimer l'humanité dans une espèce d'oeuvre cyclique; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière; faire apparaître dans une sorte de miroir sombre et clair - que l'interruption naturelle des travaux terrestres brisera probablement avant qu'il ait la dimension rêvée par l'auteur - cette grande figure une et -multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l'Homme; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si l'on veut, est sortie la Légende des siècles. L'épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l'homme montant des ténèbres à l'idéal, la transfiguration paradisiaque de l'enfer terrestre, l'éclosion lente et suprême de la liberté, droit pour cette vie, responsabilité pour l'autre; une espèce d'hymne religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi profonde et sur son sommet une haute prière; le drame de la création éclairé par le visage du créateur, voilà ce que sera, terminé, ce poème dans son ensemble... Cette ouvre, un poème, la Vision d'où est sorti ce livre, en donne le ton : J'eus un rêve : le mur des siècles m'apparut. C'était de la chair vive avec du granit brut, Une immobilité laite d'inquiétude, Un édifice ayant un bruit de multitude, Des trous noirs étoiles par de farouches yeux, Des évolutions de groupes monstrueux, De vastes bas-reliefs, des fresques colossales; Parfois le mur s'ouvrait et laissait voir des salles, Des antres où siégeaient des heureux, des puissants, Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d'encens, Des intérieurs d'or, de jaspe et de porphyre; Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre; Tous les siècles, le front ceint de tours ou d'épis. Étaient là, mornes sphinx sur l'énigme accroupis... C'est bien « l'épopée humaine, âpre, immense, écroulée » qui se dresse devant nous. Hugo part de l'antiquité mythologique^et biblique, passe par l'Orient et les civilisations anciennes, la Grèce, Rome, pour s'arrêter longuement au moyen âge des vaillants preux, du merveilleux, des monstres et de la démesure. Il aborde au XVIe siècle de la domination espagnole et de l'Inquisition. Il saute par-dessus le XVIIe siècle, parcourt trop rapidement le xvme pour en arriver au Temps présent dans des poèmes qui auraient aussi bien pu se situer dans les Châtiments ou les Contemplations. Cette Légende des siècles ne donne pas un tableau complet de l'histoire : trop de lacunes, trop de parti-pris pour les époques préférées. Il s'agit bien d'une « légende », c'est-à-dire_deJ!histoire vue au travers de l'imagination populaire - ou de celle du poète. Rien n'est suffisamment développé sauf lorsqu'il s'agit du moyen âge des seigneurs et des rois. Le déroulement n'est pas purement chronologique, surtout lorsqu'un thème requiert Victor Hugo et lui fait embrasser plusieurs époques. Ainsi, la Comète de Halley, en 1759, le ramène aux livres anciens de l'humanité et à l'histoire des dieux; ainsi le Groupe des Idylles lui fait unir Orphée, Salomon, Archiloque, Aristophane, Asclépiade, Théocrite, Bion, Moschus, Virgile, Catulle à Dante, Pétrarque, Ronsard, Shakespeare, puis Racan, Segrais, Voltaire, Chaulieu, Diderot, Beaumarchais, Ché-nier, à qui il s'adresse familièrement, consacrant un poème à chacun, décrivant son art et découvrant bien des correspondances; ainsi Tout le passé et tout l'avenir sont réunis dans un poème portant ce titre. Tout est magnifié, conduit vers des dimensions surnaturelles. Le merveilleux s'accompagne de la confiance en l'homme, de l'éblouissement constant. Victor Hugo fait partager ses croyances, accepter ses inventions, envoûte le lecteur qui prend un bain de merveilleux historique et légendaire. Il crée l'illusion de la couleur locale, même par des moyens faciles, mais sa vision ne reste pas plaquée et froide. Il suffit de quelques mots, de courtes expressions pour créer l'illusion, et de cela les parnassiens se souviendront. Il a su imiter et même dépasser les agrandissements bien connus de la geste médiévale. Dans le Mariage de Roland, il donne pour bâton au héros un chêne. Que Charlemagne dans Aymerillot se dresse sur ses étriers et toute l'armée frissonne. Qu'apparaisse le Parricide et il va sous une pluie de sang. On ne dira jamais mieux le Sacre de la femme avec « la tendresse inexprimable et douce ». Un tableau romantique est offert dans la conscience où entre deux vers, le premier et le dernier : Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes... ... L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn. le drame ancestral apparaît. Dans Puissance égale bonté apparaît l'éblouissement : Car Dieu, de l'araignée, avait fait le soleil. On n'oubliera pas non plus le final de Booz endormi : Cette faucille d'or dans le champ des étoiles qui pourra apprendre comment un poème peut être prolongé indéfiniment. Il connaît la puissance des répétitions. Il répète : « Ronceveaux! Ronceveaux! ô traître Ganelon! » comme il répétera « Waterloo ». Veut-il décrire un chevalier, comme dans le Mariage de Roland, quelques mots suffiront à nous déplacer dans le temps : 11 porte le haubert que portait Salomon, Son estoc resplendit comme l'oil d'un démon. Dans la Rose de l'Infante, il peint un costume richement ouvragé en s'aidant de mots appropriés : Sa basquine est en point de Gênes; sur sa jupe Une arabesque, errant dans les plis de satin, Suit les mille détours d'un fil d'or florentin. Sans cesse se retrouve son génie du maniement des mots, la richesse de son vocabulaire. Il est un peintre visionnaire : La salle est gigantesque; elle n'a qu'une porte; Le mur fuit dans la brume et semble illimité; En face de la porte, à l'autre extrémité, Brille, étrange et splendide, une table adossée Au fond de ce livide et froid rez-de-chaussée; La salle a pour plafond les charpentes du toit; Cette table n'attend qu'un convive; on n'y voit Qu'un fauteuil sous un dais qui pend aux poutres noires; Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires. Si nous nous limitions à citer ces vers, le poète pourrait être accusé de prosaïsme. Or, d'un vers à l'autre, à partir de la description d'une Salle à manger, il va dans l'espace clos faire surgir tout le monde de la mythologie et de l'histoire, ajouter le poème Ce qu'on y voit encore. Dans les Trônes d'Orient, il fait parler dix sphinx. Sans cesse, il nous enivre de mots. Il se dépasse quand il veut retrouver le mythe païen de la Renaissance dans un de ses plus beaux poèmes, le Satyre qu'on ne peut sans dommage mutiler comme il est d'usage dans les anthologies. C'est le grand Pan, c'est-à-dire le grand Tout, qui surgit dans cette suite bouleversante. On supplie de le lire entier, on est navré de ne citer que les derniers vers : Il cria : « L'avenir, tel que les deux le font, C'est l'élargissement dans l'infini sans fond, C'est l'esprit pénétrant de toutes parts la chose! On mutile l'effet en limitant la cause; Monde, tout le mal vient de la forme des dieux. On tait du ténébreux avec le radieux; Pourquoi mettre au-dessus de l'Être, des fantômes? Les clartés, les éthers, ne sont pas des royaumes. Place au fourmillement éternel des deux noirs, Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs! Place à l'atome saint qui brûle ou qui ruisselle! Place au rayonnement de l'âme universelle! Un roi c'est de la guerre, un dieu c'est de la nuit. Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit! Partout une lumière et partout un génie! Amour! tout s'entendra, tout étant l'harmonie! L'azur du ciel sera l'apaisement des loups. Place à Tout! Je suis Pan; Jupiter! à genoux. » Dans ces immenses suites lyriques qui valent par l'accumulation autant que par le détail, on se surprend à se livrer au vertige des longues périodes, et aussi à isoler un vers : L'azur du ciel sera l'apaisement des loups que ne renierait sans doute pas un admirateur de Pierre Reverdy ou de René Char, mais on trouve tout chez Hugo, tout le passé et une grande partie de l'avenir ou tout au moins sa préfiguration. Qui ne connaît les vingt alexandrins d'Après la bataille, allant de Mon père, ce héros au sourire si doux, à ce vers qui clôt un poème mesuré comme une fable : « Donne-lui tout de même à boire », dit mon père. où, comme dit J. Massin, la conduite du général Hugo « inaugure les temps de l'homme nouveau ». Un des plus beaux poèmes de ce vaste bestiaire que contient la poésie française est le Crapaud pour la beauté de ses descriptions plus encore que par sa moralité attendue : (Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur? Hélas, le bas-empire est couvert d'Augustules, Les césars de forfaits, les crapauds de pustules, Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils.) Les Pauvres gens affirment ce qu'il y a de plus noble chez Hugo : sa considération et sa connaissance de la générosité populaire. Là, nous quittons les grands éclairs romantiques pour rejoindre un réalisme chargé d'émotion. Nous pensons au grand Villon parlant de sa mère. Qu'il existe une référence : le poème de Charles Lafont, les Enfants de la morte, n'empêche que certaines ouvres méritent qu'on les répète en les améliorant. Et n'oublions pas encore que la Légende des siècles comporte ces titres : Vingtième siècle et Hors des temps. Il est à souhaiter que nos poètes aient d'aussi larges visions. Une idéologie ambitieuse lie ces courtes épopées les unes aux autres. Aujourd'hui, après tant d'expériences et de désillusions, ces grandes idées peuvent nous sembler naïves et désuètes, cette philosophie sommaire. Il nous manque cette foi en l'humanité sortie du proche XVIIIe siècle. Nos ambitions se sont déplacées. Mais comment ne pas admirer le monument grandiose élevé à l'éternelle marche de l'homme? Le tableau est-il incohérent, incomplet? Oui, mais Hugo a su réunir les éléments d'une synthèse que le lecteur peut construire intérieurement. Érudit, le poète l'est en poète, et cela le distingue de tant de poètes didactiques ne faisant que versifier le savoir. Jamais on n'avait édifié un aussi riche et vaste palais d'images. Le poète le doit à sa vision ésotérique des choses, à son goût des tables tournantes ou des taches d'encre fertilisant son imagination, à son sens de l'invention, à son énergie créatrice incessante, au spectacle mouvant de la mer, à ce recul dans l'île face au continent bouleversé. Désire-t-on de la virtuosité? elle n'est jamais gratuite; de la science prosodique? la syntaxe et l'art des vers offrent de tels bouleversements que la langue semble se modifier à la volonté du créateur; de l'abondance? on ne cesse d'être étonné par ces montagnes et ces paquets de mer. Hugo peut unir la passion, la profondeur, la puissance à l'humour, à la drôlerie, au baroquisme. Il utilise sans cesse en se jouant toutes les ressources du poème et de la langue. Il sait être intelligent et « en intelligence » avec les choses, avec l'espace et le temps. On oublie, dès lors, ce qui nous paraît trop daté ou trop scolaire pour retenir les hauts moments du génie poétique. Victor Hugo, dans la Légende des siècles comme en bien d'autres endroits, joue comme Jupiter avec le tonnerre, et peut aussi bien faire naître un ciel serein : n'est-il pas le maître des éléments! Architecte, peintre, musicien, il est un démiurge du verbe auquel il faut l'univers pour orchestre. Les siècles parlent par .sa voix. Dès les deux tomes de 1859, toutes les merveilles sont réunies. Ce qu'il ajoutera, bien que méritant des titres à la considération, ne dépasse pas les premiers poèmes. Moins de vers heureux, de formules qui habitent la mémoire. Plus de dépouillement en maints endroits cependant et un ton bouleversant : Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve, Je marche, je revois le but sacré. J'éprouve Le vertige divin, joyeux, épouvanté, Des doutes convergeant tous vers la vérité; Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître. Je sens le sombre amour des précipices croître Dans mon sauvage cour, saignant, blessé, banni, Calme, et de plus en plus épars dans l'infini. Si j'abaisse les yeux, si je regarde l'ombre, Je sens en moi, devant les supplices sans nombre, Les bourreaux, les tyrans, grandir à chaque pas Une indignation qui ne m'endurcit pas, Car s'indigner de tout, c'est tout aimer en somme, Et tout le genre humain est l'abîme de l'homme. Ces vers sont de 1883 ou 1875. Ils peuvent dans le recueil être suivis d'un poème de 1854 sans qu'on trouve une rupture : Écoute; - nous vivrons, nous saignerons, nous sommes Faits pour souffrir parmi les femmes et les hommes; Et nous apercevrons devant nos yeux, vois-tu, Comme des monts, travail, honneur, devoir, vertu, Et nous gravirons l'une après l'autre ces cimes... Comme dans ses poèmes médiévaux, il ne cesse de s'en prendre aux rois et aux tyrans, accommodant en musique des noms propres comme il sait unir des flots de verbes ou d'épidiètes : Pisistrate, Manfred, Hippias, Foulques-Nerre, Hatto du Rhin, Jean deux, le pire des dauphins, Macrin, Vitellius, ont fait de sombres fins; Rois, ce ne sont point là des choses que j'invente; C'est de l'histoire... Un poème d'un millier de vers, les Quatre jours d'Elciis, fait reparaître ce moyen âge violent dans le goût du xixe siècle où les preux chevaliers, les hommes de justice, se détachent lumineux sur un fond noir. On n'en finirait pas de commenter cette masse immense, tout en sachant bien que rien ne vaut la lecture elle-même. Il manquait à la poésie française un tel ensemble, une telle Bible de l'Humanité pour reprendre le titre inspirateur de Michelet. Des déceptions, des temps morts, certes, mais quel immense poème n'en contient pas? Mentionnons ici la réserve faite par Gaston Deschamps : « Malheureusement, il y a déjà, dans la Légende des siècles, des vers, des strophes, des pages, qui ressemblent à du faux Victor Hugo, et qui paraissent sortir de l'atelier poétique d'Auguste Vacquerie. » Cette impression peut être renforcée par les étranges comptes rendus des tables tournantes où les esprits dictent indéfiniment des vers hugoliens même quand le maître n'est pas à la table. Tout cela n'empêche pas que la Légende des siècles soit le recueil le plus riche et le plus scintillant de l'époque, le plus chargé d'éclairs poétiques, le plus immédiatement étonnant et fascinant, mais qui sait si les Contemplations ne touchent pas, aujourd'hui, plus profondément notre sensibilité? Les Deux enfances. Dans maintes scènes des Misérables se manifeste la compréhension de l'enfance chère à Victor Hugo; on la retrouve dans l'Art d'être grand-père, 1877. Certains poèmes sont proches des Chansons des rues et des bois tandis que d'autres auraient pu se situer dans la Légende des siècles. Il en est ainsi pour l'Exilé satisfait, Encore Dieu mais avec des restrictions ou Encore l'Immaculée Conception dictés par l'anticléricalisme. Dès les premières ouvres, le « grand-père enfant » se penche avec tendresse sur George et Jeanne : Moi qu'un petit enfant rend tout à fait stupide. J'en ai deux; George et Jeanne; et je prends l'un pour guide Et l'autre pour lumière, et j'accours à leur voix, Vu que George a deux ans et que Jeanne a dix mois. Univers mièvre, banal, celui des photographies de famille surannées? Le lecteur sera surpris : par-delà l'enfance d'âge, on perçoit une enfance de cour, un sentiment d'enfance qui peut sauvegarder l'homme jusque dans son grand âge; par-delà les images douces, on trouve une force attentive, un appel à la ténacité face à l'existence qui s'ouvre; par-delà la pédagogie, on découvre un homme qui montre le monde en psychologue et sait s'étonner lui-même de l'inconnu soudain grand ouvert devant l'être : Jeanne parle; elle dit des choses qu'elle ignore; Elle envoie à la mer qui gronde, au bois sonore, A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, A l'infime nature un doux gazouillement. Tout un discours, profond peut-être, qu'elle achève Par un sourire où flotte une âme, où tremble un rêve, Murmure indistinct, vague, obscur, confus, brouillé. Dieu, le bon vieux grand-père, écoute émerveillé. Cette enfance qui lui apporte beaucoup, Victor Hugo sait lui répondre. Il désigne et nomme les arbres et les plantes, les animaux et les oiseaux. Il peint le Printemps en tableaux familiers. Il jette des croquis rapides, heurtés, comme dans Fenêtres ouvertes : J'entends des voix. Lueurs à travers ma paupière, Une cloche est en branle à l'église Saint-Pierre. Cris des baigneurs. Plus près! plus loin! non, par ici! Non, par là! Les oiseaux gazouillent. Jeanne aussi. George l'appelle. Chant des coqs. Une truelle Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle. Grincement d'une faux qui coupe le gazon. Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison. Bruits du port. Sifflement des machines chauffées. Musique militaire arrivant par bouffées. Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci. Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge. Vacarme des marteaux lointains dans une forge. L'eau clapote. On entend haleter un steamer. Une mouche entre. Souffle immense de la mer. De telles curiosités abondent. Ailleurs, il regarde Jeanne endormie ou décrit les Choses du soir en glissant un refrain entre chaque quatrain : Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Y von soufflait dans son biniou. Il semble imiter Delille en ajoutant un soupçon de Régnier pour faire le Poème du Jardin des Plantes où défilent animaux réels et bestiaires littéraires : Les bêtes, cela parle; et Dupont de Nemours Les comprend, chants et cris, gaîté, colère, amours. Il met en vers, en chansons, de menus incidents, il dit Grand âge et bas âge mêlés ou les Griffonnages de l'écolier. Faut-il dire un conte aux enfants? Il le fait en vers et c'est l'Épopée du lion. Il fait dialoguer deux enfants de cinq et six ans devant les bêtes, jouant de l'alexandrin pour y inclure un festival de mots enfantins. L'Art d'être grand-père est riche en curiosités et on a tort de reléguer ce recueil au second plan. Il fait la liaison entre l'enfance de l'homme et son âge mûr, il accomplit le mariage du passé et de l'avenir, il a confiance : auprès de sa compréhension de l'âme enfantine, il sème les mots grandioses qui peuvent assurer le triomphe du bien. Livre ouvert, livre d'espoir jamais bêtifiant. Tours familiers ou poésie plus ambitieuse, habiletés exagérées ou grands moments de liberté, Victor Hugo, dans cet Art d'être grand-père décourage la critique : il est sincère, on ne peut plus sincère, et ce recueil jette un éclairage profond sur d'autres ouvres. On ne le saurait oublier. La Tétralogie philosophique. A chaque moment de sa vie, Hugo semble soucieux de répondre à une attente du public. On le voit encore avec quatre livres témoignant de sa pitié profonde pour la misère des hommes, de sa religion personnelle oscillant entre déisme et panthéisme. Ce sont : le Pape, 1878, la Pitié suprême, 1879, Religions et religion, l'Ane, 1880, qui seront regroupés en 1883. Le Pape : sa publication correspond à l'avènement de Léon XIII successeur de Pie IX « l'infaillible ». Jules Jouy considéra le poème comme « une arme terrible au service de la libre pensée », Henri Guillemin en fait un scénario « sommaire et agressif ». La Pitié suprême : le but du poème est d'aider à l'amnistie des condamnés de la Commune. Religions et religion : c'est la poursuite d'une lutte sur deux fronts, contre l'athéisme et contre le cléricalisme. Il en est de même pour l'Ane contre lequel Zola s'est insurgé « Comment! nous luttons, nous travaillons, nous avons conquis la méthode et nous avançons à pas de géants dans toutes les connaissances! Et c'est justement l'heure que cet homme choisit pour lâcher son âne et lui faire insulter la science. » Pour Zola, Hugo est un homme des anciens âges « parfaitement perdu dans notre siècle de science ». Le propos du poète a été mal compris : il s'insurge en fait contre les maîtres, contre une science qui écrase les faibles, contre le discours scientifique et sa tour de Babel. Il y a un regard d'avenir où, comme écrit Annie Ubers-feld, « le peuple sera le maître de la pensée, de la parole-écriture ». Dans le Pape, il faut lire des passages comme En voyant un petit enfant : Nous nous croyons le droit d'être altiers, durs, grondeurs, Et lui qui ne se sait aucun droit sur la terre Les a tous. Sa fraîcheur pure nous désaltère : Il calme notre fièvre, il desserre nos nouds, Il arrive des lieux obscurs et lumineux, Des gouffres bleus, du fond des divins empyrées; Ses beaux yeux sont noyés de lueurs azurées. S'il parlait, des soleils il nous dirait les noms. Et, comme par contraste avec ceux qui sont « la joie'errante parmi nous », cette colère généreuse : En voyant passer les brebis tondues : S'il est des anges noirs volant dans ces ténèbres, Je les implore! Ô vents, grâce! ô plafonds funèbres, Ayez pitié! l'on souffre. Ah! que d'infortunés! Qui donc s'acharne ainsi sur les pauvres? Donnez D autres ordres, esprits de l'ombre, à la tempête! Dans l'échevèlement sauvage du prophète Le vent peut se jouer; car Te prophète est fort; Mais soufflant sur le faible en pleurs, le ciel a tort. « Où sont donc ces bergers qu'on appelle les prêtres? » s'écrie Hugo. Dans la Pitié' suprême, le poème de Jean Huss est bien celui de la pitié jaillissant au cour de l'horreur et du supplice. Là encore, il faut tout lire, se livrer à la fascination de flots de verbes et d'épi-thètes, de grossissements et d'éloquence, avec parfois les merveilles inattendues. Son tueur, son bourreau Difforme sous le faix de l'horreur éternelle, Ayant le flamboiement des bûchers pour prunelle, est bien un fascinant, un maudit : Sous l'oil, haineux du peuple il remuait la braise, Abject, las, réprouvé, blasphémé, blasphémant; Et Jean Huss, par le feu léché lugubrement. Leva les yeux au ciel et murmura : Pauvre homme!... Quatre Livres engagés, philosophiques, prophétiques, à la coulée rapide. L'utilisation du fonds rhétorique donne naissance à un ensemble chaotique, tintamarresque, stupéfiant qui n'évite pas les pièges de la phraséologie tout en permettant des réussites baroques ou cocasses. C'est le vertige des sommets, du sur-Hugo, à coup sûr une leçon de grammaire et de style, le maniement de toutes les gammes. On construit sur un appareil cyclopéen un édifice si haut que sa fragilité apparaît. Abus de mots, marivaudage de monstres, Hugo étonne et montre les défauts de la cuirasse : la philosophie réduite n'est pas à la mesure du langage déployé; la vue du monde partagé entre le Mal et le Bien reste sommaire, manque de nuances. L'ami des mots, des phrases aux couleurs crues, l'amateur des grands chocs de langage restera médusé par les facultés intactes de l'homme vieillissant, du colosse qui ne renonce pas à s'identifier à son temps face à de nouvelles orientations. Le poème est envahi de toutes parts : morale, philosophie, didactisme, désir de prouver, éloquence, pièges à poésie qui semblent par instant le faire chanceler. On ne conseillerait pas d'aborder Hugo par ces poèmes qu'on ne peut recevoir que dans le contexte de ses oeuvres précédentes. Les Contemplations sont supérieures, disent davantage, mais les poèmes de cette tétralogie montrent ce que peut être le poète possédé par les mots, en proie à un délire verbal qu'on ne trouvera plus, qu'on n'osera plus tenter. Jusqu'où Hugo peut-il aller trop loin? Dans le siècle finissant, la question peut se poser. Le Quadrige. Un autre témoignage de la gigantesque puissance créatrice du vieillard vient avec les Quatre vents de l'esprit, 1881. La diversité hugolienne se répand en quatre livres : satirique, dramatique, lyrique, épique. Le premier : La satire à présent, chant où se mêle un cri, Bouche de fer d'où sort un sanglot attendri... Cette satire pour Hugo est l'occasion d'attaquer les sorbonnagres comme « le petit Andrieux, à face de grenouille » qui, empruntant ses fausses dents à Boileau, mordait Shakespeare et ses ouvres, d'attaquer les réactionnaires comme Joseph de Maistre, de projeter ses foudres exclamatives. Auprès de la grande phrase satirique proche de Mathurin Régnier, le poète extravague, va du sourire ou du rire à la colère vengeresse, du chant familier à la mise en cause d'une partie de la société. Il appelle un chat un chat, use de la faconde, change souvent de genre et de ton. Qu'il s'en prenne au bourgeois (le Soutien des EmpireS), à l'insulteur des vaillants et des justes (Anima ViliS), aux amis du passé (LittératurE), à ses propres ennemis (le Bout de l'oreillE), aux tueurs (l'ÉchafauD), qu'il écrive Sur un portrait de sainte ou Après une visite au bagne, qu'il décrive les Bonzes ou les Prêtres, les Idolâtries et philosophies, c'est toujours avec la même flamme cornmunicative, comme si cette force ne devait jamais s'émousser. Çà et là, un poème curieux affirme son originalité. Ainsi ces Voix dans le grenier où il imagine une conversation entre l'habit râpé, la chaise dépaillée, le poêle froid, le verre plein d'eau, la soucoupe pleine de poussière, l'écuelle de bois, le carreau cassé et une dizaine d'autres dont le ciel bleu qui a le dernier mot. Les objets inanimés se mettent à trouver une âme dans un jeu burlesque tenant de la fatrasie et du coq-à-l'âne. Il ne répugne pas au prosaïsme s'il le juge efficace. Dans une époque encore obscurantiste, il jette une pédagogie réformatrice en vers. Ainsi dans Écrit après la visite d'un bagne : Chaque enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne. Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne Ne sont jamais allés à l'école une fois, Et ne savent pas lire, et signent d'une croix. C'est dans cette ombre-là qu'ils ont trouvé le crime. L'ignorance est la nuit qui commence l'abîme. Où rampe la raison, l'honnêteté périt. Dieu, le premier auteur de ce qu on écrit, A mis, sur cette terre où les hommes sont ivres, Les ailes des esprits dans les pages des livres. Cette suite gnomique, moralisatrice peut faire sourire aujourd'hui. Il faut bien lire Hugo dans son temps. Lisons encore dans ces Quatre vents de l'esprit : Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble; Les voyageurs craintifs, qui vont la nuit ensemble, Haussent la voix dans l'ombre où l'on doit se hâter. Laissez tout ce qui tremble Chanter! Ou bien ce poème A ma fille Adèle, celle dont le destin fut si tragique : Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche Comme un petit Jésus accroupi dans la crèche; Ton pur sommeil était si calme et si charmant Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre; Moi, pensif, j'aspirais toute la douceur sombre Du mystérieux firmament. Les deux poèmes du livre dramatique, Margarita et Esca, « les deux trouvailles de Gallus » introduisent à une double idylle. Satan a pris l'apparence du duc Gallus pour courtiser ou désespérer des bergères. Esca, selon Paul de Saint-Victor, est une « Eve de Wat-teau tentée par un Satan rococo ». Hugo s'est donné là une sorte de divertissement en forme de drame romantique qui n'est pas du plus haut intérêt. Le livre lyrique lui sied mieux, car apparaît un « je » vif et direct. Hugo se livre, lutte contre les calomnies, fait l'éloge de la vie à la campagne, montre que l'exil peut être la fidélité à la patrie. Si rien ne surprend vraiment, si l'on pense que maints poèmes ne sont que des surgeons, on a plaisir à faire avec Hugo de nouvelles Promenades, comme il intitule quatre poèmes surtout quand on retrouve ses fortes images et ses regards vers ses propres abîmes et ceux de l'univers. Le livre épique, celui des Statues et des Cariatides montre la rencontre des statues de Louis XIII et Louis XIV, accompagnées de Richelieu, avec Louis XVI qui leur apprend qu'ils ont construit Péchafaud sur lequel il devait mourir. Auprès de vers didactiques, des musiques font contraste : La mer donne l'écume et la terre le sable. L'or se mêle à l'argent dans les plis du flot vert. J'entends le bruit que fait l'éther infranchissable, Bruit immense et lointain, de silence couvert. Un enfant chante auprès de la mer qui murmure. Rien n'est grand, ni petit. Vous avez mis, mon Dieu, Sur la création et sur la créature Les mêmes astres d'or et le même ciel bleu. Au fil de cette Promenade, Hugo spectateur et contemplateur, chef d'orchestre de la nature, laisse apparaître ce qu'il y a de meilleur, de plus élevé dans le romantisme. Dans les Quatre vents de l'esprit, ouvre dont l'unité n'est guère profonde, on rencontre de nouveau l'image de Victor Hugo mage et prophète de la démocratie, exaltant la liberté totale de l'esprit qui, comme dit la Bible, souffle où il veut, et se déclarant lié par sa mission humaine et poétique au destin de la France. Les Grands poèmes posthumes. A sa mort, Victor Hugo laisse une masse poétique souvent difficilement classable où se trouvent des richesses étonnantes, et sans doute ses plus purs joyaux. Auprès de Poèmes de jeunesse, de Nouveaux Châtiments, d'Années funestes, de recueils factices comme Toute la lyre, Dernière gerbe, Océan, Tas de pierres, venus au fil des années pour nous rappeler que le poète Hugo est inépuisable en vers comme en prose, on trouve deux ouvres essentielles : la Fin de Satan, Dieu, dont la publication fut longtemps différée et sur lesquelles nous nous arrêterons, bien conscient, comme tout au long de ces pages, de naviguer sur un océan avec un bien frêle esquif. Robert Kanters écrit : « La masse énorme des écrits posthumes est venue rééquilibrer la figure de Victor Hugo, redonner aux problêmes mystiques, cosmologiques, eschatologiques la place qu'ils occupaient dans l'esprit du penseur. » On ne saurait mieux dire. Nous ne sommes pas si éloignés avec la Fin de Satan et Dieu des Fleurs du mal. On a même affirmé que ce dernier poème se plaçant entre les deux autres pourrait donner une sorte de Divine Comédie moderne. Comme Hugo, Baudelaire a écouté la bouche d'ombre, même si Satan ne lui a pas donné les mêmes réponses. Il est difficile de reconstituer le plan de la Fin de Satan, 1886, suite inachevée de poèmes épiques et lyriques que compléteront des ajouts dans de nouvelles éditions. Une comparaison avec la Légende des siècles montre qu'au contraire de ce dernier livre composé de petites épopées, nous trouvons une ouvre religieuse épique, vaste narration qui nous fait assister au rachat de Satan et à son pardon. Dès lors apparaît un plan de conversion du mal au bien, de transformation des ténèbres en lumière. Le thème n'est pas nouveau dans la littérature : on le trouve au moyen âge; au xixe siècle, il inspire Vigny dans Éloa, Alexandre Soumet dans la Divine Épopée sans oublier des auteurs aussi divers que Proudhon et Enfantin, Éliphas Levi, Esquiros et George Sand, laquelle put comprendre le projet de Hugo : « C'est la prédiction du progrès indéfini, l'accomplissement du temps, le règne du bien vainqueur du mal par la douceur et la pitié; c'est la porte de l'enfer arrachée de ses gonds, et les condamnés rendus à l'espérance, les aveugles à la lumière; c'est la loi du sang et la peine du talion abolies par la notion du véritable Évangile; c'est en même temps les prisons de l'Inquisition rasées et semées de sel, ce sont les chaînes, les carcans et les chevalets à jamais réduits en poussière; c'est l'échafaud politique renversé, la peine de mort abolie; c'est la révolte de Satan apaisée, le jour où finira son inexorable et inique supplice. » Nous retrouvons l'univers des Misérables à un niveau prométhéen et celui du roman noir avec ses terrifiantes créatures. Biblique, évangélique, prophétique, l'ouvrage nous entraîne comme le veut un titre général Hors de la terre, titre qui est aussi celui du prologue, cette vision hallucinante du châtiment de Lucifer, la chute, dont on retient les vastes descriptions : Le soleil était là qui mourait dans l'abîme. L'astre, au fond du brouillard, sans air qui le ranime. Se refroidissait, morne et lentement détruit. On voyait sa rondeur sinistre dans la nuit; Et l'on voyait décroître, en ce silence sombre, Ses ulcères de feu sous une lèpre d'ombre. Charbon d'un monde éteint! flambeau soufflé par Dieu! Ses crevasses montraient encore un peu de feu, Comme si par les trous du crâne on eût vu l'âme. Au centre palpitait et rampait une flamme Qui par instants léchait les bords extérieurs, Et de chaque cratère il sortait des lueurs Qui frissonnaient ainsi que de flamboyants glaives, Et s'évanouissaient sans bruit comme des rêves. L'astre était presque noir. L'archange était si las Qu'il n'avait plus de voix et plus de souffle, hélas! Et l'astre agonisait sous ses regards farouches. Il mourait, il luttait. Avec ses sombres bouches Dans l'obscurité froide il lançait par moments Des flots ardents, des blocs rougis, des monts fumants, Des rocs tout écumants de sa clarté première; Comme si ce géant de vie et de lumière, Englouti par la brume où tout s'évanouit, N'eût pas voulu mourir sans insulter la nuit Et sans cracher sa lave à la face de l'ombre. Autour de lui le temps et l'espace et le nombre Et la forme et le bruit expiraient, en créant L'unité formidable et noire du néant. Le spectre Rien levait sa tête hors du gouffre. Un second préambule, la Première page, nous introduit au Déluge : Et le silence emplit la lugubre étendue. La terre, sphère d'eau dans le ciel suspendue, Sans cri, sans mouvement, sans voix, sans jour, sans bruit, N'était plus qu'une larme immense dans la nuit. Dans le Glaive, c'est la cruauté des tyrans qui est symbolisée. Encore des visions dantesques, ou plus simplement hugoliennes : Et l'esquif monstrueux se ruait dans l'espace. Les noirs oiseaux volaient, ouvrant leur bec rapace. Les invisibles yeux qui sont dans l'ombre épars Et dans le vague azur s'ouvrent de toutes parts, Stupéfaits, regardaient la sinistre figure De ces brigands ailés à l'énorme envergure; Et le char vision, tout baigné de vapeur, Montait; les quatre vents n'osaient souffler, de peur De voir se hérisser le poitrail des quatre aigles. Plus, sans frein, sans repos, sans relâche et sans règles, Les aigles s'élançaient vers les lambeaux hideux, Plus le but reculant montait au-dessus d'eux; Et, niant comme un bouf qui réclame l'étable, Les grands oiseaux, traînant la cage redoutable, Le poursuivaient toujours sans l'atteindre jamais. Le deuxième Livre est le Gibet, transposition épique de la vie de Jésus-Christ, nouvelle Légende des siècles. Mais bientôt Satan dans la nuit jettera sa rage et ses cris infernaux. Si le poème est inachevé, si son plan prête à bien des conjectures, le dessein reste visible : le triomphe de la liberté est la fin du Mal. Nous avons là une réelle épopée philosophique au souffle puissant, inépuisable, avec ses visions apocalyptiques et ses pages de lumière. Nous sommes proches des meilleurs passages des Contemplations, et devant une ouvre qui soutient la comparaison avec les plus grands poèmes de l'humanité. Nous nous rattachons avec ce poème comme avec Dieu à un climat de surréalité qui est celui de la poésie moderne. On ne peut plus isoler Hugo de cette dernière comme on l'a fait trop longtemps. S'il ne crée pas un nouveau langage nous trouvons toutes les conditions prêtes pour cela. Le crime de Caïn, pour le poète, s'est fait avec l'aide de trois instruments : un clou, un bâton, une pierre, qui lui fournissent un triple symbole : le glaive de Nemrod le révolté, le gibet (la croix de JésuS), les pierres de la prison (la BastillE). Cela ne va pas sans quelque incohérence : Satan obtenant son rachat en acceptant que sa fille Liberté arme les Français peut aujourd'hui nous sembler curieux. Un sous-titre, Hors de la terre, ajoute une signification mystérieuse aux diverses parties. Le début, épique, est composé d'énormes blocs cyclopéens : Et noxfactor est, Nemrod, Satan dans la nuit. La chute de Satan, l'ascension de l'Arche enlevée par les aigles, Satan implorant la miséricorde divine sont des morceaux étonnants, haussant la poésie française à des niveaux jusqu'alors inconnus. Le second panneau donne une paraphrase du Nouveau Testament d'une profondeur pathétique nouvelle, étrange évangile selon Hugo, vie de Jésus en immenses poèmes : la Judée, Jésus-Christ, le Crucifix. Les théologiens pourront apporter leurs savantes critiques : elles ne tiennent pas devant le génie du visionnaire, la splendeur extatique mêlée de suavité évangélique, de douceur, de pitié. On ne peut oublier Barrabas, Deux différentes manières d'aimer, Celui qui est, Ténèbres, Satyre. Parmi les fissures de ces immenses blocs, on trouve aussi des fleurs, comme dans le Cantique de Beth-phagé : Elle dormait, sa tête appuyée à son bras; Ne la réveillez pas avant qu'elle le veuille; Par les fleurs, par le daim qui tremble sous la feuille, Par les astres du ciel, ne la réveillez pas! Mais citation ici est mutilation. On préfère renvoyer au texte de toute urgence celui qui ne connaîtrait pas cette Fin de Satan, qui ne connaîtrait pas Dieu. Georges-Emmanuel Clancier a bien exprimé, parlant de Ce que dit la bouche d'ombre, poème si proche de ceux-là, la vision totale du poète : « Il convient bien d'employer ici le mot " vision ", car le poète voit et nous donne à voir ces architectures fantastiques de ténèbres et de lueurs, aussi extraordinaires mais aussi évidentes que celles qui s'élèvent du fond des rêves, et l'idée est ici composée d'images qui parviennent à rendre palpable l'abstraction, à capter le néant dans les métaphores, à nous hisser jusqu'au bout du " promontoire du songe ". » Dieu, 1891, a été longtemps un poème ignoré alors qu'il s'agit d'une ouvre ambitieuse, complément de la Légende des siècles et de la Fin de Satan, cet ensemble reflétant l'Être sous sa triple face : l'Humanité, le Mal, l'Infini ou le progressif, le relatif, l'absolu. Dieu contient toutes les réponses à l'éternelle question : qu'est-ce que Dieu? C'est une Légende des religions répondant-à celle des siècles. Un prodige de poésie, contenant des absurdités et des boursouflures, avec sa philosophie déraisonnante de poète qui fait grincer les dents des amateurs de bonne logique, mais dont l'analyse ne peut parvenir à détruire la marche conquérante, les percées philosophiques nées du lyrisme même et détruisant toutes les preuves rationnelles. La musique, la syntaxe plus riche que jamais, le vocabulaire sonore font s'établir les droits de la géniale déraison-démesure. Qu'importent les libertés face à l'histoire, à la mythologie, à la religion, aux codifications des encyclopédies, aux noms propres mêmes! Victor Hugo se donne parfois le luxe de la feinte ignorance pour nous entraîner vers de neuves vérités. Il n'est pas si courant que l'homme, le poète, dialogue avec l'esprit humain, les voix du ciel, les fantômes du passé et les êtres vrais de l'histoire ou des symboles pour tenter de résoudre le problème de la création et de la destinée. Certes, Victor Hugo est aidé par ses lectures. Le saint-simonisme, la Kabbale, les tables tournantes lui ont ouvert des portes, et il en naît quelque chose de baroque, de composite, quelle imagerie! C'est parfois naïl, c'est toujours prodigieux. Il faut parcourir ces trois parties : Ascension dans les Ténèbres, Dieu, l'ébauche de Jour, s'arrêter à l'éblouissement de longues périodes dignes des plus grandes ouvres de l'humanité, Lucrèce ou Dante. Du cirque de Gavarni que creusa la goutte d'eau primitive à la bacchanale des créatures vraies ou fabuleuses qui sillonnent le Vautour (avec son étonnante prosopopée de la NaturE) se déploie ce que nous avons fait de plus haut en poésie. C'est bien, comme dit Bernard Gros, « le Visionnaire de Guernesey » qui vient nous surprendre par son expérience inouïe. Et rappelons Léon Cellier : « Ce poème, obstinément méconnu, est la seule réplique digne d'admiration donnée par un poète français à la Divine Comédie. » Sur une trame théologique, Hugo a brodé de vastes visions d'histoire élevée à l'épopée avec un merveilleux féerique et fantastique, des articulations tragiques d'une force étonnante, mais imaginerait-on la recherche de Dieu autrement que dans cet univers surnaturel? Il faut admirer les correspondances symboliques, notamment dans la deuxième partie. Dieu, où les oiseaux élevés au symbole deviennent des porte-parole. La Chauve-souris est l'athéisme, le Hibou le scepticisme, le Corbeau le manichéisme, le Vautour le paganisme, l'Aigle le mosaïsme, le Griffon le christianisme : Quand les bourreaux dressaient la croix, j'étais dessus; J'ai frissonné sur l'arbre où l'on cloua Jésus; J'ai vu cette agonie immense et solennelle; Marc a pris pour l'écrire une plume à mon aile; J'ai regardé Jésus saigner et s'assoupir; c sais tout; je suis plein de son dernier soupir. e sème sa parole au souffle de la bise. Devant les actions de l'homme infortuné Souvent la pureté des firmaments s'indigne; Souvent l'astre aux yeux d'aigle et l'ange au vol de cygne S'étonnent de cette ombre et de cette noirceur; Dieu, voyant l'homme fourbe, implacable, oppresseur, Est triste; et quand, sortant de la nuit, la Colère Apparaît, face sombre et que la foudre éclaire, Rappelant au Seigneur ce que l'homme lui doit, Prête à maudire, il met sur cette bouche un doigt. Ce doigt mystérieux et doux, c'est la clémence. Comme la Lumière sera « ce qui n'a pas encore de nom », l'Ange exprime le rationalisme : L'homme, Titan du relatil et nain de l'absolu, Se croit astre et se voit de clarté chevelu; Homme, l'orgueil t'enivre, et c'est un vin de l'ombre. Redescends! redescends! Tout à l'heure, âpre et sombre, L'aigle en rudoyant l'homme avait raison souvent. Parce que je t'ai dit, moi : c'est bien! en avant! Ne t'en %'a pas cogner les soleils, larve noire! Épargne à l'infini l'assaut de l'infusoire! Voyons, qu'es-tu? peux-tu toi-même t'affirmer? A quoi te résous-tu? douter? haïr? aimer? Que crois-tu? Que sais-tu? Tu n'as dans ta science Pas même un parti pris d'ombre ou de confiance. Tu sais au hasard. Lois que ton oil calcula, Faits, chiffres, procédés, classements, tout cela Contient-il Dieu? réponds. Ta science est l'ànesse Qui va, portant sa charge au moulin de Gonesse, Sans savoir, en marchant iront bas et l'oil troublé, Si c'est un sac de cendre ou bien un sac de blé. Ne craignons pas de le répéter : il faut lire la Fin de Satan et Dieu en entier car la citation ne saurait rendre la marche et la progression de ces grands poèmes. La Reconnaissance. La situation de Victor Hugo auprès du vaste public français reste la plus étrange qui soit. Parce qu'il est le plus célèbre, il est le plus méconnu. Parce que de grands poètes le suivent, on est tenté de l'éliminer à leur profit sans se douter qu'ils lui sont tous plus ou moins redevables, ne serait-ce que d'un sens nouveau, visionnaire et magique, de la poésie. Parce que l'ouvre est immense, on n'ose y pénétrer. Parce qu'il s'oppose à une vue cartésienne du monde, on le repousse. Parce que la scolarité a choisi le plus facile, on s'en fait une image vague et vieille, la plus fausse qui soit. Or, la poésie de Victor Hugo, et pas seulement sa poésie, est la seule réponse. Au moins faut-il qu'on l'entende et qu'on ne s'en tienne pas quitte avec quelques vers d'anthologie, genre utile, mais auquel les poèmes les plus vastes échappent fatalement. A partir de l'ouvre de Victor Hugo seule, on pourrait composer une anthologie de la poésie française dans laquelle se rejoindraient toutes ses grandes périodes. On y trouverait aussi l'avenir. A ses mille voix, à tous ses timbres, tous ses instruments, à tous ses registres, il serait facile d'ajouter tout ce qui, contenu chez lui, va se développer chez d'autres, parnassiens, symbolistes, poètes sociaux et tenants de toutes écoles. Leconte de Lisle, Banville, Heredia sont déjà présents, parfois Baudelaire, Rimbaud qui empruntent une technique hugolienne, Lautréamont qui a lu les Travailleurs de la mer comme les grands poèmes de l'océan. Paul Verlaine, celui des Fêtes galantes, est présent dans ces vers pris dans les Années funestes : Les belles fantasques A l'oil tendre et fou Qui nouaient leurs masques Autour de leur cou... Lorsque Mallarmé écrira ces vers de l'Après-midi d'un faune : Ainsi quand des raisins j'ai sucé la clarté, Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide Et, soufflant dans ses peaux lumineuses... ne se souvient-il pas du Petit roi de Galice? Voici trois vers de Hugo bien inspirateurs : Des satyres couchés sur le dos, égrenant Des grappes de raisin au-dessus de leur tête... Tenant la nymphe Ivresse en leur riante envie... Ce quatrain du temps des privations adressé à Judith Gautier qui n'avait pu accepter une invitation à dîner est fort attrayant : Si vous étiez venue, ô belle que j'admire! Je vous aurais offert un repas sans rival; J'aurais tué Pégase et je l'aurais fait cuire Afin de vous offrir une aile de cheval. Il y a chez Hugo mille exemples de cet humour et de cette fantaisie qu'un Apollinaire n'aurait pas reniés. Briseur de l'alexandrin, notamment dans la Légende des siècles ou dans l'étonnant Théâtre en liberté, Hugo a ouvert la voie au vers libre. Que ceux qui parlent de lourdeur à son propos le lisent bien et ils trouveront des vers immatériels, sans rien qui pèse ou qui pose, des nuances musicales comme on en trouve chez Verlaine, Mallarmé, Shelley. Que ceux qui trouvent sa pensée pesante lisent ses Choses vues et ils découvriront une prodigieuse intelligence. Certes, il y a des scories, ce fleuve immense roule des pierres, du sable, mais que de beauté dans sa coulée, que de merveilles sur ses rives! Une courte revue d'opinions s'impose. Auprès de Rimbaud saluant à sa manière le visionnaire, rencontrons Baudelaire : « Non seulement, il exprime nettement, il traduit littéralement la lettre nette et claire; mais il exprime avec l'obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé. » Mallarmé : « ... Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement... » Paul Claudel : « Victor Hugo est un inspiré, on peut même dire qu'il fut l'Inspiré par excellence, et son ouvre est la meilleure démonstration qui soit de ce phénomène étrange, et si embarrassant pour la disposition critique, que l'on appelle l'inspiration. » Charles Péguy : « Il mangeait son pain d'un meilleur appétit, et sa cuisse de bceul, il buvait son vin d'un meilleur cour qu'un compagnon d'Achille... Un homme qui buvait dans le creux de sa main à la source de la création charnelle, d'aussi près que les anciens païens, qui embrassait l'univers charnel d'un embrassement neuf, charnel... Il ouvre les yeux, sinon les plus profonds, du moins les plus voyants qui se soient jamais ouverts sur le monde charnel... » Charles Maurras : « Cette ouvre signifie la lutte du Génie et de l'Erreur. L'Erreur était certainement plus grande que le Génie. Mais, souvent, celui-ci a été plus fort qu'elle. » Les mots d'auteur du genre « bête comme l'Himalaya » ont fleuri. Voici André Gide avec « Le plus grand poète français, hélas!... » à quoi on préfère finalement l'impertinence pertinente de Jean Cocteau : « Victor Hugo? un fou qui se prenait pour Victor Hugo. » On en revient cependant à plus sérieux avec Gaétan Picon : « Ouvert à la fois aux signes mystérieux du monde et à ceux de l'événement temporel, Hugo apparaît comme un visionnaire cosmique qui a tenté d'accorder sa révélation de l'énigme universelle à une interprétation optimiste et rationaliste de l'histoire humaine. » Avec Henry de Montherlant : « ...une anthologie de lui, faite du seul point de vue de l'intelligence, causerait des surprises. » Avec Claude Roy : « Il prend à bras-le-corps le chour des constellations et la chorale des vents. Il nage la brasse de Jéhovah dans le chaos des tempêtes et le vacarme des flots. Les filets de Hugo sont les seuls dont les mailles soient assez solides pour ramener, dans une colossale pêche miraculeuse, non seulement les poissons de la mer et les pieuvres du fond, mais les Sept Mers elles-mêmes. » Avec Jean Follain : « Il laisse deviner les avenirs de la poésie : certains de ses vers pourraient être de Mallarmé ou de Max Jacob. Dans les Travailleurs de la mer des pages ressortissant de la poésie en prose, semblent écrites par Lautréamont. » On n'en finit jamais avec Hugo, et nous n'avons parlé uniquement que de sa poésie... Aussi voudrait-on conclure avec ce raccourci de Kléber Haedens : « Le temps ne fera sans doute pas de choix dans son ouvre, car Hugo vaut par sa masse et il a le don d'être mauvais avec éclat. Poète catastrophique et génial, romancier élevant le roman populaire et le roman-feuilleton à une sorte de dignité, dramaturge ridicule et mouvementé, magnifique journaliste dans " Choses vues, pamphlétaire, orateur, historien, maître d'une révolution littéraire d'une ampleur difficile à mesurer, Hugo est le plus bruyant des écrivains français. Le pays qui passe, à tort, il est vrai, pour le pays de la mesure, ne pouvait choisir comme poète national un homme plus constamment démesuré. Mais Hugo sera vraiment révélé en France le jour où, après avoir été oublié pendant un siècle, un critique ingénieux le découvrira. » |
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Victor Hugo (1802 - 1885) |
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Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
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