Victor Hugo |
PREMIERS DÉMÊLÉS Angelo et Don Juan d'Autriche. Il est clair, dès le début des représentations d'Angelo, et même dès le début des répétitions, que le climat n'est pas celui de la détente ni de la bonne volonté. Une certaine tension se fait sentir, même entre Hugo et ce Jouslin de Lassalle qui paraît relativement favorable et que le Courrier des théâtres, entre autres, accuse de vouloir ruiner la grandeur du Théâtre Français en y montant de mauvais mélodrames comme Chatterton et Angelo. Le 29 mars 1835, Jouslin se croit obligé, dans une lettre, de s'excuser de n'avoir pas répété Angelo1 : évidemment, il a essuyé les reproches de Hugo. Mais la correspondance entre le poète et Jouslin reste courtoise tant que la pièce suit son cours 2. C'est en 1836 que les choses paraissent se gâter. Angelo a été interrompu le 20 juillet 1835 à la trente-sixième représentation qui fait encore 1 648 F, ce qui est largement bénéficiaire. Or, en 1836, la reprise d Angelo n'intervient que le 26 mars. Il faut dire que la Comédie est toute occupée et toute éberluée du triomphe de l'auteur ■ juste-milieu », l'inusable Casimir Delavigne, dont le Don Juan d Autriche atteint des recettes auxquelles même Angelo ne l'a pas habituée. Il est clair, dès le début des représentations d'Angelo, et même dès le début des répétitions, que le climat n'est pas celui de la détente ni de la bonne volonté. Une certaine tension se fait sentir, même entre Hugo et ce Jouslin de Lassalle qui paraît relativement favorable et que le Courrier des théâtres, entre autres, accuse de vouloir ruiner la grandeur du Théâtre Français en y montant de mauvais mélodrames comme Chatterton et Angelo. Le 29 mars 1835, Jouslin se croit obligé, dans une lettre, de s'excuser de n'avoir pas répété Angelo1 : évidemment, il a essuyé les reproches de Hugo. Mais la correspondance entre le poète et Jouslin reste courtoise tant que la pièce suit son cours 2. C'est en 1836 que les choses paraissent se gâter. Angelo a été interrompu le 20 juillet 1835 à la trente-sixième représentation qui fait encore 1 648 F, ce qui est largement bénéficiaire. Or, en 1836, la reprise d Angelo n'intervient que le 26 mars. Il faut dire que la Comédie est toute occupée et toute éberluée du triomphe de l'auteur ■ juste-milieu », l'inusable Casimir Delavigne, dont le Don Juan d Autriche atteint des recettes auxquelles même Angelo ne l'a pas habituée. mon désir de vous être agréable, j'ai mis et annoncé Angeb pour jeudi et reculé une première représentation à samedi '. . Il y a pire. La reprise d'Hernani, stipulée dans le contrat, devait intervenir dans les six mois à compter du 10 avril 1835. Nous sommes loin du compte et Hugo, dans une lettre que nous ne possédons pas proteste apparemment contre le manque de parole de la Comédie Française. Jouslin donne dans sa réponse à Hugo, non sans cynisme, et avec une espèce d'honnêteté, la vraie raison de sa mauvaise volonté c'est le succès de Don Juan d'Autriche : . ... Pensez-vous que Firmin puisse jouer deux rôles comme Hernani et Don Juan, cette dernière pièce nous fait toujours de 2 500 à 3 000. Vous êtes trop raisonnable pour vouloir que je perde des représentations suivies 2. » La fatigue de Firmin n'est pas la seule raison du refus de Jouslin : en fait, on ne peut pas jouer côte à côte Hernani et Don Juan d'Autriche: on verrait trop ce que la seconde pièce doit à la première et surtout la pâleur de ce décalque. Mais Marion de Lornie, dont la reprise, ou plutôt la création à la Comédie, a été elle aussi promise par contrat, que devient-elle? Il est possible (nous en sommes réduits aux conjectureS) que l'on n'ait pas eu envie de donner à Dorval un rôle qui lui permît d'éclipser les autres de la Comédie. Kitty Bell, Catarina, maintenant Marion, c'en est trop. Après quoi, Dorval est malade, et puis elle part en tournée. En 1836. le cas de Marion est encore plus difficile à régler que celui d'Hernani. Hugo ne semble pas avoir trop tourmenté la Comédie en 1836 pour cette reprise. Cependant, le contrat n'est nullement remis en question. Une lettre de Jouslin en fait foi, renouvelant à Hugo des assurances catégoriques : Mon ami, je vous renouvelle par écrit l'assurance verbale que je vous ai donnée, que notre traité relativement à la représentation de vos ouvrages, sera exécuté cette année et que les dix représentations consenties par ce traité seront données dans le courant de l'année, puisqu'elles n'ont pu avoir lieu l'année dernière. Vous pouvez être tranquille à cet égard, je n'éluderai jamais un traité et je le remplirai toujours avec plaisir avec vous, pulsqu'il pourra vous engager à nous donner de nouveaux ouvrages et que ce sera une nouvelle occasion de répondre à votre amitié et de vous prouver ainsi la mienne. À vous. J.L. Ce 18 mars 1836. Cette lettre, sans ambiguïté, justifie à elle seule le procès que fit Hugo à la Comédie Française et le gain dudit procès. En fait, pendant l'année 1836, il n'y eut pas une seule représentation d'Hernani ni de Marion et, nous venons de le voir, seulement dix représentations d'Angelo. Védel En 1837, la situation s'aggrave. Il n'est pas de notre propos de conter ici par le menu l'intrigue qui conduisit au remplacement de Jouslin par Védel 2, mais il est certain que la faveur (relative mais indéniablE) que Jouslin offrait au drame romantique ne fut pas étrangère à son exil. Certes, le prétexte n'avait pas de rapport direct avec le choix des programmes, puisque c'était sa mauvaise gestion financière réelle ou prétendue qui mettait Jouslin en difficulté. Mais on ne peut oublier l'éternel grief, celui qui tomba sur Taylor avant d'accabler Jouslin et que le terrible Charles Maurice ne se lasse jamais d'agiter: ces messieurs montent des drames romantiques; le drame romantique, cela coûte cher: les romantiques ont des exigences de couleur historique: le péplum ne leur suffit pas, il leur faut de la soie, du velours, des escaliers. La somptueuse robe de chambre de François 1er avait ruiné la Comédie en 1832 ! Or, ce qui est ainsi follement prodigué à de monstrueuses mises en scène, c'est l'argent des contribuables. Par ce biais, la mauvaise gestion financière de Jouslin est mise sur le compte du drame romantique. Avec une parfaite mauvaise foi, Hugo et son avocat Paillard de Villeneuve n'auront pas beaucoup de mal à le montrer; le moindre coup d'oil sur les registres de la Comédie Française confirme au-delà de toute espérance la thèse de Hugo: mis à part le succès de Don Juan d'Autriche, geai paré des plumes du paon, aucune représentation ne fait ses frais. Les recettes de 300 F. 400 F sont monnaie courante *; les pièces classiques n'attirent pas plus de monde que les nouveautés: il faut le charme finissant de Mlle Mars et ce mélange émouvant de perfection et de déclin pour exciter les spectateurs : encore s'agit-il de Parisiens désireux de montrer à leurs cousins de province l'inusable merveille. En fait, le drame romantique, Chatterton et surtout Angelo ont relevé le prestige de la Comédie Française. La plus élémentaire honnêteté interdit de considérer que le drame ruine la Comédie. Alors? La censure littéraire. Alors, ce que Hugo appelle la > censure littéraire - semble bien n'être pas une vue de l'esprit. Le temps est fini où les libéraux attaquaient avec une violence particulière le drame de Hugo. À présent, c'est toute la presse qui fait chorus. Et Charles Maurice paraît le reflet de l'opinion; il serait intéressant de le voir tout au long par exemple du premier trimestre 1835 attaquer jour après jour le drame romantique, écrasant Chatterton sous une douzaine d'articles et d'entrefilets, opposant inlassablement le drame - actuel -, mélodrame honteux, au pur mélo sans mélange, franc comme l'or, brillant comme un sou, la merveilleuse Nonne sanglante de la Porte Saint-Martin, où les foules se pâment au spectacle de Mlle Georges, étalant sur un divan ses puissants appas endiamantés ». Même les faits divers sont l'occasion d'une attaque contre le drame romantique: une petite prostituée vole un couvert en argent et son amant, fils de famille, jeune écrivain dont l'éditeur a fait faillite, la défend courageusement: ■ Son corps est à son ignoble état, son âme est à moi... Henriette sera toujours pour moi la plus chaste des compagnes. » Et Charles Maurice de se déchaîner: Le drame romantique est responsable, un bon jeune homme s'est laissé pervertir par une littérature obscène et dangereuse. Évidemment, le héros de cette comédie sans mours a pris pour modèle tout ce que nous avons vu se traîner sur la scène au gré des romantiques. Sans eux, il ne serait pas là et cette fille, à la fois publique et voleuse, dont on veut faire un objet de compassion, n'aurait point altéré les facultés d'un malheureux intéressant encore dans un abîme d'abjection. On voudrait que Hugo, chose probable d'ailleurs, ait lu cette histoire et son commentaire. C'est la condamnation sociale du drame romantique, instrument de révolte contre les bonnes mours, de . contestation - sociale '. De 1835 à 1838, Charles Maurice mène une guerre d'usure contre les drames de Hugo et leur présence à la Comédie Française, et plus encore, contre toute idée d'une reprise des drames anciens. L'un des articles les plus clairs est celui du 27 mars 1835 : ■ On dit (...) que la Comédie Française songe à reprendre Hernani, dont ses planches n'auraient jamais dû être touchées et à s'emparer des débris de Marion de lorme éparpillés dans le vieux fonds de boutique de la Porte Saint-Martin. D'abord, et règle générale, jamais reprise n'a fait d'argent ». Il ne faudrait pas que les romantiques, ces pelés, ces galeux, s'imaginent qu'ils ont un droit quelconque à figurer sur la scène d'un théâtre subventionné. Charles Maurice espère: . que les romantiques n'ont été admis à la Comédie Française qu'en qualité de serviteurs très heureux d'être reçus dans la famille 2 -. Jusqu'en 1838, le Courrier des Théâtres accueille de cris et de points d'exclamation l'annonce vraie ou fausse de toute reprise d'un drame hugolien. Censure littéraire donc, et Hugo n'a pas tort, mais dont les arrière-pensées politiques ou, plus exactement, idéologiques, sont manifestes. Les adversaires du drame romantique se retrouvent d'accord, libéraux, ultras et même gouvernementaux, quelles que soient leurs divergences politiques, parce que cette question prétendument littéraire, fait l'objet d'un présupposé sur lequel ils sont fondamentalement du même avis. Le monarchiste Balzac et le libéral Sainte-Beuve abominent également et de la même manière le ■ mauvais goût ■ littéraire et l'outrage aux délicates pudeurs de la morale et des convenances 3. Charles Maurice embouche la trompette la plus sonore et fait au gouvernement l'appel le moins déguisé *, le reste de la presse et l'ensemble de l'opinion suivent. Si Jouslin cède à la pression, Védel ne risque pas d'être plus brave au contraire, sa situation étant encore moins assurée. Une lettre de Hugo à Marie Dorval de mars 1837 se plaint de l'attitude de Védel... ■ La catastrophe de Jouslin de Lasalle est venue à la traverse. Maintenant, je ne sais plus où j'en suis. Il faut que M. Védel soit un pauvre homme, je n'ai même pas eu sa visite. Est-ce ignorance, est-ce rusticité? Est-ce désir de me fâcher? Je ne sais, mais je hausse les épaules '. ■ Il suit cependant des débats du procès de Hugo contre la Comédie Française que Védel a renouvelé avec Hugo une convention aux termes de laquelle il devait jouer Angelo au moins dix fois dans l'année. Les reprises û'Angelo en 1837 furent au nombre de six. Le minimum 2. Pas de reprise en vue, ni pour Marion, ni pour Hernani. On comprend la fureur de Hugo. Certes il ne veut pas retourner à la Porte Saint-Martin. En vain Harel, pour l'allécher, fait-il une reprise de Marie Tudorle 3 janvier et le 24 juillet 1835 .'. Cette invite ne donne rien. Hugo fait la sourde oreille. En vain - chose plus grave - Harel a-t-il engagé Frederick Lemaître que Hugo admire entre tous, et il le sait (11 juillet 1835 4). Hugo est bien décidé à ne pas renouer avec Harel. LA CRISE Le conflit latent depuis 1835, entre Hugo et la Comédie, éclate dans l'été 1837. Tout d'abord, l'état de la Comédie Française s'aggrave, on pourrait penser que ce fait conduirait la Comédie à accepter la production d'un auteur célèbre; c'est le contraire qui est vrai. Aucune recette ne peut combler le déficit d'un subventionné et en particulier du Théâtre Français; situation proprement tragique: s'il joue les auteurs officiels, il ne fait pas d'argent, ou n'en fait pas assez malgré la triomphante exception du Don Juan d'Autriche; s'il joue les ouvres des dramaturges romantiques et en particulier de Hugo, c'est la bataille, une bataille qui rapporte mais qui lui fait encourir les représailles du pouvoir. La subvention le soutient comme la corde soutient le pendu. Depuis octobre 1836 ', la Commission Spéciale des Théâtres Royaux tient la Comédie Française au bout de son fusil et Védel n'a pas fini de trembler; de là en face de Hugo une attitude énergique qui n'est pas dans son caractère. D'autre part, la situation même de Hugo par rapport au théâtre est fortifiée: le second Théâtre Français a reçu un premier privilège en novembre 1836, il en aura un second définitif le 27 septembre 1837 ; le second Théâtre Français créé par et pour Hugo2, ne peut que lui donner une place privilégiée. De là une double conséquence: Hugo a moins besoin de la Comédie, raidit sa position et la Comédie qui craint que Hugo ne lui donne plus de pièce nouvelle n'a pas la moindre envie de reprendre ses anciens ouvrages. On court à la rupture. Le premier signe est l'incident Volnys du mois de juin. Le 3 juin, Védel écrit à Hugo que Léontine Volnys, enrouée, ne pourra jouer Angelo. Hugo saute sur sa plume et le 4 juin envoie à Védel une lettre furibonde : « Je ne m'explique pas beaucoup par quelle préférence, Mme Volnys qui jouait hier et qui jouera demain a choisi précisément ma pièce pour se repaser. . U rappelle qu'on lui a promis cinq représentations avant le départ en vacances de Volnys ; il en réclame impérieusement deux pour la semaine suivante : . Je ne crois pas être excessif en priant Messieurs mes confrères, à qui j'abandonne d'ordinaire toute l'année, de me concéder deux jours de cette semaine3. Le 8 juin, le régisseur Faure signifie à Hugo le refus de Volnys. Devant la colère du poète, Védel croit nécessaire de renouveler ses engagements; le 10 juin 1837, il écrit: - Vous avez manifesté le désir que vos ouvrages fussent au répertoire. J'ai pris l'engagement de les y maintenir et je le tiendrai; mais je ne suis pas maître de vaincre certaines résistances. C'est là Monsieur ce qui m'a placé dans la situation pénible de ne pouvoir tenir la parole que je vous ai franchement donnée et à laquelle je voulais tout aussi franchement satisfaire'. . Le 13 juin Hugo tire les conséquences de la situation : « C'est désormais à ses actes envers moi que j'attends la direction de la Comédie Française pour juger quelle attitude je dois prendre à son égard 2. . La rupture définitive et le passage à la procédure judiciaire interviennent entre le 25 et 31 octobre. Le 25 octobre, Hugo accepte par un billet un rendez-vous fixé par Védel 3. Apparemment, l'entrevue du vendredi 27 est négative. Le lendemain 28, Védel écrit à Hugo une lettre que nous citons intégralement parce qu'elle est le meilleur résumé du conflit: Monsieur, Si je n'écoutais que mon désir empressé de faire cesser entre vous et la Comédie Française toute fâcheuse discussion et de prévenir surtout l'éclat plus fâcheux encore d'un procès, je n'hésiterais pas à accepter les propositions que vous m'avez faites dans un but de conciliation et dont je vous renouvelle mes remerciements, mais la position dans laquelle je me trouve est tellement difficile et les engagements pris soit par la Comédie soit par moi sont si impérieux, que je ne vois aucun moyen de m'en affranchir, sans exciter d'autre part des récriminations publiques et judiciaires. Ainsi en terminant avec vous un débat qui me peine, je m'exposerais à en faire naître plusieurs qui résulteraient de semblables droits. Placé dans cette alternative et désirant concilier tous les intérêts, je viens, forcé par cette position inextricable, vous demander s'il vous serait possible de reporter au mois d'avril la représentation de votre nouvel ouvrage, assuré comme vous devez l'être, et à cet égard, mon intérêt même est une garantie, que si quelque circonstance me mettait à même de rapprocher ce terme je la saisirais avec plaisir et empressement. Cette saison est encore très favorable surtout avec l'appui de votre nom, et d'ailleurs vous ne devez en redouter aucune. Je suis avec une haute considération Monsieur, votre très humble serviteur, Paris, 28 août 1837. Le Directeur du Théâtre Français, Védel . D'où il suit que: 1° Védel avait d'autres engagements (avec des écrivains tels Scribe et Delavigne qui ne soulèveraient pas l'ire du public et du gouvernemenT) ; 2° il craignait à la fois une campagne de presse et des procès (crainte réelle ou prétexte, on ne saiT); 3° Hugo - c'est le point étonnant - était prêt à donner immédiatement une pièce à la Comédie, à la condition qu'elle soit jouée sans délai. Or Hugo, nous le savons, n'a aucun texte en réserve et, après le second privilège il est déjà moralement engagé avec le futur théâtre de la Renaissance. Quelle explication pouvons-nous donner? Que Hugo a au moins deux projets (ce que nous savons de reste2); il donnait une pièce au Théâtre Français pour la saison 1837-1838, et une autre, à la Renaissance pour la saison suivante. La réponse de Védel fait craindre au poète les manceuvres dilatoires qui y sont comme inscrites. Hugo décide de s'en remettre à la justice. C'est ce qui ressort des deux lettres de Hugo à Védel datées du dimanche 29 octobre. Il réclame communication des registres : ■ Tout arrangement entre la Comédie Française et moi étant maintenant impossible comme je l'avais prévu et comme le démontre votre lettre de ce matin, il ne me reste plus qu'à vous prier de vouloir bien mettre à ma disposition les registres du Théâtre pour le dépouillement dont j'ai l'honneur de vous entretenir. En faisant ce dépouillement, je remplis un devoir non seulement vis-à-vis de moi, mais envers la littérature tout entière. Je tiens en outre à n'articuler devant le tribunal et devant le public que des faits et la preuve en main3 .. Védel épouvanté s'enfuit, et quand Hugo après midi arrive au théâtre, il ne trouve personne : il écrit dans la loge du portier un billet furieux. Le 31 (mardI) Hugo revient à la charge: . Monsieur, je sors de chez Monsieur le Président du tribunal de Commerce, qui paru comprendre l'urgence de la cause. L'affaire ainsi qu'il a été convenu de concert avec M. Nouguier, votre agréé, sera plaidée le 6 novembre. Je regrette de ne pas vous trouver au théâtre car je désirais savoir pour quelles raisons, ayant jusqu'ici conservé toute courtoisie avec moi, vous pouviez me refuser une communication de documents que je juge utiles à ma cause, communication que j'obtiendrai toujours par les voies judiciaires, ce qui serait du temps perdu et rien de plus '. » En fait, Védel refusera communication des registres à Hugo qui sera obligé d'utiliser d'autres sources (audience du 5 décembre 1837) Il donne acte de la rupture et du procès dans une lettre à Hugo datée de novembre 1837: ■ Si j'accepte les chances du procès qui va s'ouvrir entre nous, ne voyez là, je vous prie, aucune pensée qui vous soit personnelle (...). Quelle que soit, d'ailleurs, l'issue du débat qui s'engage, j'aime à espérer, Monsieur, qu'elle n'aura pas pour la Comédie le douloureux résultat de voir s'éloigner de la scène l'écrivain dont le talent doit l'illustrer, et qu'elle ne me privera pas de relations qui me sont à la fois honorables et bien précieuses 2. ■ Beau témoignage des contradictions dans lesquelles se débat la Comédie. LE PROCÈS Premières passes d'armes. Le procès s'ouvre le 6 novembre devant le tribunal de Commerce de la Seine et Hugo a joint au texte d'Angeh le compte rendu de la Gazette des Tribunaux du 7 et du 21 novembre 1837. Le public est nombreux et le procès devient une manifestation littéraire et mondaine. L'avocat de Hugo, Paillard de Villeneuve rappelle les différents traités qui obligent la Comédie3. Appuyant ainsi sa base juridique sur le texte des traités, l'avocat n'a pas de peine à montrer: 1° que la mauvaise volonté de la Comédie n'est pas due à un argument financier, à la faiblesse des recettes faites par les pièces de Hugo; 2° qu'elle est ■ liée à un système général de monopole et d'expulsion contre une doctrine littéraire qui blesse certaines répugnances et porte ombrage à certaines célébrités1 -. Sur le premier point, Paillard de Villeneuve2 rappelle que la moyenne des quatre-vingt-cinq représentations de Hugo est de 2 914,25 F, alors que la moyenne des représentations de Mlle Mars, pilier financier de la Comédie n'est que de 2 618 F Sur le deuxième point, l'avocat souligne le lien entre cette obstruction de la Comédie et 1° ■ les discussions littéraires qui s'élèvent chaque année dans les Chambres à l'occasion du budget du Théâtre Français, et la menace faite à plusieurs reprises de retirer au Théâtre Français une subvention qu'il profane au contact des novateurs littéraires ■; 2° le monopole de fait dont jouissent Scribe et Delavigne à la Comédie, écrivains ■ au talent, à l'habileté desquels plus que personne nous rendons hommage, dont les succès ont été grands et le seront encore ' . et il conclut en montrant que « La Comédie Française ne tend à rien moins qu'à déshériter de sa publicité tous ceux dont les doctrines ne sympathisent pas avec la nature officielle qui leur est imposée z. . L'avocat de la Comédie, Me Delangle déploie une défense d'une singulière faiblesse: 1° les signatures des représentants de la Comédie, Desmousseaux ou Jouslin sont nulles parce que non revêtues du contreseing du commissaire royal; 2° la distribution en double des rôles qui incombe à l'auteur n'a pas été faite; 3° pour Marion, qui a été jouée à la Porte Saint-Martin, il faut une seconde lecture à la Comédie. Hugo et Paillard de Villeneuve n'ont pas de peine à montrer que les deux derniers arguments ne tiennent pas: 1° une distribution en double, légale sur le papier, est techniquement impossible, aucun théâtre n'ayant les effectifs suffisants; 2° le contrat d'Angelo qui prévoit la création de Marion à la Comédie ne suppose aucune lecture d'une pièce déjà reçue en 1829- Quant au premier argument, il est pour Hugo l'occasion d'une improvisation fulgurante: Messieurs, devant vous le directeur du Théâtre Français s'évanouit. L'homme que j'ai vu, qui m'a parlé, qui m'a écrit, qui est venu chez moi, qui avait tout pouvoir, qui a traité, qui a signé, cet homme-là n'est plus qu'une ombre. C'est un être sans qualité, c'est un mineur. Il a traité, c'est vrai, mais il ne pouvait pas traiter, il y a le décret de Moscou. Il a signé, c'est vrai; mais il ne devait pas signer, il y a le règlement des consuls. Il a donné sa parole, c'est vrai; mais comment ai-je pu croire à sa parole? C'est son avocat qui le dit. Le jugement reprend en totalité les arguments de Hugo et de son avocat, rappelant que la faiblesse des recettes ci'Angelo, lors de la reprise peut avoir eu pour cause des circonstances étrangères au mérite de la pièce -, que si Védel > a fait un mauvais calcul, il n'en est pas moins obligé par son engagement ». Un attendu rappelle ■ que la propriété littéraire, qui est le produit des plus nobles facultés de l'homme, doit trouver devant les tribunaux une protection équitable contre la violation des conventions où elle est intéressée ». Ici Hugo mieux placé, réussit ce qu'il a manqué à propos du Roi s'amuse, contraindre la justice à lui reconnaître sa propriété littéraire. Le jugement, très dur pour la Comédie, accorde au poète 6 000 F de dommages-intérêts (avec contrainte par corps pour VédeL), la reprise d'Hemani (délai 2 moiS), celle de Marion (délai 3 mois, celle d'Angelo 5 mois, pour compléter la série de 15 représentations dueS); faute de quoi, l'astreinte est de 150 F par jour. Une éclatante victoire La Comédie fait appel, et Me Delangle rappelle que Hugo, a été favorablement traité par les Comédiens Français, que la gloire littéraire c'est bien joli, mais que c'est aux dépens des comédiens ■ que se fait la poésie et le libéralisme ». Paillard de Villeneuve souligne le fait que la propriété littéraire est marchandise et doit être traitée comme telle. Aussi l'essentiel de sa nouvelle plaidoirie porte-t-il sur les recettes des drames : ■ On a posé une question d'argent, il importe d'y répondre. ■ Il calcule le bénéfice total fait sur les pièces de Hugo et regrette le refus de Védel de fournir les registres du théâtre; au reste il indique qu'il est impossible de tenir uniquement compte des représentations d'Angelo qui n'ont pas fait leurs frais, et explique par quels procédés on obtient des recettes faibles quand on tient à couler une pièce. Et Hugo de tirer brutalement la leçon du procès : Entre les critiques qui affirment qu'une pièce est bonne et les critiques qui affirment qu'une pièce est mauvaise, il n'y a qu'une chose certaine, qu'une chose prouvée, qu'une chose irrécusable, c'est le fait matériel, c'est le chiffre, c'est la recette, c'est l'argent. Or le poète souligne le bénéfice global que la Comédie a fait avec ses drames ; il fait dire à Védel que la Comédie est prête à lui redemander des pièces. Et il conclut : Dans toute cette affaire (...) le théâtre n'est pas mon adversaire réel. La Comédie a mis beaucoup de mauvaise foi dans cette lutte, mais c'est une mauvaise foi qu'on lui a imposée (...). Mon adversaire, dans cette cause c'est une petite coterie embusquée dans les bureaux du ministère de l'Intérieur, qui, sous prétexte que la subvention passe par le ministère pour aller au Théâtre Français, prétend régir et gouverner à sa guise ce malheureux théâtre (...). Cette coterie a déjà la censure politique, elle veut avoir en outre la censure littéraire (...). Aussi c'est un devoir que j'accomplis maintenant. En 1832, j'ai flétri la censure politique ; en 1837, je démasque la censure littéraire. Les formules de Hugo indiquent à la fois le rapport et la distance entre les deux formes de censure, et le lien entre l'esthétique et l'idéologique. Les attendus du jugement en appel (1er décembrE) sont intéressants dans la mesure où ils confirment totalement la thèse de Hugo, jusque dans le détail. Un attendu reprend et confirme tous les chiffres donnés par Hugo et par son défenseur' ; le jugement confirme l'obligation de reprendre Hernani, nie la nécessité pour Manon d'une nouvelle lecture qui ne serait ni dans les traités, ni dans les usages, rappelle pour Angelo que les usages veulent le maintien au répertoire des ouvrages profitables. Il confirme l'existence de préjudices subis par Hugo. Les mêmes dommages-intérêts sont donc maintenus ainsi que la contrainte par corps pour Védel. Les lendemains. La victoire juridique de Hugo éveille des fureurs qui ne seront pas encore apaisées un an plus tard, lors de la représentation de Ruy Bios. Le Moniteur des Théâtres du 9 décembre, que Hugo garde soigneusement, exhale une ire si démonstrative que l'article apparaît comme une sorte de résumé des griefs contre le poète ; il est présenté avec ironie comme une ■ victime innocente persécutée par un époux cruel (...). Tout le monde le repousse, le pauvre auteur dramatique. Il a des ennemis de tous côtés. Une camaraderie implacable lui ferme les portes du théâtre, le harcèle, le désole, s'oppose à la représentation de ses ouvrages (...) Vous êtes un habile comédien, M. Hugo (...) ». Suit l'énumération des échecs essuyés par Hugo à la scène: Qui siffla (Amy RobsarT), s'il vous plaît? la jeunesse des écoles (...) Qui siffla Hernani, qu'un tribunal de marchands prétend nous faire subir? Un public qui ne pouvait se faire au barbare langage des personnages que vous aviez inventés. Qui siffla le Roi s'amuse, qui intima pour ainsi dire à un ministre l'ordre de faire rayer cette pièce du répertoire de la Comédie Française? un public qui se leva tout entier pour signaler l'immoralité des tableaux (...). Qui siffla Angelo? Ce même public qui ne pouvait accepter une intrigue inexplicable, et qui repoussait de notre première scène une ouvre qui n'aurait jamais dû y être accueillie. Les succès qu'obtinrent à la Porte Saint-Martin. Lucrèce Borgia, Marion de Lorme, Marie Tudor, furent dûs à l'indulgence que l'on a ordinairement pour les ouvrages représentés sur cette scène. Impossible d'être plus clair dans la distinction entre la scène de l'élite et la scène vulgaire. Ce qui a condamné Hugo, c'est le - vrai public -, et l'article d'en donner pour preuve l'insuccès de la Esme-ralda: . L'opposition, les sifflets ne sont venus d'aucune coterie; ils sont venus du public dont vous vous prétendez adopté, et qui vous poursuit de ses sifflets et de ses critiques. En voulez-vous une preuve toute récente, toute éclatante? À l'Académie Royale de Musique, Notre-Dame de Paris, paroles et musique, tout est tombé. Alors une véritable coterie vous défendait. ■ Et d'ajouter perfidement : ■ Plaisez comme M. Delavigne, comme M. Scribe, comme M. Dumas même, votre rival dans la carrière dramatique, votre maître, dût votre orgueil souffrir de cette épithète, et vous réussirez comme eux. ■ L'auteur nie l'existence d'une censure politique avec laquelle Hugo n'a ■ jamais rien eu à démêler », et lui demande de prouver l'existence d'une censure littéraire. Que Hugo, qui a maintenant un théâtre, y fasse la preuve de son talent: « Vous l'avez depuis un an ce théâtre; vous pouvez y jouer tout ce que vous voulez; vous avez le monopole pour vos ouvres ; vous n'y craignez aucune coterie, aucune rivalité ; faites-le donc sortir de terre, régnez y donc pour nous convaincre, au moins, que vous avez raison, que le public vous a adopté, vous encourage, veut de vous et de votre prétendue régénération littéraire >. On voit la gravité de l'enjeu et l'importance de la bataille que Hugo devra mener pour Ruy Blas et le théâtre de la Renaissance. Védel à Canossa. Hugo veille diligemment aux reprises prévues par le jugement. Le mardi 2 janvier 1838, il écrit une lettre comminatoire à Védel' ; il se plaint qu'- il n'y a pas encore eu aujourd'hui 2 janvier une seule répétition d'Hernani. On répète le Misanthrope1. J'avoue que je ne m'explique pas quel intérêt le Théâtre Français trouve à m'irriter ». Védel capitule. Il y a six représentations d'Hernani en janvier (les 20, 23, 25, 27, 29, 3D et six en février (les 6, 9, 12, 18, 21, 23); Dor-val se taille un grand succès personnel ; il y a six représentation de Marion de Lormeen mars (les 8, 10, 12, 15, 17, 20). Hugo, gracieusement fait remise aux Comédiens de l'astreinte due au retard: le 24 février, Hugo abandonne à Védel une somme de 1 350 F et ajoute : «Je serai de mon côté fort sensible aux efforts qu'elle (la ComédiE) pourra faire pour effacer le passé 2. ■ Il termine en remerciant les comédiens qui jouent ses pièces. Le 6 mars, Hugo fait remise de 2 400 F à la Comédie, et, le 20 août, rappelant que la Comédie lui doit 18 000 F pour n'avoir pas repris Angelo, lui fait grâce des dommages-intérêts .*. Les représentations, sans atteindre les records de recette, donnent des résultats honorables et bénéficiaires, entre 1 600 et 3 200 F. Les rapports de Hugo et de la Comédie pourront ne pas s'arrêter là : l'avenir est préservé. |
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Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
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