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Victor Hugo



Navarin - Poéme


Poéme / Poémes d'Victor Hugo





Canaris!
Canaris! pleure! cent vingt vaisseaux!

Pleure!
Une flotte entière! -
Où donc, démon des eaux.

Où donc était ta main hardie?
Se peut-il que sans toi l'Ottoman succombât?
Pleure! comme
Grillon exilé d'un combat2.

Tu manquais à cet incendie !

Jusqu'ici, quand parfois la vague de tes mers
Soudain s'ensanglantait, comme un lac des enfers.

D'une lueur large et profonde.
Si quelque lourd navire éclatait à nos yeux.
Couronné tout à coup d'une aigrette de feux.

Comme un volcan s'ouvrant dans l'onde;

Si la lame roulait turbans, sabres courbés,
Voiles, tentes, croissants des mâts rompus tombés.

Vestiges de flotte et d'armée,
Pelisses de vizirs, sayons de matelots.



Rebuts stigmatisés de la flamme et des flots.
Blancs d'écume et noirs de fumée;

Si partait de ces mers d'Égine ou d'Iolchos
Un bruit d'explosion, tonnant dans mille échos

Et roulant au loin dans l'espace,
L'Europe se tournait vers le rouge
Orient;
Et, sur la poupe assis, le nocher souriant

Disait : -
C'est
Canaris qui passe !

Jusqu'ici, quand brûlaient au sein des flots fumants
Les capitans-pachas avec leurs armements.

Leur flotte dans l'ombre engourdie.
On te reconnaissait à ce terrible jeu ;
Ton brûlot expliquait tous ces vaisseaux en feu;

Ta torche éclairait l'incendie!

Mais pleure aujourd'hui, pleure, on s'est battu sans toil
Pourquoi, sans
Canaris, sur ces flottes, pourquoi

Porter la guerre et ses tempêtes?
Du
Dieu qui garde
Hellé n'est-il plus le bras droit?
On aurait dû l'attendre
I
Et n'est-il pas de droit

Convive de toutes ces fêtes?



Console-toi : la
Grèce est libre.
Entre les bourreaux, les mourants,
L'Europe a remis l'équilibre ;
Console-toi : plus de tyrans !
La
France combat : le sort change.
Souffre que sa main qui vous venge
Du moins te dérobe en échange

Une feuille de ton laurier.
Grèces de
Byron et d'Homère,
Toi, notre sour, toi, notre mère.
Chantez ! si votre voix amère
Ne s'est pas éteinte à crier.

Pauvre
Grèce, qu'elle était belle.
Pour être couchée au tombeau !
Chaque vizir de la rebelle
S'arrachait un sacré lambeau.
Où la fable mit ses ménades.
Où l'amour eut ses sérénades.
Grondaient les sombres canonnades
Sapant les temples du vrai
Dieu ;
Le ciel de cette terre aimée
N'avait, sous sa voûte embaumée,
De nuages que la fumée
De toutes ses villes en feu.

Voilà six ans qu'ils l'ont choisie!
Six ans qu'on voyait accourir
L'Afrique1 au secours de l'Asie
Contre un peuple instruit à mourir,
Ibrahim, que rien ne modère,
Vole de l'Isthme au
Belvédère*,
Comme un faucon qui n'a plus d'aire.
Comme un loup qui règne au bercail ;
Il court où le butin le tente.
Et lorsqu'il retourne à sa tente.
Chaque fois sa main dégouttante
Jette des têtes au sérail!



Enfin! -
C'est
Navarin, la ville aux maisons peintes,

La ville aux dômes d'or, la blanche
Navarin,

Sur la colline assise entre les térébynthes,

Qui prête son beau golfe aux ardentes étreintes

De deux flottes heurtant leurs carènes d'airain.

Les voilà toutes deux ! -
La mer en est chargée.
Prête à noyer leurs feux, prête à boire leur sang.
Chacune par son dieu semble au combat rangée;
L'une s'étend en croix sur les flots allongée.
L'autre ouvre ses bras lourds et se courbe en croissant.

Ici, l'Europe : enfin ! l'Europe qu'on déchaîne,
Avec ses grands vaisseaux voguant comme des tours.
Là, l'Egypte des turcs, cette
Asie africaine.
Ces vivaces forbans, mal tués par
Duquesne1,
Qui mit en vain le pied sur ces nids de vautours.



Écoutez! -
Le canon gronde.
Il est temps qu'on lui réponde.
Le patient est le fort. Éclatent donc les bordées!
Sur ces nefs intimidées.
Frégates, jetez la mort!



Et qu'au souffle de vos bouches
Fondent ces vaisseaux farouches,
Broyés aux rochers du portl

La bataille enfin s'allume.
Tout à la fois tonne et fume.
La mort vole où nous frappons.
Là, tout brûle pêle-mêle.
Ici, court le brûlot frêle
Qui jette aux mâts ses crampons.
Et, comme un chacal dévore
L'éléphant qui lutte encore.
Ronge un navire à trois ponts.

-
L'abordage! l'abordage! -
On se suspend au cordage,
On s'élance des haubans.
La poupe heurte la proue.
La mêlée a dans sa roue
Rameurs courbés sur leurs bancs.
Fantassins cherchant la terre,
L'épée et le cimeterre.
Les casques et les turbans!

La vergue aux vergues s'attache;
La torche insulte à la hache;
Tout s'attaque en même temps.
Sur l'abîme la mort nage. Épouvantable carnage !
Champs de bataille flottants,
Qui, battus de cent volées.
S'écroulent sous les mêlées.
Avec tous leurs combattants!



Lutte horrible!
Ah! quand l'homme, à l'étroit sur la

[terre.
Jusque sur l'Océan précipite la guerre,
Le sol tremble sous lui, tandis qu'il se débat.
La mer, la grande mer joue avec ses batailles.
Vainqueurs, vaincus, à tous elle ouvre ses entrailles.
Le naufrage éteint le combat.

O spectacle!
Tandis que l'Afrique grondante
Bat nos puissants vaisseaux de sa flotte imprudente.
Qu'elle épuise à leurs flancs sa rage et ses efforts.
Chacun d'eux, géant fier, sur ces hordes bruyantes,
Ouvrant à temps égaux ses gueules foudroyantes,
Vomit tranquillement la mort de tous ses bords !

Tout s'embrase : voyez! l'eau de cendre est semée,
Le vent aux mâts en flamme arrache la fumée.
Le feu sur les tillacs s'abat en ponts mouvants.
Déjà brûlent les nefs; déjà, sourde et profonde,
La flamme en leurs flancs noirs ouvre un passage à l'onde;
Déjà, sur les ailes des vents,

L'incendie, attaquant la frégate amirale.

Déroule autour des mâts son ardente spirale.

Prend les marins hurlants dans ses brûlants réseaux.

Couronne de ses jets la poupe inabordable.

Triomphe, et jette au loin un reflet formidable

Qui tremble, élargissant ses cercles sur les eaux !



Où sont, enfants du
Caire,
Ces flottes qui naguère
Emportaient à la guerre
Leurs mille matelots?
Ces voiles, où sont-elles.
Qu'armaient les infidèles.
Et qui prêtaient leurs ailes
A l'ongle des brûlots?

Où sont tes mille antennes,
Et tes hunes hautaines.
Et tes fiers capitaines,
Armada du sultan?
Ta ruine commence.
Toi qui, dans ta démence.
Battais les mers, immense
Comme
Léviathan!

Le capitan qui tremble
Voit éclater ensemble
Ces chébecs que rassemble
Alger ou
Tetuan.
Le feu vengeur embrasse
Son vaisseau dont la masse
Soulève, quand il passe,
Le fond de l'Océan.

Sur les mers irritées.
Dérivent, démâtées.
Nefs par les nefs heurtées.



Yachts aux mille couleurs,
Galères capitanes,
Caïques et tartanes
Qui portaient aux sultanes
Des têtes et des fleurs.

Adieu, sloops intrépides.
Adieu, jonques rapides.
Qui sur les eaux limpides
Berçaient les icoglans1!
Adieu la goélette
Dont la vague reflète
Le flamboyant squelette,
Noir dans les feux sanglants !

Adieu la barcarolle*
Dont l'humble banderole
Autour des vaisseaux vole.
Et qui, peureuse, fuit.
Quand du souffle des brises
Les frégates surprises.
Gonflant leurs voiles grises.
Déferlent à grand bruit !

Adieu la caravelle
Qu'une voile nouvelle
Aux yeux de loin révèle;
Adieu le dogre ailé.
Le brick dont les amures*
Rendent de sourds murmures,
Comme un amas d'armures
Par le vent ébranlé !



Adieu la brigantine.
Dont la voile latine1
Du flot qui se mutine
Fend les vallons amers !.
Adieu la balancelle
Qui sur l'onde chancelle,
Et, comme une étincelle.
Luit sur l'azur des mers !

Adieu lougres difformes',
Galéaces énormes.
Vaisseaux de toutes formes.
Vaisseaux de tous climats.
L'yole aux triples flammes.
Les mahonnes, les prames,
La felouque à six rames,
La polacre à deux mâts!

Chaloupes canonnières !
Et lanches marinières
Où flottaient les bannières
Du pacha souverain !
Bombardes que la houle.
Sur son front qui s'écroule,
Soulève, emporte et roule
Avec un bruit d'airain
I

Adieu, ces nefs bizarres,
Caraques et gabarres.
Qui de leurs cris barbares



Troublaient
Chypre et
Délos!
Que sont donc devenues
Ces flottes trop connues?
La mer les jette aux nues.
Le ciel les rend aux flots !



Silence!
Tout est fait.
Tout retombe à l'abîme.
L'écume des hauts mâts a recouvert la cime.
Des vaisseaux du sultan les flots se sont joués.
Quelques-uns, bricks rompus, prames désemparées.
Comme l'algue des eaux qu'apportent les marées.
Sur la grève noircie expirent échoués.

Ah! c'est une victoire! -
Oui, l'Afrique défaite,
Le vrai
Dieu sous ses pieds foulant le faux prophète,
Les tyrans, les bourreaux criant grâce à leur tour,
Ceux qui meurent enfin sauvés par ceux qui régnent,

Hellé lavant ses flancs qui saignent.

Et six ans vengés dans un jour!

Depuis assez longtemps les peuples disaient : «
Grèce!

»
Grèce!
Grèce! tu meurs.
Pauvre peuple en détresse,

»
A l'horizon en feu chaque jour tu décroîs.

>
En vain, pour te sauver, patrie illustre et chère,

»
Nous réveillons le prêtre endormi dans sa chaire,

»
En vain nous mendions une armée à nos rois.



»
Mais les rois restent sourds, les chaires sont muettes.

>
Ton nom n'échauffe ici que des cours de poètes.

»
A la gloire, à la vie on demande tes droits.

»
A la croix grecque,
Hellé, ta valeur se confie... - »
C'est un peuple qu'on crucifie
I »
Qu'importe, hélas! sur quelle croixI

»
Tes dieux s'en vont aussi.
Parthénon,
Propylées,

»
Murs de
Grèce, ossements des villes mutilées,

»
Vous devenez une arme aux mains des mécréants.

b
Pour battre ses vaisseaux du haut des
Dardanelles,

»
Chacun de vos débris, ruines solennelles,

»
Donne un boulet de marbre à leurs canons géants! »

Qu'on change cette plainte en joyeuse fanfare!
Une rumeur surgit de l'Isthme jusqu'au
Phare.
Regardez ce ciel noir plus beau qu'un ciel serein.
Le vieux colosse turc sur l'Orient retombe,

La
Grèce est libre, et dans la tombe

Byron applaudit
Navarin.

Salut donc,
Albion, vieille reine des ondes !
Salut, aigle des czars qui planes sur deux mondes
I
Gloire à nos fleurs de lys, dont l'éclat est si beau !
L'Angleterre aujourd'hui reconnaît sa rivale.
Navarin la lui rend.
Notre gloire navale
A cet embrasement rallume son flambeau.

Je te retrouve,
Autriche! -
Oui, la voilà, c'est elle!
Non pas ici, mais là, - dans la flotte infidèle.



Parmi les rangs chrétiens en vain on te chercha.
Nous surprenons, honteuse et la tête penchée,

Ton aigle au double front cachée

Sous les crinières d'un pacha!

C'est bien ta place,
Autriche ! -
On te voyait naguère
Briller près d'Ibrahim, ce
Tamerlan vulgaire;
Tu dépouillais les morts qu'il foulait en passant;
Tu l'admirais, mêlée aux eunuques serviles.
Promenant au hasard sa torche dans les villes,
Horrible, et n'éteignant le feu qu'avec du sang.

Tu préférais ces feux aux clartés de l'aurore.
Aujourd'hui qu'à leur tour la flamme enfin dévore
Ses noirs vaisseaux, vomis des ports égyptiens.
Rouvre les yeux, regarde,
Autriche abâtardie

Que dis-tu de cet incendie?

Est-il aussi beau que les siens?



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Victor Hugo
(1802 - 1885)
 
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Portrait de Victor Hugo

Biographie / Ouvres

C'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature

Chronologie

1802
- Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris.

Chronologie historique

1848

Bibliographie sÉlective


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