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LA REPRÉSENTATION DU ROI S'AMUSE


Poésie / Poémes d'Victor Hugo





La représentation du Roi s'amuse fut un des grands scandales de-cette période pourtant fertile en représentations troublées. Non pas un échec, mais une déroute, une catastrophe. Ce n'est pas que Hugo n'eût comme à l'accoutumée préparé sa salle. Les bandes d'Herna-ni continuèrent à donner. Elles ne donnèrent même que trop, malgré leur nombre plus faible2. Mais Hugo, pris par son propre projet, était bien obligé de convoquer aussi et surtout ■ l'élite », non seulement la presse, mais les écrivains et le Tout-Paris, grands bourgeois et faubourg Saint-Germain.





Le Grand Coësre et le bey de Titeti.



Jehan Valter3 s'est donné la peine de faire le relevé de ce public, à l'aide de Mémoires et de témoignages. Nous y ajoutons des noms relevés sur la liste des invités4, tout ce qui compte dans le Paris littéraire et artistique y figure, écrivains, peintres et publicistes mélangés, des silhouettes perdues dans le brouillard du passé aux plus connues : Emile et Antony Deschamps, Théophile Gautier, Eugène Sue, Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Sainte-Beuve naturellement, Vigny, Villemain, Balzac, Mme Desbordes-Valmore, Stendhal, Victor Cousin, Ludovic Vitet - les auteurs dramatiques : le vaudevilliste Gabriel, Latouche auteur de la Reine d'Espagne, Félix Arvers, auteur d'une Mort de François Fr, Eugène Scribe (et son ombre BayarD), Anicet Bourgeois, le roi du mélodrame libéral, Sauvage, librettiste d'opéra comique, Alexandre Duval, défenseur de la tragédie néo-classique, Dupeuty le mélodramatiste -, Goubaux, collaborateur de Dumas, banquier-homme de lettres fabricant de mélodrames, Cordelier-Delanoue qui n'avait pas encore écrit le Cromweîl auquel Hugo avait sacrifié son Louis XVI, Casimir Delavigne, Etienne, Alexandre Soumet, Népomucène Lemercier, tous quatre académiciens et auteurs dramatiques. Auteurs de mélodrames ou écrivains néo-classiques, peut-on dire qu'ils attendaient sans déplaisir une chute ?



Mais il y a eu aussi les amis1, non seulement Gautier et Nerval déjà cités, mais les peintres Célestin Nanteuil, Alfred et Tony Johannot, Châtillon, Charlet2, Louis Boulanger, l'ami de toujours, Achille Deve-ria, Jean Dusseigneur le sculpteur, le musicien Liszt, les écrivains et amis, Fontaney, Ulrich Guttinguer, Petrus Borel (le fameux lycan-tropE), enfin la - coterie . du maître, Louis de Maynard, Granier de Cassagnac, fraîchement débarqué de sa province et Gaspard de Pons. Avec eux, derrière eux, au parterre et au paradis, étudiants, écrivains, rapins, bousingots et Jeune France, déjà divisés.



Épars dans la salle, les lions du journalisme : Viennot rédacteur en chef du Corsaire, Rolle du National, Coste, Briffault, rédacteur du Temps, Véron et Loeve-Veimars de la Revue de Paris, Buloz directeur de la Revue des Deux Mondes, Amédée Pichot de la Revue de Paris, Ch. Rabou du Journal de Paris, Sauvo directeur du Moniteur, sans compter tous ceux qui sont à la fois écrivains et journalistes, Capo de Feuillide qui dirigera bientôt l'Europe littéraire, les terribles Nisard et Gustave Planche, Nestor Roqueplan, Ch. Magnin du Globe, Charles Maurice du Courrier des théâtres. Merle de la Quotidienne ; les personnalités de l'édition : Eugène Renduel, le libraire Ladvocat. Dans le monde des théâtres, tous ceux qui n'étaient pas sur la scène étaient dans la salle, en particulier toute l'équipe de la Porte Saint-Martin* : nous n'avons pas relevé moins de soixante-sept places retenues au nom de Harel à l'orchestre et dans les premières : en principe, ces gens sont théoriquement sympathisants à Hugo, mais ne pouvait-il pas y avoir une sorte de cabale partie de la Porte Saint-Martin pour démontrer à Hugo que sa place n'était pas au Théâtre Français ? Parmi les acteurs dont les noms figurent sur les listes, nous relevons Marie Dorval (avec Vigny, clans une loge grilléE). Chilly, Lockroy, Bocage qui avait retenu neuf places et du côté de la Comédie-Française. Mlle Mars, Mlle Brocart, Monrose. Des personnalités . politiques . : Hip-polyte Fourtoul, le comte d'Argout, le commissaire de police M. Gis-quet. Une brochette d'académiciens (sans compter les hommes de théâtre déjà citéS) : Lebrun, Jay, Andrieux, Viennet, Jouy. Les salons sont en général aux loges, la duchesse d'Abrantès, dont le fils, le duc d'Abrantès était à l'orchestre, M. et Mme Panckoucke, le plus gros actionnaire du Moniteur, le banquier Michel, le duc et la duchesse de Dino-Talleyrand, le banquier Aguado, et parmi les ■ salons littéraires -, Emile de Girardin et sa femme, Charles Nodier et sa famille. Nous ne citerons que pour mémoire la famille Bertin.



Cette liste est très incomplète : la combinaison de la liste fournie par Valter et de la double liste d'invités qui figure au manuscrit 13405 fournirait un relevé beaucoup plus long. La salle de la première du Roi s'amuse fournissait un échantillonnage très complet des milieux les plus divers, des tendances intellectuelles et politiques les plus opposées. Si la loge royale ne recevait qu'un invité oriental, le bey de Titeri, le public-populaire devait être entré au ■ paradis -.



Sur l'atmosphère de la salle, toute la presse est unanime : « Quolibets de halle et de carrefour, où s'entonnent tour à tour au milieu des bouffées de vins et de tabac, la Carmagnole ex la Marseillaise, entremêlées de Marlborough et du Roi Dagobert... vous êtes au Théâtre Français ! -(La France nouvelle, 27 novembrE). Du Figaro (23 novembrE) : » On eût dit un club révolutionnaire ayant mission de condamner à mort les suspects d'indifférence, les conspirateurs à bâillements, enfin les aristocrates soupçonnés d'ennui... Ils ont crié, à bas les aristocrates, à bas les journalistes, à bas tel journal. On eût dit l'opposition assistant à la première représentation du compte rendu. » Un tel article laisserait supposer que la pièce de Hugo s'insère dans le grand combat politique entre libéraux et conservateurs ; nous verrons qu'il n'en est rien, conservateurs et libéraux s'entendent pour condamner la pièce. Le Figaro poursuit :. Si c'est là du romantisme, de la couleur locale, je ne vois que la cour des miracles qui ait pu fournir l'idée de ce rassemblement où l'on croyait distinguer le grand Coësre entouré de mauvais garçons, de voyous, de sabouleux et d'épileptiques. Toute la cour des miracles pour honnir François I" était descendue, armée de ses convulsifs et de ses fanatiques. > C'est la thèse que nous rencontrerons : Hugo poète de la populace, applaudi par les voyous. La France nouvelle rappelle assez grossièrement : . La Comédie Française a été obligée le lendemain de faire nettoyer et purifier la salle. Ces malheureux, outre des débris de saucissons et de têtes de harengs saurs, parqués qu'ils étaient depuis midi dans la salle, avaient déposé dans le parterre ce qui ordinairement ne s'y dépose pas. ■ Ce détail paraît une extrapolation des incidents é'Hernani. Un article bien plus tardif de la France (30 avril 1835) rappelle : -Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu ce parterre plein, comblé, pressé à double et triple rang, avec sa littérature de clubistes descendus des estaminets et des hauteurs des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, vociférant les hymnes de 93 et faisant de la terreur théâtrale contre la critique improbatrice à grand renfort d'insultes de menaces et de coups de poing. » Notons dans cet article du Figaro, l'emploi du verbe descendre typiquement sociologique : c'est le bas peuple des faubourgs qui (au moins par personne interposée !) descend de ses hauteurs populaires pour envahir le sanctuaire du grand art, la sacro-sainte Comédie Française.



On pouvait s'attendre à une bataille. Ce fut une déroute. Hugo, on le sait, n'était pas sans inquiétudes : le 13 novembre, il écrivait à Sainte-Beuve : ■ Toute la salle est louée, mon ami, louée je ne sais trop comment, à je ne sais trop qui1. » L'examen des feuilles de location donne la même impression : nous ne savons qui a occupé les soixante-sept places louées au nom d'Harel, les quatorze places louées au nom de Porcher (agence de billets d'auteuR). Cependant, la lecture de ces feuilles le confirme, la jeunesse romantique, en particulier, celle des ateliers de peinture et de sculpture, était là, fidèle au poste, et placée à l'avance2.

Le comte Apponyi écrit dans ses Mémoires, à la date du 24 novembre 1832-' : ■ La salle était comble depuis quatre heures, par passe-temps, on chantait la Marseillaise, la Parisienne, le Ça-ira, Foulof s'en va-t-en guerre, on criait à bas les aristocrates, à bas Poulot, enfin à bas tout le monde, les saints et le diable, mais vive Odilon Barrot, vive La Fayette, tous les démolisseurs de tous les gouvernements. On a sifflé et hué toutes les personnes... ; le duc de Talleyrand a été du nombre, on lui cria : à bas l'académicien, à la porte le membre de l'Institut, à la porte la tête à perruque. Voilà l'aimable passe-temps de la Jeune-France, . Ce compte rendu malveillant est confirmé par le Victor Hugo raconté -. . La fermentation politique entretenue par les émeutes était dans la plupart de ces jeunes têtes', et ils saluèrent l'entrée du public, de la Marseillaise et de la Carmagnole entonnées à pleine voix.



Waterloo



Les acteurs semblent avoir joué correctement, mais d'une façon relativement terne à l'exception de Ligier auquel on peut peut-être adjoindre Beauvallet que le Témoin dit « excellent dans Saltabadil ■ et de Joanny. Les Débats (24 novembrE) sont très sévères pour Per-rier . qui représentait François Iw : il a été assez puni de cette tentative par le peu de succès qu'il a obtenu ■ mais rendent hommage à Ligier et à Mlle Anaïs « très jolie et très gracieuse -, P. Foucher tient que Perrier a joué François l". avec la légèreté « d'un papillon en bottes fortes2 ». Il voit en Mlle Anaïs une « miniature intelligente, faite exclusivement pour l'optique du théâtre de Scribe -, mais qui manqua complètement pour le rôle de Blanche de souffle et de poésie. Le journal de Joanny porte à la date du jeudi 22 novembre : ■ Le Foi s'amuse est un drame de la composition de M. Victor Hugo. Le succès en a été combattu, mais mon rôle (Mr. de Saint-VallieR) n'a excité que les applaudissements : Bonne fortune ? . Dans l'ensemble, il parut évident à tout le monde, même à l'impitoyable Charles Maurice, que dans le désordre incroyable de la représentation, les acteurs ne purent être eux-mêmes3 ; le Courrier des théâtres du 24 novembre, souligne : . Les acteurs troublés par le bruit, par un tintamarre dont le théâtre offre peu d'exemples, n'ont certainement pas eu l'entière disposition de leurs moyens. Il est donc juste de leur accorder un sursis jusqu'à la seconde représentation. ■ Hélas !



L'Artiste explique joliment et avec une visible admiration pour le drame qu' - il faut à un drame surhumain une scène et des acteurs surhumains -.

Il semble que le premier acte n'ait pas soulevé de réprobation particulière. Le Témoin écrit : ■ Le premier acte médiocrement joué d'ailleurs fut glacial ■ et attribue cette froideur à la nouvelle répandue dans le théâtre - qu'un coup de pistolet venait d'être tiré sur le roi. » Ligier signale des exclamations au mot encharibotté et aux vers adressés au roi :



Je vois que vous aimez d'un amour épuré

Quelque auguste Toinon, maîtresse d'un curé.



Il y aurait eu des bruits divers à la formule : . C'est une académie, une ménagerie -, et Perrier aurait glissé dans sa barbe le vers : ■ Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme1. ■ Les gens tiquent devant les inconvenances grotesques.

En revanche, la tirade de Saint-Vallier, grand morceau tragique, ne rencontre d'après les témoignages unanimes que des applaudissements. Le Témoin affirme que ■ la scène de Saint-Vallier réchauffa un peu cette Sibérie -. Nous avons vu Joanny satisfait de son succès ; la Revue de Paris entre autres est catégorique : ■ Quoi qu'il en soit de la fortune de la pièce, nous aimons déjà à y trouver dès le premier acte une de ces scènes où le poète se voit applaudir par tous les partis de la république des Lettres. ■ C'est la scène de Saint-Vallier.

Y a-t-il eu, comme le veut le Témoin, une sorte de complot de la part de certains acteurs du Français pour faire sombrer la pièce dans le ridicule ? C'est possible : Samson, qui jouait le rôle de Marot, hyper classique et futur introducteur de Rachel, paraît avoir omis les deux vers expliquant comment Triboulet, aveugle et sourd, peut assister à l'enlèvement de sa propre fille. On enleva ridiculement Mlle Anaïs . emportée tête en bas et jambes en l'air ■ (ce n'est pas Mlle Mars qui se serait laissé faire un pareil outragE) ; la scène fut sifflée : est-ce pour ce détail, ou parce que le situation parut, comme le veut la Quotidienne, . plus digne de la parade que du drame sérieux - ?

Les entr'actes paraissent avoir été agités de manifestations : on chantait sur l'air de Malborough : ■ L'Académie est morte, est morte et enterrée. ■ Dusseigneur criait à l'adresse des détracteurs : ■ À bas les stupides2 ! ■ À panir de l'acte III, les sifflets ne cessèrent pas, le ■ négligé du matin » du roi François, tout copié qu'il fût de Véronè-se, fit scandale : (H.R., p. 507). On applaudit la tirade de Triboulet contre les gentilshommes pour des raisons politiques et idéologiques qui ne sont pas mystérieuses, mais selon Valter, affirmation non confirmée dans le Victor Hugo raconté, le tumulte reprit au fameux vers : ■ Vos mères aux laquais se sont prostituées. »

L'acte IV fut sifflé de bout en bout dès le premier hémistiche : - Et tu l'aimes ? - Toujours. ■ Cette affirmation de l'amour éternel après le viol, parut du dernier comique et de la dernière inconvenance. Les personnages de la Cour des Miracles, - Saltabadil et Maguelonne furent siffles à chaque vers ». Le Moniteur universel (du 24 novembrE) tint la scène du bouge pour * inadmissible -, les grands monologues de l'acte V ne furent à la lettre pas entendus. Selon le National du 25 novembre : « Malheureusement les sifflets et les applaudissements qui se mêlaient depuis longtemps avec des chances égales m'ont empêché d'entendre cette dernière poésie de M. Victor Hugo qui doit renfermer de très belles parties -. La France nouvelle se moque de - ce monologue de deux ou trois cents vers environ au-dessus de ce sac... M'entends-tu, m'entends-tu, m'entends-tu ' ? ■ Ligier raconte : ■ Je ne sais par quel prodige, j'ai pu venir à bout de mon grand monologue, le pied sur le sac qui renfermait ma fille. Je crois que les vociférations du public me surexcitaient. On m'a dit que j'avais été sublime, que j'avais touché au génie. La vérité est que je devais avoir l'air d'un énergumène. Chaque fois que je me rappelle ce moment unique dans ma vie, j'éprouve un malaise horrible. J'étais emporté malgré moi. Ce n'était plus du théâtre2. ■ L'Artiste dit comiquement : ■ Tout le talent de Ligier a été vain et stérile, à se repaître d'un cadavre pendant un acte entier.



Devant de telles clameurs, il eût été prudent et conforme aux usages que l'auteur ne fût point nommé. Hugo tint à l'être. Le Journal du Commerce (du 25 novembrE) : « Après avoir prodigué des injures grossières aux spectateurs paisibles, on finit par forcer Ligier à nommer l'auteur comme pour se couvrir d'un beau nom », et le Courrier des théâtres du 23 novembre : - Venu pour nommer le poète, Ligier a dû se taire fort longtemps en présence d'une horrible bourrasque.



La réaction de Victor Hugo fut exactement celle qu'on pouvait attendre : selon le Victor Hugo raconté : « Monsieur, répondit froidement Mr. Victor Hugo, je crois un peu plus à ma pièce depuis qu'elle est tombée. - Cette raideur du poète, ce désir de dominer le public, sont une constante. Pourtant le premier volet de sa tentative se solde par un échec. La Quotidienne (MerlE) du 25 novembre a ces mots superbes : « La révolution dramatique a été battue avant-hier à la Comédie Française, elle est en pleine déroute : c'est le Waterloo du Romantisme. . Or ce n'est pas un public de philistins qui a condamné le Roi s'amuse, ce sont des écrivains, des artistes, les plus éclairés parmi les banquiers, les hommes d'affaires, les directeurs de journaux. En face, les séides du poète apparaissent comme les témoins d'une révolte informe, d'une pure contestation juvénile.



Toute la bourgeoisie organisée, avec toutes les nuances de son arc-en-ciel politique, s'affirme hostile à la tentative de Hugo au Théâtre Français1. Et ce qui est condamné, ce n'est pas l'aspect politique (on applaudit aux tirades de Triboulet contre les seigneurS), c'est l'infraction au code socio-culturel. C'est dans le Journal des Débats, journal des Bertin, amis pourtant de Victor Hugo, que cette analyse est faite avec le plus de clarté : » Toutes les fois que l'auteur s'élevait à la passion, jetait dans son dialogue quelques grandes pensées, quelques sentiments vrais du cour humain, alors toutes les sympathies s'éveillaient, toutes les croyances littéraires même, s'empressaient de lui rendre justice ; mais lorsqu'il retombait dans le bouffon, le trivial, le populaire, aussitôt naissaient l'inattention et le dégoût. . (24 novembrE).



LE MANUSCRIT DE THÉÂTRE



Biffer le paradigme du bouffon.



Après cette représentation orageuse, la première pensée de l'auteur a été de modifier son texte pour le rendre acceptable. Dès le soir de la première, Hugo et le Théâtre Français décidèrent de repousser la seconde qui devait avoir lieu le 23, pour laisser à Hugo le soin de faire les modifications indispensables. L'interdiction ayant été connue dès le 24, il est probable que Hugo fit ces retouches dans la journée du 23, avant de lire les réactions des journaux. Il avait dû entendre ces bruits de coulisse qui n'échappent à aucun auteur dramatique ; les acteurs n'ont pas non plus dû lui cacher leur point de vue. Enfin et surtout, Hugo savait observer les réactions d'une salle. Nous possédons - précieux document - le manuscrit de théâtre1 avec les corrections de la main du poète pour la seconde représentation2. Certes comme on peut s'y attendre, l'essentiel des corrections est fait d'allégements, qui apparaissent au premier abord technique : scènes trop longues raccourcies3, invraisemblances arrangées (à la fin de l'acte II, la réapparition d'un Triboulet rendu ■ aveugle et sourd ■ par un masque à . oreilles -) ( !), dénouement condensé. Mais là n'est pas le plus significatif.



Même ces modifications techniques ont un intérêt qui est bien autre que formel : dire qu'une scène est allégée, est ne rien dire si l'on ne sait de quoi on la soulage. Or ce qui est censuré, c'est Triboulet : sa réapparition qui le fait - singulier symbole - assister à l'enlèvement de sa fille et en être proprement complice1, l'interrogatoire de Blanche, réduit et quasiment supprimé, et surtout la suppression de la fin de la pièce, pourtant indispensable à la signification d'ensemble du personnage et de la pièce : la grande scène où Triboulet se lamente de la mort de sa fille devant le peuple muet disparaît dans ce remaniement. On peut penser qu'il fallait ■ alléger ■ ce rôle, d'une longueur et d'une violence insoutenable. Mais Hugo supprime bien d'autres choses : une modification essentielle, acte I, se. 3. efface l'ensemble du paradigme du bouffon : les seigneurs interrogent plaisamment Marot sur ce qui a pu arriver à Triboulet, et les suppositions de pleuvoir : il a été . servi tout cuit -, il a ■ un duel avec Gargantua (...) un singe plus laid que lui (...) sas poche pleine d'écus (...) l'emploi du chien du tournebroche, Un rendez-vous avec la vierge au paradis. Une âme par hasard (...) Sa bosse -. De cette cascade de suppositions, seules subsistent les deux premières : ■ Il est devenu droit ? - On l'a fait connétable ? », supposition qui ne dénotent que la définition de Triboulet. bossu et simple bouffon de cour, sans dignité ni dignités. Au contraire tout le paradigme biffé décrit un système très riche, contenant le rapport avec la nourriture, avec le grotesque rabelaisien dont il est issu, avec Y animalité la plus . basse » (le singe et le chieN), avec le sublime . religieux . dont il est l'inverse2 : autrement dit, c'est tout l'essentiel de la constellation grotesque qui se trouve ici effacé. Les autres suppressions vont dans le même sens, gommant l'alliance du bouffon et du sublime, cette inversion, clef de la pièce : ainsi, après les gémissements de douleur et d'amour qui remplissent les grandes tirades de la scène 3, se trouve supprimé (III, 3 et 4) le retournement au « sublime -, la soudaine et souveraine autorité du bouffon bafoué comme père, qui renvoie sans ambages le duc de Cossé (. M'avez dernière scène que le public avait couverte de huées1. Ce sont les aspects extrêmes du grotesque qui disparaissent.



Les corrections de l'acte IV et leur extrême confusion3 marquent les difficultés que Hugo a rencontrées dans l'aménagement de deux secteurs essentiels de sa dramaturgie, 1° le grotesque de Cour des miracles, 2° l'intrusion du personnage royal dans ce cadre, et de ce fait l'inversion dont il est le sujet3.

Sur le premier point, Hugo biffe deux développements, dont le premier est pourtant bien venu (IV, 5), et contient un vers étonnant (de Saltabadil à MaguelonnE) : . Si l'on t'écoutait, on ne tuerait personne », dont la cruauté burlesque avait dû faire frémir l'auditoire. De même se trouve supprimé cinq vers où Maguelonne faisait une suggestion saugrenue : remplacer dans le sac le cadavre par un fagot4, exemple typique du jeu grotesque avec l'opposition vie-mort :



Comment veux-tu qu'on prenne un fagot pour un mort ?

C'est immobile, sec, tout d'une pièce, roide,

Cela n'est pas vivant.



De même les épithètes laudatrices (. bonne fille, gentille .) adressées à Maguelonne, ont dû paraître choquantes, et disparaissent : Hugo ne maintient pas davantage la comparaison du Roi avec un « enfant Jésus ■ qui dort.



Le problème du roi était plus épineux encore : si Hugo ne pouvait supprimer Saltabadil et Maguelonne, il pouvait encore moins ■ gazer « la visite du Roi chez ces singuliers personnages. En tout cas, il biffe les galanteries lestes et brutales de François F* : »... Jupiter ! la belle ana-tomie7 ! », et la réponse moqueuse de Maguelonne : ■ Prend-il des airs de roi ! > Cette séquence, la plus cynique de toutes, tombe en son entier. Hugo maintient l'ouverture abrupte de la scène : . Le Roi - Deux choses sur-le-champ (...). Ta sour et mon verre -, mais il ajoute, de sa main, sur le manuscrit de théâtre, quatre vers, où l'explication, politiquement virulente, affaiblit l'effet dramatique d'inversion :



Triboulet

Voilà ses mours. Ce roi par la grâce de Dieu

Se risque souvent seul dans plus d'un méchant lieu'.

Et le vin qui le mieux le grise et le gouverne

Est celui que lui verse une Hébé de taverne.



Au niveau de l'écriture, c'est tout le grotesque (fantaisie, excès, détails . réalistes -) que Hugo supprime ou transforme : « cinq ou six (poèteS) c'est toute une écurie2 » ventru... bossu3 », autant de mots supprimés, et remplacés par des expressions neutres ; de même les deux vers qui, répandus par les acteurs et déjà célèbres avant la représentation, avaient excité la verve des journalistes4 :



Le mystère est un ouf, croyez-en Triboulet,

Qu'il ne faut pas casser si l'on veut un poulet.



La timidité de Hugo va plus loin : - taille ■ et . nez » sont remplacés par ■ grâce » et ■ air6 », et même, comiquement, dans tout le premier acte » le cul-de-sac Bussy », par la ■ croix de Bussy . : le mot cul même s'il est de sac est trop bas, en cette ère victorienne, pour être prononcé sur la première scène de la monarchie.

Tout vocabulaire populaire (donc baS) est impitoyablement pourchassé : Hugo extermine l'archaïque ■ encharibotté », même s'il doit, pour ce faire, tordre le cou à un amusant jeu de scène 7. Il fait un sort à ■ je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme », et ne sachant comment modifier la fin du vers, le laisse en plan. Dans la scène 3 de l'acte III, il biffe il a payé le coup (remplacé par le fade : ■ Il vous a bien payé -) et le superbe et populaire Allons, cause de Triboulet à Blanche, après le viol. La singulière rectification de Saltabadil à Triboulet qui parle de ■ porter un ennemi en terre » : . Vous voulez dire en Seine" ? » est remplacé par une formule inoffensive : « Soit. Comme il vous plaira. . Disparaissent ainsi le comique funèbre et le cynisme grotesque',

Inversement nous ne relevons pratiquement aucune correction qui ne louche à ce domaine du grotesque : seul exemple divergent : quatre vers lyriques enlevés au monologue de Blanche (IV, début de la scène 5 R). Le grand monologue de Saint-Vallier reste intact : seuls deux petits passages entourés, indiquent une suppression éventuelle. Pratiquement c'est tout ce qui touche au grotesque et au contraste grotesque-sublime que Hugo accepte d'atténuer. Il ne doute pas que ce ne soit sur ce point que se cristallise la résistance.

Confirmation a contrario, Hugo n'efface aucune des hardiesses « politiques . : aucune modification, même de détail, ne touche la grande attaque contre le roi, la cour, les courtisans*. Il en rajouterait plutôt. Le fameux vers qui sera peut-être ' le prétexte de l'interdiction (■ Vos mères aux laquais se sont prostituées ■) reste intact. Hugo - il le dira en 1837 5 - n'ignore nullement que son véritable adversaire est ce qu'il appelle ■ la censure littéraire ■ et dont nous commençons à entrevoir le sens.

Si nous avions le moindre doute sur la violence que se fait Hugo et l'importance que revêt pour lui le grotesque à propos duquel il lui est dur de transiger, il nous suffirait de remarquer que de toutes ces modifications dont certaines portent sur des scènes entières, il n'en maintient aucune à l'exception d'une seule, qui justement tient peu au grotesque : il maintient l'addition-explication sur l'encanaillement royal (IV, 2 ''). Tout le reste figure dès la première édition. Quand on reprend le Roi s'amuse, en 1882, après cinquante ans, c'est le texte non modifié que Hugo fait jouer, comptant, bien à tort, sur un changement de l'opinion.



CALIBAN



Hugo avait parfaitement perçu les réactions. Ce fut un déchaînement. Jamais cette presse du XLXC siècle, qui savait pourtant être féroce, ne poussa plus sauvages hurlements. La condamnation est générale, elle porte non sur tel détail mais sur l'ouvre dans son ensemble. Pour le Journal du Commerce (25 novembre'), il s'agit « d'un ouvrage tout à fait indigne du théâtre ». Il stigmatise * tout ce que ce drame malheureux présente d'invraisemblable, d'immoral et de révoltant ». Pour la France nouvelle, c'est un « drame informe, incroyable mélange de grotesque et d'horrible, d'inconvenances et d'absurdités, un drame sans intérêt ni caractères ni mours ». Le Constitutionnel traite le Roi s'amuse de ■ pièce moastrueuse... où se mêlent dans un chaos l'horrible, l'ignoble et l'immoral ».

Ces critiques sont universelles et l'on ne peut faire sur ce point les distinctions entre libéraux, gouvernementaux et ultras. Peut-être les libéraux {le NationaL) sont-ils les plus acharnés. Les ultras {la Quotidienne ou le Courrier françaiS), qui ressentent avec amertume les atteintes contre la royauté, sont plus indulgents pour les caractéristiques romantiques de l'ouvre.



Unanimité significative. Ce qui est en question n'est pas une thèse politique : depuis les journées de juillet, les attaques contre la vieille royauté ou contre l'aristocratie sont assez fréquentes pour qu'on n'y prête guère attention. C'est tout une conception de l'art qui est condamnée. Ce que l'on refuse, c'est un ensemble de provocations qui mettent en cause les différents codes littéraires du temps sous le triple aspect de la moralité, des habitudes littéraires, des bienséances historiques. Aussi, est-il extrêmement difficile de distinguer entre les types de critiques ; en particulier, l'« invraisemblance » (psychologique ou historiquE) est invraisemblance par rapport à un code -, ainsi le Journal des Débats (R = Etienne BéqueT) qui ne nie pas du tout la vraisemblance historique du comportement de François l" dans la pièce, le condamne cependant, comme en contradiction avec le code culturel : ■ Puisque la tradition vulgaire lui prête ce relief de galanterie, pourquoi le lui ôter, surtout quand la tradition se trouve de concert avec le plaisir du spectateur2. » Pratiquement, toutes les critiques portant sur l'invraisemblance jouent sur cette ambivalence : invraisemblance de fait/invraisemblance de bienséance. Ainsi la Quotidienne, le Figaro, le Moniteur universel, tiennent pour incroyable que François Ier se soit laissé insulter, si longuement, par le comte de Saint-Vallier ; le Moniteur universel renâcle en voyant des courtisans accepter de se faire traiter de bâtards, ou fuir sans résistance devant le geste impérieux de Triboulet.



On accuse Hugo de dénaturer l'histoire non pas au nom d'une vérité de l'histoire que Hugo aurait méprisée ou bafouée, mais d'une certaine image convenue du roi-chevalier. Les ultras se révoltent ■ ainsi la Mode : « C'est encore un coup de lance dans le flanc de cette pauvre royauté. Le Roi s'amuse est la troisième partie d'une violente trilogie contre le pouvoir royal, ou pour mieux dire contre la royauté personnifiée par Charles Quint, Louis XIII. François Ier. » Mais la finesse de Merle dans la Quotidienne va beaucoup plus loin, analysant cette » verve de haine contre la royauté et la noblesse qui a étonné et indigné les spectateurs qui veulent qu'on respecte au moins au théâtre ce qu'on a sacrifié aux trois journées ». On ne saurait mieux dire : il est un système de convenances qui en dehors de toute politique concrète réclame d'être respecté. Aussi, gouvernementaux et libéraux qui n'ont pas les mêmes raisons que les ultras de défendre la monarchie légitime, se rabattent-ils sur l'« immoralité . que Hugo prête à la figure de François Ier : ainsi le Constitutionnel : . Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si François Ier fut galant, Y histoire ne met pas un viol sur son compte ; cette gentillesse est de l'invention de M. Victor Hugo. ■ Et le Journal des Débats : « Sont-ce de telles mours que l'Art doit exposer aux yeux du public ? Est-ce là que devaient nous mener ces nouvelles fastueuses théories ? Dans le théâtre antique, la royauté proscrite et malheureuse allait se réfugier au pied du Cythéron, appuyée au bras d'Antigone : dans notre Théâtre maintenant, la royauté ivre vient dormir dans un mauvais lieu, entre les bras d'une fille publique. Voilà ce qu'on nomme progrès ! . On ne peut mieux analyser la confusion qui s'établit entre politique, morale et littérature. C'est donc le code culturel dans son ensemble que Hugo met en péril. Et la sanction ne se fait pas attendre, c'est le refus du public, ce que la presse nomme : . un manque d'intérêt ». Et les Débats de poursuivre : ■ Ce qui est plus funeste à cet ouvrage, c'est qu'il n'a jamais excité un pressant intérêt... Le spectateur est resté froid et indifférent. . Cette opinion n'est pas propre aux Débats, elle est générale sous des formulations diverses.



Le grotesque.



Si la fureur de la critique se déchaîne tout particulièrement contre le Roi s'amuse c'est que toute la structure dramatique du Roi s'amuse repose sur le grotesque. Les critiques ne s'y trompent pas, c'est ce grotesque auquel Hugo a voulu donner droit de cité sur la scène française, c'est le grotesque qu'ils condamnent. L'Entr'acte (du 24 novembrE) en fait l'analyse fort pertinente : > Lorsque Marion eut été joué, l'auteur se demanda sans doute pourquoi sa Marion, toute belle qu'elle est, n'avait obtenu qu'un triomphe contesté. Et il dut se dire : je n'ai pas mis assez de grotesque... Il s'en est souvenu, et il a fait le Roi s'amuse, cette ouvre étrange ou le bouffon tient la première place. ■ L'Entr'acte qui ne dénigre pas Hugo de parti pris, tient que son génie est tragique : - Son genre au théâtre, c'est le vers cornélien, c'est la vigueur tragique... Le tragique ne l'abandonne jamais... C'est là qu'il est grand, théâtral, vrai ; il est lui. . Mais le grotesque le défigure : ■ Hélas ! c'est par le système qu'il court au grotesque, c'est de propos délibéré qu'il se fait comique. » Si le comique est acceptable, le grotesque ne l'est pas : ■ Autant que personne nous approuvons le mélange de la terreur et du rire : ce n'est pas la gaîté qui nous fâche dans le drame, mais c'est le drame qui nous fâche quand il n'est pas gai. Si Hugo veut quitter son grotesque pour le comique de Molière, nous n'avons plus de souhait à former. »

Le Temps (Briffaut ou Rolle ?) est plus explicite encore : ■ On a remarqué depuis longtemps que l'esprit comique manque entièrement à M. Hugo. L'énergie, la verve, la couleur sont de son domaine, mais nullement la légèreté et la répartie. Or par une fatalité singulière, c'est toujours un bouffon à caractère naturellement plaisant et spirituel que M. Hugo se plaît à mettre en relief sur le premier plan de ses ouvrages'. ■ Le Journal du Commerce a les meilleures formules. ■ Que signifie... ce bouffon qui ne fait jamais rire, dont la marotte est un poignard, qui joue avec un cadavre, et tout cet échafaudage de monstruosités, d'horreurs, qui ne produisent que le dégoût et l'ennui .. C'est donc le mélange et la réversibilité du bouffon et du tragique qui heurte la sensibilité des contemporains. Avec beaucoup de finesse, le chroniqueur du Temps montre que ce n'est pas la présence ou la grossièreté du bouffon qui sont choquantes, mais le parallélisme qui s'établit entre le roi et le bouffon, et plus précisément le rôle de sujet de l'action que joue le bouffon en regard du roi : ■ M. Hugo a choisi (son héros...) entre tous. Il s'est trouvé un bouffon, un bossu, un être contrefait, que Marot a peint comme un épouvantail, Quasimodo enfin ; cet homme appartenait de droit à M. Victor Hugo. Il en a fait le héros de son drame. Jusque-là, rien de mieux. Mais M. Hugo a fait de ce bouffon le dernier des hommes, et il a placé François Ier, le roi français, encore en-dessous de cet homme-là.



Si nous voulons comprendre le rôle que joue le grotesque dans les réactions de la presse en face du Roi s'amuse, il n'est pas de meilleur point d'optique que le parallèle entre Saint-Vallier et Triboulet.- dans ce drame de l'amour paternel, la passion fondamentale est représentée par deux personnages, dont l'un prend le relais de l'autre ; leur position est la même, et la violence de la formulation affective est égale chez l'un et chez l'autre : pourtant la presse réagit d'une façon totalement opposée aux deux personnages. Le rôle de Saint-Vallicr est la seule pan du drame qui n'obtienne pratiquement que des éloges. Le Courrier français, indulgent, rencontre le Temps, plus que sévère. L'un admire « la sublime colère de Saint-Vallier. Rien de plus haut et de plus délicat que l'expression de cette douleur paternelle . (24 novembrE). Et l'autre : ■ On sait à quel degré M. Hugo porte le pathétique lorsqu'il exprime le sentiment paternel (...). Il s'est surpassé dans ce morceau > (26 novembrE). La Quotidienne admire malgré certaines réserves historiques la tirade de Saint-Vallier surtout . quand il compare son caractère sacré de père au caractère sacré de roi ». Mais dans Tri-boulet la paternité n'a rien de sacré. On lui trouverait même quelque chose d'équivoque : le National (toujours luI) juge cet amour bestial : ■ À voir Triboulet enlaçant la jeune Blanche dans sa longue tirade paternelle, on croirait voire une lionne jalouse rôder autour de ses petits, les caresser et les lécher. » Le Journal du Commerce et le Courrier des Théâ-tres tiennent pour choquant l'amour excessif de Triboulet pour sa fille Blanche : ■ En revanche, l'amour paternel ne chante pas autrement au fond d'une âme dans ses grandes joies et ses plus profondes exaltations », La Quotidienne parle de < paternité touchante et vraie ». Mais tandis que les Débals jugent « sublime ■ la fin de l'acte III et le désespoir de Triboulet à la porte du roi, le Figaro tout pénétré d'une vertueuse indignation pour l'immoralité de la pièce se demande sérieusement ■ pourquoi le fou du roi n'aurait-il pas été fier de donner sa fille ? ■ C'est l'alliance bouffon/père qui déconcerte la critique : la fonction père est une fonction noble et, si l'on peut dire, une fonction royale (le père noblE), elle convient à Vallier ; mais les critiques et spectateurs ont été étrangement surpris de la voir assumée dès le début de l'acte II par le fou de cour. Surprise prévue et dénotée (acte III, scène 3) par Hugo, si prompt à identifier le spectateur avec l'Adversaire :



Ah ! vous restez muets, vous trouvez surprenant

Que ce bouffon soit père et qu'il ait une fille' !



Cette identification déplaisante achève de donner au grotesque sa figure inacceptable. pratiquement, tous les reproches, de fond tournent donc autour de la notion de grotesque et des divers éléments dont elle se compose d'après la Préface de Cromwell. Le grotesque, c'est le laid. Rolle, dans le National, analyse l'importance du laid dans le grotesque hugolien : « Pour Triboulet, M. Victor Hugo l'a modelé sur son type accoutumé. M. Hugo n'a qu'un type pour le laid, il a pris Caliban à Shakespeare, et ensuite il a éparpillé Caliban dans ses drames et ses romans. Han d'Islande, Quasimodo hier,Triboulet, tous ont emprunté quelque chose à Caliban. ■ Caliban-peuple, Caliban monstre ; toujours de Rolle, dans le même article : « M. Victor Hugo aime cette espèce mixte, indéterminée qui n'est ni l'homme ni la bête » ; et Rolle insiste non seulement sur l'animalité, mais, avec la clairvoyance de la haine, sur le caractère double des héros hugoliens :



Si, par intervalles, ses personnages amphibies laissent échapper une parole, une idée qui les rattachent à l'humanité, un instant après on s'attend à leur voir pousser du poil au dos ou de longues défenses à la mâchoire.

Ces femmes, moitié femmes et moitié louves, ces hommes mi-composés d'homme et de chacal, heurtent et froissent à chaque instant l'esprit et le cour par leurs appétits anonnaux.



Ce qui choque les critiques, Rolle en tête, c'est le caractère . populaire ■ du grotesque et, circonstance aggravante, ce qui apparaît n'est pas le peuple distingué, c'est le peuple bouffon, en d'autres termes, le trivial : les Débats (24 novembrE) accusent Hugo de retomber dans ■ le bouffon, le trivial, le populaire ». La Quotidienne stigmatise ■ des trivialités de tous les genres et des inconvenances les plus choquantes ». C'est aussi la Quotidienne qui voit dans le Roi s'amuse- de l'Arlequin afficheur-. Trivialité, vulgarité, caractère populaire, scènes de parade, autant de formules qui condamnent dans le grotesque hugolien, un élément bas qui froisse péniblement le goût distingué de l'élite. Les plus belles condamnations du grotesque et de l'ensemble du » système dramatique ■ de Hugo sont dues à Rolle dans le National ex à Briffault dans le Temps. L'article de Rolle mêlant artistement les considérations esthétiques, morales et philosophiques, souligne le caractère idéologique des reproches faits à Hugo. C'est une conception de l'art qui est condamnée, mais aussi l'ensemble d'une conception du monde : Hugo est le poète du laid, du mal, de Caliban-peuple' et pour tout dire, de la matière.

Cet article très long, très bien fait, systématise les critiques éparses ailleurs :



Ainsi vous avez à la fois dans le même taudis, le meurtre, la prostitution et le vin au litre, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus horrible et de plus répugnant au monde. L'art s'ennoblit encore un coup ! François Ier s'enivre, se salit en embrassant cette femme et se couche de tout son long : le Roi s'amuse ! On n'a jamais rien imaginé de semblable. Quand Henri s'enivre avec Falstaff, Shakespeare le laisse-t-il se vautrer dans la fange sans âme et sans pensée ? Non, le grand poète réveille tout à coup le débauché au bruit du clairon de Hotspur. Avec M. Victor Hugo, tout est terre et matière ; je ne sache pas de poète plus triste et plus affligeant (..,) De même que d'autres ont idéalisé le beau, M. Victor Hugo idéalise le laid ou l'horrible à volonté ;(...) La débauche de François Ier est toute brutale, elle chancelle, s'essuie la bouche, va des doigts et des maias comme celle que la patrouille arrête la nuit au coin des bornes...

Dans la cour de François Ier, il a pris Triboulet ; dans le caractère et la vie de François Ier, il a choisi ses débauches secrètes et ses honteuses corruptions. Triboulet bossu et cagneux, François I" ivrogne et sentant le mauvais lieu ; l'infirmité physique et la crapule ; u matière toute pure ; la matière contrefaite ou honteuse.



Pour condamner l'art de Hugo, Rolle utilise les catégories du haut et du bas, catégories à la fois et indissolublement esthétiques, morales et sociologiques :



Longtemps l'art a vécu d'air pur et de miel ; longtemps il s'est tenu dans les régions hautes et éthérées où il se manifestait en revêtant des formes délicates et exquises ou en parlant un langage divin. Aujourd'hui il prend ses modèles dans les petits fronts et les gros yeux, dans les grands nez, les dos voûtés et les estomacs plats et larges ; il descend dans les cuisines où le fou Triboulet et son confrère Brusquet, le bouffon, lardaient avec un grand lardoir le manteau de velours noir brodé d'argent de M. le maréchal de Strozzi, pour donner à rire au roi François Ier '.



Le plaisant de ces formules nostalgiques d'un art élevé et aristocratique est qu'elles figurent dans un journal qui est le chef de file des journaux libéraux. Joli témoignage du - philistinisme . de la bourgeoisie libérale2.

Beaucoup de critiques épargnent le poète en condamnant le dramaturge ; mais Rolle, plus perspicace dans la vue totale qu'il donne de Hugo, montre la continuité de l'un et de l'autre :



M. Hugo a un goût décidé pour les choses physiques et dans les choses physiques, - pour le laid et le grotesque. La couleur, la forme, la dimension, le monde des faits, les impressions fugitives et sensuelles, voilà presque toute sa poésie ; il vous montrera, en beaux vers et en langue pittoresque, une vieille tour qui se lézarde, l'herbe qui croît à travers les dalles, et la statue de chevalier debout dans sa niche de pierre. Il fera l'anatomie d'une flotte et vous dira jusqu'au dernier nom du dernier des mousses, jusqu'au dernier clou du vaisseau amiral, mais pour le monde des idées, il vous y mène rarement, il s'adresse peu à l'homme moral et n'interroge guère sa nature intime. .. Lamartine était le poète de l'esprit et de l'âme.



Rolle indique ici non seulement une infirmité, mais aussi un système ; or cet attentat délibéré au code esthétique de la société est puni par l'incompréhension :



Ainsi M. Victor Hugo exagère, il pousse toute chexse à l'extrême. U s'est fait, pour ses drames comme pour ses romans, une nature qui dépasse toute limite humaine. Cette nature, il veut l'imposer au public français malgré ses répugnances et ses goûts originels. Il veut le faire rire avec des lazzis anglais ou espagnols ; il veut l'épouvanter avec des contes d'ogres et de géants1 ; il veut l'intéresser à la matière toute rude et toute grossière, lui, ce public pourvu d'un esprit si net. si clair, si intelligent, plein de sens, de sagacité, public dont le véritable génie a trouvé il y a bientôt deux cents ans, son expression la plus complète dans notre admirable Molière.



L'appel assez grossier au public d'élite se double ici de la nostalgie du passé classique : la référence à Molière a le double intérêt d'être à la fois passéiste et bourgeoise.

Ce n'est pas par hasard si la quasi totalité des critiques refuse à Hugo le génie dramatique, même si la plupart, moins acharnés que Rolle, reconnaissent la grandeur de son génie lyrique. Ainsi, le Journal des Débats (24 novembrE) (Etienne BéqueT) signale : - Il a échoué, lui, cet homme d'une imagination si haute et si puissante, dune poésie si variée et si élevée, lui, l'auteur de Notre-Dame de Paris, le chantre des Orientales . ; et le Commerce lui reproche ses insuffisances techniques : . Déjà deux fois, la critique l'a averti que son talent n'était pas celui du théâtre (...) qu'il ne savait pas combiner un plan ; que les caractères de ses personnages étaient presque toujours au-dessous et au-dessus de la vérité.., Quant à une action intéressante, à une intrigue naturellement conduite, à des scènes filées avec art, il ne faut pas y penser ■ {CommercE). Rolle accuse Hugo d'usurper par sa parole lyrique, la place de l'action dramatique, parlant d' ■ intolérance lyrique - : - dans le Roi s'amuse, c'est encore M. Victor Hugo qui parle tout seul... Je n'ai jamais vu une usurpation plus flagrante et plus entêtée de la parole sur l'action, de la déclamation individuelle de l'écrivain sur le droit que chaque personnage de drame a de se faire voir et de parler à son tour -. Mais il est tout aussi sévère pour les scènes à multiples personnages, comme les scènes de l'acte I : . C'est une confusion et un pêle-mêle de paroles et d'individus, très pénibles à suivre. «



Bref, tous concluent par le même conseil : qu'il renonce au théâtre.

Pour certains, rares à la vérité, ce qui est condamné, ce n'est pas Victor Hugo, c'est le drame romantique. Ainsi les Débats -. « Cette chute est celle d'un genre tout entier. Le Rois 'amuse résumait toutes ces brillantes théories que ces hardis novateurs ont soulevées depuis quelque temps... La vie humaine dans cette forme de drame n'a pas paru plus vraie, seulement elle a paru plus laide... Le mélange du bouffon et du sublime a jeté les spectateurs dans une confusion pénible. ■ Mais c'est toujours Hugo qui se retrouve exécuté, lui, - qui résume à lui seul toutes les qualités et les défauts de cette école ; il est l'expression complète de ces nouvelles doctrines - (ta QuotidiennE).



Une provocation.



Dans ce concert, rares sont les voix nuancées : quelques éloges mitigés dans le Journal des Débats, journal des Bertin, amis de Hugo, au milieu d'une critique tout compte fait très acerbe. Des éloges non sans contrepartie, mais beaucoup plus nets dans le Courrier français -. Après . la sublime colère de Saint-Vallier ■ la ■ hideuse et atroce facétie du bouffon a une raison poétique -. L'article a le mérite de comprendre le caractère central du grotesque, et de l'admettre. Si l'Artiste défend Hugo, c'est, dans le cadre même du théâtre, pour son seul génie lyrique :

Le premier, il nous fait concevoir cette pensée vraiment lyrique qui s'exerce .sur toutes choses et en tire de sublimes aspirations (...)

Il faut s'accoutumer au théâtre de Victor Hugo, ne voir dans les sorties et les entrées, que les pensées qui se déplacent dans les événements, que des associations d'idées... Nous conclurons que le Roi s'amuse est une admirable poésie qui n'a pu être entièrement exécutée sur scène.

Éloge certes, mais éloge empoisonné, et qui ne sauve ni le drame, ni la dramaturgie de Hugo, quoique l'Artiste proteste contre les hurlements de la presse : « Que signifient enfin l'injure et l'invective contre une ouvre de conscience et de génie ? »

Quel sens pouvons-nous donner à l'acharnement des spectateurs et des journalistes ? Les circonstances de la représentation établissaient l'ouvre dans un climat de contestation : La France, bien après l'événement (30 avril 1835), rappelle cette ■ littérature de clubistes descendue des estaminets et des hauteurs des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, vociférant les hymnes de 93 et faisant de la terreur théâtrale contre la critique improbatrice, à grand renfort d'insultes, de menaces et de coups de poings ■. Ce sont là journaux conservateurs ; mais le National n'est pas en reste ; la pièce « a été défendue, comme cela est d'habitude pour M. Victor Hugo, par des hurlements, des menaces, des grossières et insultante apostrophes ; je ne dis pas qu'il ait été attaqué plus spirituellement. Il est assez dans la nature du drame matériel d'avoir pour lui et contre lui, les injures, les poings et le bâton. ■ C'est le Courrier de l'Europe qui résume peut-être le mieux la situation. Hugo . novateur hardi, a lancé sur la scène un drame effronté, fanfaron, insolent, où il a foulé aux pieds toutes les convenances scéniques, la morale, la majesté de l'histoire ■ (26 novembrE). Si le Courrier de l'Europe n'ose pas comparer Hugo à Robespierre, il le compare en tous cas à Luther1.

Nous avons tendance, quand nous lisons dans les Contemplations ces retours sur l'histoire du romantisme que sont Réponse à un acte d'accusation ou Quelques mots à un autre1, à croire que Hugo force la note quand il souligne l'importance de sa révolution littéraire. La lecture de la presse du Roi s'amuse paraît donner absolument raison au poète : » ...Si c'est un poète, il entend ce chour : « Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant3 ! ■






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Victor Hugo
(1802 - 1885)
 
  Victor Hugo - Portrait  
 
Portrait de Victor Hugo


Biographie / Ouvres

C'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature

Chronologie

1802
- Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris.

Chronologie historique

1848

Bibliographie sÉlective


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