Victor Hugo |
La Démarche évolutive des Odes. EN 1828, Victor Hugo réunit les trois volumes de ses Odes en ajoutant des pièces nouvelles du même genre ainsi que « des esquisses d'un genre capricieux : tableaux, rêvés, scènes, récits, légendes superstitieuses, traditions populaires », autrement dit les Ballades où Hugo recherche le ton des anciens poètes médiévaux. Les premières Odes sont parues deux ans après les Méditations de Lamartine, quelques mois après les Poèmes antiques et modernes de Vigny. Déjà un important trio de poètes romantiques s'affirme. Lorsque l'on prend le volume complet des Odes, il est aisé de découvrir des manières successives qui marquent l'évolution de sa pensée. Un Hugo chrétien et monarchiste se reconnaît dans la plupart des poèmes de circonstance, louangeurs à l'excès selon la loi du genre, mais chez le jeune poète à partir d'une sincérité. On doit sacrifier à maintes conventions pour écrire des poèmes sur de tels sujets : Louis XVII, Rétablissement de la statue de Henri IV, Mort du Duc de Berry, Naissance du Duc de Bordeaux que suit un Baptême du même, Funérailles de Louis XVIII, Sacre de Charles X... Est-il si romantique ce poète plus conservateur que Lamartine, moins nouveau que Vigny? Il semble sage, obéissant aux conseils des doctes, se corrigeant comme pour leur faire plaisir, se conformant bien à ses thèmes. La critique lui reproche déjà de tomber parfois dans l'obscurité ou d'aller vers l'exaltation romantique. Hugo triomphera heureusement par ce que le censeur appelle « défauts », ce qui est le cas de bien des poètes qui ont su heureusement cultiver ces derniers plutôt que de s'endormir dans de fades et impersonnelles « qualités » (un des paradoxes de la poésie, n'est-ce pas?). Pour ces Odes, d'édition en édition, le poète construit une vérité qui n'appartient qu'à lui, veut bien faciliter « les dissections de la critique » en donnant le plan de l'édition complète et en ajoutant des remarques : « Quelque puérile que paraisse à l'auteur l'habitude défaire des corrections érigée en système, il est très loin d'avoir fui, ce qui serait un système non moins fâcheux, les corrections qui lui ont paru importantes; mais il a fallu pour cela qu'elles se présentassent naturellement, invinciblement, comme d'elles-mêmes, et en quelque sorte avec le caractère de l'inspiration. » Pour lui, il y a sans doute plus important : « Une forte école s'élève, une génération forte croît dans l'ombre pour elle. » Et Hugo dit son espoir pour le xixe siècle : « la liberté dans l'ordre, la liberté dans l'art ». Hugo est déjà bien décidé à « corriger un ouvrage dans un autre ouvrage ». Il est facile de distinguer odes historiques, politiques et personnelles. Si la marque de Victor Hugo est partout, elle apparaît plus évidente et plus intéressante dans l'exercice de l'idéal. Le Poète, la Lyre et la Harpe, le Génie, l'Ame, l'Antéchrist marquent un dépassement. Ici et là, on trouve tracée la voie de ses grandes ouvres. Hugo est né et le mouvement hugolien sera irréversible. L'Antéchrist laisse prévoir la Fin de Satan; à travers les pièces historiques et politiques percent bien des grandes ouvres futures. Quant à ses odes aimables et familières, nous retrouverons leur visage tout au long de la vie poétique de Hugo et jusque dans les poèmes du grand âge. La nature et l'amour qu'il porte à sa jeune femme l'inspirent dans son Vallon de Chérizy, le Voyage, la Promenade, Rêves. On trouve çà et là une simplicité presque désarmante. Plus que des odes, ce sont des romances comme cette Pluie d'été dont le début ne peut susciter beaucoup d'admiration : Que la soirée est fraîche et douce ! Oh! viens! il a plu ce matin; Les humides tapis de mousse Verdissent tes pieds de satin, mais, peu à peu, par accumulation, un paysage familier, brossé avec art dans l'ingénuité, constitue un ravissant tableau. Victor Hugo utilise tous les mètres comme en se jouant. Chacune des épigraphes qu'il place en tête de ces odes donne un coup de diapason, qu'il emprunte aux Anciens (saint Augustin, Horace, Ovide, Pythagore, Tacite, VirgilE), aux poètes de la Renaissance (Du Bellay, Belleau, Jean de La Taille découvert chez Sainte-BeuvE), aux étrangers (Shakespeare, MaturiN), à ses proches (Chateaubriand, Emile Deschamps, Guttinguer, Eugène Hugo, Lamartine, Nodier, Mme Tastu, VignY). Déjà des poèmes sont prêts pour l'anthologie, qu'on prenne ceux qu'on vient de citer, Moïse sur le Nil ou la Fille d'O-Taiti. Qui ne connaît le début de la plus célèbre des odes, Mon Enfance : J'ai des rêves de guerre en mon âme inquiète; J'aurais été soldat, si je n'étais poète. En 90 vers, il nous donne déjà la plus intérieure des biographies. Il faudrait citer et citer, aller de surprise en surprise, dans cette immense ouvre de poète. Les Odes, par leur démarche évolutive, marquent déjà l'appétit de conquérant de Victor Hugo. Le Moyen Age réinventé. Dans la deuxième partie du recueil de 1828, combien sont différentes les Ballades! Victor Hugo part à la recherche du pittoresque médiéval cher aux Romantiques. Cette mode « rétro » fait aimer les donjons crénelés (ceux des taches d'encrE), les tournois, les légendes, les délices et les rudesses d'un moyen âge réinventé. C'est déjà l'univers de Notre-Dame de Paris. Hugo n'a-t-il pas attaqué dès ses débuts les pilleurs d'épaves qui transformaient les ruines médiévales en carrières! N'oublions pas que la plupart des Ballades sont des commentaires pour un album de dessins consacré à ces beautés. Hugo se réjouit du matériau qui lui est apporté : couleurs et signes héraldiques, oriflammes, cris de guerre, astrologie et magie, vieux métiers, fêtes et combats. Partout, dans les ruelles du vieux Paris ou dans les ruines provinciales, le poète cherche ce qui reste de ces époques lointaines, écoute de lointaines rumeurs, celles de l'histoire qui le hante. Par sa biologie intime, il crée un « kitsch » fort intéressant, fait de la poésie à partir du bric-à-brac. Son moyen âge n'est pas le vrai, il est autre. Ici, il se rattache à la légende cosmique, à la mythologie humanitaire, à l'histoire intérieure de l'esprit, à la geste imaginaire. Apparaît le ton des chansons d'outre-Manche. Les titres sont significatifs : Une Fée, le Sylphe, A Trilby le lutin d'Argail, la Ronde du Sabbat, la Légende de la nonne... On rencontre Urgèle et Morgane, les sylphes et les gnomes, la Sylphide et l'Ondine, le Sylvain et le satyre. Il a puisé dans les anciennes chroniques, il a jeté un oil vers le roman breton, vers les poètes de la Renaissance comme en témoignent ses épigraphes, vers Shakespeare surtout. Là, il est fasciné par le combat des preux. « J'aurais été soldat... » Il se montre soucieux de retrouver les rythmes de la chanson médiévale, non la vraie, mais celle qu'il imagine, et ce poète du XIXe siècle, dans sa recherche, renoue avec les troubadours et les trouvères en les prolongeant artificiellement certes, mais en créant et non en se contentant d'un simple pastiche. Il n'est que de lire l'Aveu du Châtelain, les fragments du Missel, l'étonnante Chasse du Burgrave avec ses rimes en écho comme chez les rhétoriqueurs : « En chasse, amis! je vous invite. Vite! En chasse! allons courre les cerfs, Serfs! » Il part, et madame Isabelle, Belle, Dit gaiement du haut des remparts : - Pars! Tous les seigneurs sont dans la plaine, Pleine D'ardents seigneurs, de sénéchaux Chauds. Ce ne sont que baillis et prêtres, Reîtres Qui savent traquer à pas lourds L'ours... Ou encore dans ces autres enluminures en vers de trois pieds dans le long Pas d'armes du Roi Jean : Par saint-Gille, Nous qui sommes, Viens-nous en, De par Dieu, Mon agile Gentilshommes Alezan; De haut lieu, Viens, écoute, Il faut faire Par la route, Bruit sur terre, Voir la joute Et la guerre Du roi Jean. N'est qu'un jeu. Cette plongée dans l'histoire ne laisse pas d'étonner en même temps qu'elle laisse augurer la Légende des siècles. Si les Odes, malgré leur nouveauté, se rattachent par bien des endroits à la tradition classique (celles qu'il consacre à la louange des grands surtouT), les Ballades sont romantiques. Parties d'une gageure, elles atteignent à l'art et ce renouveau gothique n'est pas si ridicule. Se tournant vers un passé mal connu, Hugo est novateur. On verra profiter de ses recherches de rythmes Théophile Gautier, Théodore de Banville, les parnassiens. Dans les Odes les plus intimistes, Hugo révèle sa nature profonde, sa démarche conquérante; dans les Ballades, il dépasse l'exercice arbitraire, fait oublier l'artifice et le fer-blanc par sa réussite. Cet ensemble, Odes et Ballades, un an après la Préface de Cromwell, apportait une confirmation des propos du poète destinés au renouvellement du théâtre, mais aussi à une certaine idée de la poésie. Un Déplacement dans l'espace. Au déplacement temporel des Ballades succède le déplacement géographique des Orientales, 1èr' édition en janvier 1829 que suit une nouvelle édition le mois suivant. Dans la première préface, il affirme sa liberté : « L'art n'a que faire des lisières, des menottes, des bâillons : il vous dit : Va! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n'y a pas de fruit défendu. L'espace et le temps sont au poète. » Comment lui est venue l'idée des Orientales? Il le dit : « En allant voir un coucher de soleil. » Il sait aussi que tout le continent penche à l'Orient. Il veut « une littérature qu'on puisse comparer à une ville du moyen âge ». Et puis, ses idées politiques évoluent. La révolution grecque est un exemple de la rébellion contre la tyrannie des rois. Royaliste, Hugo l'est encore, mais royaliste d'opposition. Comme sa poésie, sa démarche de citoyen reste en mouvement. Il n'est pas la girouette que disent ses ennemis. Chez lui, tout est conscient. Le philhellénisme est à la mode. Victor Hugo n'est pas le premier dans ce domaine, nous l'avons vu avec Lebrun, Lemercier, Delavigne et tant d'autres. Lamartine, en même temps que maints poètes oubliés, a chanté la mort de Byron. Et l'on peut citer des femmes comme Mme Tastu ou Delphine Gay, des académiciens comme Bignan et Viennet, le poète Bonjour qui écrit des locédémoniennes, un adolescent nommé Jules Barbey qui sera célèbre sous le nom de Jules Barbey d'Aurevilly, Alexandre Dumas, Alfred de Wailly, Alphonse Rabbe, Genoude, Saintine, Vaublanc, Maxime Raybaud, Gaspard de Pons, etc. Cette Grèce dont le xvme siècle a chanté les ruines, c'est Chateaubriand qui l'a mise à la mode dans sa vie présente. Mais les Orientales de Victor Hugo effacent les Messéniennes, Lacédémoniennes, Corynthiennes et autres Byroniennes. Aux formules en prose de sa préface : « Ali-Pacha est à Napoléon ce que le tigre est au lion, le vautour à l'aigle » ou « Austerlitz et Marengo sont de grands noms et de petits villages », répondent celles d'une poésie nouvelle. S'il évoque la guerre d'indépendance des Grecs contre les Turcs, par exemple dans Canaris, les Têtes du sérail, Navarin ou l'Enfant, il reste fidèle à l'histoire, mais en lui ajoutant des dimensions supplémentaires : des formes, des couleurs, une fantasmagorie jaillies de son imagination. L'Orient apporte au poète des thèmes héroïques, voluptueux, sauvages qui lui permettent de faire naître la poésie. Mais cet Orient, loin de se limiter à la Grèce, s'étend à toute la Méditerranée, de l'Espagne de son enfance à l'Afrique et à tout lieu marqué par la présence orientale. Il ne manque rien des idées suggérées et même reçues comme dit Flaubert. On lui pardonnerait difficilement cet exotisme facile s'il n'était ce prodigieux manieur de mots dépassant les espagnolades et les turqueries, cet orgiaque créateur de rythmes et de couleurs qui entraîne son lecteur dans des visions incessantes, dans un concert éblouissant d'instruments nouveaux, avec ses montagnes sonores et ses plages apaisées. Le refrain obsédant d'un distique dans sa Marche turque, le ton de barcarolle de Sara la baigneuse, la sensualité de Laziara, les élévations d'Attente, la Romance mauresque, les Bleuets, Clair de lune, tout cela est du grand art. Bien sûr, il existe une poésie toute faite, celle des mots employés : imams, comparadgis, timariots, houris, bey, vizir, et cent autres qui permettraient de composer tout un lexique, mais quel emploi! On le pourrait comparer à celui de Delacroix pour la couleur dans ses Massacres de Chio. Auprès de tableaux apaisés il existe chez Hugo de folles cavalcades comme dans Mazeppa. Il va chercher le nom de Bouonaberdi (BonapartE) dans les chroniques arabes. Le mythe napoléonien est présent quand il intitule un poème Lui. Seuls, les Djinns apparaissent par trop comme un exercice d'habileté. D'un huitain à l'autre, les vers progressent et l'on va de deux à dix pieds (l'impair de neuf étant seul oublié) pour régresser de dix à deux pieds comme si le poème apparaissait dans un miroir. Là, il y a quelque chose d'arbitraire fort gênant. Les Orientales comme les Odes et Ballades pourraient être incluses dans la vaste Légende des siècles que constitue l'ouvre poétique entier de Victor Hugo. Il faudrait tant citer que citer paraît vain. Trouvons donc en librairie l'édition complète des Poésies, dans la collection l'Intégrale par exemple. Auprès de l'Enfant tant cité dans les anthologies et les manuels scolaires avec son dernier vers « Je veux de la poudre et des balles » (plus pour frapper que pour éveiller à la poésiE), il existe des trésors dignes de la caverne d'Ali-Baba, ceux-là justement que la scolarité oublie. Ajoutons que ce recueil ouvre la voie à toutes les audaces poétiques du xixe siècle. La couleur locale, le pittoresque, qualités romantiques, sont présents, mais il faut aller plus avant pour trouver dans le choix des épithètes (qui ajoutent presque toujours à la pensée une détermination mystérieuse, quasi surréaliste, fantastique en tout caS), des comparaisons hardies, des antithèses fortes, des images (qui vraiment donnent à voiR), dans les mouvements de crescendo, les finales majestueuses, les repos soudains, que pour le génie poétique ouvert à tous les mots de la tribu aucune conquête n'est impossible, car les ressources du style et du vers sont inépuisables. Hugo sonne le glas des poèmes néo-classiques incolores et sans saveur. Les Orientales montrent un musicien, un coloriste, un historien, un poète. Les Demi-teintes. A ces éclatements de couleurs et de sons vont succéder des ouvres plus nuancées, plus discrètes, on serait tenté de dire « verlai-niennes » sans courir le risque de se tromper : en 1890,' Verlaine disait son admiration et son étonnement devant « leur relative simplicité, un certain accent sincère », il employait des épithètes comme « modéré, discret », disait « sourdine » et « nuance ». Cela peut s'appliquer à quatre volumes correspondant à la deuxième période hugolienne, celle d'avant l'exil. Les titres sont significatifs : Les Feuilles d'automne, 1831, les Chants du crépuscule, 1835, les Voix intérieures, 1837, les Rayons et les ombres, 1840. Il faut lire la préface du premier de ces recueils. Le poète est conscient de ce qui se passe dans son temps : Au-dehors, çà et là, sur la face de l'Europe, des peuples tout entiers qu'on assassine, qu'on déporte en masse ou qu'on met aux fers, l'Irlande dont on fait un cimetière, l'Italie dont on fait un bagne, la Sibérie qu'on peuple avec la Pologne; partout d'ailleurs, même dans les États les plus paisibles, quelque chose de vermoulu qui se disloque, et, pour les oreilles attentives, le bruit sourd que font les révolutions, encore enfouies dans la sape, en poussant sous tous les royaumes de l'Europe leurs galeries souterraines, ramifications de la grande révolution centrale dont le cratère est Paris. Hugo jette un regard vers les siècles passés. Si la terre a tant de fois tremblé, cela n'a pas empêché la marche de l'art. Aujourd'hui, « parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les rostres sont encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de Mirabeaux, ce n'est pas une raison pour que nous n'ayons pas, dans quelque coin obscur, un poète ». Le poète dans son temps ne semble-t-il pas nous parler pour aujourd'hui? Dans la tempête, il nous parle de l'indestructible cour humain et de l'art indestructible. Il sait qu'au contraire des vaisseaux, les oiseaux ne volent bien que contre le vent. Pour lui, la poésie tient de l'oiseau : Et c'est pour cela qu'elle est plus belle et plus forte, risquée au milieu des orages politiques. Quand on sent la poésie d'une certaine façon, on l'aime mieux habitant la montagne et la ruine, planant sur l'avalanche, bâtissant son aire dans la tempête, qu'en fuite vers un éternel printemps. On l'aime mieux aigle qu'hirondelle. Est-ce folie de publier « de pauvres vers désintéressés »? Il livre des feuilles mortes. « Ce n'est point là de la poésie de tumulte et de bruit; ce sont des vers sereins et paisibles, des vers comme tout le monde en fait ou en rêve, des vers de la famille, du foyer domestique, de la vie privée; des vers de l'intérieur de l'âme. » Il semblerait à le lire qu'il n'y ait pas de place ici pour la poésie politique. Elle se trouve ailleurs, car Hugo n'a pas voulu troubler l'unité du volume, voilà ce qu'il nous dit. On s'apercevra cependant qu'elle est sous-jacente, en germination. Tout le monde connaît le coup d'archet du début : Ce siècle avait deux ans! Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, Et du premier consul, déjà, par maint endroit, Le front de l'empereur brisait le masque étroit. Ce poème sempiternellement cité parce qu'il permet une facile explication de texte, tout comme d'ailleurs le Souvenir d'enfance : Dans une grande fête, un jour, au Panthéon, J'avais sept ans, je vis passer Napoléon. risquerait de décourager l'amateur de vraie poésie et non de discours versifié. Disons bien vite que le meilleur Hugo n'est pas là. On ne saurait biffer ces vers d'un trait de plume et jouer ainsi les Malherbe, car on s'aperçoit qu'ils sont nécessaires à l'économie de l'ouvrage : c'est à partir de l'événement, si prosaïquement narré qu'il soit (et qui sait si Hugo ne l'a pas voulu ainsI) que nous atteindrons les lieux de la plus authentique poésie. Au fil de cet admirable recueil, nous irons sans cesse vers la tendresse. Ce poète qui n'a pas atteint sa trentième année se tourne vers son enfance pour chanter les charmes des jeunes ans, les regrets, la douceur familiale. C'est le Victor Hugo sentimental, mélancolique, désabusé, jouant des impressions provoquées par ce qui l'entoure, exprimant l'inexprimable qu'éveille confusément « une fleur qui s'en va, une étoile qui tombe, un soleil qui se couche, une église sans toit, une rue pleine d'herbe ». Il se souvient de Lamartine et se rapproche du Sainte-Beuve de Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme. Tandis que se poursuit la lecture, d'un poème à l'autre, d'éton-nement en étonnement, on s'aperçoit bientôt qu'il dépasse le projet intimiste de sa préface, le côté « bonne chanson » qu'on imagine. Là où l'on pourrait trouver de la mièvrerie, des tableaux familiaux et bourgeois, on découvre que le poète apparemment paisible est habité de passion contenue. Romantique, il écoute Ce qu'on entend sur la montagne à la fois « doux comme un chant du soir, fort comme un choc d'armures », écrit un poème Dicté en présence du glacier du Rhône laissant présager les élévations baudelai-riennes, adresse un poème fraternel A M. de Lamartine, chante la Bièvre ou les Soleils couchants en images éblouissantes, s'adresse sans cesse à ses amis, aux pauvres ou au dieu Pan. Il ne serait pas Hugo si quelque souvenir d'enfance, quelque impression fugitive ne prenait une signification exemplaire. S'il parle de son enfance, elle est aussi celle du siècle et il ajoute l'héroïsme, le ton épique, la générosité. Au cour même de son apaisement automnal, il chante sans cesse l'aigle, l'épopée napoléonienne qu'a vécue son père, et l'on devine qu'il va être le poète des grandes convulsions d'un siècle qui se cherche. Il ne cesse de philosopher, mais, heureusement, en poète. Sans cela, sa pensée serait courte et quotidienne. Son élan invincible, son imagerie incessante lui offrent un pouvoir de persuasion et de communication non seulement avec ses amis, poètes ou intellectuels, mais aussi avec tous. Victor Hugo se sent de plus en plus à l'aise avec le verbe. C'est le recueil de la simplicité harmonieuse. Il varie les mètres et les rythmes. Certains passages étonnent par leur modernité. On va à ce point de surprise en surprise, on découvre tant de diversité, que le fameux «Victor Hugo, hélas! » apparaît creux et vain. On est tenté une fois de plus de s'élever contre l'image déclamatoire qui nous est donnée du poète. Sa Prière pour tous, loin des paraphrases bibliques habituelles, est une création originale d'une rare finesse. On voit, on entend, on respire et ce ne sont que délices dignes des poètes les plus délicats, symbolistes ou impressionnistes. S'il parle de l'enfant, nous découvrons ce qu'il y a de plus pur en ce monde. Virtuose, il dépasse la virtuosité de ses précédents recueils par ses approfondissements, sa pensée grave et méditative. Et, avant que nous refermions le recueil, le poète nous convie à entendre un dernier mot : il crie alors, au-dessus de ses feuilles mortes, sa haine de l'oppression, il parcourt l'Europe blessée, il jette son indignation, il semble alors se révolter contre son propre projet : Oh! la muse se doit aux peuples sans défense. J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance, Et les molles chansons, et le loisir serein, Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain! Non, les Feuilles d'automne ne sont pas, comme on a voulu le démontrer, étrangères aux passions du dehors. Hugo, s'il prend un temps d'arrêt pour tenter d'harmoniser une époque de révolution et de rénovation confuses, cherche plus que jamais à communier avec les problèmes de son temps. Cette « corde d'airain » résonne dans les Chants du crépuscule avant de s'affirmer plus encore d'un recueil à l'autre, même s'il reste fidèle aux demi-teintes. Un fil « à peine visible, peut-être » relie cet ouvrage au précédent. « C'est toujours la même pensée avec d'autres soucis, la même onde avec d'autres vents, le même front avec d'autres rides, la même vie avec un autre âge. » Le poète ne laisse subsister dans ces ouvrages ce qui est personnel que dans la mesure où « c'est peut-être quelquefois un reflet de ce qui est général ». Non, ce qu'il veut exprimer, « c'est cet étrange état crépusculaire de l'âme et de la société dans le siècle où nous vivons; c'est cette brume au-dehors, cette incertitude au-dedans; c'est ce je ne sais quoi d'à demi éclairé qui nous environne ». Hugo a conscience que son époque est livrée à l'attente et à la transition. Autour de lui, on ne comprend que deux mots : le Oui et le Non. Dans cette époque tranchée, parmi ces discussions acharnées le poète dit : « Il n'est pourtant, lui (l'auteuR), ni de ceux qui nient, ni de ceux qui affirment. Il est de ceux qui espèrent. » On pourrait ajouter qu'il est surtout de ceux qui interrogent. A l'exclamatif succède l'interrogatif : De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes? Tous les fronts sont baignés de livides sueurs. Dans les hauteurs du ciel et dans le cour des hommes Les ténèbres partout se mêlent aux lueurs. Croyances, passions, désespoir, espérances, Rien n'est dans le grand jour et rien n'est dans la nuit, Et le monde sur qui flottent les apparences, Est à demi couvert d'une ombre où tout reluit. Dans son livre ses cris d'espoir sont mêlés d'hésitation, ses chants d'amour coupés de plaintes, sa sérénité pénétrée de tristesse; ses abattements se réjouissent tout à coup, ses défaillances sont relevées soudain. Il parle de « ces troubles intérieurs qui remuent à peine la surface du vers au dehors, ces tumultes politiques contemplés avec calme, ces retours religieux de la place publique à la famille, cette crainte que tout n'aille s'obscurcissant, et par moments cette foi joyeuse et bruyante à l'épanouissement possible de l'humanité ». Si nous citons cette préface, il y a deux raisons : elle exprime parfaitement le fond de l'ouvrage, sa mélancolie et son ton désabusé; elle montre à l'homme d'aujourd'hui un miroir ancien où il peut par éclairs se reconnaître car, comme dans notre période atomique, le poète voyage sans cesse du doute à la fête espérée. Le poète, en ses chants où l'amertume abonde, Reflétait, écho triste et calme cependant, Tout ce que l'âme rêve et tout ce que le monde Chante, bégaie ou dit dans l'ombre en attendant! Au poème Prélude duquel ces vers sont extraits succèdent de longs poèmes où il aborde les grands problèmes de l'histoire et de la politique avec des plongées dans un passé qui lui est proche. Il y a là, souvent plus que du poète, du journaliste en lui, sans que cela soit péjoratif. Dans ses longs poèmes aux titres parlants : Dicté après juillet 1830, A la Colonne, Napoléon II, A Canaris, il prend un ton apocalyptique et satirique. Il sait aussi nous parler du suicide d'un jeune homme ou d'un vote à la Chambre, raconter avant Musset la mort de Rolla, flétrir le dénonciateur de la duchesse de Berry : A l'homme qui a livré une femme, satiriser des Noces et festins, dresser cet Hymne cher à l'école : Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. Certains passages sont envahis par une rhétorique creuse et on ne peut retenir que l'habileté du poète à gonfler artificiellement des lieux communs. On préfère trouver les poèmes d'amour inspirés par Juliette Drouet. Là, Hugo oublie l'enflure pour trouver la délicatesse et ce n'est pas par hasard qu'un poème s'adresse à Anacréon et qu'un autre est Écrit sur la première page d'un Pétrarque. Son goût des vocables sonores apparaît notamment dans Noces et festins ou dans Au bord de la mer. Le lecteur d'aujourd'hui ne pourra s'empêcher de le trouver grandiloquent et pompeux dans ses longs discours adressés à la Divinité par quelque truchement. On retient pour sa vérité ce poème où il dit Que nous avons le doute en nous : Je vous dirai qu'en moi je porte un ennemi, Le doute, qui m'emmène errer dans le bois sombre, Spectre myope et sourd, qui, fait de jour et d'ombre, Montre et cache à la fois toute chose à demi ! En bien des endroits, on trouve un Victor Hugo qui semble s'imiter lui-même sans qu'un véritable renouvellement de l'inspiration apparaisse. Mais Victor Hugo, répétons-le, récompense toujours le lecteur opiniâtre par la beauté et la grandeur qui arrivent au moment où l'on semble le moins les attendre. Les Voix intérieures, dédiées à la mémoire de son père, continuent les deux précédents avec un penchant plus affirmé pour l'inspiration intime. Le poète sait qu'il lui appartient d'élever, lorsqu'ils le méritent, « les événements politiques à la dignité d'événements historiques ». Il énumère les qualités nécessaires pour cela : « Qu'il ait dans le cceur cette sympathique intelligence des révolutions qui implique le dédain de l'émeute, ce grave respect du peuple qui s'allie au mépris de la foule; que son esprit ne concède rien aux petites colères ni aux petites vanités; que son éloge comme son blâme prennent souvent à rebours, tantôt l'esprit de cour, tantôt l'esprit de faction. Il faut qu'il puisse saluer le drapeau tricolore sans insulter les fleurs de lys; il faut qu'il puisse dans le même livre, presque à la même page, flétrir « l'homme qui a vendu une femme » et louer un noble jeune prince pour une action bien faite, glorifier la haute idée sculptée sur l'arc de l'Étoile et consoler la triste pensée enfermée dans la tombe de Charles X. » C'est en quelque sorte un code du poète responsable qui nous est donné là avec cette conclusion : « La puissance du poète est faite d'indépendance. » Jamais le rôle de ce dernier n'a été porté plus haut. On pense aux grandes voix de la Renaissance et, à l'opposé, à Malherbe si loin de l'État sinon pour le louer. Victor Hugo n'oublie pas que la Portia de Shakespeare parle de « cette musique que tout homme a en soi ». Spiritualiste, intimiste, élégiaque, Hugo se garde de l'égotisme. Sa pensée individuelle n'a de valeur que si elle est prise comme exemple. Il veut avant tout exprimer le triple aspect de la vie humaine : « Le foyer, qui est notre cour même; le champ, où la nature nous parle; la rue, où tempête, à travers les coups de fouet des partis, cet embarras de charrettes qu'on appelle les événements politiques. » Ses poèmes sont dictés par l'histoire : mort de Charles X en exil dans Sunt Lacrymae Rerum ou bien A l'Arc de Triomphe, par la religion : Dieu est toujours là, par des événements familiaux comme la mort d'Eugène Hugo, par la satire : A un riche, par l'enfance : A des oiseaux envolés, par le sentiment philosophique : Pensar, Dudar, par une pensée qui rejoint le fantastique au cours d'un fascinant dialogue : A Olympio. Hugo reçoit aussi l'inspiration de la nature dans des morceaux célèbres : la Vache ou Avril, délicieuse évocation des jardins et des champs. Une Soirée en mer lui fait penser à Dieu avec ces dialogues si caractéristiques de sa manière : Où vas-tu? - Vers la nuit noire. Où vas-tu? - Vers le grand jour. Toi? -Je cherche s'il faut croire. Et toi? -Je vais à la gloire. Et toi? -Je vais à l'amour. Apparaissent Dante, Virgile ou Durer dans des poèmes à l'image de leur puissance sans que cela interdise des tableaux précis et colorés dignes de Théophile Gautier et des parnassiens. Dans Passé, Gérard de Nerval semble bien proche : C'était un grand château du temps de Louis treize. Le couchant rougissait ce palais oublié. mais, comme le dit Jean-Bertrand Barrère, si « le motif du château doré au crépuscule a chez Hugo une aussi ancienne filiation que chez Nerval », ce dernier « va plus loin, approchant avant Baudelaire la zone mystérieuse d'une vie antérieure ». Il n'empêche qu'au fur et à mesure de la lecture, bien des poètes qui suivront Hugo nous apparaissent comme des branches parfois plus parfaites, mais nées du grand tronc. Verlaine efles symbolistes, Mallarmé par éclairs, Baudelaire et même Rimbaud sont ici non pas contenus car chacun est allé plus avant dans sa voie, mais bien proches. Certaines images sont dignes d'inspirer un peintre préraphaélite : Tous deux, l'ange et le roi, les mains entrelacées, Ils marchaient, fiers, joyeux, foulant le vert gazon, Ils mêlaient leurs regards, leur souffle, leurs pensées... Ô temps évanouis! ô splendeurs éclipsées! Ô soleils descendus derrière l'horizon! Hugo adore glisser des chiffres et nombres dans ses vers : Ceux de quatre-vingt-treize et de mil huit cent onze, Ceux que conduit au ciel la spirale de bronze... Et aussi bien des formules géométriques : La courbe d'Annibal ou l'angle d'Alexandre Au carré de César. Sans oublier les rimes latines parfois loin cherchées : Et Notre-Dame au loin, aux ténèbres mêlée, Illuminant sa croix ainsi qu'un labarum, Vous chantera dans l'ombre un vague Te Deum! Les noms propres empruntés à l'histoire sont là pour ceux qu'ils désignent, mais plus encore pour les sonorités qu'ils apportent : Bélénus, Mithra, Lycoris, Gallus, Candale, Caussade... et il en est de même pour les noms tirés de la géographie ou de l'histoire sainte. Cela n'est pas bien sûr particulier à ces recueils. Un puriste trouverait aussi à redire dans la manière qu'il a de faire rimer des mots de même famille ou de même nature ou des épithètes qui ne sont là que pour cette utilité. Malherbe aurait sans doute eu à travailler plus encore que sur les ouvres de Ronsard, mais le flot hugolien semble tout emporter. On doit retenir surtout le foisonnement imagé fortement spectaculaire. « Virgile et Dante sont ses divins maîtres. » Il le dit dans la préface du quatrième recueil les Rayons et les ombres. Il présente merveilleusement bien ses projets : aujourd'hui, il serait un maître de la « prière d'insérer ». Cela s'accompagne des ébauches d'un art poétique fondé sur les deux façons d'exister de l'homme : « selon la société et selon la nature ». Voici quelques extraits : Nul ne se dérobe dans ce monde au ciel bleu, aux arbres verts, à la nuit sombre, au bruit du vent, aux chants des oiseaux. Aucune créature ne peut s'extraire de la création... Tout se tient, tout est complet, tout s'accouple et se lëconde par l'accouplement. La société se meut dans la nature; la nature enveloppe la société. L'un des deux yeux du poète est pour l'humanité, l'autre pour la nature. Le premier de ces yeux s'appelle l'observation, le second s'appelle l'imagination. De ce double regard toujours fixé sur son double objet naît au tond du cerveau du poète cette inspiration une et multiple, simple et complexe, qu'on nomme le génie. Le poète, pour Hugo, a le culte de la conscience commejuvénal, de la pensée comme Dante, de la nature comme saint Augustin. Il ajoute au fil du discours la Bible, Virgile, Milton. Placé sous de tels patronages, comment ne pas craindre que les poèmes ne répondent pas à de telles promesses? Sûr de lui, le poète écrira en 1859 : * J'écris tout simplement l'Humanité, fresque à fresque, fragment à fragment, époque à époque. » Dans ses analyses, action, vie, passé, présent, avenir, science, philosophie, rêverie, nature, société sont mêlés. Il dit au fond que tout est dans tout, et tout chez Victor Hugo avec un ton de persuasion contagieux. Dans les Rayons et les ombres, les poèmes correspondent de plus en plus à cette idée de mage, de poète conducteur de peuples et redresseur de torts, de pèlerin d'une idéologie humanitaire - qui nous semble aujourd'hui lointaine et grandiloquente, mais que nous ne devrions pas oublier. Cela amène Hugo, vaste auteur du grand Poème de l'Homme, à des tours déclamatoires frisant parfois le ridicule, mais qu'on doit replacer dans la mentalité de son époque. Sa pensée, comparée à celle des grands philosophes, serait primaire et superficielle si l'art et la passion ne l'arrachaient à la gratuité. La « fureur poétique » dont on parlait au temps de la Renaissance est présente, et aussi le lyrisme, l'excitation constante à l'idée par le cheminement des images. Il y a de l'emphase et aussi, sous cet emballage, une forte incantation. Des passages admirables ont toujours été masqués par ce qu'on retenait chez le poète de plus directement explicable. Il faut avoir lu les 306 vers de Fonction du Poète qui commence ainsi : Pourquoi t'exiler, ô poète, Dans la foule où nous te voyons. pour apprécier la hauteur de vue et les vers de qualité. Il faut contempler les spectacles urbains ou champêtres, recevoir évocations et souvenirs, voir comme le lyrisme peut s'accompagner de véhémence avant de côtoyer quelque Spectacle rassurant (ainsi qu'il intitule un poèmE), méditer une fois de plus Dans le cimetière, rencontrer un poème Au statuaire David, lire, bien sûr, ces poèmes d'anthologie que sont Tristesse d'Olympio (au ton solennel et pur comme l'eau d'un laC), Oceano Nox qui reste dans toutes les mémoires : Oh! combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis. Combien ont disparu, dure et triste fortune! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis! On sait, soit dit au passage, combien la mer vue par Hugo a pu inspirer d'autres poètes, du Rimbaud du Bateau Ivre à Baudelaire ou Lautréamont. Mais que cet Oceano Nox ne nous laisse pas quitte! Des beautés plus discrètes résident ailleurs. Pas dans Fiat Voluntas qui s'ouvre par ce vers de mauvais goût : Pauvre femme! son lait à la tête est monté, mais plutôt un petit poème, Guitare avec « Le vent qui vient à travers la montagne /M'a rendu fou! » qui semble la « traduction des sons d'une guitare » comme il voulait l'intituler. Le poème Que la musique date du seizième siècle fera sourire les musicologues, mais on se penchera sur Sagesse, titre que reprendra Verlaine, sur Regard jeté dans une mansarde pour sa douceur et son humanité, sur le Sept Août 182g pour sa noblesse de ton, Ce qui se passait aux Feuillantines vers iSij, pour la nostalgie qui s'en dégage, Caeruleum Mare, plus traditionnel, mais fortement imagé. Un poème moins connu Écrit sur le tombeau d'un petit enfant au bord de la mer nous montre un Hugo follement amoureux des mots qui ne cesse de nommer et de donner à voir : yieux lierre, frais gazon, herbe, roseaux, corolles; Église où l'esprit voit le Dieu qu'il rêve ailleurs; Mouches qui murmurez d'ineffables paroles A l'oreille du pâtre assoupi dans les fleurs. Vents, flots, hymne orageux, chceur sans fin, voix sans nombre; Bois qui faites songer le passant sérieux; Fruits qui tombez de l'arbre impénétrable et sombre, Étoiles qui tombez du ciel mystérieux; Oiseaux aux cris joyeux, vague aux plaintes profondes; Froid lézard des vieux murs dans la pierre tapi ; Plaines qui répandez vos souffles sur les ondes; Mer où la perle éclôt, terre où germe l'épi... Nommer, toujours nommer. Dans la Statue, il se grise de noms propres inspirés souvent par la rime : D'un bout à l'autre bout de cette épaisse allée, Avez-vous quelquefois, moqueur antique et grec, Quand près de vous passait le beau Lautrec Marguerite aux doux yeux, la reine béarnaise, Lancé votre oil oblique à l'Hercule Farnèse? Seul sous votre antre vert de feuillage mouillé, Ô Sylvain complaisant, avez-vous conseillé, Vous tournant vers chacun du côté qui l'atdre, Racan comme berger, Régnier comme satyre? Avez-vous vu parfois, sur ce banc, vers midi, Suer Vincent de Paul à façonner Gondi ? Faune! avez-vous suivi de ce regard étrange Anne avec Buckingham, Louis avec Fontange... Et il continue à nommer les personnages de l'histoire ou de la poésie dans des exercices de haute voltige dont un oil attentif décèle facilement les chevilles et les tricheries, mais, il n'importe! nous sommes enlevés et nul aussi bien que lui peut donner une idée verticale et horizontale de l'histoire. Ou bien exalter Dieu comme nul autre dans ces vers de Sagesse qui feront naître une « future vigueur » : Ô sagesse! esprit pur! sérénité suprême! Zeus! Irmensul! Wishnou! Jupiter! Jehova! Dieu que cherchait Socrate et que Jésus trouva! Unique Dieu! vrai Dieu! seul mystère! seule âme! Toi qui, laissant tomber ce que la mort réclame, Fis les deux infinis pour les temps éternels! Toi qui mis dans l'éther plein de bruits solennels, Tente dont ton haleine émeut les sombres toiles, Des millions d'oiseaux, des millions d'étoiles! Que te font, ô Très-Haut! les hommes insensés, Vers la nuit au hasard l'un par l'autre poussés, Fantômes dont jamais tes yeux ne se souviennent, Devant ta face immense ombres qui vont et viennent. Déjà, dans ce poème, on peut entrevoir, comme le dit J. Gaudon, une « version désespérée de la métamorphose éblouissante du satyre, problème vertigineux auquel Dieu et la Légende des siècles donneront une réponse incomplète. » Mais déjà une réponse... Déjà dans ces recueils dont nous venons de parler, Victor Hugo est présent avec sa faculté maîtresse : l'imagination luxuriante qui lui permet de concrétiser les idées les plus abstraites, avec une acuité de vision incessante. Par-delà les lieux communs ou la philosophie sommaire, les idées générales, tout est métamorphosé en poésie. Il met en marche un étonnant instrument, appareil de perception et d'imagination, avec une multitude de lentilles grossissantes et déformantes le conduisant vers le démesuré, le colossal, le grand, l'hyperbolique. Que ces miroirs mettent à nu des défauts dont le principal est souvent le faux goût, n'empêche l'apparition constante de beautés de premier ordre. Par le choc des antithèses, des contrastes inattendus, par ses jongleries, par ses emplois des mots les plus rares (non sans quelque pédantismE), il orchestre en jouant de tous les instruments : le trombone et la grosse caisse, la trompette et le tambour, mais aussi la flûte et le clavecin, la lyre et la harpe. Il met « un bonnet rouge au vieux dictionnaire », il disloque « ce grand niais d'alexandrin » et Malherbe trouve son plus grand ennemi. Mais nous n'en sommes encore ici qu'aux premiers degrés de cet escalier monumental. |
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Victor Hugo (1802 - 1885) |
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Portrait de Victor Hugo | |||||||||
Biographie / OuvresC'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature Chronologie1802 - Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris. Chronologie historique1848 Bibliographie sÉlective |
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