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CRITIQUE DU CRIME - (Le poème XXIV)


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Il y a un meurtre au fond du poème comme au fond du langage. Un poème, en tant qu'il ranime le langage, est un recommencement du meurtre. Appelons poésie la recherche, dans un poème, par laquelle celui-ci accède à la compréhension de lui-même, découvre son meurtre et amèrement l'assume. Réalisation mais révélation du mal, la poésie est ainsi, soucieuse de vérité, un mouvement de compassion pour la victime du poème. - Voilà ce que dit en ses dix vers inépuisables le poème xxrv des Fleurs du Mal :





Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,

O vase de tristesse, ô grande taciturne.

Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis.

Et que tu me parais, ornement de mes nuits.

Plus ironiquement accumuler les lieues

Qui séparent mes bras des immensités bleues.



Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts.

Comme après un cadavre un chour de vermisseaux,

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !

Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle !



Mais si ces vers interrogent le meurtre - le mal - et les relations entre meurtre et poème, c'est de surcroît. D'abord ils accomplissent leur violence, en donnant libre cours au désir qui les forme. Ce poème xxiv est donc double. De la violence et du désir, il est une actualisation et une pensée, une production et une généalogie. Dans et par le poème un désir s'assouvit, que le poème interprète, et a lieu un crime, que le poème décrit. Le commentaire critique hérite de cette critique du poème par lui-même et reprend la recherche où Baudelaire l'a laissée. Recherche démystificatrice, comme l'indique la gradation descendante des trois verbes du désir : d'abord « Je t'adore », ensuite « Et t'aime », enfin « Et je chéris ». L'ironie baudelairienne est manifeste, qui désenchante le chant d'amour et dépassionne la relation amoureuse. L'interprétation généalogique et critique du désir se produit en cette régression de l'adoration au chérissement : d'un culte à une complaisance. La figure rhétorique de la gradation descendante simultanément forme le poème, comme ensemble de figures, et en incrimine le désir, qu'elle dégrade. Reposons après Baudelaire deux questions dont le poème est l'occasion. Qu'en est-il du désir? et qu'en est-il du poème ?



1. Le désir



« Je t'adore » : d'emblée le sujet du poème se donne pour sujet du désir. S'identifiant comme adorateur, le « je » est un sujet en ce double sens qu'il accède, dans l'adoration, à renonciation, et qu'il est assujetti à l'objet de son désir. Le troisième vers : « Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis », exprime la subordination de l'amoureux à sa maîtresse, sa passion captive. Dans le désir selon Baudelaire, nulle liberté, et nulle joie : rien qu'une jubilation mauvaise à se souffrir esclave. Le sujet désirant est sous la dépendance de son idole, qui est sa maîtresse en ceci qu'elle le maîtrise. Le désir certes fait parler le sujet, qui est sujet de renonciation, mais comme le bourreau fait parler sa victime, le tyran son bouffon, la Beauté son poète. Le désir est une question parce qu'il est une torture. Faisant mal, il est le mal, - ce mal dont « Le Possédé » vient de donner la formule : « O mon cher Belzébuth, je t'adore! ».

Pourquoi le sujet désirant est-il supplicié par son désir au point qu'il appelle son idole par le nom du Diable, ou dans le poème xxrv par la plus belle image du plus grand désespoir : « O vase de tristesse » ? Pourquoi cette adoration est-elle cette contre-religion dont la divinité martyrise son prêtre, et dont la prière est un récit de souffrance ? A ces questions qu'il pose, le poème répond avec insistance (du troisième au sixième vers, et encore dans les deux derniers vers de la seconde séquencE), si bien que la part faite dans ce dizain à la réflexion de la passion sur elle-même est proportionnellement l'une des plus importantes des Fleurs du Mal. Lyrique, ce poème est pourtant saturé de réflexivité, peut-être le plus réflexif des poèmes du livre.

Si le désir est le malheur et le mal, c'est parce qu'il est une solitude : « tu me fuis ». Mais en retour pourquoi cette solitude sinon parce que le sujet, en vérité, n'aime personne ? Ni « mon cher Belzébuth », dans « Le Possédé », ni « vase de tristesse », ici, ne nomment proprement quelqu'un, ne s'adressent à une personne réelle. De sorte qu'il faut demander au poème s'il parle effectivement à autrui ou s'il n'est pas un solipsisme ; si la souffrance et la solitude veulent être guéries, ou si elles sont cultivées, chéries, pour elles-mêmes. A qui ou à quoi le poème s'adresse-t-il, qui ou quel est l'objet du désir? Les interprétations soucieuses de biographie s'accordent à proposer Jeanne Duval pour inspiratrice, mais non sans noter une ambiguïté - constitutive de l'effet esthétique -, en l'occurrence la possibilité que la passion aille, plutôt qu'à une femme, à la lune : « ornement de mes nuits » '. La seconde partie garantit que l'invention poétique est moins une assimilation de la lune à la femme, que le contraire. Un « cadavre » demeure sous les mots, qui atteste sinon la présence d'une personne, du moins le souvenir de celle-ci ou la présence de son absence. Reste que l'ambiguïté des premiers vers autorise la question. L'autre que le sujet désire, est-il autrui, ou bien quelque altérité essentielle ? est-il une femme incarnée dans l'horizon humain, ou bien la lune, c'est-à-dire La Femme, abstraite du temps quotidien et des hasards de l'existence? Jeanne, l'inspiratrice, est-elle appelée par le poème, reconnue par le désir, ou bien est-elle employée par l'inspiration, qu'elle provoque mais qui la délaisse? La preuve, à la fin, qu'une personne réellement se trouve, ou se trouvait, à l'origine du poème et du désir, c'est le « cadavre ». Mais celui-ci, qui est-il ? Dans le poème XXXII, la relation amoureuse produit également un cadavre, or ce n'est pas celui de Jeanne :



Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,

Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,



Alors quelle différence, dans la perspective du désir, entre Jeanne et Sara, entre l'une et une autre ? Et s'il y a bien au commencement une femme et non la lune, autrui et non l'altérité, qu'importe? puisque ne subsiste à la fin qu'un cadavre, le cadavre du Même. Baudelaire commence par rencontrer quelqu'un, une présence, ici, maintenant, irrésiliable - non pas un mythe -, et c'est en quoi il est lui-même une personne, non pas encore un artiste. Mais aussitôt autrui devient cadavre. La présence singulière devient la même qu'une autre et qu'une autre absence, Jeanne et Sara confondues, indifférentes : et le poète n'est plus qu'un sujet du désir. Remplacement de la personne par une dépouille, d'autrui par du corps mort, d'un être présent par des reliques informes : voilà le désir selon le poème xxrv, et tel que le poème l'exerce.

Ce n'est donc pas Jeanne, ni quelqu'un, que l'idolâtre adore - et pas plus ici que dans « Le Possédé ». A Jeanne rencontrée avant le poème, l'adoration substitue quelque chose d'autre, et en effet une chose. Lune ou cadavre, cette chose substituée à autrui est une effigie. Celle-ci, positive comme la lune ou négative comme le cadavre, est toujours préférable, pour le sujet désirant, à la personne qu'elle représente, et ce faisant qu'elle évacue. La dualité de l'objet du désir s'explique ainsi : par son statut d'objet. L'autre étant désirable pourvu qu'elle ne soit pas quelqu'un mais une chose, et étant transfigurée en chose par justement le désir, elle peut paraître (« tu me parais ») indifféremment positive ou négative. Lune ou cadavre, belle (v. 3) ou bête (v. 9), adorable (v. 1) ou implacable (v. 9), l'objet du désir reçoit dans l'énoncé de la passion les signes les plus contradictoires, parce que la passion en fait un objet, une représentation. L'autre est sacrée à tous les sens du terme parce que sa personne est sacrifiée aux apparences que son sacrificateur exalte, et exploite. Sacrée comme la cause et la finalité d'un culte : le poème est la prière de cette théologie négative. Sacrée comme le « vase » d'une mythologie ou d'une magie rituelle : de ce Graal un salut est attendu. Sacrée comme les morts d'une Egypte réinventée : c'est « après » son cadavre que le poème se fixe, livre des morts. Mais sacrée par conséquent dans la double acception du mot, bénie et maudite simultanément. Exhaussée à l'infini (« à l'égal de la voûte nocturne *■), comme abaissée à l'infini (« Je m'avance à l'attaque ») ; inaccessible par sa hauteur (« ô grande taciturne »), autant que repoussante par sa putréfaction (« un cadavre », « ô bête »). Si bien que le désir, en déréalisant autrui dont il intensifie et utilise les apparences, accomplit la double postulation dont Mon cour mis à nu - reproduisons une nouvelle fois ce texte fameux - prétend distinguer les pôles :



Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C'est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc.

Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours.



Ce fragment, quoique délibérément réflexif, et quoique écrit bien des années après le poème xxiv, est en retard sur ce poème, et moins critique, moins une pensée que lui. Il faut interpréter le fragment par le poème, non le poème par le fragment. Il n'y a pas de différence entre la postulation vers Dieu et celle vers Satan. Il n'y a pas même « deux » postulations, mais un seul désir. Il n'y a pas d'opposition entre « Dieu » et « Satan », mais un seul sacré, et seulement l'ambivalence du sacré : telle est la pensée, et telle l'expérience vécue, du poème xxiv. L'esthétique - l'éthique : ainsi se formule, en vérité, la double postulation baudelairienne. Car la voûte, la belle, le vase - « Dieu » -, ne sont que des signes sélectionnés par la passion, dont elle se nourrit, et sur lesquels elle se brise. Dès lors, ces autres signes leur sont symétriquement semblables : le cadavre, la bête - « Satan » -, sélectionnés par la même passion qui trouve aux uns et aux autres le même bien et le même mal. Il n'y a pas deux amours ni deux joies, malgré le fragment de Mon cour mis à nu, il n'y a qu'une même expulsion d'autrui par l'image qu'on lui préfère, dans laquelle coexistent des signes formellement opposés mais structurellement identiques.

La transcendance sacrée dont le poème et le désir font leur objet, qu'ils élaborent et dont ils s'enchantent, est doublement ambivalente. D'une part l'image de l'autre présente des signes divins et naturels, sublimes et infâmes, d'autre part cette image est le fait de la violence du sujet sur autrui, et martyrise en retour le sujet lui-même. Jeanne sacrifiée, et transfigurée en objet à la fois béni et maudit, est cette victime et cette déesse, dont son bourreau est la victime. Autant le vase est un cadavre, autant l'assaillant (« et je grimpe aux assauts ») est assujetti à ce cadavre et réduit à presque rien (« un chour de vermisseaux »). De cette double ambivalence et du mécanisme de sa formation, Baudelaire est conscient. Ou plutôt le poème xxiv est l'acte par lequel le poète produit l'ambivalence et prend conscience de cette production, cultive le désir et s'en explique les mobiles, exerce la violence et en interprète le mécanisme. D'où l'admirable quatrième vers, ce sursaut de la pensée dans le désir :



Et que tu me parais, ornement de mes nuits,



Le second hémistiche interrompt la continuité syntaxique et déporte au vers suivant le verbe « accumuler », dont « tu me parais » est l'auxiliaire modal (« tu me parais [...] accumuler les lieues »). Cette interruption, par le rythme, de la signification grammaticale, cette suspension, soudain, de l'ordre de la langue, défait le discours du désir, arrête les belles images que celui-ci a bâties dans les trois premiers vers, et provoque - bizarrerie inélégante mais en cela profonde - l'étirement de la phrase jusqu'à la fin de la séquence. Le quatrième vers déçoit : c'est en quoi il est admirable. A la suffisance des trois premiers, à l'harmonie qu'ils formaient, à la satisfaction esthétique, facile, qu'ils offraient, il oppose - bruit qui réveille d'un rêve - son désordre. Rupture de la beauté formelle, sortie hors de l'enchantement, le quatrième vers est une ingérence de la volonté dans les affaires du désir. Volonté de vérité. Ici se dresse la lucidité de Baudelaire.

Par l'interruption du second hémistiche, « tu me parais » reçoit (en première lecture, avant que ne se découvre sa fonction d'auxiliairE) un sens plein, et signifie d'abord que l'objet du désir devient visible, frappant le regard. Ce premier sens de « paraître » a une vertu critique. Il indique que l'autre est une chose à voir, n'est qu'une image, qu'un spectacle. D'autrui, le désir a fait un tableau, un aspect pour le plaisir des yeux. Ainsi s'explique rétrospectivement l'apostrophe du deuxième vers : « ô grande taciturne ». L'autre est silencieuse comme l'est, cloué au mur de la chambre de solitude, un portrait. Sage comme une image. Cette taciturnité n'est pas intérieure à la personne dont le poème s'inspire, n'est pas celle de Jeanne Duval. Elle est un effet du poème, un produit du désir, elle est celle du tableau substitué à autrui. De sorte que « tu me parais » signifie aussi : ton apparition m'est une apparence. C'est pourquoi, lit-on au troisième vers, « tu me fuis ». Cette fuite de l'objet résulte de l'imagination du sujet, de sa mise d'autrui en image, de ce qu'il remplace la personne incarnée - celle qui ne fuit pas - par une apparence : et il n'est d'apparence que fuyante. Que l'objet du désir soit, du fait du désir, un simulacre, une extériorité vide, comme la forme fuyante d'un rêve, voilà ce que Baudelaire décèle dans le quatrième vers. Lequel est bien l'intervention d'une clairvoyance, troublant le décor de la vision.



L'antithèse des deux formules juxtaposées, « tu me fuis » / « tu me parais », trouve dans l'apostrophe qui interrompt l'ordre syntaxique, « ornement de mes nuits », une cristallisation révélatrice. « Ornement » a deux sens, ou plutôt a le sens double d'une positivité glorieuse et d'un accessoire décoratif. D'une part l'objet du désir est surestimé, ornement comme excellence, dans la mesure où autrui, qu'il évince, est sous-estimé, ornement comme vétille. Mais d'autre part l'objet même a l'ambivalence de l'ornement. Il est à la fois honoré pour sa fuite qui l'embellit (v. 3), et réduit dans cette fuite au statut d'une parure (v. 4). Si bien qu'il est clair que Baudelaire pense aussi au sens du mot en rhétorique : à cet ornement qu'est la figure du discours littéraire'. L'autre à laquelle le poème s'adresse, certes est glorifiée par le poème, mais est d'abord construite par lui : non seulement enfermée par ses formes mais formée par ses figures. Aussi n'est-elle pas autre que le poème, mais l'une de ses figures ornementales parmi celles qui le mettent en forme, rien d'autre qu'un procédé d'expression. Les « nuits » signifient la solitude du sujet. Celui-ci est fatalement seul : ne désirant nullement une présence réelle, mais la fictive présence que ses mots édifient, et ne chérissant pas quelqu'un, mais ce mythe rhétorique dont ses mots sont l'agent. N'adorant en somme que son poème, lui seul. Les deux termes de l'image se confirment l'un l'autre et confirment ainsi le solipsisme de l'écriture. L'ornement (l'objet du désiR) est adoré parce qu'il semble libérer le sujet de la solitude de ses nuits ; mais la solitude de ses nuits découle de son adoration de l'ornement (de la figure rhétoriquE).

L'apparence, l'image, l'ornement, la forme, le reflet des mots dans les mots : tel est donc le véritable objet du désir selon Baudelaire. De Jeanne ni de quiconque - ces prétextes -, le désir n'a souci. C'est la raison pour laquelle il est toujours insatisfait, qu'il s'inspire de Jeanne ou de n'importe qui. Ou mieux : voulant l'image et non autrui, l'apparence et non l'être, le désir n'est pas par conséquent insatisfait, ne trouve pas l'insatisfaction comme une conséquence malheureuse; au contraire il vise l'insatisfaction, d'abord elle, et n'est pas déçu de la trouver mais s'en réjouit et s'en avive. « Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis ». Du troisième au sixième vers, puis dans les deux derniers vers du poème, Baudelaire conçoit l'insatisfaction comme condition du désir.

L'autre est désirable pour deux raisons. Premièrement parce qu'elle fuit (v. 3), deuxièmement parce qu'elle « sépare » le sujet du désirable (les « immensités bleues »). Ces deux raisons sont contradictoires et pourtant complémentaires ; elles suffisent à penser la totalité de la passion. La contradiction est la suivante : si la fuite rend l'autre désirable, que sont ces « immensités bleues » auxquelles elle empêche que le sujet accède, et qui par là sont également désirables ? Et la complémentarité est la suivante : que l'autre fuie elle-même ou bien qu'elle fasse obstacle à l'élan vers autre chose, toujours elle garantit l'insatisfaction. La désirabilité d'un objet est donc indépendante de l'essence de cet objet. Si l'autre fuit, c'est elle qui est désirable; si l'autre frustre des « immensités bleues », ce sont celles-ci qui sont désirables. Encore que dans ce deuxième cas, l'inaccessibilité des « immensités » étant assurée par l'autre, c'est encore celle-ci qui captive le sujet, et ainsi lui paraît désirable '. Autrement dit le sujet convoite l'impossibilité d'apaiser sa convoitise. Le comble du bien, à ses yeux, c'est l'apparence fuyante, simultanément comme modèle de l'inaccessible et comme obstacle à la satisfaction.



Le comble du bien - disons plutôt le comble de la beauté. Car le poème xxrv est aussi une réflexion sur l'art et la poétique. L'interprétation des raisons du désir s'achève en définition de la beauté. L'adjectif « belle », paraissant deux fois dans le texte, reçoit une charge affective et intellectuelle considérable. A sa première apparition (v. 3), en fonction d'apostrophe, il change de catégorie grammaticale et devient un nom propre : « belle » est le nom de l'objet, substitué au nom d'autrui comme l'apparence fuyante est substituée à la présence réelle. Le nom de l'inaccessible, de l'insatisfaction, de l'obstacle au désir et donc du désirable : c'est « belle »■ Si bien que le mot redouble d'intensité à sa deuxième apparition (v. 10). D'une part il est alors le dernier mot du poème : comme un aveu que la hantise de celui-ci est l'esthétique et non l'amour. D'autre part, précédé de l'adverbe « plus », mais non suivi d'un complément, il exprime à la fois le degré relatif et le degré absolu. Dans « plus belle », deux référentiels sont implicites : plus belle que le monde entier, et plus belle que toi-même. Mais « belle » étant nom propre depuis le troisième vers, la dernière formule signifie aussi : plus toi-même que toi-même. Ici la vision de la passion fait craquer l'essence de son objet. D'abord la fuyante est belle car c'est la fuite qui fonde la beauté. Ensuite la fuyante est « plus belle » : plus elle-même qu'elle-même, autre en étant la même, plus fuyante encore que ce que les mots peuvent vouloir. La beauté est cette apparence édifiée par la passion seule, et que la passion subit comme une transcendance : venue des mots, elle les excède. Quel est le dernier agent de cette idolâtrie ? - Baudelaire dit : « jusqu'à cette froideur ».

Voici la pensée de celui qui n'est pas dupe de son culte esthétique. Il ne faut pas dire que la beauté baudelairienne est souvent froide, comme si froide était un attribut et comme s'il s'agissait d'une particularité thématique ou d'une bizarrerie psychologique, et pour ajouter qu'elle est parfois brûlante. Il faut comprendre que dans l'interprétation de Baudelaire par lui-même, dans la généalogie du beau dont il fait la critique autant que l'expérience, c'est essentiellement que la beauté est « froideur », car la « froideur » fait la beauté. Ou si l'on veut, la froideur n'est qu'un thème, qu'une métaphore, mais désignant l'inaccessibilité de l'objet, l'obstacle qu'il oppose à la satisfaction, et ainsi le désirable comme tel. Que l'autre résiste au sujet et se dérobe à lui, alors cet autre, quel qu'il soit - on a vu qu'il peut être belge - sera l'objet du désir : sera beauté. La résistance elle-même n'importe pas plus que celui ou celle qui la manifeste. Il peut s'agir de froideur mais aussi de bestialité (« ô bête »), ou de cruauté (« cruelle »), comme en d'autres poèmes il s'agit d'indifférence, ou d'antidandysme, ou de bêtise, ou de pureté, ou de débauche, etc. Le culte (amoureux, esthétique, religieux, littérairE) est exclusivement et toujours un culte de l'obstacle.

« Nous aimons les femmes à proportion qu'elles nous sont plus étrangères »2. D'où le fait que les différences aspectuelles entre, par exemple, Jeanne Duval et Mme Sabatier, Marie Daubrun et Berthe, Sara et toute Passante, sont sans importance auprès de leur identité fonctionnelle : auprès de cette étrangeté que chacune oppose au sujet, cette fuite qui leur est commune et les rend pareilles, pareillement belles. - « Semper eadem » : ce titre signifiant soit toujours la même femme, soit toujours la même chose, atteste le savoir du poète, que le désir est toujours la même violence indépendamment de son objet, et que son objet est toujours la même insatisfaction indépendamment de ses aspects. Il n'y a aucune raison - quand c'est à l'opération poétique qu'on s'intéresse, plus encore qu'à l'ouvre, et à l'orientation plutôt qu'aux formes - pour distinguer un cycle de l'amour, comme on dit, charnel, d'un autre cycle censément spirituel, et d'un troisième ou d'un quatrième aussi extérieurement nommés; et il n'y a aucune raison, quand c'est donc la lecture baudelairienne du désir qu'on formalise, et le fondement du poème qu'avec elle on cherche, pour décrire différemment et croire différents, par exemple, « Sed non satiata », « Réversibilité », « Le Beau Navire »... Depuis le poème xxrv jusqu'à « Portraits de maîtresses » : Semper eadem. Ainsi, ce canevas de nouvelle déjà cité :



La femme qui ne jouit pas est celle que l'on aime.

La femme dont on ne jouit pas est celle que l'on aime. commente dans sa première phrase la deuxième partie du poème XXIV, et dans sa deuxième phrase la première partie.



2. Le poème



Que se passe -t-il dans l'espace blanc séparant les deux parties du poème ? Et que se passe-t-il dans le poème pour qu'il soit déchiré par ce blanc ? Il y a là un gouffre où se précipitent l'invention et la pensée du poète : un moment du poème et autre chose que lui.



Le blanc est d'abord un récit (ou ce qui reste d'un événement inénarrablE) : celui du geste par lequel l'objet du désir cesse de fuir et au contraire se donne, par lequel l'obstacle n'est plus un obstacle mais se propose ouvert. « Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts » : cette évocation du rapport sexuel entre l'homme et la belle implique que celle-ci vient de quitter son piédestal, et de s'offrir. Carré blanc, si l'on veut, de la censure : entre les deux parties du poème, la belle se déshabille et vient. D'une part ce déshabillage atteste que les images de la passion n'ont pas entièrement aboli la personne dont elles s'inspiraient, n'ont pas su se substituer entièrement à autrui. L'interruption du poème par le blanc, c'est l'intervention dans le solipsisme de l'écriture, de réellement quelqu'un. Cette survenue de la personne incarnée - dont l'incarnation est irréfutable en cette nudité offerte - coupe le souffle du désir : brise l'élan lyrique. D'autre part l'événement est inénarrable en ce sens fort qu'il passe le langage, comme Dieu. L'idole offerte à l'adorateur, c'est Tailleurs soudain ici, la transcendance dans l'immanence. Cela, les mots ne peuvent le dire. De sorte que le blanc est à la fois un récit de la mise à nu et la mise à nu du récit. Ou encore : une métaphore du don, et ce don même comme dissipation des métaphores; une représentation de la présence d'autrui, et l'incendie de la représentation par cette simple présence '. Qu'autrui réponde à la prière poétique et s'offre librement, donne sa liberté de se donner : et le poème, alors, est comblé, ne souffre plus de l'insatisfaction qui le fonde - il disparaît dans le blanc de l'échange.

Ecrivant le blanc, révocation de l'écriture par le don d'amour, Baudelaire a su ceci : que le salut vient d'autrui. Le salut comme récompense du désir, sans doute, mais prodiguant infiniment plus que le désir ne réclame. La marque de cette intuition, c'est la violence avec laquelle, après le blanc, le poème reprend. Disons qu'il se reprend, retrouve sa maîtrise après un moment d'abandon, se ressaisit : mais dans la fureur d'avoir été brisé par la présence d'autrui, d'avoir été interdit par un don qu'il refuse. La deuxième partie du poème montre un acharnement : celui de détruire la personne, de refuser le don. Acharnement qui révèle, en creux, la bouleversante réalité du don - autrui au-delà du mal - et la clairvoyance douloureuse de Baudelaire. Le poème ne se reprend - retour des images après leur suspension, retour du mal malgré autrui - qu'à condition de prendre autrui, de le capturer, ou comme on dit : de le posséder. Le dire de l'autre, tu par le dit du moi. La visite de l'absolu transcende les mots, mais les mots la chassent. Les septième et huitième vers actualisent la possession erotique. Possession, comme un rapt, par laquelle l'être d'autrui est sacrifié sur l'autel des images, qui refont de lui un avoir, en somme un « cadavre », une « bête ».

On relit la proposition de Fusées : « Il y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture, ou avec une opération chirurgicale ». Et on comprend comment cette proposition s'articule à celles qui l'accompagnent, où le mot opération est également décisif : « Il y a dans la prière une opération magique », « De la langue et de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire »'. Le poème xxiv est simultanément l'opération (de l'acte sexuel, de la prière, de l'écriturE) et son interprétation désolée.

Opération de l'acte sexuel. D'autrui, dans la possession charnelle, demeure le « cadavre ». L'enfièvrement erotique est cette violence (« Je m'avance à l'attaque ») par laquelle la personne est réduite à son corps, le libre don oublié dans la jouissance, l'être démis de lui-même et converti en avoir. On ne comprend pas l'appréciation baudelairienne de la jouissance lorsqu'on la définit par le sadisme et la nécrophilie. Ce n'est pas le cadavre qui est convoité, c'est la convoitise qui produit le cadavre (d'autruI). Il n'y a pas un bizarre ou pervers érotisme baudelairien dont la particularité serait de désirer la charogne (les hypothèses de cette sorte, depuis Ernest Pinard, portent en elle, quand ce n'est pas la malveillance, la crainte de la poésiE); il y a une conception baudelairienne de l'érotisme humain, pensé comme duel, comme guerre à la personne. Accueillir le don d'amour, ce serait le salut, mais la jouissance veut la jouissance, elle sacrifie le don à elle-même : elle opère ainsi sur un cadavre, sur cette chose qui lui reste de son sacrifice. « Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime. »2

Opération de la prière. Notons trois éléments de la composition du poème. Premièrement chacune des deux séquences est faite d'une phrase unique ; deuxièmement ces deux phrases ont la même syntaxe (une indépendante s'étalant sur deux vers suivie d'une principale coordonnée par « Et ») ; troisièmement leur ouverture respective est la même, c'est le pronom de la première personne, sujet du verbe. Par ce rigoureux parallélisme, Baudelaire - consciemment - donne à entendre le sens de la seconde séquence comme identique à celui de la première. De sorte que « Je t'adore » et « Je m'avance à l'attaque » signifient la même chose ; le culte religieux et le rapport sexuel sont structurellement semblables; la prière est une opération identique à l'opération de l'amour. Sauf que la linéarité du poème livre une autre indication. Les deux parties du poème sont analogues mais non pas déplaçables. L'attaque vient après l'adoration, l'erotique succède au religieux - et c'est ce qu'il faut comprendre. La seconde séquence révèle le double rôle et la duplicité de l'adoration : que celle-ci n'est pas simplement le témoignage d'un culte, mais aussi une stratégie de séduction. Après le blanc du déshabillage, la seconde séquence décèle la finalité souterraine de la prière : posséder l'idole et jouir d'elle. La prière a deux fonctions : exprimer et implorer, dire une ferveur et demander une faveur. La première séquence camouflait la demande en exhibant la ferveur. La seconde découvre cette ruse, dénonce le désir de jouissance sous la rhétorique de la dévotion, et décrit rageusement la faveur obtenue. Les deux parties ne sont donc pas exactement identiques : la deuxième produit la vérité cachée de la première, retire à l'adoration son vêtement idéaliste, désigne l'erotique pour mobile du religieux. La prière est une « opération magique » en ce qu'elle voile et recèle l'opération erotique, laquelle seule l'intéresse et lui donne son ardeur.



Opération de l'écriture. Reprenons ce parallélisme formel entre « Je t'adore » et « Je m'avance ». Il y a une coïncidence non problématique entre le procès que désigne le verbe adorer et le moment de renonciation : l'adoration s'accomplit à l'instant de l'écriture, en elle et par elle. Celle-ci est donc une opération dans la mesure où la prière en est une, et est justiciable de la même critique : comme la prière (ou comme prièrE), l'écriture ne célèbre l'objet du désir que pour le séduire et l'avoir. Mais le procès des verbes s'avancer et grimper reçoivent, par le parallélisme stylistique, le même aspect que le verbe adorer, ils coïncident aussi avec le moment de renonciation : l'acte sexuel s'accomplit à l'instant de l'écriture, en elle et par elle. Si bien que celle-ci est une opération dans la mesure où la jouissance en est une, sacrifiant autrui comme le fait la jouissance, ouvrant un cadavre. Les deux phrases du texte sont performatives : elles réalisent les actes d' * adorer », d' « avancer », et de « grimper », en même temps qu'elles les énoncent. Ecrire les deux phrases, c'est faire l'opération de la prière et l'opération de l'amour : c'est opérer la double opération.



« Magique » et « chirurgicale », telle est donc l'écriture. Magique comme la prière : elle s'enchante de l'objet du désir auquel elle s'adresse en l'idolâtrant, et obtient de lui la faveur sexuelle qu'elle n'avoue pas qu'elle demande. Chirurgicale comme la jouissance : elle expulse la personne d'autrui et s'approprie le cadavre qu'elle lui substitue. Nous voici à notre point de départ. Le poème xxrv réalise le meurtre : il l'accomplit, et il en prend connaissance; il opère l'adoration et le sacrifice constitutifs de l'écriture, et il sait cette opération.

Appelons poésie cette coprésence, dans le poème, du crime et de sa critique. Baudelaire lui-même l'appelle un chour, dans l'admirable huitième vers :



Comme après un cadavre un chour de vermisseaux.



Lucidité et malheur de l'ironie. Un « chour » est une réunion de chanteurs exécutant un morceau, ou le morceau lui-même. Dans la tragédie grecque, c'est le groupe de choreutes commentant l'action. Dans la théologie catholique, c'est une hiérarchie d'élus, ainsi le choeur des saints et celui des martyrs. Baudelaire pense que le sujet du désir poétique - est un chour. Un chant, qui s'élève seule cadavre de la victime du chant : comme Les Fleurs se nourrissent du Mal. Un coryphée, qui précipite et comprend la mise à mort de l'héroïne. Et un saint, tout de même, car en accomplissant son crime il se sait criminel, et en souffre.

Cette souffrance est dite par l'autre terme de l'image. Si le sujet devient « vermisseaux », dans l'acte sexuel, c'est parce qu'il manque alors ce qu'il désirait. D'une part l'objet étant possédé, il n'est plus inaccessible et donc plus désirable. D'autre part il n'y a qu'amertume à la jouissance quand on en comprend le crime : amer savoir. La belle image du « vase » est brisée : la « tristesse » se répand. Dès lors qu'il est conscient de lui-même, le meurtre ne sert qu'à transformer le meurtrier en petits vers. Au sens littéraire, d'abord : ces vermisseaux sont les vers de la prosodie, les mètres et les rythmes du poème, qui survivent par leur meurtre. Mais au sens, ensuite, spécifiquement baudelairien, qu'on a vu dans « Remords posthume », du ver comme Remords, exemplairement dans « L'Irréparable » :



Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,

Qui vit, s'agite et se tortille.

Et se nourrit de nous comme le ver des morts,

Comme du chêne la chenille ?



La critique du crime rend le crime lamentable. La généalogie de l'opération fait que celle-ci opère mal. L'intelligence du fondement sacrificiel de l'ouvre (opérA) ruine l'insouciance créatrice et alimente le Remords, qui travaille au désouvrement. L'éthique étiole l'esthétique. La connaissance du mal pourrit les fleurs - du mal. La révélation de la douleur d'autrui - « mes morts les plus chers » - comme nécessité constitutive du poème, défait le poème. La brièveté de la seconde séquence (de quatre verS) par rapport à la première (de six verS), ce rétrécissement en cadence mineure, signifie l'amuïssement du souffle et actualise la dépoétisation baudelairienne, elle-même la résultante de l'intention morale, de l'anamnèse du duel et du meurtre au fond du poème. « Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal » '. Si Baudelaire écrit peu, et s'il laisse inachevés tant de projets et de brouillons, et s'il demeure fidèle à Jeanne Duval sa vie durant, et si sa poésie nous saisit, c'est parce qu'il sait, dès le poème xxiv - dès 1843 -, que l'écriture est violence, refus du don d'autrui, mise à mort. La fin et la finalité de son ouvre : dès le début présentes.

Il reste que d'un tel savoir, le poème autocritique fait présent au lecteur. Et ce don de vérité, tout de même, nous devons l'appeler un geste d'amour, comme le remords du crime est le commencement de la compassion. Quand la violence du poème est incriminée par le poème, alors ce dernier retrouve la possibilité d'un échange avec quelqu'un, la personne du lecteur : et c'est la poésie.








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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire


Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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