Victor Hugo |
A mes frères aînés, écoliers éblouis, Ce qui suit fut conté par mon oncle Louis, Qui me disait à moi, de sa voix la plus tendre : - Joue, enfant ! - me jugeant trop petit pour [comprendre. J'écoutais cependant, et mon oncle disait : - Une bataille, bah ! savez-vous ce que c'est ! De la fumée. A l'aube on se lève, à la brune On se couche ; et je vais vous en raconter une. Cette bataille-là se nomme Eylau ; je crois Que j'étais capitaine et que j'avais la croix ; Oui, j'étais capitaine. Après tout, à la guerre, Un homme, c'est de l'ombre, et ça ne compte guère, Et ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Donc, Eylau C'est un pays en Prusse ; un bois, des champs, de [l'eau, De la glace, et partout l'hiver et la bruine. Le régiment campa près d'un mur en ruine ; On voyait des tombeaux autour d'un vieux clocher. Benigssen ne savait qu'une chose, approcher Et fuir ; mais l'empereur dédaignait ce manège. Et les plaines étaient toutes blanches de neige. Napoléon passa, sa lorgnette à la main. Les grenadiers disaient : - Ce sera pour demain. Des vieillards, des enfants pieds nus, des femmes [grosses Se sauvaient ; je songeais ; je regardais les fosses. Le soir on fit les feux, et le colonel vint ; Il dit : - Hugo ? - Présent. - Combien d'hommes ? - Cent vingt. - Bien. Prenez avec vous la compagnie entière, Et faites-vous tuer. - Où ? - Dans le cimetière. Et je lui répondis : - C'est en effet l'endroit. J'avais ma gourde, il but et je bus ; un vent froid Soufflait. Il dit : - La mort n'est pas loin. Capitaine, J'aime la vie, et vivre est la chose certaine, Mais rien ne sait mourir comme les bons vivants. Moi, je donne mon cour ; mais ma peau, je la vends. Gloire aux belles ! Trinquons. Votre poste est le pire. Car notre colonel avait le mot pour rire. Il reprit : - Enjambez le mur et le fossé, Et restez là ; ce point est un peu menacé, Ce cimetière étant la clef de la bataille. - Gardez-le. - Bien. - Ayez quelques bottes de paille. - On n'en a point. - Dormez par terre. - On [dormira. - Votre tambour est-il brave ? - Comme Bara. - Bien. Qu'il batte la charge au hasard et dans [l'ombre, Il faut avoir le bruit quand on n'a pas le nombre. Et je dis au gamin : - Entends-tu gamin ? - Oui, Mon capitaine, dit l'enfant, presque enfoui Sous le givre et la neige, et riant. - La bataille, Reprit le colonel, sera toute à mitraille ; Moi, j'aime l'arme blanche, et je blâme l'abus Qu'on fait des lâchetés féroces de l'obus ; Le sabre est un vaillant, la bombe une traîtresse ; Mais laissons l'empereur faire. Adieu, le temps presse. Restez ici demain sans broncher. Au revoir. Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir. Le colonel partit. Je dis : - Par file à droite ! Et nous entrâmes tous dans une enceinte étroite ; De l'herbe, un mur autour, une église au milieu, Et dans l'ombre, au-dessus des tombes, un bon Dieu. Un cimetière sombre, avec de blanches lames, Cela rappelle un peu la mer. Nous crénelâmes Le mur, et je donnai le mot d'ordre, et je fis Installer l'ambulance au pied du crucifix. - Soupons, dis-je, et dormons. La neige cachait [l'herbe ; Nos capotes étaient en loques ; c'est superbe, Si l'on veut, mais c'est dur quand le temps est mauvais. Je pris pour oreiller une fosse ; j'avais Les pieds transis, ayant des bottes sans semelle ; Et bientôt, capitaine et soldats pêle-mêle, Nous ne bougeâmes plus, endormis sur les morts. Cela dort, les soldats ; cela n'a ni remords, Ni crainte, ni pitié, n'étant pas responsable ; Et, glacé par la neige ou brûlé par le sable, Cela dort ; et d'ailleurs, se battre rend joyeux. Je leur criai : - Bonsoir ! et je fermai les yeux ; A la guerre on n'a pas le temps des pantomimes. Le ciel était maussade, il neigeait, nous dormîmes. Nous avions ramassé des outils de labour, Et nous en avions fait un grand feu. Mon tambour L'attisa, puis s'en vint près de moi faire un somme. C'était un grand soldat, fils, que ce petit homme. Le crucifix resta debout, comme un gibet. Bref le feu s'éteignit ; et la neige tombait. Combien fut-on de temps à dormir de la sorte ! Je veux, si je le sais, que le diable m'emporte ! Nous dormions bien. Dormir, c'est essayer la mort. A la guerre c'est bon. J'eus froid, très froid d'abord ; Puis je rêvai ; je vis en rêve des squelettes Et des spectres, avec de grosses épaulettes ; Par degrés, lentement, sans quitter mon chevet, J'eus la sensation que le jour se levait, Mes paupières sentaient de la clarté dans l'ombre ; Tout à coup, à travers mon sommeil, un bruit sombre Me secoua, c'était au canon ressemblant ; Je m'éveillai ; j'avais quelque chose de blanc Sur les yeux ; doucement, sans choc, sans violence, La neige nous avait tous couverts en silence D'un suaire, et j'y fis en me dressant un trou ; Un boulet, qui nous vint je ne sais trop par où, M'éveilla tout à fait ; je lui dis : - Passe au large ! Et je criai : - Tambour, debout ! et bats la charge ! Cent vingt têtes alors, ainsi qu'un archipel, Sortirent de la neige ; un sergent fit l'appel, Et l'aube se montra, rouge, joyeuse et lente ; On eût cru voir sourire une bouche sanglante. Je me mis à penser à ma mère ; le vent Semblait me parler bas ; à la guerre souvent Dans le lever du jour c'est la mort qui se lève. Je songeais. Tout d'abord nous eûmes une trêve ; Les deux coups de canon n'étaient rien qu'un signal, La musique parfois, s'envole avant le bal Et fait danser en l'air une ou deux notes vaines. La nuit avait figé notre sang dans nos veines, Mais sentir le combat venir nous réchauffait. L'armée allait sur nous s'appuyer en effet ; Nous étions les gardiens du centre, et la poignée D'hommes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée, Va s'acharner ; et j'eusse aimé mieux être ailleurs. Je mis mes gens le long du mur, en tirailleurs. Et chacun se berçait de la chance peu sûre D'un bon grade à travers une bonne blessure ; A la guerre on se fait tuer pour réussir. Mon lieutenant, garçon qui sortait de Saint-Cyr, Me cria : - Le matin est une aimable chose ; Quel rayon de soleil charmant ! La neige est rose ! Capitaine, tout brille et rit ! quel frais azur ! Comme ce paysage est blanc, paisible et pur ! - Cela va devenir terrible, répondis-je. Et je songeais au Rhin, aux Alpes, à l'Adige, A tous nos fiers combats sinistres d'autrefois. Brusquement la bataille éclata. Six cents voix Enormes, se jetant la flamme à pleines bouches, S'insultèrent du haut des collines farouches, Toute la plaine fut un abîme fumant, Et mon tambour battait la charge éperdument. Aux canons se mêlait une fanfare altière, Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière, Comme si l'on cherchait à tuer les tombeaux ; On voyait du clocher s'envoler les corbeaux ; Je me souviens qu'un coup d'obus troua la terre, Et le mort apparut stupéfait dans sa bière, Comme si le tapage humain le réveillait. Puis un brouillard cacha le soleil. Le boulet Et la bombe faisaient un bruit épouvantable. Berthier, prince d'empire et vice-connétable, Chargea sur notre droite un corps hanovrien Avec trente escadrons, et l'on ne vit plus rien Qu'une brume sans fond, de bombes étoilée ; Tant toute la bataille et toute la mêlée Avaient dans le brouillard tragique disparu. Un nuage tombé par terre, horrible, accru Par des vomissements immenses de fumées, Enfants, c'est là-dessous qu'étaient les deux années ; La neige en cette nuit flottait comme un duvet, Et l'on s'exterminait, ma foi, comme on pouvait. On faisait de son mieux. Pensif dans les décombres, Je voyais mes soldats rôder comme des ombres, Spectres le long du mur rangés en espalier ; Et ce champ me faisait un effet singulier, Des cadavres dessous et dessus des fantômes. Quelques hameaux flambaient ; au loin brûlaient des [chaumes. Puis la brume où du Harz on entendait le cor Trouva moyen de croître et d'épaissir encor, Et nous ne vîmes plus que notre cimetière ; A midi nous avions notre mur pour frontière Comme par une main noire, dans de la nuit, Nous nous sentîmes prendre, et tout s'évanouit. Notre église semblait un rocher dans l'écume. La mitraille voyait fort clair dans cette brume, Nous tenait compagnie, écrasait le chevet De l'église, et la croix de pierre, et nous prouvait Que nous n'étions pas seuls dans cette plaine obscure. Nous avions faim, mais pas de soupe ; on se procure Avec peine à manger dans un tel lieu. Voilà Que la grêle de feu tout à coup redoubla. La mitraille, c'est fort gênant ; c'est de la pluie ; Seulement ce qui tombe et ce qui vous ennuie, Ce sont des grains de flamme et non des gouttes d'eau. Des gens à qui l'on met sur les yeux un bandeau, C'était nous. Tout croulait sous les obus, le cloître, L'église et le clocher, et je voyais décroître Les ombres que j'avais autour de moi debout ; Une de temps en temps tombait. - On meurt [beaucoup, Dit un sergent pensif comme un loup dans un piège ; Puis il reprit, montrant les fosses sous la neige : - Pourquoi nous donne-t-on ce champ déjà [meublé ? Nous luttions. C'est le sort des hommes et du blé D'être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombre De fantômes rôdait encor dans la pénombre ; Mon gamin de tambour continuait son bruit ; Nous tirions par-dessus le mur presque détruit. Mes enfants, vous avez un jardin ; la mitraille Etait sur nous, gardiens de cette âpre muraille, Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir. - Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir. Je songeais, méditant tout bas cette consigne. Des jets d'éclair mêlés à des plumes de cygne, Des flammèches rayant dans l'ombre les flocons, C'est tout ce que nos yeux pouvaient voir. [- Attaquons ! Me dit le sergent. - Qui ? dis-je, on ne voit personne. - Mais on entend. Les voix parlent ; le clairon [sonne, Partons, sortons ; la mort crache sur nous ici ; Nous sommes sous la bombe et l'obus. - Restons-y. J'ajoutai : - C'est sur nous que tombe la bataille. Nous sommes le pivot de l'action. - Je bâille, Dit le sergent. Le ciel, les champs, tout était noir ; Mais quoiqu'en pleine nuit nous étions loin du soir, Et je me répétais tout bas : - Jusqu'à six heures. - Morbleu ! nous aurons peu d'occasions meilleures Pour avancer ! me dit mon lieutenant. Sur quoi, Un boulet l'emporta. Je n'avais guère foi Au succès ; la victoire au fond n'est qu'une garce. Une blême lueur, dans le brouillard éparse, Eclairait vaguement le cimetière. Au loin Rien de distinct, sinon que l'on avait besoin De nous pour recevoir sur nos têtes les bombes. L'empereur nous avait mis là, parmi ces tombes ; Mais, seuls, criblés d'obus et rendant coups pour [coups, Nous ne devinions pas ce qu'il faisait de nous. Nous étions, au milieu de ce combat, la cible. Tenir bon, et durer le plus longtemps possible, Tâcher de n'être morts qu'à six heures du soir, En attendant, tuer, c'était notre devoir. Nous tirions au hasard, noirs de poudre, farouches ; Ne prenant que le temps de mordre les cartouches, Nos soldats combattaient et tombaient sans parler. - Sergent, dis-je, voit-on l'ennemi reculer ? - Non. - Que voyez-vous ? - Rien. - Ni moi. [C'est le déluge, Mais en feu. - Voyez-vous nos gens ? - Non. Si j'en [juge Par le nombre de coups qu'à présent nous tirons, Nous sommes bien quarante. Un grognard à [chevrons, Qui tiraillait pas loin de moi, dit : - On est trente. Tout était neige et nuit ; la bise pénétrante Soufflait, et, grelottants, nous regardions pleuvoir Un gouffre de points blancs dans un abîme noir. La bataille pourtant semblait devenir pire. C'est qu'un royaume était mangé par un empire ! On devinait derrière un voile un choc affreux ; On eût dit des lions se dévorant entre eux ; C'était comme un combat des géants de la fable ; On entendait le bruit des décharges, semblable A des écroulements énormes ; les faubourgs De la ville d'Eylau prenaient feu ; les tambours Redoublaient leur musique horrible, et sous la nue Six cents canons faisaient la basse continue ; On se massacrait ; rien ne semblait décidé ; La France jouait là son plus grand coup de dé ; Le bon Dieu de là-haut était-il pour ou contre ? Quelle ombre ! et je tirais de temps en temps ma [montre. Par intervalle un cri troublait ce champ muet, Et l'on voyait un corps gisant qui remuait. Nous étions fusillés l'un après l'autre, un râle Immense remplissait cette ombre sépulcrale. Les rois ont les soldats, comme vous vos jouets. Je levais mon épée, et je la secouais Au-dessus de ma tête, et je criais : - Courage ! J'étais sourd et j'étais ivre, tant avec rage Les coups de foudre étaient par d'autres coups suivis ; Soudain mon bras pendit, mon bras droit, et je vis Mon épée à mes pieds, qui m'était échappée ; J'avais un bras cassé ; je ramassai l'épée Avec l'autre, et la pris dans ma main gauche : [- Amis ! Se faire aussi casser le bras gauche est permis ! Criai-je, et je me mis à rire, chose utile, Car le soldat n'est point content qu'on le mutile, Et voir le chef un peu blessé ne déplaît point. Mais quelle heure était-il ? Je n'avais plus qu'un poing Et j'en avais besoin pour lever mon épée ; Mon autre main battait mon flanc, de sang trempée, Et je ne pouvais plus tirer ma montre. Enfin Mon tambour s'arrêta : - Drôle, as-tu peur ? - J'ai [faim, Me répondit l'enfant. En ce moment la plaine Eut comme une secousse, et fut brusquement pleine D'un cri qui jusqu'au ciel sinistre s'éleva. Je me sentais faiblir ; tout un homme s'en va Par une plaie ; un bras cassé, cela ruisselle ; Causer avec quelqu'un soutient quand on chancelle ; Mon sergent me parla ; je dis au hasard : - Oui, Car je ne voulais pas tomber évanoui. Soudain le feu cessa, la nuit sembla moins noire. Et l'on criait : - Victoire ! et je criai : - Victoire ! J'aperçus des clartés qui s'approchaient de nous. Sanglant, sur une main et sur les deux genoux Je me traînai ; je dis : - Voyons où nous en sommes. J'ajoutai : - Debout, tous ! Et je comptai mes [hommes. - Présent ! dit le sergent. - Présent ! dit le gamin. Je vis mon colonel venir, l'épée en main. - Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ? - Par vous, dit-il. La neige étant de sang baignée, Il reprit : - C'est bien vous, Hugo ? c'est votre voix ? - Oui. - Combien de vivants êtes-vous ici ? [- Trois. |
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Victor Hugo (1802 - 1885) |
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Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
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