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LES JUMEAUX - GENÈSE


Poésie / Poémes d'Victor Hugo





Le mythe du Masque de Fer.



L'histoire du Masque de Fer est un des beaux mythes historiques du XIX siècle - mais c'est le siècle précédent qui l'a inventé. Il servait à tous usages, et tout d'abord à mettre en accusation les crimes de la monarchie. On ne s'étonnera pas de voir un Voltaire le fignoler et le diffuser sournoisement.

La légende se présente grosso modo sous deux formes différentes : on raconte l'emprisonnement d'un homme masqué, emprisonnement à vie, double négation de la liberté et de l'identité ; à ce prisonnier on donne toutes sortes de noms conjecturaux, de Fouquet au duc de Vermandois '. Ensuite, on établit une version plus raffinée de l'histoire: le prisonnier inconnu, dont nul n'a percé l'identité, serait un frère de Louis XIV, frère aîné adultérin2, ou frère jumeau. Ainsi s'expliquerait ce masque, destiné à dissimuler une éclatante ressemblance. Il ne faut pas confondre ces deux versions fondamentalement différentes.





Une chose est certaine : il a bien existé sous le règne de Louis XIV un prisonnier inconnu et masqué : il circula entre la Bastille, Pigne-rol et l'île Sainte-Marguerite et l'on prenait pour le garder des précautions vraiment extraordinaires. Un livre récent1 tente encore de lever le voile, sans obtenir de certitude absolue, quelles que soient les hypothèses2. Mais de P. Lacroix à Georges Mongrédien, personne ne soutient plus la thèse effarante du prisonnier d'État, frère de Louis XIV.

On sait bien qui est à l'origine de cette version extrême : c'est Voltaire. Cette fable excitante mettait en question le droit divin des rois de France : quelle étrange farce la Divine Providence n'a-t-elle pas joué à la royauté en faisant de deux jumeaux indiscernables l'unique héritier de la monarchie française ! Pour un fils aîné de l'Église, c'était trop de deux. La version qui fait du prisonnier mystérieux un enfant adultérin, quoique moins scandaleuse, n'est guère plus profitable à la majesté royale De toute manière, la royauté ne peut se défendre qu'à l'aide du crime: c'est la suppression de l'innocent qui permet de sauver les apparences. La grandeur louis-quatorzienne reposerait sur un crime d'État.

Et que] bel argument à l'appui de la thèse voltairienne du hasard moteur de l'histoire ! Les chances d'une fécondation et c'est tout l'avenir d'une monarchie qui bascule. Le mythe servait merveilleusement la théorie des petites causes, du hasard conçu comme antiprovidence. Voltaire mit une grande ténacité à suggérer l'hypothèse fantastique du jumeau royal. Il fit, on le sait, deux séjours à la Bastille, du 17 mai 1717 au 14 avril 1718 et du 17 au 26 avril 1726, et s'autorisa par la suite à glisser ça et là des allusions de plus en plus précises à l'histoire du Masque de fer. Dans une lettre du 30 octobre 1738, il écrit à l'abbé du Bos: -Je suis assez instruit de l'aventure de l'Homme au Masque de fer, mon à la Bastille. J'ai parlé à des gens qui l'ont servi3 ». Dans le Siècle de Louis XIV, Particularités et Anecdotes, il décrit . un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et à la figure la plus belle et la plus douce1 (...). Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles l ». P. Lacroix rappelle que ■ Dans la septième édition du Dictionnaire philosophiqueréimprimé sous le titre de la Raison par alphabet, 1770, 2 vol. in-8°, où il fit entrer dans l'article ANA l'anecdote sur le Masque de fer, il rectifia les erreurs qu'il avait commises lui-même, faute de documents authentiques3. ■ Et de montrer comment Voltaire démolit non sans vigueur la plupart des hypothèses avancées et termine en disant : ■ Celui qui écrit cet article en sait peut-être plus que le père Griffet et n'en dira pas davantage. ■ ■ Cependant ajoute P. Lacroix, cet article fut suivi d'une Addition de l'éditeur, beaucoup moins discrète [...] Cette addition parut dans une nouvelle édition du Dictionnaire philosophique, sous le titre Questions sur l'Encyclopédie distribuée en forme de dictionnaire, par des amateurs, Genève, 1771, 9 vol. in-8° 4. ■ P. Lacroix attribue, avec raison, mais non sans quelques réserves, la note de l'éditeur à Voltaire lui-même en faisant remarquer que si elle n'eût pas correspondu à sa pensée, il l'eût démentie.



L'- éditeur . affirme : ■ Le Masque de fer était sans doute un frère, et un frère aîné de Louis XTV dont la mère avait ce goût pour le linge fin sur lequel M. de Voltaire appuie6 ». Il est plus que probable que Hugo a eu l'attention attirée sur le problème du Masque de fer, par la lecture de Voltaire et en particulier de ce dernier texte. P. Lacroix n'a fait que lui rafraîchir la mémoire si besoin en était: nous savons déjà que la première idée des Jumeaux est très antérieure a 1837 7.

Le premier récit complet de l'histoire du Masque, jumeau de Louis XTV, est celui des Mémoires apocryphes du maréchal duc de Richelieu (par l'abbé Soulavie. 1790 S) : ce récit très circonstancié (il ne manque même pas le nom de la sage-femme qui accoucha clandestinement Anne d'Autriche de son second jumeaU) ne passe aucun détail et a toute la vivacité d'un roman. Les sources - et peut-être l'inspiration - proviennent de la Maison d'Orléans (pensant à la date de 1790 à un changement possible de dynastie? la branche d'Orléans n'était pas souillée de ce crime d'ÉtaT). Il est difficile d'être sûr que Hugo a lu ces pages: elles sont la source commune à toutes les histoires du Masque de fer qui prennent pour point de départ les jumeaux royaux.

Dès la fin du XVIIIe siècle, l'histoire du Masque de fer est d'autant plus exploitée (et que l'on y crût ou non n'avait guère d'importance, l'un des grands charmes de la fable étant sa gratuité) qu'elle pouvait servir - même sous sa première forme, réduite - à toutes sortes de fins: ce qu'elle mettait en question au choix, ou simultanément, c'était la légitimité des Bourbons (assurée par un crimE), la justice de la puissance et la notion de crime d'État, ou la divine Providence et ses décrets inexplicables. Une pièce violemment antimonarchique1 fut jouée en 1793, au Théâtre National de Molière sous le titre Louis XIV et le Masque de Fer ou les princes jumeaux. Lors de la réaction qui suivit 1830, un mélodrame d'Arnoult, où se produisait Juliette, donne une version affadie de l'histoire des princes jumeaux2.



Vigny dans la Prison (1822), texte inséré dans les Poèmes antiques et modernes, fait allusion à l'hypothèse du jumeau royal, mais sa visée n'est pas là ; il fait une variation extrêmement brillante dirigée contre Dieu : le prisonnier masqué qui meurt accuse la divine Providence représentée par son prêtre; les crimes de l'histoire s'effacent devant la radicale injustice divine : ■ Il est un Dieu ? j'ai pourtant bien souffert3. ■ En ce sens, le Masque est figure et symbole non pas de l'oppression sociale et des violences de la raison d'État, mais de cette prison pascalienne où les hommes attendent leur arrêt et à laquelle renvoie un projet du Journal d'un poète'. Le souvenir du poème de Vigny est très proche de Hugo ; des hémistiches entiers passent presque intégralement du poème au drame 5; les thèmesclefs de l'aspiration à la liberté, à l'amour 1, au bonheur libre trouvent des formulations différentes mais équivalentes. L'instinct opprimé par la prison est présent ici et là 2 et si Vigny a choisi de mettre en scène le Masque vieillard et mourant, la vieillesse et la mort figurent dans tous les discours du Jumeau hugolien 3. Plus qu'un thème philosophique, plus qu'une méditation historique, c'est le lamento lyrique qui fait la parenté des deux textes 4. Hugo pouvait trouver dans Vigny un aspect de la légende du Masque qu'il se garde de négliger, le volet passionnel et pathétique, l'image de l'être innocent et jeune emprisonné et frustré de tout son bonheur possible.



Genèse des Jumeaux: la Constellation de 1830



Le Masque de Fer figure dans la liste des projets de 1830 avec cette mention: (Mazarin - l'enfant dans la grotte du tigrE) >, De l'histoire du Masque de fer, on peut tout tirer; le choix de Hugo se porte, dès le départ, sur l'opposition de la faiblesse juvénile et du pouvoir despotique et cruel ; la fable tourne autour de ce piège tendu (par le destin? par le despote?), inséparable du lieu du danger, de cette toile où don l'araignée-anankè. La même année 1830 voit Hugo écrire un brouillon où figure la mention du masque de fer; cette feuille (ms. 13396, f° 59) est probablement antérieure à FP 33 (la liste précédentE) et remonte à juin 1830 l. L'idée d'une confrontation du pouvoir royal et de sa victime, la créature de l'avenir, l'Enfant se retrouve dans ce même brouillon assortie d'un exemple historique dtfférent quoique dans les mêmes termes, celui de Louis XI et du Dauphin : le masque de fer

Le jeune prince et Louis XI l'antre du tigre.



Inutile de dire que nous sommes ici renvoyés, une fois de plus, à Notre-Dame de Paris, cette matrice de la création hugolienne des années trente. Et comme on peut s'y attendre, la liaison se fait entre la tyrannie ( esclaves et tyrans, victimes et bourreaux4 ■) et l'idée de la Révolution, liaison elle aussi présente dans Notre-Dame de Paris avec l'évocation de la prise de la Bastille. Et l'on pourrait tenir ces rapprochements pour fortuits et accidentels, liés en tout cas pour nous au niveau quasi inaccessible des contacts inconscients, si nous ne les retrouvions pas dans une page de brouillon à peu près contemporaine {.Feuillespaginées, p. 106 '), sans doute immédiatement antérieure au 18 mai 18306, et où figure une version de quatre vers, sur le mariage et la décapitation de Louis XVI, ces vers se retrouvent, plus élaborés dans le brouillon de juin 1830 dont nous venons de parler ' : dans l'un et l'autre textes l'allusion à la mort de Louis XVI s'accompagne de formules touchant à la Révolution: ■ Cette larve d'un peuple qu'on appelle révolution > (f° 59) et . la liberté sort de la Bastille brisée comme un aiglon de son ouf ■ (.Feuilles paginées, p. 106). Inutile de montrer le rapport entre la Bastille et ce mythe de la liberté qu'est l'histoire du Masque de fer; du scandale de l'oppression absolutiste sort la violence révolutionnaire et la décapitation royale : « La couronne tremble sur la tête des rois comme la perle de la rosée sur le brin d'herbe . {Feuillespaginées, p. 106) - idée avec laquelle Hugo n'aura jamais fini et qui fait le fond de Écrit en 1846.



La Révolution est éternellement le Verso de la page ', l'inversion du mal de l'oppression, le retournement du scandale.

Si l'on pouvait chercher - et trouver - l'unité de ces notes dispersées, on la verrait dans la méditation sur le pouvoir et sur le mal historique, sur la « dialectique . du sens de l'histoire. Ainsi le couple Providence/Fatalité trouve sa place dans les deux brouillons :



L'homme est libre, quoique tout soit fatal du choix de la route infernale et de la voie céleste, mais qui peut voir le point où se croisent vos deux voies.

Providence fatalité.

(.Feuillespaginées, p. 106) Cain, Abel vos races sont encore dans le monde les justes, les héros Esclaves et tyrans, victimes et bourreaux, Cain Abel dit: Providence! et toi: fatalité!

(Jum., f° 59)



Loin de nous la pensée de tirer une philosophie de l'histoire de textes aussi fragmentaires, aussi obscurs ; à peine peut-on voir une vue existentielle du destin dans la première phrase qui met côte à côte la nécessité du choix libre et la détermination absolue de ce choix. Ce qui est sans doute le plus frappant dans ces textes, c'est la liaison entre le mal et la culpabilité individuels -, et le mal collectif, historique, dont les deux visages opposés et liés sont l'oppression de la tyrannie et la violence révolutionnaire. Certes, il ne faudrait pas voir dans ce parallélisme, une vue philosophique complète des rapports de la conscience et de l'histoire. Ce que dit Hugo, c'est qu'il y a une sorte d'homologie entre le grand texte historique et celui que déroule la conscience individuelle, ou plus précisément entre les contraintes de l'histoire et celles du destin des individus: libérer la société, c'est aussi libérer les consciences. Affirmation à la fois évidente, audacieuse et vague dont il est difficile de dire si elle va plus loin, philosophiquement, ici, que la vieille idée alchimique d'une correspondance entre le microcosme humain et le macrocosme du monde.



Le mal historique et le mal individuel ont une figure dans l'ouvre hugolienne, portent un nom, le même, celui de Cain: ■ Caïn, Abel, vos races sont encore dans le monde... ■ Bien plus tard, dans le Verso de la page, ce sont les mêmes noms qui ressurgiront, avec plus de clarté, montrant ce lien du mal avec la toute-puissance dont la fable du Masque semble le paradigme: ■ Oh! la toute-puissance a Cain pour ancêtre ' . et plus décisif:



Comment ne voit-il pas (l'hommE) qu'il vit dans un problème,

Que l'homme est solidaire avec ses monstres même,

Et qu'il ne peut tuer autre chose qu'Abel2.



Cette liaison de l'individuel et du collectif est ainsi pour Hugo un moyen de justifier la figuration de l'un par l'autre, la symbolisation3 d'un destin collectif par un destin individuel, autrement dit l'intériorisation de l'histoire et sa peinture par le drame. Ainsi Hugo peut-il figurer par une fable exemplaire l'enfermement de l'homme dans une injustice radicale et le meurtre de l'avenir.



Qu'il nous suffise de remarquer que les thèmes ici confusément indiqués dans ces textes arrivent tous à maturité au même moment, printemps-été 1839- S'il y a eu, comme le veut Mauron ', un ■ creux dépressif ■ entre le printemps 1830 et le printemps 1831 (nous avons aussi essayé de montrer qu'on n'en peut guère douteR) l'année 1839 voit un renouvellement de ces thèmes: le 14 avril il écrit « Puits de l'Inde -, et le 16 ■ En passant dans la place Louis XV un jour de fête publique . ; le retour à ces brouillons du printemps 1830 et leur écriture définitive ont-ils précipité l'écriture des Jumeaux? Nous ne pouvons, ici faire l'analyse de tous les textes du printemps 1839; ce n'est pas extrapoler que de les dire marqués d'un double mouvement d'angoisse et d'affirmation. C'est l'autre abîme, du poème liminaire des Contemplations (15 juiN), c'est l'attitude du poète dans Saturne (Cont. III, m, 30 avriL) : > Il sonde le destin, et contemple les ombres.



Que nos rêves jetés parmi les choses font1 », et dans le même poème ce Saturne, ■ astre aux aspects funèbres, Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit ! ■ ; l'homme est ■ masque vide et fantôme rieur .. À quoi fait un sinistre écho l'admirable poème. À ma Fille {Cont. I, i 5 juin2), le poème du manque :



Tout a manqué [...]

La gaîté manque au grand roi sans amours ;

La goutte d'eau manque au désert immense.

L'homme est un puits où le vide toujours recommence.



L'âme est à double fond, et à la splendeur du ciel répond ■ la vase, fond morne affreux ; sombre et dormant. Où des reptiles noirs fourmillent vaguement 5 ». Le monde social est la même horreur: le poème Rencontre (RO 31) (■ C'est ainsi qu'innocents condamnés, tous les jours. Ils passent affamés sous mes murs, sous les vôtres >) daté du 3 avril; le Monde et le Siècle (RO, 7, 17 juiN) oppose à la splendeur de la nature l'énumération des horreurs de la société, > où l'iniquité règne . : ■ Est-ce que nous serions condamnés et maudits? ■ Il faut lire les textes dans leur intégralité pour en subir l'angoisse. À la fonction du poète6 correspond la haine dont il est l'objet7 et le sourire de Dieu se nomme Spectacle rassurant (RO, Y7, 1er juiN).



On voit comment ces brouillons de 1830 et la constellation qu'ils déterminent éclairent le sens des Jumeaux, comme méditation de l'histoire tournant autour de la notion de mal historique, avec ses deux axes : liberté/oppression, justification politique/meurtre de l'avenir. Ainsi l'histoire du Masque peut-elle apparaître comme le miroir exemplaire de la violence qui ne peut être rachetée que par une autre violence, ultérieure. Les Jumeaux ne prennent leur sens que par rapport à la pensée de la Révolution, à la projection dans l'avenir d'une autre histoire, qui récupère et rachète le mal irrémédiable.

L'image de Babel apparaît dans un autre - copeau ■ de FP 103, qui s'ouvre sur Puits de l'Inde ' : . Tournoyantes Babels que rêvait Pira-nèse, vous n'êtes rien près des dédales du sort -, à quoi répond cette note parmi celles du dossier de Notre-Dame de Paris: - Le monde, tour de Babel de l'humanité -. » Mais la reprise en 1839 de la même image centrale marque l'intériorisation du destin :



Effrayantes Babels que rêvait Piranèse !

Ô rêves de granit ! grottes visionnaires !

Cryptes ! palais, tombeaux, pleins de vagues tonnerres !

Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,

Vous êtes moins profonds et moins désespérés

Que le destin, cet antre habité par nos craintes,

Où l'âme entend, perdue en d'affreux labyrinthes,

Au fond, à travers l'ombre, avec mille bruits sourds,

Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours5.



Le texte figure l'introjection de l'image de Babel. Puits de l'Inde, c'est ■ Babel en creux 4 ■, et quoique l'idée de la construction plongeante vers l'intérieur, de l'architecture prise dans l'aspiration de son vide, vers le bas, soit déjà implicite dans la phrase de 1830, l'idée du double espace intérieur et fatal, qui n'en fait qu'un dans sa double fuite vers le haut et vers le bas (deux mouvements qui n'en font qu 'uN), et la construction du poème-Babel n'interviennent que neuf ans plus tard. Rien d'étonnant à ce que le mot symbole figure aussi dans un copeau de la même page, et dans un contexte significatif:

... profonde en sa hauteur Montrez-nous le symbole empreint sur l'édifice.



Le détail historique.



Probablement l'étude historique de Hugo pour les Jumeaux a-t-ele été plus minutieuse qu'il n'y paraît, garantissant chaque détail du texte. L'ouvrage de départ est l'article de la Biographie Michaud], à laquelle Hugo emprunte pour ses notes sur Mazarin 2.

Malgré une note du manuscrit *, il est clair que Hugo n'emprunte rien à Montrésor1, valet de chambre de Louis XIII, dont l'ouvrage renvoie à une époque bien antérieure à celle où se déroule la pièce. Les sources principales de Hugo, outre la Biographie Michaud, paraissent être les Mémoires de Lapone 5 et les Mémoires de Mme de Mot-teville 6 auxquels il emprunte détails et noms propres, et l'indication, chez Mme de Motteville, des conflits entre Mazarin et Anne d'Autriche7.

Le nom même de Créquis est peut-être emprunté aux Mémoires de la marquise de Créqui, ouvrage dont l'Europe littéraire avait publié de larges extraits dans l'été 1833, à l'époque même où Hugo lui accordait sa collaboration '. Probablement, le poète a-t-il consulté non seulement l'Armoria/d'Hozier 2, base de toute documentation sur la noblesse, mais le Supplément d'Hozier, qui figure à la Bibliothèque Nationale sous le titre Dossiers Bleus & où il pouvait trouver tout l'arbre généalogique ainsi que les parentés et alliances des Créqui3.

Le prénom de Jean est porté huit fois du XIIe au XV siècle par des chefs de la famille des Créqui ; il y a même un Jean de Créqui au XVIIe siècle, dont nous ignorons tout* ; aucun personnage historique ne correspond, ni de près, ni de loin, à l'image du héros hugolien, Jean de Créqui n'est pas plus historique que don Salluste de Bazan, lui aussi porteur du nom d'une famille célèbre ; il apparaît comme le ■ portrait robot ■ d'un de ces seigneurs de la Fronde, violents et naïfs, dont l'engagement politique est trop superficiel pour leur permettre la réussite et qui vivent d'étranges aventures sentimentales où apparaissent le quiproquo, le déguisement, l'adultère familial.

Le nom de Ponthieu n'est apparemment pas lié aux Créqui : c'est le nom d'une famille qui n'a de rapport avec les précédents que géographique: il s'agit aussi d'une famille picarde, alliée aux Montmorency par Alix de Bourgogne, au XIe siècle5. Notons que dans l'un et l'autre cas, il s'agit de familles éteintes, dont aucun descendant ne pourrait se formaliser de voir quelque ancêtre mythique ou réel accusé par Hugo d'adultère ou d'inceste.



Les noms des adversaires titrés de Mazarin - Bussy, Chaulnes, Brézé, Embrun - renvoient à des personnages qui jouent un rôle de comparses dans la Fronde ; Hugo se garde bien de mettre dans son drame les grands protagonistes, trop connus, un Retz, une duchesse de Longueville ; c'est toujours cette histoire ■ vue de profil . dont il parle dans la lettre à Lacroix, de décembre 1868. Bussy et Chaulnes, sont surtout des amis de Mme de Sévigné et leurs noms reviennent fréquemment dans sa correspondance ' ; plus que les acteurs d'une période historique précise, ils sont les images du XVIIe siècle aristocratique.



Le lieu de l'action est d'abord la Foire Saint-Germain, cadre probablement emprunté à Scarron l ; c'est ensuite Pierrefonds, que Hugo a visité en 1835 ; il en a fait un dessin... d'avant le désastre Viollet-le-Duc 3; toute cette promenade de fin de voyage, du 18 au 21 août 1835, laisse dans la sensibilité de Hugo des traces assez vives, pour que quatre ans après, ce pays se retrouve dans les Jumeaux. En 1834. il avait vu le bord sud du Valois, avec Senlis et Chantilly (28 et 29 aoûT), et au début du voyage de 1835, il était allé de Château-Thierry à Soissons, en visitant au passage le château de Sept-Monts. Dans toute la région, les Plessis abondent, le terme désignant un terrain enclos et protégé 4. Mais il n'y a aucun Plessis-les-Rois' ; le seul nom géographique qui se rapproche serait Plessis-de-Roye, à vingt-trois kilomètres au nord de Compiègne ; on ne sait si c'est le château auquel Lapone fait allusion (un peu éloigné, surtout à l'époque, pour être dit . près "). La localisation géographique du château des jumeaux est très précise; une lieue au nord de Pierrefonds1; malheureusement, rien n'y correspond sur le terrain ; quant à imaginer un souterrain allant de Compiègne à Pierrefonds ou au mystérieux plessis-les-Rois ! La fiction contrairement aux habitudes hugoliennes, paraît l'emporter sur la géographie et sur l'histoire. Et Hugo avait vu les ruines de Château-Gaillard, de Pierrefonds, de Coucy.



Une fois de plus, nous sommes ramenés aux procédés que nous avons pu analyser mieux à propos de Ruy Bios, l'union de la minutie dans l'accumulation des détails historiques et de l'invention dans les personnages - et même dans les lieux ; tout ce qui touche à l'individualité des personnages non-historiques est repris par l'imagination dans la ligne de vérités historiques générales. Mais à ces vérités se trouve ôtée dans une certaine mesure la spécificité: il faut qu'elles puissent être la figure anachronique mais parlante d'une actualité louis-philipparde : de là l'insistance sur les intérêts individuels des seigneurs2 et sur les problèmes de la paix européenne3. Si Hugo est resté vague dans la peinture historique, c'est que revenant à l'histoire de France, il touchait une matière mieux connue de ses contemporains. Il choisit une période particulièrement confuse et qui, même à l'heure présente, est encore difficile à saisir dans tous les rapports complexes que soutiennent alors les intérêts individuels accidentels et les intérêts socio-politiques. Il ne nous étonnerait pas que ce soit cette confusion même qui ait attiré Hugo, et ce n'est pas par hasard qu'il l'indique avec insistance '. La fixation du moment historique n'est pas sans rapport non plus avec l'idée d'une consolidation du pouvoir, d'un lendemain de conflit (les séquelles de la FrondE), d'une réussite historique posant le problème du mal sur quoi repose cette réussite (analogue à la réussite louis-philipparde de la paix et de la prospérité économiquE); les assises en sont visibles ici : misère populaire (deux fois indiquée, avec insistancE) - oppression policière - scandale de la raison d'État.



Contradictions chronologiques.



Le décalage historique des Jumeaux est rendu manifeste si l'on songe à la chronologie plus qu'incertaine de la pièce: les dates sont inexactes, et délibérément brouillées. La biographie du comte Jean ne peut cadrer avec les événements : s'il est exilé depuis dix ans, son exil ne peut avoir eu pour origine que la Fronde, puisqu'il est dit . exilé par Mazarin' », en ce cas, il ne peut revenir à une date antérieure à 1658, au plus tôt, la Fronde ayant débuté en 1648 - et encore! la Fronde des seigneurs étant plus tardive; or en 1658, le Roi a vingt ans et non pas seize, comme le veut le textes II y a plus grave : les seize ans de Louis XIV nous renvoient à 1634, date à laquelle Mazarin ne songe ni à mourir, ni même à être malade, encore moins à faire la paix avec l'Autriche. 1654-1655, c'est la date où Louis XIV est amoureux non de Marie Mancini, mais de sa sour Olympe, un peu plus âgée. Mme de Motteville suggère que le Cardinal souhaitait lui voir épouser le Roi ; il ne peut s'agir de Marie ; quand le roi en est épris. Mazarin intrigue pour le mariage espagnol et se retrouve d'accord avec Anne d'Autriche pour interdire au jeune roi cette mésalliance. Il s'agit donc de la fusion de deux événements tout à fait distincts et même de signification opposée-'', une part des éléments utilisés par Hugo ne peut se rapporter qu'à la date de 1655, l'autre, et la plus importante, renvoie à l'époque qui précède immédiatement le mariage du roi et la mort de Mazarin. Confusion volontaire, le récit de Mme de Motteville ne laissant guère de place à l'ambiguïté. Hugo a donc délibérément fondu ensemble deux épisodes distincts, ce qui lui permettait à la fois de montrer les séquelles de la Fronde, les gémissements de l'aristocratie encore mal domptée, et de souligner la tâche diplomatique de Mazarin, tâche dont l'ampleur et la continuité ne se voient guère qu'aux environs de la Paix des Pyrénées et du mariage du roi (1659).



La Mazarinade de Scarron.



L'essentiel de la documentation sur Mazarin provient de la Biographie Michaud. Mais si Hugo grapille aussi maint détail chez les auteurs de Mémoires dont la plupart sont hostiles au ministre, les traits qui lui donnent un aspect à la fois grotesque et sinistre proviennent directement de cette source perpétuellement présente dans la pensée de Hugo, comme l'ombre même du grand siècle, les textes de Scarron. Un clin d'oil de Hugo : le bagout du charlatan, dans sa grande tirade (I, 4) peut ■ rendre éprise d'un gueux la femme d'un baron, Et réciter les vers du célèbre Scarron ■. Dans la célèbre Maza-rinade ', Scarron met l'accent sur deux thèmes essentiels, l'un nécessairement gommé par Hugo (nous sommes au XLX1 sièclE), l'homosexualité vraie ou supposée du ministre, par laquelle il aurait fait carrière 2, l'autre étant non seulement la bassesse de son origine, mais l'aspect grotesque de sa personne et de sa vie : pareil aux ■ faquins de basse naissance ■ (. un noir faquin rêvant une soutane rouge-1 ■), il est un ■ zani ■ (v. 32), ■ une Altesse Triveline ■ (v. 166) ; en sa personne on a fait ■ un prince d'un fou ■ (v. 163); il est venu . du pais d'où vint Tabarin ■ (v. 36) ; à quoi répond le développement du comte Jean sur l'histrionisme politique de l'ère mazarine où notre oil

[...]

Ne voit que charlatans, baladins, histrions !

Retz est sur un tréteau, Mazarin sur un autre .



Le mépris pour l'étranger, l'Italien, « Mazarini -, éclate chez Scarron; Hugo reprend ces formules injurieuses : . un moine italien, mauvais drôle enfroqué », et la Reine lance - Il est Italien1 ». Hugo reprend les allusions à la faiblesse de la reine pour Mazarin, ■ la Reine, persuadée de ta sincérité fardée . (v. 233-234), le scandale de l'éducation du roi par un ministre ■ d'un Roy, pédagogue ■ (v. 374), qui accapare . la nourriture du Roy » (v. 204 2). Mais Hugo laisse tomber toutes les accusations variées de vol, d'avarice . hydropique . (v. 242), d'accaparement des richesses publiques : si Mazarin est le cousin des ■ ministres intègres ■ de Ruy Blas, il va être difficile d'en faire le prince de la paix, l'apôtre de l'Europe de demain3.



Un autre texte de Scarron, les Reflections politiques et morales ', fournit à Hugo bien autre chose qu'une satire contre le Cardinal (■ ce prélat pantalon, ce ministre mollet Des scélérats la vache à laict! ») et quelques détails repris dans les Jumeaux,û; c'est une amère méditation sur le règne de l'intérêt individuel, sur la confusion politique qui domine l'ère de la Fronde:



L'un est Mazarin, l'autre est Prince

Et l'autre est Cardinal de Retz:

Chacun selon ses intérêts,

Dispute, imprime, excuse, pince;

Tous parlent de la Paix: au

Diable, pour l'avoir, Si pas un d'eux fait son devoir.

Cependant la France est perdue :

Malheur à quiconque la perd .



Hugo, par la bouche du comte Jean, renvoie dos à dos Retz et Mazarin (Retz est sur un tréteau, Mazarin sur un autre, L'Autriche est le souffleur qui tient le manuscrit . '). C'est la reprise en mineur du Bon Apjxtit messieurs, la condamnation d'un égoïsme politique qui met en péril l'intérêt de la collectivité nationale.

Hugo va plus loin ajoutant l'idée que l'ensemble de la vie politique est une pantalonnade, une farce histrionesque ; le comte Jean refuse de quitter l'habit de charlatan de Guillot-Gorju :



C'est l'habit de ce siècle ignoble, fourbe, oblique!

Siècle où rien n'a grandi que la honte publique !

(Où notre oil, quelque part que nous pénétrions,

Ne voit que charlatans, baladins, histrions 2 !



RELAIS DES JUMEAUX:

MADAME LOUIS XIV'ET LE XVIIe SIÈCLE





Une anti-tragédie.



Notre lecteur n'aura pas de peine à reconnaître, par le rôle que joue la lecture de Scarron, par l'image qui est donnée du XVIIe siècle, que les Jumeaux sont en fait l'écriture du projet Madame louis XIV. Il s'agit de briser le mythe du grand siècle, ce mythe que nourrit pieusement la bourgeoisie louis-philipparde. Comment Hugo peut-il effectuer la cassure? tout d'abord en montrant le XVIIe siècle grotesque et souterrain, celui des tréteaux, des parades foraines, celui de la jeunesse de Molière quand il mangeait des vipères vivantes J, celui de Scarron, du Roman comique, de la Foire Saint-Germain 4 ; il occupe tout l'acte I des Jumeaux - avec cette même foire Saint-Germain - ces tréteaux, qui, par la bouche du comte Jean, narguent et parodient les tréteaux de la vie politique.



Ensuite, de même que la veuve Scarron a pour mission de chiffonner la perruque louis-quatorzienne, le Jumeau royal, d'une façon autrement brutale, met en cause l'horreur sur laquelle repose la splendeur de Versailles, le XVII'' siècle des crimes du pouvoir. Il eût été plus efficace de montrer la misère du peuple, et, en choisissant une autre période, la terreur des dragonnades. Plus efficace, mais impossible à la scène en 1839. Ce que Hugo séfforce de mettre en lumière par une fable parlante, c'est le scandale majeur de l'oppression et de l'injustice, le règne du mal qui justifiera la Révolution : l'étouffement du Jumeau royal prépare la décapitation de Louis XVI.

C'est dans cette optique que l'on peut saisir la parenté fondamentale entre le projet Madame Louis XIV et l'écriture inachevée des Jumeaux. Sur ce point, la perspective hugolienne peut se permettre d'être provocatrice.



Dans la même foulée, ne peut-on voir dans les Jumeaux la réécriture d'une tragédie racinienne, de Britannicus. Le conflit entre les frères pour le pouvoir absolu, le triomphateur et la victime, la perspective d'une révolution de palais fomentée par la mère pour changer d'héritier et se mettre à l'abri du déclin de son pouvoir, autant d'éléments qui se retrouvent dans les deux pièces. Dans la préface de Cromwell, Hugo « refaisait . la mort de Britannicus '. A-t-il eu l'attention attirée sur cette similitude des fables par une phrase de Mme de Motteville qui compare la situation d'Anne d'Autriche et celle d'Agrippine2 ; rapprochement bien mince, mais qui donne à penser, quand on songe au ton des plaintes de la Reine dans les Jumeaux*, et au rapport possible avec la lecture de Tacite. Dans quelle mesure n'a-t-il pas essayé d'écrire une anti-tragédie, un retournement de l'idéal classique, sur les deux voies de la pensée politique et de la création littéraire?



Pour cette anti-tragédie, Hugo a eu recours à la dramaturgie du siècle d'or, et précisément à La Vie est un songe. Nous savons que les jeunes Hugo ont emprunté à la Bibliothèque Royale presque tout ce que l'on pouvait lire de la grande dramaturgie espagnole *. Ils ne pouvaient pas ne pas connaître La Vie est un Songe. Certes les similitudes des deux textes peuvent être liées à la similitude même: l'innocent enfermé, condamné parce que son existence représente une menace pour le royaume (ou pour la royauté), mais elles sont troublantes. Ainsi les protestations contre le sort hostile occupent à la fois la première scène où apparaît le Masque (II, 1) et la première où apparaît Sigismond (I, 2): .Je veux apprendre, dieu, pourquoi vous me traitez ainsi. . - « Oh! je souffre un bien lâche martyre1. ■ ■ Quel crime ai-je donc commis contre vous en naissant? ■ ■ Je suis né, voilà mon crime. - - « Le jour où je suis né, j'avais commis mon crime et j'étais condamné2. ■ Sigismond se dit . un monstre humain -, le Masque, plus mollement « une âme fatale3 -. À la . rage ■ de l'un répond la ■ rage ■ de l'autre, et son ■ blasphème4 -. Il y a plus : le beau couplet de la nature libre (premier monologue du MasquE) est une adaptation, assez fidèle, du même couplet dans la première scène de La Vie est un songe '. Les deux prisonniers sont renfermés dans une tour (. La tour est bien gardée ■ -Jum. II, 2), la tour classique du prisonnier, vraiment inutile dans les Jumeaux. L'un et l'autre se définissant comme morts-vivants : ■ Je vis, misérable squelette vivant, être mort. . - ■ Je suis un mort pensif qui vit dans son cercueil. »



Pour l'un comme pour l'autre, la Femme est la révélation même de la vie et du bonheur: ■ Toi seule a suspendu mon tourment, toi seule as ravi mes yeux, toi seule as comblé mon ouïe. . - « Son approche endort tout dans mon âme fatale [...]'* Et la chanson d'Alix (■ C'est elle! Je l'entends! ■) répond au cri de Sigismond et à son insistance sur la voix: ■ Ta voix m'attendrit, ta présence me surprend, ta voix m'attendrit et me trouble 2 >. Pour l'un comme pour l'autre, le passage se fait de l'ouïe au regard: « Ah! que je te contemple et que je meure! . -. Viens que je te contemple et que je m'agenouille H*« Plus je regarde, plus je veux te regarder. ■ - ■ Je veux te regarder, je t'aime, reste-là4. ■ L'amour domptant la révolte et la rage, telle est la démarche identique, quoique le Jumeau soit loin de la sauvagerie sexuelle et de la violence meurtrière de Sigismond; adouci, peigné par le grand siècle?

Certains détails trahissent l'identité de la substance. Dans La Vie est un Songe, ce sont les gardiens qui sont masqués et Sigismond est délivré par des soldats-. Hugo écrit: ■ Des amis déguisés en soldats, en bouffons ., pour désigner les faux gardiens du Masque, ceux qui devront aider à son enlèvement '. Le mot . songe ■ apparaît dès les premiers vers que prononce le Masque 6, et il se définit comme ombre et vision. Ainsi la prison de l'être et son double aspect de masque et de décollement du réel trouvent dans les deux textes des formulations parentes.



Identité dans la ■ fonction » des personnages (au sens élémentaire du moT) ou plutôt dans leurs relations: un ■ héritier ■ enfermé, un père faible et cruel (■ tyran de ma liberté, vieux, caduc, moribond -, dit Sigismond, et Hugo indique l'agonie de Mazarin"); un père qui ne peut nommer et avouer sa fille (Clotald et Rosaura, comme le Comte Jean et AliX) ; Rosaura comme Alix, se trouve empêchée d'épouser l'héritier de la couronne. Il n'est pas jusqu'au gracioso Clarin qui ne trouve son pendant dans ce Tagus étrange et saugrenu.

« Ne te hâte pas de t'éveiller, Sigismond, car ton destin se retourne », dit le bouffon Clarin au prisonnier endormi qui retrouve le sol de sa prison après l'intermède de la toute-puissance9. C'est dans cette inversion du destin que se fait la similitude majeure du mouvement dramatique. Retournement marqué par les changements de décors, dans une pièce comme dans l'autre, et correspondant au schéma hugolien de l'homme démasqué, - à cette différence près que l'homme démasqué l'est ici pour le bonheur, non pour la catastrophe et la mort, et que la replongée dans le malheur s'accompagne au contraire d'un retour au masque et à la prison. Le héros passe d'un abîme physique de douleur et de contrainte au faîte de la joie, pour être replongé sans transition dans un enfer accru par la conscience du bonheur perdu. Mais il manque aux Jumeaux (la fable le veut ainsI) la remontée finale de Sigismond et son ascèse personnelle. L'ascèse du héros hugolien ne se fait pas par la domination, stoïque ou mystique, de l'homme libéré sur ses propres instincts - le desengano -, elle se fait par la replongée volontaire dans le noir. Le héros hugolien est celui qui, tel Jean Valjean, accepte de disparaître : ■ Adieu Madame -, dit le Jumeau à Alix, ■ en remettant son masque.



On voit comment la lecture de Ixi Vie est un Songe, permet à Hugo de récrire la tragédie de la monarchie absolue (au double sens, équivoque, du mot tragédiE), à l'aide d'un modèle baroque : on comprend ici la double présence du vers classique et de la dramaturgie baroque. Chez Hugo, la référence à un modèle littéraire n'est jamais formelle : elle conespond au problème posé, à cette question décisive, ouverte par la constellation de 1830.



UN RELAIS: RUY BLAS



Les habits d'un autre.



Après la rédaction de Ruy Blas, Hugo rêve à une autre pièce; et rien ne nous dit qu'il s'agisse des Jumeaux. Nous penserions plutôt à ce fameux Don César qui occupera assez longtemps son imagination pour qu'en 1868, il en écrive une très amusante scène 2. Un texte marque une sorte d'équivalence entre Guiïlot-Gorju et Matalobos, entre Messieurs du Châteletel les alcades, entre Paris et Madrid5, avec cette particularité que les notations espagnoles sont des variantes supérieures, autrement dit que la rédaction destinée aux Jumeaux paraît avoir priorité. Un autre, beaucoup plus intéressant comporte deux petits fragments: le second est pratiquement identique à deux vers des Jumeaux', mais dans un contexte espagnol et avec Don César pour héros :



Don Césak

Nous serons quelque jour accrochés par nos cous. Nous sommes des bandits, Jorge!

Jorge, frappant sur la grosse caisse

Étourdissons-nous2 !

Le premier texte ouvre sur un canevas autour duquel Hugo a beaucoup rêvé, celui de l'homme arrêté parce qu'il est pris pour un autre et qui ne dément pas l'erreur:

Les sbires l'arrêtent et veulent l'emmener

Messieurs, c'est une erreur, mais c'est une aventure i.

II y a donc entre l'été 1838 et l'été 1839 une hésitation de Hugo autour de ses personnages picaresques, espagnols ou français : Mata-lobos, Don César, Lucinda ' sortent de Ruy Bios, et prolongent cette cour des miracles madrilène que Hugo s'est contenté de parler par la bouche de Don César, faute de pouvoir la montrer sur scène. Décidé à permettre au spectateur, et à se permettre, cette plongée dans le grotesque des bas-fonds, il hésite sur le lieu et sur la fable. Il a besoin de vrais personnages populaires, et des tréteaux de la foire madrilènes ou parisiens ; ces tréteaux orientent dès le départ l'écriture des Jumeaux: la miteuse baraque de Guillot-Gorju occupe le devant de la scène, dès le lever du rideau. Et de Matalobos à Tagus, voleur à la tire, du pourpoint volé de Don César au couplet du comte Jean c'est le thème du voleur qui court, parlant la remise en question des structures d'une société moins féodale que bourgeoise et centrée autour du . commerce -, et de la circulation de l'argent et des idéesl. Hugo choisit les Jumeaux, il n'écrira jamais son Don César malgré la tentation toujours présente'. Les thèmes de 1830-1839 l'orientaient vers l'histoire du Masque de fer; et le sens même de son écriture dramatique était bien plus clair dans une fable empruntée au XVII'' siècle français. Ruy Bios avait été, sur ce point précis, une reculade. Il fallait se rattraper.



Le relais . grotesque - entre Ruy Bios et les Jumeaux était tout trouvé : c'était Frederick. On ne voit pas qui d'autre pouvait, dans la pensée de Hugo, jouer le comte Jean. Le poète échappait ici à la difficulté qui avait dominé la distribution de Ruy Bios, en détournant Frederick de son emploi de grotesque, il s'était condamné à ne trouver personne qui pût être en face de lui Don César, dans les Jumeaux (Guillot-Gorju étant un personnage effacé), Frederick eût été à la fois le grotesque et le héros : les déguisements des actes I et II lui permettent de montrer ses dons pour la transformation. Hugo eût pu enfin faire vivre sur scène un personnage qui unît - fût-ce à la faveur du déguisement - la parole grotesque et la parole tragique. Le grotesque n'est pas le seul pont entre Ruy Bios et les Jumeaux-. la situation fondamentale de Ruy Blas - soulignée dans le registre comique par l'acte IV - c'est la substitution d'identité à la faveur d'un quiproquo reposant sur une similitude (de nom dans Ruy Blas, de visage dans les JumeauX) ; ici toute l'intrigue est fondée sur une ressemblance qu'il faut à tout prix dissimuler: une indication destinée à la fin de l'acte III, marque que la Reine prend, au moins au premier instant, le Masque pour Louis XTV'. Inutile de souligner que dans l'une et l'autre pièce, l'échange se fait entre personnages . fraternels ■ (ici fraternité physiquE) et dans un texte comme dans l'autre, le fratricide objectif s'accompagne de l'ignorance, de l'innocence de . Caïn ■. C'est donc l'essentiel que Hugo reprend en écrivant les Jumeaux, comme s'il n'avait pas tout dit. Il n'en est pas moins significatif que l'écriture des Jumeaux, comme celle de Ruy Blas, commence par le grotesque.



Dernière brindilles.



Les brouillons et répliques isolés qui paraissent précéder le début de la rédaction sont extrêmement difficiles à dater; ils sont tous écrits soit sur le papier de Ruy Blas (dont on trouve des traces d'utilisation pendant près d'un aN), soit sur l'un des papiers du manuscrit des Jumeaux, à l'exception du joli dialogue entre Maglia et Lucio (f° 63 3) sans doute antérieur (vers 1837), et du folio 61 bis, qui ne saurait être écrit avant la moitié de juin 1839 '. Nous aimerions bien savoir la date exacte des folios 57-58 et 64 qui portent les phrases annonçant la fin Malheureusement, la datation est incertaine à quelques mois près '. Hugo ne consigne que des notes très oeu lisibles. Une phrase que dit le comte Jean, méditant sur son passé, àla scène 2 de l'acte Iïï figure au revers d'une lettre signée Gérard (de NervaL) et ne doit guère être antérieure au printemps 18392. Apparemment rien ou presque rien n'est écrit avant les tout derniers jours qui précèdent la rédaction définitive.



LE DRAME INTERROMPU



Si l'on a vu à quel point le projet des Jumeaux est ancien dans la pensée de Hugo, la rédaction n'en arrive pas moins avec une relative brusquerie. Même à Juliette, il ne parle guère de ses projets dramatiques. La première allusion que l'on trouve, sauf erreur, dans la correspondance de Juliette, remonte au 25 juin ; à cette date, Hugo paraît tout prêt à écrire : « Mais mon Toto, si vous commencez si tôt votre pièce, vous pourriez avoir fini en moins d'un mois 3! - En tout cas Juliette ne dit rien de l'ouvre, se contentant de rêver au commun voyage qui en suivra l'achèvement. Le 30 juin (dimanche matin, 11 h 1/4) Juliette pense à une rédaction imminente 4. Mais Hugo attend encore plusieurs semaines, malgré l'impatience de Juliette, avant de se mettre au travail.



Ce délai s'accompagne de préoccupations et même d'angoisse. Le dimanche 21 juillet, la lettre matinale de Juliette porte ces mots: « Cette nuit [...] vous êtes retombé dans votre préoccupation et Dieu sait, une fois là, si vous en sortez facilement. ■ Deux jours plus tard, le 23, Hugo écrit à Vacquerie : ■ Figurez-vous que je suis dans ces jours décisifs où l'on tourne autour d'une ouvre qu'on a dans l'esprit afin de trouver le meilleur côté pour l'entamer. Vous avez vu l'an dernier, combien j'étais absorbé au moment de commencer Ruy Blas. Il y a une sorte de tristesse sombre et mêlée de crainte qui précède l'abordage d'une grande idée. Vous savez cela, n'est-ce pas?Je suis dans un de ces instants-là. Seulement l'idée est-elle grande? Je le crois '. ■ Lettre importante, non seulement parce qu'elle indique l'angoisse, mais parce qu'elle insiste sur l'importance de l'ouvre, aux yeux du poète, et sur les difficultés qu'il s'attend à rencontrer.

Apparemment le 24 et le 25 juillet. Juliette pense que la rédaction est déjà commencée 2. Ces journées ont été consacrées, on peut supposer du moins, aux brouillons de l'acte I, et en particulier à la première rédaction de la première scène (ff° 60 et 6l du manuscrit 3). Les brouillons sans date qui occupent les folios 62 bis et 63 bis paraissent immédiatement antérieurs à la rédaction définitive '.

Le 26 juillet 1839, Hugo se met à écrire. Détail significatif: l'ouvre n'a pas de titre. Le début est occupé par une très longue indication scé-nique d'un grand luxe de détails. Le premier tiret d'interruption figure à la fin de la première scène avant l'indication scénique 5. Le lendemain 27, Hugo rédige les scènes 2 et 3, le 28, la scène 4 jusqu'à l'arrestation de Tagus (■ Chandenier à Tagus - Marche, toi!).



À ce point de la rédaction se place un petit problème: figurent en marge dans le manuscrit en face d'un blanc, deux groupes de trois tirets, disposés verticalement et séparés eux aussi par un blanc. Si nous en croyons la méthode qui nous a donné jusqu'à présent des résultats concluants, nous devons en déduire que Hugo s'est interrompu six jours dans la rédaction des Jumeaux, ce qui n'est ni vraisemblable, ni possible, eu égard à la date portée par Hugo à la fin de l'acte I. Si l'on tient ces tirets pour dénués de signification, on aboutit à un résultat tout aussi absurde ; il nous faut donc supposer que Hugo savait qu'il s'interromprait trois jours, a posé ses trois tirets, puis les a récrits un peu plus bas en recommençant pour indiquer que l'interruption a bien été de trois jours ; cela expliquerait les deux groupes de tirets séparés.

En acceptant cette hypothèse, le 31, Hugo aurait rédigé la fin de la scène 4 et le début de la scène 5 jusqu'à : ■ Faites donc éloigner ces sbires, ces valets. . Le tiret suivant figure à la fin de la scène. La journée du 2, Hugo rédige le début de la scène 6 jusqu'à: ■ Le peuple a l'oil ouvert dans l'ombre de votre âme. ■ La rédaction du 3, très longue, irait jusqu'au début (3e verS) de la tirade du comte Jean (scène 7). Le lendemain 4, Hugo rédige la totalité de cette tirade.



La rédaction du lendemain paraît marquer une hésitation ou des difficultés: en effet, il n'y rédige que quatorze vers (fin scène 7, début scène 8 ). Le lendemain, Hugo s'interrompt : il y a deux tirets au dernier vers de la tirade de Tagus ; en revanche, les deux jours suivants, Hugo écrit des tranches de rédaction de durée normale, le 7 la fin de la scène 8, et la première partie de la scène 9 jusqu'à « je l'aime -, et le 8 la fin de l'acte, qui porte bien la date attendue : « 8 août ».

La rédaction de l'acte II paraît plus facile. Le début de l'acte porte la date du 10 août, et après la chanson de la scène 1, on rencontre deux tirets, ce qui reporterait la suite au 12 août; ce jour-là Hugo rédigerait la scène 2 jusqu'à . vraiment j'avais besoin de te voir »; le 13 verrait la suite de la même scène, le 14 Hugo irait jusqu'à la première moitié de la scène 4: ■ Vous entendez? allez ■ et il achèverait l'acte, le lendemain 15. La fin de l'acte ne porte pas de date, mais le début de l'acte III porte la date du 17 août, ce qui supposerait une interruption, conjecturale, d'une journée entre la rédaction des deux actes ; notons que la même interruption avait déjà marqué la fin de l'acte I.

De plus, Hugo ne paraît pas pressé de montrer son texte à Juliette : il ne lui lit l'acte I que le 13 (lettre du 14 au matin 2) et à la date du 19, Juliette ne connaît toujours pas l'acte II3.



Le 17, Hugo rédige la première moitié de la scène 1 de l'acte m (fin de la tirade du CardinaL) et le 18, la fin de la scène 1 et de la scène 2, indications scéniques non comprises. Il est possible (mais extrêmement conjecturaL) que le changement de graphie à la fin du folio 49 (- Ayez de la mémoire ■) indique une interruption dans la rédaction (quoi qu'il n'y ait pas de tireT). En ce cas, la rédaction du 19, relativement courte, irait jusqu'au tiret du folio 51, verso (■ Ce sont là d'effrayantes pensées - - fin de la scène 2). La tranche du 20 irait jusqu'au tiret du folio 53 (scène 3 ■ Merci, Dieu tout-puissant! -). À partir de là, il est impossible de déterminer les tâches journalières, puisqu'au début de la scène 4 (■ Allons, Sa Majesté ne m'a pas attendu ■), il y a changement dans la numérotation des feuillets (D3 bis succède à D3) et aussi dans le papier, le folio 54 (marqué D3 biS) étant une feuille du papier de Ruy Bios. S'il y a eu substitution d'une feuille à l'autre, il est difficile de savoir où se fait la coupure journalière. D'après cette supposition, il faudrait penser que les deux jours suivants (21 et 22), Hugo a rédigé le grand monologue jusqu'à la fin ou presque ; le dernier tiret figure à - Moi, j'ai fait la paix du monde ». La tranche suivante comporte simplement les cinq derniers vers et la mention : ■ Interrompu le 23 août, par maladie. ■ Reconstruction conjecturale; le contraste n'en est que plus grand avec les pièces précédentes. Ah ! nous sommes loin du beau rythme régulier avec accélération finale, dont Hugo se targuait devant Fontaney! Il y a un grain de sable dans la mécanique.



L'inachèvement du troisième acte.



Une irritante question se pose.- Hugo a-t-il, oui ou non, terminé son troisième acte? Il l'affirme à sa femme, dans sa lettre du 27 août: J'ai fini mon troisième acte, chère amie '. > Et l'on veut bien croire à un pieux mensonge, pour justifier un départ en vacances avant l'achèvement du grand ouvre; mais pourquoi ajouter en ce cas: . Il est presque aussi long que le premier ■, tandis que ce qui nous est parvenu du troisième acte comprend 380 vers contre les 900 du premier acte? D'autre part la lettre à P. Meurice du 18 mars 186l suppose l'achèvement du troisième acte, puisqu'il aurait lu à ses amis la grande scène de la reconnaissance du Masque par sa mère2 ; certes au bout de vingt-deux ans, on peut mélanger ses souvenirs, mais comment croire qu'un écrivain ne se souvienne plus de ce qu'il a rédigé? La lettre suppose d'autre part une lecture en juillet 18391, chose bien évidemment impossible, le drame ayant été commencé à la fin de juillet. Nous n'avons trouvé nulle trace de cette lecture, nulle trace non plus d'un texte, même partiellement rédigé, de la fin de l'acte et l'interruption, telle qu'elle se présente dans le manuscrit, nous paraissait claire et incontestable. Nous en déduisions donc que Hugo avait menti à Adèle et avait été victime de l'imprécision de ses souvenirs (après tout, il avait peut-être simplement raconté à ses amis la fin de l'actE), que rien n'avait été rédigé au-delà de ce que nous possédons; un Hugo aussi soucieux de ce qui tombe de sa plume, n'eût pas laissé une fin d'acte disparaître sans laisser de traces. Nous en sommes moins sûre à présent : tout d'abord Hugo ne ment pratiquement jamais sur son travail, surtout à ses familiers ; ensuite, ce fait curieux, le passage E 3 est marqué non seulement par un changement de papier, mais par un changement de graphie, et, chose rarissime, le dernier feuillet paraît être la copie d'un texte antérieur, et d'un texte déjà net; en effet, il y a exceptionnellement peu de ratures, les deux premières étant plus que probablement des étour-deries de copie. Autrement dit, il nous paraît bien moins invraisemblable que Hugo ayant rédigé tout son acte III, en ait détruit la fin, non sans avoir recopié ce qui lui paraissait utilisable En ce cas. il faudrait peut-être expliquer autrement l'absence de deux tirets, absence qui déséquilibre notre chronologie ; nous pouvons peut-être supposer qu'aucun tiret ne manque. On aurait donc en ce cas:



1° rédaction de ce que nous possédons, les tirets correspondant sans erreur aux jours ;

2° rédaction de la fin de l'acte avant la lettre à Adèle ;

3° à un moment non précisé, Hugo relit, déchire la fin de l'acte, recopie ce qui lui convient et met comme date finale le jour où il a réellement fini de rédiger. Cette hypothèse, un peu compliquée, a le mérite de rendre compte de tous les faits que nous connaissons.



Quant à la date de cet aménagement qui met le manuscrit dans l'état où nous le voyons, rien ne nous permet de la connaître ; si la graphie est légèrement différente du reste, l'écriture est semblable (mais on peut aussi penser à un intervalle de temps de quelques moiS). Quant à la fameuse . lecture aux amis -, il est improbable, pour ne pas dire impossible, qu'elle ait eu lieu en août, avant le départ pour Villequier de la famille Hugo, puisque Hugo, dans sa lettre du 27, apprend à sa femme l'achèvement de l'acte III. Il faut donc la renvoyer au retour du poète, autrement dit après le 26 octobre.



La fin des Jumeaux.



Outre une indication dans le folio 6l bis relié au manuscrit, nous avons deux folios qui portent les formules définissant les « noyaux . du texte ; nous avons vu de ces exemples dans l'avant-texte du Roi s'amuse ' ou de Ruy Blas; malheureusement, si la suite de l'action est rétrospectivement fort saisissable, il n'en va pas de même quand le texte définitif n'est pas rédigé. Le premier (très probablement antérieuR) c'est le folio 64*, extrêmement succinct, où nous lisons trois scènes, l'une entre le Masque et la Reine Anne, où le Masque, en opposition avec Louis XTV se montre enfant aimant (■ Pas si tendre avec moi ! -) et faible (■ défendez-moi, ma mère ! .), la seconde entre la Reine et Alix, où celle-ci crie sa volonté de sacrifice (. Vous mourriez bien pour lui » - Oui, madame - Dites? pour qu'il fût roi? - Mon Dieu! pour qu'il fût libre ■); enfin, la troisième met en scène un Mazarin affirmant le droit à faire mourir « secrètement ■ « ceux qui gênent ».



Dans le folio double 57-58, on retrouve les mêmes indications plus développées et dans un ordre un peu différent, accompagnées de formules définissant d'autres scènes. Voilà comme on peut lire (de manière évidemment conjecturalE) le ■ scénario . de la fin des Jumeaux: (acte III4).



(1° scène entre Mazarin et le Masque ; le Masque menacé de morT) Il aperçoit le masque. Il se jette sur le poignard



Il verrouille la porte. - il cherche - il trouvé - devient une bête fauve- le tigre dans sa caverne1.

Il faut mourir ici !

(2° scène entre le Masque, probablement enfermé par Mazarin, mais resté seul, et la Reine, entrée on ne sait commenT)

Votre majesté

Ciel ! Venez me défendre ma mère

(la suite de la scène marque le décalage entre la majesté de la Reine prisonnière de l'étiquette et la tendresse simple du Masque; une indication sibylline {l'en-cas du roI) se rapporte sans doute non à la nourriture, mais à un éventuel déguisement du Masque avec les habits du jeune roi. Notons que rien, dans ces lignes, ne parle d'une erreur de la reinE) il me dit tu!

J'ai là l'en-cas du roi.

Ma mère ! - Appelle-moi madame.

Pas si tendre avec moi ! - sois vraisemblable

{Effet de la ressemblancE)

(On ne sait si cette dernière ligne porte sur ce qui précède plutôt que sur ce qui suit: le Masque (déguisé?) pouvant passer pour le roi.)

(Acte IV, 1° scène entre la Reine et le Comte Jean qui a dû se faire reconnaître par la bague en sardoine de I, 6. Alix est présente. Il s'agit de s'assurer contre MazariN). rv

Oui, madame. Je suis ce bateleur-là même. Madame a délivré votre fils. Elle l'aime. Elle l'épousera si vous le trouvez bon.

Elle est Créqui. Créqui peut s'unir à Bourbon -Mais ce n'est pas le temps de s'expliquer -Je suis très inquiet, je ne vous le cache pas.

(2° scène entre la Reine et Brezé, peut-être en présence de Créqui (et d'Alix?); ainsi se trouve expliqué le rôle de la fureur de Brézé à l'acte I, 7, où il voulait faire rosser Mazarin ; ici, apparemment, il propose de le tuer.)

La Reine. - Brézé. - M. de Vitri a tué le maréchal d'Ancre. Un criminel d'État.

(3° scène, peut-être ne faisant qu'un avec la précédente, développement le plus obscur de ce canevas: il semble qu'un personnage non précisé vienne exécuter les ordres du Cardinal qui sont de s'emparer du Masque, de le tuer et de masquer le cadavre ; on peut sauver le Masque par une substitution des corps. Ainsi l'idée en peut venir à Alix; situation extrêmement voisine de celle du Roi s'amuse le père trouvant en face de lui la volonté de sacrifice de sa fille.)

Mettre quelqu 'un à la place- un page, n 'importe qui. - Nous avons ordre de masquer le mort et de ne chercher ni le sexe, ni l'âge.

Le cardinal absent L'église ayant horreur du sang '.

(4° scène entre la Reine et Alix; on retrouverait ici la réplique du brouillon du f° 64: Vous mourriez bien pour lui?)

Vous l'aimez?

Dites, pour qu'il fût roi?

Mon Dieu pour qu'il fût libre.

(5° scène, entre la Reine et le Comte Jean, apparemment hors de la présence des jeunes gens, malgré ce que pourrait suggérer une lecture superficielle, les deux exclamations du début étant des cris non destinés aux enfants, chacun de ceux-ci paraît être l'otage du parent de l'autre, et, revanche du Roi s'amuse, le Comte Jean est en position de forcE) avec joie (la Reine interroge-t-elle le comte Jean sur le sort du Masque?)

Hé bien, mon fils?

Terrible-

Ma fille > !



La grande scène- les deux bêtes féroces réclamant leurs petits.



C'est ma fille ! Ce n'est pas le moment de vous dire pourquoi, de vous dire comment, et de vous raconter mes amours de jeunesse.

Rendez-moi mon enfant et je vous rends le vôtre.



(6° scène: dénouement: l'échange des otages se fait, le Masque échappe à la mort et retourne en prison, volontairement à ce qu'il semble, ayant compris tout à coup (tel nous paraît être le sens de l'exclamation Alix!) que c'était elle qui se sacrifiait pour lui; le coup de théâtre est pour luI) paraît la prisonnière: Alix! le comte Jean ferme la porte du fond. le prisonnier à genoux à Alix. Oh dis! tu voulais me prendre mon tombeau il remet le masque

- Adieu, Madame - Hélas!



Ainsi apparaît à la lecture de ces notes un canevas relativement complet, auquel il ne manque vraiment que les articulations drama-turgiques ; si sommaires que soient ces indications, elles permettaient sûrement à Hugo de terminer sa pièce-, il savait où il allait, et ce n'est pas dans une hésitation sur son dénouement qu'il faut chercher la raison de l'inachèvement des Jumeaux. D'autant que Hugo a toujours considéré qu'il ne tenait qu'à lui de terminer sa pièce : en 1848, le Comte Jean figure dans une liste, à coté des titres de Maglia et de Don César de Bazan (sous la rubrique Comédies ébauchées '); en 1859, les Jumeaux figurent, annoncés, sur la couverture de la Légende des Siècles, et encore en 1869 (projet de publicatioN).



L'interruption des Jumeaux.



Hugo ne s'est jamais expliqué sur cette rupture. Silence total. Sauf sur un point, immédiat: Hugo dit, et il écrit, que les Jumeaux sont interrompus « par maladie »; note qu'il juge utile de consigner sur la dernière page du manuscrit, comme une explication, une excuse ou un prétexte. Cette maladie n'est pas imaginaire (ce qui ne signifie pas qu'elle ne soit pas psychosomatique S); les maux d'yeux, qui accompagnent ses moments de crise et rappellent à la mémoire la sinistre prédiction de Sainte-Beuve 4, ont repris, plus brutalement que jamais: Juliette fait, inlassablement, de la tisane pour les yeux5; il souffre d'autres misères physiques, de l'ordre de la furonculose et Juliette lui propose, en termes pudiques.., un bain de siège (lettre du 23 août, date de l'inachèvement des JumeauX). Il fait à sa femme l'aveu indirect de son angoisse : ■ Je suis tellement souffrant et la solitude de la maison m'est si insupportable que je vais partir. Je ferai le dernier acte à mon retour. Il n'y perdra pas, car je suis épuisé de fatigue, et si j'allais plus loin maintenant, je crois que je tomberais malade. Quand je reviendrai, je serai refait et en huit jours j'aurai fini. Ainsi tout est pour le mieux6 », Souffrant? malade? l'imprécision des termes de la lettre est aussi curieuse qu'un aveu de fatigue, rare chez Hugo.



A-t-il été gêné à son retour par les préoccupations d'une élection (d'ailleurs malheureusE) à l'Académie8? Il serait piquant de le voir succomber devant les soucis de l'ambition littéraire et mondaine, le drame du retrait, du mépris du monde. Non que le temps passé aux visites ait empêché Hugo de terminer sa pièce; mais n'allait-il pas avec ce nouveau drame, provocateur, perdre des voix et manquer son élection?

Enfin, il y avait le problème du théâtre, des théâtres. Une lettre d'Adèle Hugo, postérieure au 30 septembre, avertit Hugo que sa pièce encore inachevée, est demandée par les trois théâtres qui pouvaient l'accueillir: ■ Joly écrit de son côté qu'il a engagé Mme Dorval et qu'il te demande ta pièce. Granier a dû te dire que le ministère désire que tu la donnes au Théâtre Français. Mlle Georges, que Paul ' a été voir au Havre (que nous avons vue pour LucrècE) devait aussi t'écrire 2 ..

L'engagement de Dorval n'avait guère d'intérêt pour les Jumeaux: elle pouvait difficilement être Alix, et la Reine n'était pas un rôle pour elle. Abondance de biens. Mais Hugo n'était pas au mieux avec Joly qui lui-même n'était pas au mieux avec Frederick; et Hugo avait besoin de Frederick pour le comte Jean4. D'autre part il renâclait à l'idée d'obtempérer aux ordres du ministre 5, et la Comédie n'avait pas d'acteurs pour le drame baroque de Hugo. La Porte Saint-Martin était dans un triste état, et Mlle Georges, bien fatiguée, même pour jouer Anne d'Autriche. La solution était d'attendre que la situation se décante, que l'on voie où allait Frederick, que l'élection à l'Académie soit heureusement passée. Attendre, c'était aussi amenuiser les espérances de Juliette dans un retour à la scène '', c'était donc libérer cette hypothèque. Beaucoup de raisons, trop de raisons, fausses raisons, ou toutes vraies, ce qui est la même chose.



Un autre élément: Hugo ne veut pas passer à la censure. Il en a assez de l'asservissement du théâtre aux pouvoirs publics. Hugo, depuis juillet 1830, n'a jamais subi la censure: tous ses drames avaient été joués sans aucune intervention de l'autorité: L


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Victor Hugo
(1802 - 1885)
 
  Victor Hugo - Portrait  
 
Portrait de Victor Hugo

Biographie / Ouvres

C'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature

Chronologie

1802
- Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris.

Chronologie historique

1848

Bibliographie sÉlective


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