Victor Hugo |
Il est difficile de ne pas remarquer que l'année 1852 a été celle de deux événements poétiques forts : la parution d'Emaux et Camées de Théophile Gautier et des Poèmes antiques de Leconte de Lisle, deux manifestes de la littérature « froide », si l'on peut dire, prosodiquement restauratrice, engagée dans la recherche artisanale de sa forme, de son évidence impersonnelle et lisse, de son glacis, à l'écart Dans ce contexte de l'apparition d'une nouvelle poésie objective, le recueil massif et hirsute de Hugo frappe très fort à l'inverse : poésie incandescente, brûlante, tout entière au présent, dans l'ici-maintenant d'un conflit de langues, qui est un conflit historique-politique, engagée, elle, dans la transformation incessante de l'informe, prosodiquement révolutionnaire, emportée-lyrique, subjective-collective, très radicalement. Ce qui frappe immédiatement le lecteur des Châtiments, me semble-t-il, avant même qu'il ne puisse accommoder sur tout le différentiel qui constitue le texte, c'est son extraordinaire unité, l'impression qu'il donne (jusqu'à, dans une première lecture, la sensation d'une confusion des mots, des vers et des poèmeS) d'être un seul et même texte, cent fois repris, réécrit, relancé. Monotone et cacophonique à la fois, nombreux mais identique à lui-même, très « océan » en quelque sorte. De fait, le livre est d'abord cela, la réitération virtuellement interminable du même geste verbal, vocal, d'indignation. Une fois la structure mythique posée (de Nox à Lux en passant par Y ExpiatioN), dit Pierre Albouy, elle s'avérait « capable de se remplir indéfiniment ». Une poésie donc, cumulative, énumérative, de la petite à la grande unité, du vers au livre. Cette accumulation, d'une certaine manière, bien qu'elle se batte contre lui, mime formellement le « tas » (c'est un mot qui revient fréquemment au fil des poèmeS), tout l'informe grouillant qui s'impose et que le poète fouille, « fouaille » (I, H) et remue. Répétitive aussi, bien sûr, simultanément, et ceci pour plusieurs raisons sans doute : d'abord parce que la répétition est une figure de l'obsession; il ne faut pas craindre de dire que l'écriture des Châtiments est obsessionnelle (de la même façon qu'on admet parfaitement, sur le plan thématique, ses composantes sado-maso-chisteS) : Hugo est investi par une idée fixe qu'il travaille jusqu'à s'en délivrer : il y a, certes, de la décharge compulsive dans l'énergie répétitive-cumulative de ce livre. La seconde raison appartient au système de renonciation : le poète postule que l'un des deux destinataires, le Peuple, est sourd, mutilé moralement comme physiquement, sous anesthésie, absent, absenté de lui-même : il faut donc lui parler fort, et clair, et longtemps, et d'autant plus qu'on lui parle de loin et de haut, depuis un lieu certes éminent et éminemment légitime, mais à travers toutes sortes de brouillards et de brouillages, d'obstacles matériels ou idéologiques; d'où l'anaphore et la reprise, l'écho et la surimpression : « Lazare! Lazare! Lazare! » Il est une troisième raison qui concerne l'autre interlocuteur, Bonaparte, celui que vise la performance verbale, le poème comme châtiment; car il ne s'agit pas tant de l'invectiver ou de le menacer que de le châtier hic et nunc, dans et par le langage, de le marquer. La voix impalpable, « insaisissable » comme le dit la Préface (et qui tire une partie de sa force dans cette immatérialité mêmE) doit cependant pour effectivement châtier pouvoir devenir inscription, scarification, morsure; la parole être chauffée à blanc, portée à son maximum d'intensité concrète. Et c'est bien, là encore, le soulignement perpétuel, la répétition cumulative systématique, qui donnent corps à la voix, la font toucher sa cible, la produisent poétiquement (au moinS) indélébile. Mais si le texte ne dit qu'une chose, la même chose, plusieurs fois, il la dit aussi de toutes les façons possibles. Il ne s'agit pas seulement pour Hugo de faire tourner la cible sur elle-même de façon à la marquer de tous les côtés, cette « tourne », cette mobilité extrême, sont également celles du langage poésie, de la poésie considérée et mise en branle dans son corps multiple. La poésie « dans tous ses états », pourrait-on dire. Les Châtiments mobilisent en effet toutes les armes, toutes les « cordes de la lyre », et superposent à la stratégie de la répétition à outrance celle de la variation forcenée. De la « fable » ou de la courte chanson au long poème discursif à rimes plates, c'est tout l'éventail des façons de dire qui est successivement essayé, selon un calcul d'alternance plus ou moins rigoureux (Hugo pense toujours la fabrique du Livre comme tel, avec précision, en vue du maximum d'efficacité productive, mais jamais de façon mécaniquE), de répons ou d'échos qui font de cette variation réglée un élément fondamental de la prosodie. Multigénérique, donc, polymorphe (comme la perversion qu'il vise à dénonceR), kaléidoscopique, le recueil fonctionne essentiellement (lui aussI) comme une sorte de « monstre ». On comprend pourquoi la « chanson » (ou ce qui en tient lieu, ici, sous ce titrE) : il s'agissait pour Hugo de renvoyer au « peuple » un véhicule, une forme, venus de lui; de destinataire le peuple, muet, redeviendrait, par l'intermédiaire des chansons, le destinateur virtuel du message, actif, ressuscité. On comprend aussi pourquoi le « discours » : en l'absence du Peuple, qui dort, qui « a voté », qui est mort ou déporté, le Poète est celui qui porte le discours, qui parle au nom de tous et de la vérité : de la Tribune ou du Rocher, Hugo accomplit sa mission de médiateur-conducteur, horizontalement (de conscience à conscience, par diffusion, et le discours est alors poétique-politiquE), verticalement bien sûr aussi, du trente-sixième dessous à la pleine Lumière, selon une topique et une logique ascensionnelle qui fondent sa légitimité (et le discours est alors poétique-philosophique, prophétique, eschatologiquE). Il est bien entendu possible d'assigner à chacun des poèmes telle étiquette qui le caractérise spécifiquement, et cela paraîtra d'autant plus facile qu'on voudra s'en tenir à des critères tout extérieurs (type de vers, type de rime ou de strophe, titre du poème...). Pourtant c'est Hugo qui nous avertit : Fable ou Histoire, l'un ou l'autre, l'un et l'autre, l'un dans l'autre; au-delà des effets d'alternance voulus, qui créent un rythme, la caractéristique principale des Châtiments est la contamination des genres, des styles, des tons. Sans distinction. De l'obscène (et pour cause !) au métaphysique. La discussion critique à cet égard s'est rapidement et justement focalisée autour de la question de l'épique. Le célèbre dernier fragment de Nox, qui convoque à la foisjuvénal et Dante, fait aussi préface pour l'ensemble du volume : « Dressons sur cet empire heureux et rayonnant / Et sur cette victoire au tonnerre échappée / Assez de piloris pour faire une épopée. » L'épique, et ses longues ou profondes perspectives est ici directement enté sur le satirique, en même temps que c'est évidemment l'effort tendu d'accumulation qui est sensé porter la satire à la hauteur du Grand Poème. Cette greffe modifie bien sûr l'un et l'autre style : la satire-châtiment est surdimensionnée, tandis que l'épopée se colore en noir et rouge et se contorsionne sous les décharges contradictoires du « grotesque ». Tout se passe comme si, en effet, la définition théorique du grotesque donnée par Hugo dès 1827 (dans la préface de CromwelL), comme la rencontre du « difforme » et de l'« horrible » d'une part, du « comique » et du « bouffon » de l'autre, trouvaient ici, grâce au Deux Décembre, sa juste table de dissection. Voyez par exemple Eblouissements : « l'horrible et le bouffon » s'y accouplent sous nos yeux; et dans tout le livre. Reste qu'il faudrait sans doute parler, comme le font certains critiques, d'une « épopée à l'envers » (puisqu'il s'agit, paradoxalement, de mettre en scène la suprématie du naiN), voire peut-être d'un « grotesque à l'envers », ou d'un grotesque « perverti », puisque la vertu du difforme (si puissamment contestatrice de l'ordre établi dans l'ouvre de Hugo, par ailleurS) se trouve maintenant de l'autre côté, du côté du pouvoir. Tout dépend, en effet, de quoi l'on parle : du sujet (le nain, le crime, etc.) ou du texte lui-même : épopée d'une antiépopée, satire armée, « grotesque » en ses formes mêmes, d'un grotesque déchu, insignifiant, « arrivé ». Perversion et inversion sont devenues les signes mêmes de l'impossible, de l'impensable à quoi le poète décide de faire face. On retiendra ici surtout l'échange des genres, et leur travail les uns sur les autres. Hugo trans-forme, c'est-à-dire invente une écriture, contre la rhétorique. Multigénérique, le texte est également polyphonique en ce sens qu'il fait entendre plusieurs voix. Qu'il les fait se croiser et s'interpeler. Les Châtiments sont un immense dialogue ininterrompu. Mais pour bien entendre le Poème comme dialogue il faut d'abord mettre l'accent sur ce qui constitue Les Châtiments comme tels : une méditation en acte sur les pouvoirs de la parole. A l'ouverture du recueil, le premier fragment de Nox se termine par le vers suivant : [la République] « Dort avec ton serment, prince, pour oreiller ». Plus loin dans le livre (I, 2; I, 12, etc.) l'allusion au crime du parjure reviendra de façon insistante. « Cet homme » (comme dit HugO) a prêté un faux serment. Dès lors la validité des signes s'écroule. Le langage est en danger. Il ne veut plus rien dire, les mots se vident de leur sens comme les cadavres se sont vidés de leur sang. Plus grave encore, le serment de fidélité à la Constitution a été prêté dans le « Temple » même de la Parole sacrée, le Parlement : « Ce serment avait le double caractère de la nécessité et de la grandeur; c'était le pouvoir exécutif, pouvoir subordonné, qui le prêtait au pouvoir législatif, pouvoir supérieur; c'était mieux que cela encore : à l'inverse de la fiction monarchique où le peuple prêtait serment à l'homme investi de la puissance, c'était l'homme investi de la puissance qui prêtait serment au peuple » (Napoléon le PetiT). Acte donc, doublement capital, en tant qu'acte de parole (d'une communauté fondée, depuis 1789, sur la Vérité, la légalité et le respect de la parolE), et en tant que symbolique, dans son rituel même, du nouvel ordre des choses, du devenir lumineux de l'histoire. C'est sur le fond de cet écroulement qu'il faut comprendre l'entreprise poétique de Hugo : il s'agira d'abord de redresser le langage, de dévoiler la nature antiphrastique du discours impérial sous toutes ses formes. A cet égard, les titres des livres (collage de citationS) constituent le premier indice spectaculaire de la lutte langage contre langage, torsion inverse contre distorsion. Devoir d'autant plus pressant pour Hugo que la puissance effective, politique, du faux discours est soutenue (c'est à la fois son fondement et son objectiF) par la mutité du peuple (cf. I, 11 : « Tant qu'un gueux forcera les bouches à se taire... » ou I, 8, sur l'usage du discours délibérément tourné vers la paralysie du Peuple : « Notre parole, hostile au siècle qui s'écoule / Tombera de la chaire en flocons sur la foule... »). En second lieu, si le sujet du livre est bien le langage du pouvoir, l'efficacité du poème, sa capacité à annoncer prophétiquement le châtiment comme aussi bien à le réaliser par le vers, n'est possible que parce que s'affirme, se confirme, dans l'explicite de maint poème, la croyance au pouvoir du langage poétique, la certitude de sa légitimité : « puissance de renonciation », « énonciation comme puissance » (H. MeschonniC). Je renvoie sur ce point aux analyses de notre Préface. Il suffira peut-être de souligner la force que devait avoir pour Hugo le mot verha dans le titre du dernier poème : car le Verbe est « force sacrée. Du verbe de Dieu est sortie la création des êtres : du verbe de l'homme sortira la société des peuples » (Napoléon le PetiT). En l'occurrence, provisoirement, pas de n'importe quel homme, mais de « celui-là » que son exil et son impuissance autorisent à opposer son Verbe aux paroles de tous les autres. On prendra garde à ne pas entendre la notion de « dialogue », introduite au début de ce paragraphe, en un sens trop restrictif : il ne s'agit pas (seulemenT) des dialogues satiriques ou lyriques qui parsèment le recueil (II, 1 ou III, 15 par exemplE), mais d'un principe généralisé de circulation du discours : Hugo-je (ou nouS) parle au peuple qui lui parle, aux proscrits, à Dieu, à l'Histoire; l'adresse est bien une figure rectrice du Poème (dès les titreS), et la fonction dite conative (supplicative, exhortative, impré-cative...) une des dominantes du message; inversement les « bandits » ont tour à tour la parole, et se parlent entre eux, ou répliquent au poète qui leur réplique à son tour. Hugo met ici en scène non seulement des situations, des événements, des personnages, des figures, mais des discours et des noms propres (qui font eux-mêmes discours, pris qu'ils sont dans la chaîne ou la trame prosodiquE). La vertu critique ou dénonciatrice du poème tient non seulement à sa force performative supposée, posée en principe, mais à tout un travail de montage ( ou collagE) : le heurt des discours entre eux, la mise en évidence brutale de l'euphémisme, du mensonge et de l'antiphrase, ou, tout simplement, la mise au jour d'un discours latent, cynique, restitué à ceux qui parlent à l'envers. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Victor Hugo (1802 - 1885) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
|||||||||