Yves Bonnefoy |
Pour entrer dans l'univers poétique d'Yves Bonnefoy, le plus simple sera sans doute d'emprunter la voie mauvaise : j'entends celle que dénoncent tous ses écrits théoriques et dont entreprend de nous détourner chacun de ses poèmes, la voie à la fois enchanteresse et maléfique du concept. Car l'abstraction égare, mais enchante : nul doute que n'existe pour Bonnefoy un bonheur de l'idée, un charme profond du nombre. A travers la magie des notions la primitive opacité des choses se mue peu à peu en transparence; leur tremblé, «tout le heurté, le hagard d'ici-bas» (/, 151'). s'apaise en une harmonie qui n'offre plus de prise aux déséquilibres du hasard. A cette réalité, pourtant - et voici l'autre face du concept - nous aurions tort de trop nous laisser prendre, car elle n'est peut-être que mensonge. La paix harmonieuse de l'abstrait, ce bonheur du nombre et de l'idée auquel Bonnefoy est si évidemment sensible, tout cela servirait-il seulement à nous leurrer? Les essais réunis dans l'Improbable nous l'affirment inlassablement : çà et là s'y intente le même procès, s'y lance la même accusation contre l'idée, ou plutôt contre le concept, cette caricature d'idée, cette idée creuse. Le concept s'y voit successivement décrire comme piège, fuite, clôture, opium ou trahison. C'est pour nous égarer qu'il veut nous engourdir; et s'il nous plonge en une fausse paix, c'est afin de nous détourner de l'essentiel. Il escamote en effet notre vérité la plus privée, la plus scandaleusement particulière, notre part la plus rebelle à toute réduction, notre passion, notre regard, notre temps, notre mort surtout : il peut arriver, certes, aux philosophies de nommer la mort, mais pour la dépasser ou l'effacer, bref, pour la transformer en une mort qui n'est plus la mort. D'où un confort qui se distingue mal d'une imposture, et auquel n'ont pas su échapper les penseurs les moins systématiques, ceux qui avaient au départ le plus vif sentiment de l'irréductibilité du moi : en cette « demeure faite de mots, mais éternelle » (/. 12), Socrate meurt par exemple « sans trop d'angoisse» ; et plus tard Kierkegaard conceptualise son horreur du concept, Heidegger parle trop bien la mort pour en éprover vraiment la déchirure... «Défini», donc «incorruptible» (/, 12), comment le concept ne se condamnerait-il pas en effet à manquer ce qui se corrompt, c'est-à-dire ce qui meurt, c'est-à-dire encore ce qui est? Ce manquement, n'en doutons pas, est chez lui volontaire ; c'est pour nous rassurer que nous philosophons, pour faire « que la mort ne soit plus vraie » (/, 17). Mais par là même nous passons à côté de la réalité, qui est d'abord concrète et mortelle, qui est non point forme ni essence, mais substance, chair ou grain. Le concept est donc «un délaissement, une apostasie sans fin de ce qui est» (/, 21) ; élision et reniement, il constitue, au sens pleinement pascalien du mot, un divertissement, et porte en lui un principe de jeu, une gratuité. Quelques grands exemples confirmeront cette analyse : ainsi Valéry, abusé peut-être par les évidences trop faciles d'une langue spontanément abstraite et d'une lucidité méditerranéenne, en vient-il à se perdre en un faux jardin d'essences ; volontairement fermée aux révélations de la nuit et au « mystère de la substance», sa poésie se réduit alors à l'exercice, à la gymnastique vide de l'esprit... Autre victime exemplaire du concept, Uccello, qui, à force de géométriser l'apparence, découvre « la valeur démoniaque de l'aspect » (/, 107) et aboutit à une fantasmagorie maléfique de l'idée. Çà et là le concept a bien enchanté ses victimes : sous prétexte de les défendre du non-être, c'est de l'être qu'il les a sevrés. La littérature, encore, nous fournirait maint exemple de cette tentation d'échec inscrite au cour de la plus éclatante réussite. Est-il ainsi un monde plus transparent, plus lumineusement essentiel que celui de Racine? Mais ces essences se heurtent les unes aux autres, et leur choc introduit alors en ce monde idéal une dimension profane, une saveur d'inexpiable, un goût de crime et de désastre. Mallarmé, quant à lui, ne se voue si héroïquement à la recherche, ou plutôt à la recréation de l'idée, que pour avouer en fin de compte sa faillite. Mais toutes ces figures de l'effort vain ou du partage pâlissent devant celle de Baudelaire, véritable héros moderne de l'anticoncept, le premier à avoir ressenti la valeur poétique et ontologique d'une passante, le sens secret d'un lieu, la saveur d'un moment, et à avoir joué dans son corps même la comédie véridique de la mort. En cette découverte. Baudelaire aurait d'ailleurs pu s'autoriser d'un grand ancêtre, Sade, qui, transportant cette comédie dans le corps des autres, nous obligeait à voir en l'érotisme une puissance merveilleusement bouleversante, capable de nous révéler toute notre «fragilité naturelle» (/, 125), et d'afficher en elle «l'effréné, le trouble du temps». Tous ces modèles - auxquels on regrette un peu que Bonnefoy n'ait pas joint l'image de Vigny, comme lui également tenté par l'idée et la mort, appelé à la fois par l'éternelle transparence du cristal et par la fragilité des corps, leur « amour taciturne et toujours menacé» - composent une sorte de musée imaginaire : l'Improbable est une galerie des grands intercesseurs. En chacun de ces créateurs exemplaires se manifeste un double besoin d'ordre et de réalité, un double appel de l'intelligence illuminante et de l'existence nue. cette nudité devant finalement envahir, aveugler cet éclat. De cette double postulation - et il me paraît juste de reprendre à propos de Bonnefoy le langage même de Baudelaire -, l'architecture aussi pourrait nous proposer quelques belles images : ainsi ce lieu glorieux, vers lequel Bonnefoy tourne si souvent sa pensée. l'Orangerie du xvnc siècle, construction de pierres dorées et de glaces, tout entière inondée par la paix d'une chaude lumière, mais qui contient en son cour le plus clair comme la négation de cette éternité : « la nuit, ou le souvenir de la nuit [li'] emplit d'un léger goût de sang, sacrificiel, comme si un acte profond devait une fois y avoir lieu» (7. 159). Et le même phénomène d'évidement central, la même irruption d'une transcendance concrète et profonde seront encore rêvés dans le temple grec, dont la radiance enclôt elle aussi un espace nocturne, un «orage caché», comme un puits foré au noyau de l'autel pour y «retrouver les fonds inconnaissables du lieu » (/. 156). Le connaissable sert donc ici à protéger l'inconnaissable; d'un ordre à l'autre, il n'y a plus rupture, mais involution. Au lieu que la nuit, comme chez Racine, Piero ou Mallarmé, vienne battre de ses vagues têtues et peu à peu envahir, déconcerter la gloire, au lieu que les deux principes s'équilibrent, comme chez Balthus, la loi, ou plutôt l'anarchie nocturne se contente ici d'affecter d'incertitude et de soupçon la trop parfaite exaltation du nombre. D'autres coexistences sont d'ailleurs possibles : à Leyde, par exemple, Bonnefoy découvre en un musée un tombeau extérieurement brut, mais dont les parois internes sont sculptées de merveilleuses scènes domestiques où le mort figuré continue le plus pur de sa vie. Et il s'émerveille alors de cette image d'une matière, d'une nuit, enveloppant en elle la tendre évidence d'une idée. Ou bien, devant les ornements abstraits des pierres tombales de Ravenne, il jouit de ce qui n'est plus involution réciproque, rapport de contenant à contenu, mais rencontre véritable, plein mariage de la forme et de la matière : union d'un type et d'un corps, «l'Idée faite présence» (7. 19). Pour qu'un objet, un lieu, une ouvre éveillent poétiquement Bonnefoy, il semble donc bien qu'il doive y retrouver, sous l'aspect du déchirement, du déni réciproque, ou de la rencontre, les deux «postulations» que nous avons décrites : «un trouble dans la lumière, quelque chose d'insaisissable, de noir, d'informe dans la pureté du cristal» (7, 183) - ou bien, inversement, une voix dans la nuit, un cri dans les pierres, une lueur dans l'épaisseur de l'informe et de l'insaisissable, bref, toutes les présences imaginaires que va tenter d'évoquer sa poésie. Car, jusqu'ici, nous ne sommes pas sortis d'un art poétique, c'est-à-dire encore du concept... Tous les essais de l'Improbable, et même quelques poèmes de Douve ou de Hier régnant désert, nous racontent ainsi la présence, nous disent ce qu'elle est et comment la chercher, mais ne nous engagent pas, concrètement, dans cette quête. L'un des dangers qui guettent Bonnefoy. ce prophète de l'anticoncept, c'est peut-être, et paradoxalement, son trop grand amour de l'idée, son besoin du médiat pour vivre l'immédiat, et cette nécessité où il se trouve de n'épouser le concret qu'après une traversée, un épuisement, et comme une destruction interne de toutes les ressources de l'abstrait. S'il se met ainsi en posture de théoriser si souvent l'inthéorisable, c'est sans doute à cause du désir qu'il a de mieux nous entraîner ; c'est aussi que la présence ne peut être qu'approchée, et le peut aussi bien par les moyens négatifs d'une non-philosophie (cet équivalent profane de ce que Bonnefoy nomme « théologie négative ») que par ceux, positifs, d'une rêverie créatrice. Reste qu'à lire les essais d'Yves Bonnefoy nous pensons quelquefois à ce qu'il dit lui-même de Masaccio : «Son art. tout d'indications, autoritaire, allusif, propose l'intemporel comme un programme, un idéal - on pense à Rimbaud, à la Lettre du Voyant - mais il ne le prouve pas» (/. 106). Ce que nous demandons à Bonnefoy, c'est de même, ou inversement, de nous prouver le temporel, c'est-à-dire justement l'improbable... Et cette preuve, logiquement impossible à fournir, ne pourra être donnée, c'est évident, qu'en un acte vécu d'imagination. L'expérience immédiate qu'évoquent idéalement et indirectement tous ses essais, c'est donc celle encore que patiemment, monotonement, avec « une voix, toujours la même », essaie de recommencer, de recréer, de mimer verbalement chaque poème. Comment dès lors comprendre ces poèmes ? En définir la fin ou le projet ? Bonnefoy l'a fait pour nous, et mieux que nous. La meilleure façon de les lire, me semble-t-il. serait de s'enfoncer aveuglément dans leur ressassement et dans leur nuit, de laisser résonner en soi leur note sourde, d'ouvrir son regard à leur matité. Mais il faudrait aussi les traverser comme des épiphanies, tentant d'apercevoir comment quelque chose en chacun d'eux se dérobe et s'indique (s'indique par le mouvement même qui veut le dérobeR), quel est ce quelque chose, à travers quoi il cherche à se manifester ou à s'enfuir, dans quelles formes, quels lieux, quelles matières, bref, il faudrait décrire, si ces mots possèdent quelque sens, les catégories sensibles de la présence chez Yves Bonnefoy. Or, pour mener cette description, il nous faudra encore, du moins me semble-t-il, en revenir à l'obsédante expérience du concept dont toute la pratique du monde sensible se veut dès l'abord ici le dépassement et le déni. Le sentiment de la présence, cette illumination profonde en vertu de laquelle l'objet le plus particulier rayonne comme un universel, ne s'atteint pas en effet, nous le savons, en un acte naïf ou heureux de l'imagination. Il ne s'obtient qu'au terme, ou bien au cour d'une rêverie négatrice qui vise à l'opposé des fins ordinairement assignées aux actes de l'intelligence. Celle-ci cherchait par exemple à introduire en toute chose la loi, la transparence : Bonnefoy s'arrêtera donc avec prédilection sur les formes sensibles de l'anarchie ou de l'opacité. Sur la pierre, par exemple, dont les Tombeaux de Ravenne font un merveilleux éloge. Si elle l'attire si puissamment, c'est qu'elle forme pour lui comme une nuit absolue de la matière. Son pouvoir, elle le tient de son aveuglement et de son inertie. En elle point de vie en effet, ni même aucun signe de vie : point d'espace intérieur non plus où pourrait commencer à poindre une virtualité d'expression. Sa densité refuse la pensée et décourage a priori tout essai de pénétration et de métamorphose. Informe en outre en sa surface, anarchique en sa profondeur, rebelle de par sa grossièreté à tout effort numérique ou légal d'intégration, elle est l'irréductible même. Mais son plein nous donne le vertige, et son non nous attire beaucoup plus puissamment que tous les oui... Pourquoi dès lors ne pas imiter la salamandre, ne pas essayer de nous faire pierre, et, «par l'inerte Masse de tout [notre] corps, de retenir [notre] souffle, de tenir au sol » (D. 85). bref, de partager cette souveraine «hypnose de la pierre» (D. 53) qui nous introduira à toute la brutalité de l'être ? Pour un tel roc il n'est point question, bien sûr. de luire ni de trancher : Bonnefoy ne cherche pas en lui. comme par exemple Saint-John Perse, l'instrument ascétique ou agressif d'une contraction ; il ne le prend pas non plus, comme Rimbaud, pour un objet destiné à assouvir une fringale de matérialité. La pierre n'est pour lui qu'un cela, un quelque chose, sur lequel doivent se briser toutes nos intentions. Elle sera donc terne et neutre - à l'opposé des coquetteries brillantes de l'idée, du vain «camaïeu du concept» (/. 25) : sans grâce, sans luisance (ce qui indiquerait une clarté positive de la profondeuR), et même sans surface (celle-ci pourrait nous prêter un faux appui et nous cacher la vérité de l'épaisseuR). Bonnefoy cultive ainsi « le gris profond, violent... des couloirs et des cirques de la pierre, qui sont l'entrée du réel» (/, 25) : entrée bouchée, bien sûr, et par là même infiniment béante, ouverture aveuglée, pure densité sans croûte, masse tout offerte en son premier contact, et cependant absolument impénétrable. Sa première qualité ce sera, on le devine, le rugueux, cette aspérité du plan en laquelle affleure la grande anarchie de l'épaisseur : rugosité usée des tombeaux antiques, pierre cendreuse d'Ubac, dont l'économie se resserre comme pour comprimer en elle un fondamental silence, ou, en un registre moins aride, effritement poussiéreux de la brique. Bonnefoy déclare ainsi sa dévotion «à une porte murée de briques couleur du sang sur ta façade grise, cathédrale de Valladolid. A de grands cercles de pierre. A unpaso chargé de terre morte noire» (/, 190). La terre morte, cérémoniellement changée en un paso, prolonge de son humilité noire toute la brutalité des pierres, disposées elles-mêmes sur le sol en un acte peut-être rituel ou sacrificiel, en tout cas inexplicable. Mais plus admirable encore la rêverie sur ce mur de briques qui occulte et qui nie de son incongruité la paix organisée d'une façade. Ne parlons pas encore de ce sang dont nous verrons plus loin la valeur de déchirement et de blasphème : la première fonction de cette brique est de détruire un ordre trop parfait, de murer en lui un accès, et donc aussi de le creuser, de l'indiquer en l'obturant, bref, d'évider par le déséquilibre et la dissonance matérielle qu'elle y introduit de force, la grâce d'une architecture trop abstraite. C'est que la pierre - ou la brique - est quelque chose qui ne peut être ni pensé ni dépassé : en elle gît «l'irréfragable présence» (/, 22), qui nous renvoie à cet autre impensable, cet autre indépassable plus fondamental encore, « la présence de la mort » (D, 65). Dans tous les paysages favoris de Bonnefoy - falaises (pierre déchirée, dressée, offerte dans l'intimité de son abrupT), ravins (nids ou affaissements de pierreS), cailloux qui glissent sous le pied (et leur fragilité qui dit tout le précaire de l'instant s'unit paradoxalement à l'immobilité morte de leur massE), murs (écrans fermés de pierrE), terrasses, âtres ou tables (nudité de la pierre qui s'étale pour l'offre ou pour l'expositioN), tombeaux (pierre éternelle, disant en un autre paradoxe, mais c'est aussi la plus centrale des vérités de Bonnefoy, la mort et la fugacité de l'êtrE), «quais de nuit» ou jetées (pierres ouvertes sur une autre inertie, glauque et profonde, celle de l'eaU) -, en toutes ces réalités naturelles, mais élues par l'imagination, il nous faudra donc déceler une même constante pierreuse, révélatrice d'un «indice de nuit». Cet indice pourra affecter d'ailleurs d'autres matières voisines de la pierre, par exemple le fer, dont la brutalité, cette fois métallique, commande maint poème d'Hier régnant désert. Mais fer ou pierre, falaise ou pont, nous n'aurons pas quitté l'ordre matériel de l'impensable, le monde de l'obtus, le royaume terrible et salvateur de la substance. Cette même substance, nous pourrons la rêver encore non plus obturée ni naufragée de plénitude, mais au contraire infiniment ouverte, vide, liée à une sorte de fascination agressive de l'absence : nous aurons imaginé ce frère aérien du roc. le vent. Pierre, nuit, vent se marient ici sous le même signe imaginaire. La pierre d'ailleurs nous préparait au vent, elle aimait à présenter l'aridité plate de ses « tables » ou de ses terrasses au grand souffle externe de l'espace, à cet «extérieur absolu» (/, 162) comme dit Bonnefoy, un cela encore, mais qui oppose sa mobilité, son dur caprice, son invisibilité à la paisible ténacité rocheuse. Car cette chose sans forme ni visage est cependant active, et c'est contre nous qu'elle choisit d'agir. Sous son attaque, dès les premières lignes de Douve, voici qu'hésite et trébuche la conscience : «Je te voyais lutter contre le vent » (A 11), « Je criais, j'affrontais de ma face le vent» (D, 54), un vent ici rêvé comme la forme hostile de l'absence, comme le mode inamical de la neutralité. Cet assaut aura d'ailleurs valeur de délivrance : car nous secouant, s'insinuant en nos intimités les mieux gardées (« la jambe démeublée où le grand vent pénètre »), le vent y lave aussi nos déguisements et nos camouflages, il y met fin à notre divertissement : «Or est venu ce vent par quoi mes comédies / Se sont élucidées en l'acte de mourir» (D, 53). Mais cette élucidation, pour liquider en nous jeux ou mensonges, pour nous remettre au contact de notre condition la plus nue (point de concept qui tienne contre un grand venT), ne s'ouvre pas sur le positif d'une révélation. Le vent nous supplicie sans nous dire les raisons de ce supplice, sans surtout nous dire qui il est, lui qui nous supplicie. C'est sans doute qu'il n'a rien à dire, qu'il n'est rien, ou que plutôt - «seul vent de finitude » (D, 55), « stérilité » (D, 57) et « nuit de vent » (£>, 66) - il ne pourrait nous dire que le rien, il est le rien, la négation vivante... Notre destin est donc de nous offrir à lui comme à l'épreuve de ce qui nous niera. Nous voici bien loin de Valéry et de l'heureuse brise qui se lève à la fin du Cimetière marin, «ce vent qui n'est pas le vent» (/. 145), puisqu'il souffle vers la vie. au lieu de nous pousser cruellement au non-être - à l'être. Bien plus près serions-nous du vent de Mallarmé, messager sans message, voix ironique de l'absence. Vent au demeurant glacé, avec des sautes - «Comme le vent du soir soudain plus brusque et froid » (//, 74) -, où se marquent l'irrégulière pulsation de la durée et la fondamentale contingence. Par l'assaut du vent commence l'épreuve de la conscience, l'expérience initiatique de sa mort. Il faudrait suivre ici les diverses étapes de cette agonie : l'inquiétude du ciel bas, de l'étouffement et de «l'alarme» - le rêve de la disjonction, du fendillement, bientôt devenu éclatement retentissant et frénétique (« La tête quadrillée, les mains fendues et toute / En quête de la mort sur les tambours exultants de tes gestes », D, 13) -, le cauchemar de congélation et de paralysie (souvent associé à ce plan de froid, cet espace vacant qui s'expose et nous expose au gel, la vitrE), le malaise du pâlissement, rattaché au frisson des neiges, au blanc des murs ou des fards, à l'horreur surtout de l'exsangue. Car la substance dont la présence sous-jacente commande tout le rituel de cette agonie, c'est bien évidemment le sang : avec la vitre à laquelle il s'identifie, la pâleur qu'il dénonce, le froid qu'il prend comme complice, il forme une puissante constellation tragique. Son importance tient ici à ce qu'il manifeste notre précarité, notre vocation mortelle, et donc sacrificielle, dans l'espace pour nous le plus troublant qui soit, celui d'une profondeur à la fois vivante et nocturne, notre chair - tout comme pierre ou vent les indiquaient de leur côté dans l'ordre de l'inerte, par les moyens d'une brutalité toute matérielle. Comme la pierre, le sang possède une appartenance souterraine ; comme le vent, il aime à palpiter, voler, jaillir. D'eux à lui il y a pourtant une très importante différence : c'est que la pierre était tout uniment inerte, et le vent continuellement hostile, tandis que le sang surgit en un accident de la durée, au terme d'une crise, comme dénouement d'un traumatisme. Sa giclée dénonce un déchirement interne de la vie. Dans l'exact métabolisme de notre corps - cette autre réussite spontanée du nombre -, quelque chose soudain se rompt, et le sang coule alors pour manifester au-dehors cette rupture, pour dire la joie folle d'un équilibre brisé, l'ivresse d'une chair fulguramment livrée à l'hémorragie qui la perdra : «Et je t'ai vue te rompre et jouir d'être morte ô plus belle / Que la foudre, quand elle tache les vitres blanches de ton sang» (£>. 11)... Ce délire de l'anévrisme, cette éclatante rencontre du blanc et du rouge, du froid et du brûlant, pourront se transposer dans l'ordre plus terne de la nature : «Quelle pâleur te frappe, rivière souterraine, quelle artère en toi se rompt, où l'écho retentit de ta chute?» (D. 16.) Belle rêverie où la douleur du vaisseau rompu s'unit cette fois au rêve du conduit souterrain, de la lividité abyssale, et encore de la cascade, d'une brisure qui serait à la fois chute et cri. C'est merveille alors de voir comment dans le tissu de la terre ou du corps, et par la volubilité, presque la volatilité du sang, cette déchirure se propage : « Rupture secrète, par quel oiseau de sang circulais-tu dans nos ténèbres?» (D, 71.) De ce noir, le sang ressort enfin, venant à nos surfaces souiller les lèvres, éclabousser les vitres, marquer les pierres ou les tables, envahir de sa présence scandaleuse, de son parfum, la paix des temples ou des orangeries : « Partout régnait le sang» (D. 44), « Le goût du sang battra de vagues son rivage» (H. 17). «L'odeur du sang sera ce bien que tu cherchais » (D. 77). « La plus pure présence est un sang répandu » (D. 42)..JRéver la vérité d'un être, ce sera donc imaginer sa mort future, ce sera voir à l'avance l'effusion affreuse et merveilleuse de son sang, ce sera prévoir ce spasme, cette agression d'une nuit charnelle qui dirigera contre nous sa véhémence, mais qui pourra tout aussi bien, en un mouvement d'une extrême beauté, se retourner contre sa source même, cherchant alors à l'envahir, à l'absorber, à l'abolir : Il sera bien un jour. Il saura bien un jour être la bête morte, L'absence au col tranché que dévore le sang (H, 17)... Mais cette voration, ici posthume et paroxystique, pourra s'opérer aussi de manière plus lente, et dans l'espace même de nos vies. Il suffira pour cela de s'abandonner à la durée, de se laisser par elle éparpiller et recouvrir. Quand Yves Bonnefoy entreprend, à l'inverse de l'ordre regroupé que nous impose le concept, d'imaginer l'infinie dispersion où nous jette toute saisie un peu sincère de l'objet, sa pensée s'arrête de préférence dans l'ordre où la rupture semble se faire naturellement proliférante : l'ordre brut mais vivant du végétal. Ce qui séduit ici l'imagination, c'est, assez curieusement, une infinité de la cassure. Bonnefoy n'aime la feuille que rompue (la feuille brisée du lierre lui sert, dans l'Improbable, à soutenir toute une allégorie de la présencE) et la cime des arbres que « crevassée par le gel » (D, 60). Le tronc l'attire s'il se brise, le buisson quand il cède, la branche lorsqu'elle se pourrit... Cette rupture porte en effet atteinte à l'ordre formel du végétal ; elle en récuse la finalité, en efface l'équilibre, le «nombre» spontané. Délitement ou entaille mettent au contraire au jour l'impensable matérialité de l'arbre, et par là même, en en affichant la «fibreuse matière et densité» (D, 33), ils nous permettent d'adhérer en elle à «toute la profondeur de ce qui est» (/, 29). Comme il nous fallait aimer les pierres les plus grossières, nous rechercherons donc «les plus informes souches gravitantes » (D, 62) - pour les livrer au feu qui achèvera de les ronger. Cette essence foncièrement informe et cassée du végétal se retrouve d'ailleurs, et plus dynamiquement, plus dangereusement encore, dans l'espace, cette fois collectif, où celui-ci tend toujours à se répandre : forêt, buisson, touffe, gazon. Ce qui l'y signale, c'est alors la figure du lacis infini, vertigineux embrouillamini des branches, envahissante et microscopique irrégularité des herbes. Comme chez Sartre ou Mallarmé, le monde végétal nous offre ici l'image la plus probante du hasard. La forêt est le lieu d'une molle et trompeuse opacité (« Vous qui vous êtes effacés sur son passage, / Qui avez refermé sur elle vos chemins... »). En elle nos démarches s'enfoncent et s'égarent, égarement qui est aussi une dissémination, presque une dilution de l'être en une 1 texture sans commencement ni fin : « Les cinq doigts se dispersent en hasards de forêt maintenant, / La tête première coule entre les herbes maintenant» (D, 27)... Douve-forêt devient ainsi Douve-rivière, une rivière qui ne trouve plus son chemin dans la forêt, et qui se divise éperdument. se perd elle-même à la recherche d'une issue... Mais la forêt signifie justement qu'il n'y a pas d'issue, pas de sens non plus, que nous sommes désormais enfermés dans le piège illimité de l'épaisseur. Et ce qui constitue ici le piège, ce n'est pas, comme pour le roc, le drame de la densité : c'est le seul fait de la vie végétale, en vertu de laquelle toute unité doit se ramifier à l'infini, pour déboucher sur d'autres unités, elles-mêmes indéfiniment décomposées, la relation ne s'y opérant dès lors que par le plus ténu et le plus égaré, le plus désespérément futile, et cela sans terme possible, jusqu'à former un inextricable et absurde labyrinthe. Aucune voie par conséquent ici, aucune piste même dont on pourrait suivre horizontalement l'indication ; le feuillage apparaît plutôt comme un abîme, un «filet vertical de la mort » (D, 26), dans lequel, même si l'on croit avancer, on ne fait en réalité que tomber. Dans cette harassante confusion, la vie la plus tenace finit par abdiquer son espérance, «Blessée confuse dans les feuilles / Mais prise par le sang de pistes qui se perdent, / Complice encor du vivre» (D, 17)... Entrelacs et rupture associent ici leurs cauchemars : d'où le prix onirique, pour Yves Bonnefoy, d'une branche qui se casse et qui cède, d'un tronc qui craque dans la nuit, d'un corps qui, au creux d'un ravin, s'affaisse lentement parmi les feuilles... Qu'au vertige du lacis s'ajoute le délire de la germination, et nous rencontrerons une autre forme de rêverie végétale, celle de l'herbe. Tout aussi anarchique que celui du feuillage, son schème prête davantage encore à la folie proliférante. L'herbe, c'est l'informe devenu envahissant, c'est l'absurde ténacité d'une durée qui se glisse dans les fissures, ronge les façades, altère les visages («Les herbes signifient ton visage mort». H, 13 ; «à des statues dans l'herbe ; et comme moi peut-être sans visage», /, 190), bref, qui recouvre insidieusement toute expression, toute physionomie («L'herbe nue sur tes lèvres et l'éclat du silex / Inventent ton dernier sourire», D, 25), toute forme. Avec elle, un grand pouvoir actif d'indistinction attaque les architectures les plus sûres, dont il manifeste à la fois la contingence et, en dessous du plaqué superficiel de l'ordre, la foncière, l'anarchique matérialité. Rien de plus séduisant pour l'imagination qu'une grande demeure envahie d'herbes, étouffée de feuillages («A un palais désert et clos parmi les arbres». /, 190), ou .bien, ce qui revient au même, largement ouverte à l'ombre («A tous palais de ce monde pour l'accueil qu'ils font à la nuit», ibid.). Nous goûtons en elle la poignante joie d'une durée quasi visible et d'un ordre ruiné : mais nous y trouvons aussi l'exaltation d'une pierre ou d'une brique, bref, d'un matériau, d'une brutalité retrouvée par-delà l'érosion des ornements et le délabrement des reliefs. «Condamnée à l'herbe luxuriante qui l'envahit de toutes parts» (D, 24), la conscience mourante acceptera donc cette invasion : mieux, elle la sollicitera, s'offrira joyeusement à elle, s'ouvrira de toutes ses forces à la «diffraction de l'informe» (/, 77) qu'opère en elle le chaos végétal. Si la vocation du concept était de dresser partout barrières ou clôtures, l'herbe, on le voit, nous délivrera parfaitement de l'intelligence : étant un pouvoir absolu de recouvrement, d'ouverture, d'abolition. Son indiscrétion ruinante possède d'ailleurs ici deux prolongements rêvés : s'il s'exaspère, le pullulement herbeux aboutit à l'anarchie plus agressive, plus ouvertement hostile encore, de ce qu'il faut tenir pour des atomes vivants et éclatés de végétal, les insectes. L'invasion des herbes s'achève, dans les premiers poèmes de Douve, en une voration. un festin délirant où de minuscules monstres pelucheux à la dent dure viennent disloquer nos «menuiseries faciales» (D. 18) et faire régner en un visage leur «musique affreuse», leur «joie stridente » (D, 22). Mais cette stridence peut aussi bien s'éteindre, et à l'autre bout de la dynamique herbeuse s'étend alors le rêve de l'engloutissement lent (« Il tombera dans l'herbe ayant trouvé / Dans l'herbe le profond de toute vérité», H, 17) qui s'achève sur le vou d'une matière absolument inerte et infiniment divisée, celle des sables et des boues. Douve-rivière, après sa pénible traversée de la forêt, s'ensable « au terme de [sa] lutte» (D, 17), ou plutôt «se déchire en sables» {H, 49), s'enlise en une substance morte, et pourtant toute travaillée encore par la mouvance, marquée d'une durée où se mélangent lentement passé et avenir : «déjà soumise au devenir du sable» (D, 21), prise «dans ces rets de [sa] mort que furent sables» (D, 35), il ne lui reste plus qu'à retrouver, derrière et sous cette ultime figure de l'indéfinie division, la réalité cette fois absolument indifférenciée, véritablement éparse, c'est-à-dire homogène, qui soit le refus total de Yun et la négation même de l'esprit. Les «gestes de Douve, gestes déjà plus lents, gestes noirs» (D, 15), s'enfoncent dans le sable, mais s'endorment dans l'eau : l'agonie de la conscience, qui traverse pierres, vents, sang, feuillages, sables, insectes, s'achève ainsi sur un engloutissement liquide. « Ayant livré sa tête aux basses flammes / De la mer, ayant perdu ses mains / Dans son anxieuse profondeur, ayant jeté / Aux matières de l'eau sa chevelure» (£>, 35), Douve peut enfin devenir elle-même, c'est-à-dire une inqualifiable, décourageante et immense passivité, un mouvement immobilisé, une « Douve profonde et noire, / Eau basse irréductible où l'effort se perdra» (D, 76). Mais que l'effort se perde signifie en réalité pour Bonnefoy que l'effort a gagné : car cette perte authentifie notre expérience; en elle s'inscrit la vérité du temps et de l'individu, donc de l'être... «Tout se défait, pensai-je, tout s'éloigne» (D. 40). d'un éloignement qui nous rapproche en fin de compte du réel. Nous touchons là à la contradiction qui se trouve chez Yves Bonnefoy au cour de la pensée critique et de la quête imaginaire. C'est sur elle que bute chacun de ses poèmes, c'est elle qu'il essaie inlassablement de dire, et donc, d'une certaine façon, de dépasser. «Il y avait qu'il fallait détruire et détruire et détruire / Il y avait que le salut n'est qu'à ce prix» (H, 35). Voici la clef de son royaume : le salut sort dé la destruction, l'être se révèle dans la nudité de Vici et du maintenant, donc dans la fugacité, le tremblé, dans F «irrémédiablement emporté [qui] est le degré poétique de l'univers» (/, 120), mais qui en est aussi la fatalité, l'indice de mort et de néant. Bonnefoy pourra donc placer son ouvre sous le signe du non philosophique le plus célèbre, celui de Hegel, car la vie de l'esprit, pour lui non plus, comme le répète la dédicace de Douve. « ne s'effraie point devant la mort et n'est pas celle qui s'en garde pure. Elle est la vie qui la supporte et se maintient en elle», vie vivante dans l'exacte mesure où elle sera mortelle, ou mourante... II nous faut donc bien comprendre ici que « l'imperfection est la cime » (H, 35), il nous faut entendre l'accent de cette voix qui fait «de se tarir sa grandeur et sa preuve» (H, 33), il nous faut enfin apercevoir la sincérité et l'insécurité, le singulier inconfort d'une telle entreprise. Car Bonnefoy ne triche pas, nous l'avons vu, il reste parfaitement fidèle à son projet de mort : peu d'imaginations plus rigoureusement enfoncées que la sienne dans les zones de la pauvreté et de l'ingratitude matérielles, plus tendues vers ce «pays aux formes nues et dures « (H, 18), cet « horizon sans figure » où le nombre se dilue, la signification se perd, la réalité enfin se dépouille et s'évide - jusqu'à saisir paradoxalement le sens de son non-sens, le plein de sa viduité, le chiffre de son anarchie... Le point crucial de cet itinéraire sera, on le devine, celui où se situe le retournement paradoxal. C'est le mystère de l'instant, si souvent évoqué par Bonnefoy et qui, plus que sur une articulation d'ordre dialectique (Hegel n'est ici cité que pour être «parodié»), me paraît fondé sur l'approche vertigineuse d'un seuil, sur un progrès interne tendant à la culmination de ce qui n'est pas en ce qui est : je tâcherai de prouver bientôt ce point de vue. Cet instant, Bonnefoy le pense, quant à lui, et de manière fort caractéristique, à la fois pivotant et lent : « L'astre morne de ce qui est, l'élémentaire Janus, tournant avec lenteur - mais dans l'instant - sur lui-même, nous [y] découvre son autre face » (/, 172)... Un moment calmement basculant, un tempo contradictoire, et cependant harmonieux, où se marient avec exactitude lenteur et fugacité, voici défini le climat temporel en lequel naît chacun de ces poèmes. L'acte poétique se situe ici au plus fugitif d'une évanescence, au centre même du moment (ce moment, par exemple, si souvent et admirablement évoqué où « l'ongle solaire » déchire « la dernière vitre heureuse »), mais ce moment n'éclate pas, il semble s'immobiliser, et comme s'agrandir dans la paix un peu douloureuse d'un adagio. Laissons de côté Hier régnant désert qui. nous le verrons plus loin, réintègre la ligne continue d'une durée, et prête donc plus naturellement à la mélodie ou à la plainte. Dans les plus beaux poèmes de Douve, la parole bénéficie de tous les prestiges contractés du bref (ces poèmes sont laconiques, et leur noir typographi-quement renforcé se voudrait dévoré par le blanc environnant de la pagE), mais il semble aussi que cette brièveté y devienne de quelque manière étale, qu'elle cherche à s'y attarder, et comme à y mûrir à l'intérieur même des mots qui devraient en évoquer la fulgurance. A l'inverse de Char, chez qui la crispation se résout immédiatement en transparence, l'éclat engendre ici une mélancolie : je veux dire qu'au sein de la durée la plus volubile et la plus apparemment hétérogène se creuse soudain un espace vivant d'immobilité, une plage de paix, ce que Bonnefoy nomme une «éternité de présence». Ainsi, dans les deux lignes suivantes, d'une simplicité si émouvante. Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte. Que faire d'une lampe, il pleut, le jour se lève (D, 78), nous sentons couler la nudité du temps lui-même, auquel chaque geste fait accueil. A chaque pulsation de la durée semble correspondre alors un avènement sensible. Mais ces découvertes successives (lampe, porte, pluie, jouR), si fragiles et si opposées - du moins le semblait-il d'abord - les unes aux autres, s'unissent finalement dans la nappe d'une seule, d'une calme évidence. Ce jour ici levé dans la confusion nocturne, Bonnefoy aura divers moyens poétiques d'en provoquer l'apparition. L'un d'eux sera de recourir à une mythologie organisée de la naissance, ou plutôt de la résurrection. Comme pourrait le faire un poète savant du XVJe siècle (d'autres traits rattacheraient d'ailleurs Bonnefoy à la poétique de cette époque : ainsi l'organisation concertée, la structure symphonique de ses recueils '). il s'accorde le droit de recourir à quelques archétypes, grandes figures légendaires où l'imagination a de tout temps voulu enclore une sorte d'ontologie du paradoxe : ainsi la ménade. vie follement amoureuse de la mort, Cassandre, voix ardente de la catastrophe, le phénix, mort brûlé et ressorti vivant de sa brûlure, la salamandre, chair qui se fait pierre et traverse le feu. Ou bien ce sont des thèmes d'annonce et de salut, plus nettement empruntés à des cycles médiévaux : chevalier de deuil vaincu auprès de la rivière, épée arrachée au roc, cerf blanc enfui parmi les feuilles, tout cela nous renvoie au mystère du Graal et de la terre ghaste, terre de Bonnefoy, bien sûr, mais aussi waste land de T. S. Eliot, poète sur lequel Bonnefoy a beaucoup réfléchi. Par la mémoire qu'elles touchent en nous, ces figures (joignons-y celle de Yorante aplatie sur la pierre, devenue pierrE) possèdent certes un grand pouvoir de retentissement. Mais n'ont-elles pas, d'autre part. l'inconvénient de mettre en quelque façon la rêverie, et donc le réel, à distance, de résoudre en elles le paradoxe au lieu de nous obliger à en épouser personnellement le trajet? A ce niveau d'universalité et d'abstraction, le mythe est-il donc si loin du concept ? Et l'allégorie trop consciente ne nous réengage-t-elle pas dans le monde facile de l'idée? Bonnefoy a bien conscience de ce danger, qui semble vouloir revivre du dedans le mythe, le faire sien, devenir lui-même phénix, orante ou salamandre, mais qui surtout s'applique à le ruiner, à en assombrir poétiquement le dessin et la leçon, par un mouvement de la même nature que celui qui le faisait s'acharner contre les facilités conceptuelles. Ainsi, le Chevalier de la Mort, c'est aussi moi mourant qui tue la mort en moi. d'un geste qui suggère à la fois victoire et suicide... Quant au phénix, il n'est phénix que s'il renonce à l'être, c'est-à-dire s'il abandonne la certitude d'un salut pour courir le risque d'une mort véritable. Le mythe se recharge ainsi d'ambiguïté, sa lumière s'affecte d'une nouvelle nuit. Nous le laisserons cependant de côté pour suivre les chemins d'une résolution plus difficile, celle qui se produit concrètement dans les éléments et les substances, au cour de cet univers mort dont nous avons déjà reconnu le visage, l'absence de visage. Résoudre positivement la négation, ce sera peut-être d'abord la resserrer sur elle-même, l'empiéger en une crispation qui en préparera la délivrance. L'épars, on s'en souvient, constituait pour Bonnefoy l'une des figures matérielles les plus cruellement négatives. Mais cette diffusion - qui se rencontre également dans le feuillage, le sable, la pierre et le vent -, nous pourrons tenter d'en rassembler soudain l'essence en quelques unités rigides, quelques formes contractées qui surgiront victorieusement alors au-dessus de l'opacité ou du chaos. Regardez par exemple le froid, ce grand paralyseur de l'être : si vous l'exaspérez, si vous le poussez jusqu'à la dernière extrémité de la froideur, si vous exploitez au maximum en lui ce goût de la constriction qui aboutit normalement au grelottement ou à l'horreur, vous aurez une chance de découvrir en son cour le plus nu une zone, très mince, de densité superlative, un lieu de tension absolue où luira brusquement, comme une flamme, le sens de la présence : «Être défait que l'être invincible rassemble / Présence ressaisie dans la torche du froid» (D, 19)... Ailleurs, la même opération rêveuse engendrera non plus une torche, mais son équivalent pierreux, une sorte de roc obscurément flambant : nous voyons Douve «... dressant dans l'air dur soudain comme une roche / Un beau geste de houille » (D. 17). Et qu'est-ce imaginairement que la houille, sinon le pourri, la mort du végétal, mais aussi une souterraine concrétion de matière, un gel devenu pierre : « Demande enfin le froid, désire cette houille» (D, 58), «Que le froid... se lève et prenne un sens» (D. 55)... Ce bloc dressé de froid ou de charbon - n'hésitons pas à prononcer encore le mot houille, qui dit admirablement, par sa sonorité seule, l'expiration violente et le vide jailli -. il nous est la merveilleuse image d'une nuit restée nuit, plus noire et froide et dense qu'aucune noirceur imaginable, mais pourtant devenue d'une certaine façon brillante et expressive, possédant désormais un élan, un éclat, une sombre valeur de surgissement et de défi, bref, un sens. Et ce sens n'est-il pas bien près de s'enclore en un nombre, au moment où cette forme, obscurément sortie d'un spasme de l'informe, est rêvée par l'imagination comme une architecture surgie, presque sacrale, « une cathédrale de froid» (D, 60)? Que cette cathédrale se durcisse, qu'elle aiguise encore sa pointe, et la voici devenue cet objet légendaire, mais qui répond si bien à l'obsession de Bonnefoy, l'épée prise dans la pierre... «Il y a qu'une épée était engagée / Dans la masse de pierre. / La garde était rouillée, l'antique fer / Avait rougi le flanc de la pierre grise» (H, 59). Comprenons bien que cette lame est un produit de la réalité rocheuse : l'acier est au rocher ce que la houille était à l'ombre; il le comprime en lui, l'éclairé et s'en arrache, l'exprime pleinement afin de le nier. Il faudra donc rêver « l'arme enclose dans la pierre ». parler «dans la nuit de l'arme» (H, 34), y risquer «le sens et l'au-delà du sens, le monde froid», seule façon de retourner ce froid en une ardeur et d'extraire de sa «gangue de nuit» «la flamme obscure» (H, 59). L'obtus rocheux se crispe donc ici en un tranchant de lame, le noir matériel engendre l'éclat spirituel, le néant devient être par l'interne logique de sa nullité. Nouveau Perceval, il ne me restera plus alors qu'à tirer cette épée pour faire cesser la malédiction de la matière, ou plutôt qu'à savoir en entendre l'appel, en deviner partout la présence cachée. Par exemple dans cet autre domaine de l'informe : le végétal. «Ici dans l'herbe ancienne tu verras / Briller le glaive nu qu'il te faudra saisir» (H, 56). Imaginons enfin que cette épée jaillisse d'elle-même hors de l'opacité matérielle, qu'elle s'élève dans la hauteur du ciel et s'y mette à vibrer : nous nous retrouverons dans l'ivresse du cri, du chant d'oiseau, qui provoque chez Bonnefoy les plus heureuses invasions de la présence. « Tu entendras / Un grave cri d'oiseau comme une épée / Sur la paroi de l'inquiète montagne» (M. 56)... Car le cri est aussi lame et rupture, traversée fulgurante de l'épaisseur (« Et dans le vide où je te hausse j'ouvrirai / La route de la foudre, / Ou plus grand cri qu'être ait jamais tenté». D, 51); il couronne de son bref écla» la tragique giclée sanguine (« Émeus-toi de ce sang qui te traverse, / Ouvre-moi le port de ton cri», H, 41); mais il peut naître encore d'une humilité et d'une extinction, d'une restriction quasi morale de la réalité (« Que le verbe s'éteigne / Dans cette pièce basse où tu m'as rejoint, / Que Vôtre du cri se resserre / Sur nos mots rougeoyants », D, 55). Dans le cri, déchirure et contraction ne font en somme qu'un, ce qui lui permet de jaillir au-dessus d'un réel dont il s'arrache, tout en en assumant absolument en lui la vérité (car il est le plus souvent un cri mourant, dans lequel l'oiseau «chancelle» et agonisE). A plusieurs reprises, Bonnefoy évoque ainsi un paysage d'une valeur mémorielle et onirique bien évidemment essentielle : c'est un ravin peuplé de broussailles (au milieu de celles-ci un feu et sa lumièrE) et dominé par une falaise ; au sommet de ce mur rocheux s'élève soudain un chant d'oiseau. «L'oiseau chanta. Je devrais dire, pour être juste, qu'il parla, rauque à la crête de ses brumes, pour un instant de solitude parfaite. Arrachées au temps, à l'espace, je garde l'image des hautes herbes de la pente qui furent avec moi pour cet instant immortelles» (/, 31)... De cette extase si parfaite, nous pouvons maintenant saisir les composantes : herbe ou pierraille, les matières les plus négatives y ont préparé l'avènement du cri, qu'annonçait déjà plus sourdement l'éclat du feu ; la falaise, roc rompu et dressé, s'y est à la fois niée et accomplie dans la haute acuité de ce cristal vivant. Il fallait ce ravin pour engendrer cette altitude, cette obscure durée, cette existence broussailleuse pour annoncer cet éternel. Seule la plus ingrate opacité de la substance pouvait permettre la transparence de ce chant. A lire le dernier poème d'Hier régnant désert, nous comprenons d'ailleurs que la voix de l'oiseau, si elle semble s'écarter du roc. naît en réalité en lui. naît de lui, qu'elle y surgit dans la continuité la plus chaudement organique qui soit, celle d'une éclosion : L'oiseau des ruines se sépare de la mort. Il nidifie dans la pierre grise au soleil. Il a franchi toute douleur, toute mémoire. Il ne sait plus ce qu'est demain dans l'étemel (H, 75). Cri. épée. houille, torche de froid, si la matière a pu, à travers ces diverses figures, résoudre heureusement sa négativité, c'est peut-être qu'au geste de l'autocontraction elle avait joint obscurément une vertu plus essentielle encore, celle d'animation : la nature a, en elles, abdiqué d'une certaine façon son inertie. Or, rien ne saurait satisfaire davantage Bonnefoy. rien ne pouvait lui être plus précieux qu'une mort, demeurée parfaitement fidèle à sa vocation de mort, et cependant émue, intérieurement tendue vers une expression vivante. Voyez par exemple le sang, ce fruit de la nuit charnelle : sa nature négative ne l'empêche pas de venir colorer par en dessous le gris fondamental des choses, ni même d'animer positivement leur ankylose. L'épée rouillée laissera derrière elle dans le roc, comme un présage de résurrection, un obscur sillon sanguinolent. Quant à la pierre naturellement sanglante, la brique, elle sera capable, du fond de son grand âge, de se mettre à proliférer en un ordre nouveau, en un art à l'intérieur duquel le nombre acceptera tous les caprices de l'informe et se pliera à l'émerveillement vivant de l'innombrable. A Sainte-Marthe-d'Agliè, Bonnefoy admire ainsi «la brique rouge et qui a vieilli prononçant la joie baroque» (/, 190)... La même joie se retrouvera, plus sourde, au cour pétrifié de la salamandre, qui continue à battre doucement sous l'écorce du roc. Et c'est elle encore - joie d'une neutralité active presque parfaite - qui s'installe dans le tissu des éléments les plus morts ou les plus hostiles, vent ou feuillage, pour les soulever de son élan. Ainsi, dans le très beau poème Aux arbres, où la rêverie s'efforce de suivre du dehors la tragique odyssée d'une conscience végétale et l'agonie d'un moi voué aux branches, le vent qui balaie la cime des arbres, les bruissements des feuilles peuvent être interrogés comme des voix ; en eux s'inscrit et se transmet jusqu'au-dehors quelque chose de la plongée mortelle : J'entends à travers vous quel dialogue elle tente Avec les chiens, avec l'informe nautonier (D, 33)... A travers la voix des feuilles - ailleurs comparée elle-même à l'aboiement d'un chien -, l'informité du nautonier, mort et nuit infernale, devient en somme signe, message formel, écho d'un dialogue... Et ce signe est encore prophétie, puisque le grondement du vent sur les feuillages semble y annoncer, et même y vouloir installer concrètement, comme un dénouement tout proche, la venue de l'incendie qui les consumera : Le tonnerre profond qui roule sur vos branches. Les fêtes qu'il enflamme au sommet de l'été Signifient qu'elle lie sa fortune à la mienne Dans la médiation de votre austérité (ibid.). D'insignifiants, de totalement imperméables à la pensée, voici donc les éléments devenus médiateurs : en eux nous atteindrons désormais à autre chose qu'eux ; leur ascétisme même développe et trahit une qualité de l'être; tout en restant pure matière, ils sont devenus langage. Et il est très normal, dès lors, que ce à quoi ce langage nous conduise ce soit finalement ici au paroxysme d'une flamme, à la «fête» annulante d'un incendie : l'élément où notre expérience ontologique inscrit le plus visiblement son paradoxe étant pour Bonnefoy le feu. Ici, en effet, la destruction se fait directement éclairage, elle devient triomphe et explosion quasi vitale du détruit. L'ambiguïté de l'embrasement, c'est que d'un même geste il «hante et accomplit» (H, 21). annule et manifeste, exalte et engloutit. La flamme est à la fois « le navire et le port» (H. 15). Le feu, c'est pour Bonnefoy l'éclair le plus noir de la négation. « la lumière profonde » (D, 42). le «feu sombre où convergent nos pentes» (D. 26): mais c'est aussi l'ardeur qui émeut le froid de la matière («Le feu a pris, il est le destin des branches, / Il va toucher leur cour de pierraille et de froid », H. 55) : c'est enfin la torche rassemblée, le jour clair et surgi, où s'illumine une réalité d'abord déprise de l'illusion naïve. puis dégagée de l'épaisseur : Visage séparé de ses branches premières... En quel âtre dresser le feu de ton visage O Ménade saisie jetée la tête en bas? (D. 46.) Seul le feu, ce sang suprêmement actif, pouvait autoriser ici. et avec quelle merveilleuse rapidité, le renversement imaginaire qui mue la chute en une élévation, ou qui, plutôt, rêve en la chute l'acte qui nous élèvera, le geste qui fera surgir l'approfondissement lui-même. «Dresser le feu», «le feu rouge de l'être» (H, 34) sur un âtre, un feuillage automnal (quand « l'automne resserre», «comme un feu», «tout le bruit de l'orage au cour des frondaisons», D, 40), un visage détruit, tel sera le projet fondamental de Bonnefoy, ou. comme il le dit mieux lui-même, le dernier mot de son «art poétique». Mais le programme posé par cet art poétique ne sera jamais absolument réalisé. Resserrement, animation, embrasement, surgissement. aucun de ces gestes salvateurs ne nous donnera ce vrai bonheur de la matière : la transparence. L'opacité est l'attribut le plus tenace de l'en-soi. Le poète devra donc être, dit Bonnefoy, quelqu'un «qui brûle» : entendons qu'il se consumera en une nuit qui n'est autre que sa passion de la nuit, et donc sa flamme même, mais comprenons aussi que ce feu qui le possède, il ne pourra jamais, lui, vraiment le posséder. Sa brûlure, qui est une possession par le non-être, reste seulement une approche de l'être : elle nous indique la présence comme toute voisine, et comme cependant insaisissable. Pour la posséder enfin, sans doute faudrait-il pouvoir faire un pas de plus, aller un peu plus loin dans l'harassante expérience de l'opaque, passer un seuil : d'où la puissance, chez Bonnefoy. d'une rêverie de l'a travers qui privilégie toutes les frontières, «crêtes de la nuit» (D. 43). «limites sourdes» du froid (D. 28), «bord de cette aube glacée» (D. 74). « ligne d'écume » qui est aussi le « seuil d'un autre froid» (H. 19), «muraille du jour» qu'il s'agit de trouer avec une « parole d'aube» {H, 27), plage ou quai de canal à partir desquels on aperçoit «l'autre rive encore plus nocturne» (H, 29)... Comme chez Reverdy, la rêverie s'hallucine ici sur toutes les images de l'obstacle, de la route coupée, de l'écran qui voile un au-delà. Mais alors que Reverdy parvient quelquefois, et sans bouger du lieu où il se trouve, à une sorte d'aveugle et divinante appréhension du là-bas, en s'aidant pour cela de toute une gamme d'espèces naturelles, souffles, rumeurs, vapeurs, ou neiges, dont l'impalpabilité vivante semble tisser entre l'invisible et lui un fragile chemin, Bonnefoy songera plutôt à une crevaison active de l'opaque, à une « ouverture tentée dans l'épaisseur du monde» (D, 29), à l'acte qui nous ferait « franchir la mort » (D, 42) pour que l'on vive, acte plus facile bien sûr à esquisser ou à imaginer qu'à réaliser vraiment. Et pour cela son regard recherchera partout des «trouées», «des signes consumés par la présence très proche du bien qu'ils ont évoqué» (/. 182), signes d'autant plus précieux que leur précarité parviendra à rendre manifestes à la fois un interne rongement par la durée, donc l'estampille d'un temps, d'une mortalité, et l'amincissement d'une épaisseur. En réalité, l'épaisseur ici se défend bien et succombe rarement à la poussée amincissante : l'usure pathétise l'objet et le temporalise, mais sans en attaquer vraiment le grain. L'espace de Bonnefoy n'est pas un espace crevé, il lui faut bien s'y résigner : ce sont d'ailleurs peut-être cette solidité, cette noire résistance de Vêtant, si caractéristiques de sa rêverie, qui confèrent à sa création sa qualité de densité, son étonnante consistance. Mais il lui reste alors une ressource : renversant les termes de ce même vou qui le poussait à une traversée de l'épaisseur, il pourra attendre ici. en un lieu soigneusement choisi, que l'au-delà vienne tout seul l'y retrouver et s'y déclarer, qu'il y devienne cette transcendance immanente, la présence. Au lieu de crever éperdument I écran des choses, il s'agira, un peu comme un Mallarmé renonçant à l'azur pour s'enfermer entre les parois nocturnes d'une chambre, de construire soi-même cet écran, d'aménager au sein du paysage un creux sensible, d'édifier en somme une sorte de piège naturel où viendrait, littéralement, se prendre l'être. Ce monde humainement truqué où le désir accepte de se faire attente, c'est celui du décor : fabriquer un décor, transformer l'opacité en un décor, c'est-à-dire en une paroi qui, au lieu de nous induire à la vaine poursuite d'un dehors, nous dirigera heureusement vers un dedans, voilà le rôle des architectures. Heureuses, elles aboutissent à un théâtre, comme celui dont la première partie de Douve déroule devant nous les gestes. Mais même si rien ne s'y produit encore, les grands espaces architecturaux séduisent l'âme grâce à l'organisation très calculée d'un vide qui semble réclamer impérieusement d'être rempli, accompli par quelque apparition, chose, corps ou événement. Places, terrasses, avenues, cloîtres ou colonnades, ils sont attente et imminence, subtile interrogation de l'invisible, provocation rêveuse du possible : instrument d'évidement et de clôture, le décor est en somme au paysage vrai ce que le concept est à la réalité, mais son mensonge se destine désormais non à éluder, bien plutôt à capter le vrai ; il est comme un concept qui se condamnerait lui-même à l'illusion, qui s'affirmerait ouvertement tricheur afin de permettre en lui un possible dévoilement de l'être. Pour excitante qu'elle soit, l'attente qu'engendrent en nous les grands décors se sait cependant condamnée à n'être jamais comblée, ce qui lie la réussite d'architecture à une sorte de tristesse. Bonnefoy évoque ainsi quelque part, en termes significatifs, «ce rare tableau de notre époque où vienne flotter le sang spirituel : / Mystère et mélancolie d'une rue ». Mélancolique cette rue. parce que mystérieuse, et non vraiment élucidée. Les grandes architectures nous donneront encore la sensation d'une quête, d'une poursuite : «Je marche dans cette ville. Cette distance mystérieuse qui sépare l'écho du cri se retrouve entre ma présence et quelque chose d'absolu qui me précède» (/. 28). Cet absolu qui se dérobe, il s'inscrit devant moi, en creux, et négativement, comme un envers que le décor se chargerait de dessiner, mais envers si puissant, peut-être si fidèle à son invisible verso, qu'il pourra provoquer en moi l'irruption de la réalité même dont il paraissait d'abord la parodie. Ainsi, en certains lieux magiques, l'écho fabrique-t-il le cri qui l'a fait naître : « Et c'est par intuition de ce cri toujours à venir que les hommes ont inventé l'architecture ; par intuition de la valeur sacrificielle d'un décor» (/, 28). En cette intuition, d'ailleurs, ne pouvons-nous pas reconnaître encore un produit de la « théologie négative » ? Le décor, ici, n'est-il pas le vide organisé, la négation spatiale, qui, étendant entre moi et moi-même la «distance mystérieuse» d'une réflexion, me servira de médiation pour atteindre à la double vérité de la présence et de la conscience ? Pour se réaliser lui-même, et pour réaliser l'être en lui, Bonnefoy a peut-être besoin de l'aide d'une architecture - d'un nombre vide et appelant (ou d'une matérialité, d'une substance informE) -, tout comme Mallarmé l'avait eu avant lui d'une dramaturgie, d'une étendue collectivement et narrativement organisée, ou Nerval d'une cosmologie, d'une ronde céleste. Cette qualité «sacrificielle», c'est elle en tout cas que Bonnefoy essaie de conférer à chacune de ses mises en scène favorites : offertoires, calmement proposés aux condescendances de l'espace, que sont tables dressées, vitres, âtres, terrasses («Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort», D. 14): ou bien encore lieux d'attente, «cloîtres morts», «salles vides» étrangement éclairées (comme la chapelle du GraaL) par des « lampes allumées» (/. 174), «salles quelconques, pour le maintien des dieux parmi nous» (/, 191). Mais les dieux, et Bonnefoy le sait mieux que personne, ne peuvent pas vraiment se maintenir chez nous. Tout au plus accepteront-ils de traverser un court moment les espaces divers que nous leur aurons tendus comme des pièges. Et cela est dans l'ordre : car I'« immortalité... n'est la fraîcheur et l'écho d'une demeure que pour ceux seulement qui passent. Pour ceux qui veulent posséder, elle sera un mensonge, une déception, une nuit» (I. 32). Reconnaissons donc dans l'avoir le contraire exact de l'être, qui se lie au non-avoir, au maintenant, à la dissipation. Vouloir m'en tenir à l'immobile éternité du nombre serait m'exposer à la pire des nuits. Mais si, inversement, j'accepte de laisser régner en moi la nuit, si je tente de l'installer au cour du nombre, et en particulier, comme le fait chaque poème de Bonnefoy. au cour du nombre prosodique (je ne veux pas étudier ici les procédés qu'il évoque lui-même à cette fin, et qui tous, e muet, impair, fausses chevilles, visent à provoquer un «brisement de la perfection formelle» et une «catastrophe de la Beauté », /, 163), bref, si je refuse le spontané bonheur de la sensation ou de l'expression au profit d'une expérience plus vraie et moins heureuse, j'aurai quelque chance d'atteindre à ce bonheur second, à cette harmonie issue de mon malaise même et qu'il me faudrait sans doute nommer - dépassant l'explicite leçon de Bonnefoy - le nombre de ma nuit. Car si Douve approchait de tous côtés, du dehors, du dedans, par description ou monologue, à travers un témoin, par vou ou par allégorie, le mystère d'un instant unique, l'acte de la mort révélante où étincelle la présence. Hier régnant désert va peut-être plus loin, établissant la même rêverie en une perspective plus familièrement humaine, celle d'une durée plus continue, tantôt oublieuse, tantôt nostalgique, parfois - mais trop fulguramment - comblée. Le plus difficile n'est pas en effet de «hanter» ni de guetter la présence, mais de savoir inscrire cette quête dans le tissu le plus sincère d'une vie : « car entre-temps, écrit Bonnefoy dans l'Improbable, nous aurons vieilli. L'acte de la parole aura eu lieu dans la même durée que nos autres actes. Il nous aura donné telle vie plutôt que telle autre, dans le danger du poème et les contradictions de l'exil. Qu'aurons-nous eu en vérité, si nous n'atteignons pas le vrai lieu ?» (/. 184). Et il répond lui-même un peu plus loin à sa question que nous aurons eu un désir demeuré désir, cette union d'espoir et de lucidité nommée mélancolie. J'ajouterais que nous aurons eu aussi une vraie vie : je veux dire une vie réellement engagée dans le moins « poétique » de la vie et par là même plus puissante, en ses temps morts ou perdus, ses quiproquos et ses ensablements, que bien des existences poétiques. Notre vie prendra sens en effet non" seulement par les moments parfaits auxquels elle nous aura conduits, mais par le rythme même de son imperfection, par la loi, le nombre inimitable de sa négativité. Ainsi dans les plus beaux poèmes de Bonnefoy, celui-ci par exemple où se développe à nouveau dans toute son histoire le thème du cri surgi : Que l'oiseau se déchire en sables, disais-tu. Qu'il soit, haut dans son ciel de l'aube, notre rive. Mais lui, le naufragé de la voûte chantante. Pleurant déjà tombait dans l'argile des morts (H. 49). Le sable ici déchire, éparpille l'oiseau : il le nie, et par là même l'accomplit. L'oiseau élevé dans le ciel y devient chant, aube, rive : donc très bientôt silence, chute, naufrage et nuit. Mais dans la nuit enfin où est tombé l'oiseau, la tendre nuit d'argile où mûrissent les morts, le même oiseau prépare son élan... Cycle parfait et indéfiniment recommencé, car il est l'existence même : en lui me semble résonner, sauvée, et de quelque manière éternelle en sa fragilité ou son ressassement, absoute en tout cas dans le bonheur verbal d'un nombre admirable, la force qui. chez Bonnefoy, détruit nos vies et les avère, «l'ardeur que tu nommes le temps» (H. 70). Février 1961. |
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