Charles Baudelaire |
Trop longtemps tenus dans les marges de son ouvre poétique, les importants travaux critiques de Baudelaire, tant dans le domaine littéraire [Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, L'Art romantique, etc.) que dans le domaine artistique (les Salons, L'Exposition universelle de 1855 ou Le Peintre de la vie modernE), apparaissent aujourd'hui décisifs pour l'appréhension de cette même poétique qu'ils nourrissent et vivifient en permanence. Même si, dans sa chronologie littéraire, études critiques et compositions poétiques alternent, nous n'hésiterons pas à parler d'un véritable primat ontologique chez lui de la réflexion critique sur récriture poétique. Prétexte constant à se situer dans le grand débat esthétique du demi-siècle où romantisme et formalisme d'un côté, réalisme et positivisme de l'autre, s'affrontent, la critique fut pour Baudelaire la voie première de la quête puis de l'invention de cette « modernité » dont les Fleurs du mal ou Le Spleen de Pans allaient être ensuite l'épreuve vécue au niveau du langage créateur. 1. Une situation critique. - Baudelaire commence à écrire à la fin de la première moitié du xixe siècle, vers 1842. Cette situation littéraire et historique a son importance pour comprendre le sens même de sa démarche poétique. A tous égards elle est en effet une situation « critique >. Héritier, par ses relations et ses lectures, des romantiques de la génération de 1830, mais contemporain de ceux qui, sous diverses bannières, mènent campagne contre un romantisme déjà moribond (à l'exception de Hugo bien sûR), Baudelaire est amené à réfléchir et à s'engager dans le grand débat d'idées du moment.^Sâ conception de l'art, _et en conséquence sa_poétique, s'affirmeront ainsi au terme d'une double réflexion critique : sur les excès du romantisme et sur les risques ou impasses du formalisme et de ses avatars. Du romantisme Baudelaire n'a jamais cessé d'admirer et de revendiquer personnellement nombre de qualités et de principes. « Le romantisme, dira-t-il encore en 1859, est une bénédiction céleste - ou diabolique - à laquelle nous devons nos éternelles stigmates. /Lecteur enthousiaste de Chateaubriand et de René, critique louangeur du Victor Hugo des Odes et des Châtiments, il a surtout été marqué par l'ouvre de Sainte-Beuve, aussi bien par son roman Volupté que par ses Poésies et pensées de Joseph Delorme qu'il considéra longtemps comme un modèle parfait de recueil poétique/'Du romantisme il devait aussi apprécier, par expérience, le côté bohème et débraillé qu'incarnait notamment à ses yeux le « ly-canthropique » auteur de Madame Putiphar, Pétrus Borei. Mais plus simplement encore, il y avait entre Baudelaire et les romantiques une véritable affinité psychologique et émotionnelle. Le vague à l'âme des écrivains de l'Empire, la révolte ou le mysticisme de ceux de Juillet, le sens du mystère et de l'infini d'un Hugo, voilà autant de traits qui se retrouvent dans le tempérament du Baudelaire de 1845 et que révéleront encore nombre de poèmes des Fleurs du mal. Samuel Cramer, le héros de l'unique nouvelle qu'il ait jamais écrite, La Fanfarlo (1847). donne une assez juste image du profil psychologique de son auteur : « une nature ténébreuse, bariolée de vifs éclairs, paresseuse et entreprenante à la fois, féconde en desseins difficiles et en risibles avortements... » Ce caractère tourmenté et déchiré, cette volonté écartelée entre la vigueur du désir et la pesanteur de l'action, nul douté que c'est au romantisme qu'ils s'apparentent. Cela dit, et c'est essentiel, Baudelaire excède le romantisme en en prenant la mesure critique et en en dénonçant très tôt les pièges ou les erreurs. S'il déteste Musset, par exemple, « un mauvais poète », c'est qu'il refuse la complaisance dans l'introspection, le pur épanchement lyrique et surtout l'abandon à toutes les facilités ou licences de l'art. Ce dernier point est décisif pour comprendre l'intérêt qu'il allait naturellement porter, à partir de 1845, aux groupuscules et mouvements qui prônent un retour à la rigueur formelle et au sérieux du « métier . poétique. Crand ami de Théophile Cautier qui, après avoir été, à l'époque dFIernani, l'un des pionniers du romantisme militant fut l'initiateur de la tbéorie de « l'art pour l'art », Baudelaire va ainsi se laisser l séduire un moment par les théories « formalistes » qui, bien avant le groupe célèbre du Parnasse contemporain, donnent naissance, dans les années 1840, à plusieurs écoles, telles l'Ecole Plastique ou l'Ecole Païenne. Leurs noms situent d'ailleurs clairement l'esprit de leur démarche : en finir avec le trop-plein de la spiritualité romantique, restaurer le culte d'une Beauté « laïque » et pure, privilégier la perfection formelle sur l'audienticité émotionnelle. Au contact de ces « impeccables poètes » et virtuoses du vers, Baudelaire va acquérir une technique et prendre une conscience de l'importance des structures formelles de la poésie qui marqueront profondément l'architecture d'ensemble des Fleurs du mal aussi bien que la composition de chaque poème. En revanche, plusieurs aspects du formalisme de 1845 paraissent vite incompatibles avec son génie. Un certain « matérialisme païen », sensible dans les professions de foi des écoles à la mode, heurte sa spiritualité et son mysticisme : « S'environner exclusivement des séductions de l'art physique, écrit-il, c'est créer de grandes chances de perdition. » Pareillement, l'aspect « naturaliste » du mouvement (complaisance dans la peinture de la « belle nature » et de ses tableauX) est à l'opposé de la pensée baudelai-rienne qui, nous le verrons, se défie des troubles profondeurs de la nature humaine comme elle dénonce les vices et horreurs de la nature tout court. Aussi, dès 1848, le poète prend-il ses distances vis-à-vis de Gautier et de ses amis. La flatteuse dédicace des Fleurs du mal cachera mal sa désaffection à l'égard de l'auteur (ÏEmaux et camées en qui il ne reconnaît plus le créateur passionné tfEspana ou de La Comédie de la mort. Dans le temps même où Gautier évolue vers un formalisme qui risque d'être sclérosant, Baudelaire comprend en effet qu'il ne saurait y avoir de perfection sans émotion, ni de métier sans « tempe-rament ». L'un sombre, sans le savoir, dans un des derniers pièges du classicisme ; l'autre, en pleine lucidité, inaugure l'âge de la modernité. Modernité » puisque tel est le mot employé par Baudelaire lui-même dans ses écrits. Elle est un romantisme maîtrisé, débarrassé de ses conventions comme de ses excès et surtout profondément ancré dans le présent de l'histoire : « Pour moi, écrit Baudelaire, le romantisme est l'expression la plus récente, la plus actuelle du Beau. » Mais elle est aussi _ un romantisme conscient de tous les pouvoirs de l'art et de la forme mis au service des élans de l'inspiration et non imposés comme un éteignoir aux passions et aux rêves : « Qui dit romantisme, dit art moderne, ajoute l'auteur du Salon de 1S46, c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. » Trouver une troisième voie entre les caprices du cour et la tyrannie de la forme, désirer et penser de nouveaux rapports entre émotion et langage au lieu de prendre sur l'un ou sur l'autre d'exclusifs et dangereux paris, tel est bien le sens global de la modernité dont Baudelaire va imposer l'ambition à la poésie de sa génération et à celle de tous les créateurs « modernes ». Toutefois l'exigence de cette démarche d'écrivain, inséparable des débats et conflits de l'histoire littéraire du xrxe siècle, n'a pris tout son sens, nous allons le voir, chez l'auteur des Fleurs du mal, qu'au contact préalable et répété des artistes de son temps, peintres, sculpteurs ou musiciens, dont les ouvres contrastées explicitaient les enjeux difficiles d'une modernité en train de se faire et toujours à conquérir. 2. Peintres de la vie moderne. - A la lecture attentive des passionnantes « études de têtes » que sont les Salons, on .est frappé de l'importance non seulement quantitative mais encore qualitative que Baudelaire accorde à la peinture. Ce n'esl pas qu'il méprise, loin s'en faut, les autres formes d'expression artistique. La sculpture, par nature nous le verrons, le déconcerte, l' « ennuie » et le conduit à des méconnaissances, voire à d'injustes appréciations. Mais la musique souvent l'enchante et le « transporte » : il aime Liszt et ses envolées, il admire les grandes « houles » de Beethoven et fut le premier, en son siècle, à reconnaître le génie de Wagner et de ses « extases » monumentales. Pourtant, c'est vers les peintres que toujours le ramènent son intelligence et sa sensibilité au point de métaphoriser picturalement ses jugements critiques en d'autres domaines : « Hugo est devenu peintre en poésie », Wagner excelle « à peindre l'espace et la profondeur ». Le métier de son père, les relations privilégiées du jeune homme avec les cercles de la bohème artiste des années 40, l'éclectisme du critique, qui fait dire à G. Blin que Baudelaire est de ceux qui acceptent « que le chant n'appartienne pas toujours à la voix, ni la poésie au poète », ne suffisent pas à expliquer cette fascination durable pour Ta peinture. Mieux vaut reconnaître que le génie de Fauteur des Fleurs du mal est fondamentalement d'essence visuelle et, si l'on veut bien prendre le môt au pied de la lettre, visionnaire. Quand il sent, quand il écoute, quand il lit, Baudelaire voit et « se représente » choses et émotions. La gamme des sons, les lexiques du vocabulaire, les essences de la parfumerie, tout est pour lui partie prenante d'un même système de représentation qui tend à donner à voir des images, à éprouver des « tableaux ». La peinture est ainsi, à ses yeux, la_phis explicite et la plus immédiate « épreuve » de la représentation, celle où la présence, ou l'absence, du sens est le plus évidemment perceptible dans le jeu des couleurs et des lignes. Elle est encore l'espace privilégié, par sa « surface » même, de cette possible coïncidence heureuse entre deux regards, ceux de l'artiste et du spectateur, et donc deux subjectivités invitées à se « correspondre » infiniment dans le heu fini de la toile. Aussi, chez les anciens comme chez les « modernes », Baudelaire va-t-il à la rencontre des peintres dont l'ouvre est champ de partage, « émeut » désirs et sensations, transperce lumineusement la nuit du non-sens et de l'invisible. Au premier rang de ces « phares » d'hier qui éclairent la modernité en marche Brueghel le Drôle et son chaos onirique, Goya qui sut créer « le monstrueux vraisemblable », Wat-teau qui fit oublier le naturel dans le « carnaval » de ses artifices, ou encore le maître d'Anvers, « Rubens. fleuve d'oubli, jardiu de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer », et celui d'Amsterdam, « Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures. Et d'un grand crucifix décoré seulement... » A l'endroit de ses contemporains les préférences, les répulsions et les passions se font plus radicales. Sa conviction que l'art ne souffre ni facilité ni compromission mais engage la totalité de l'être créateur dans une aventure qui est « énergie » et don total de soi conduit Baudelaire à une critique authentiquement sévère et fidèle dans ses choix. Dès 1846 par exemple, la peinture d'Horace Vernet incarne cette mensongère transparence de l'ouvre « onaniste » qu'il déteste par-dessus tout : « Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente (...), parce que l'arl pour lui est chose claire et facile ». Sa méfiance n'est pas moins grande pour les ouvres trop limpides d'Ingres en lesquelles « l'imagination, cette reine des facultés, a disparu ». Millet, son élève, trop fidèle, lui aussi, à la tradition du beau raphaélesque », ne trouve pas davantage grâce aux yeux du rédacteur du Salon de 1859 : « le style lui porte malheur ». Corot, en revanche, le séduit très tôt par le dépouillement de ses compositions, la « simplicité même de la couleur » et l'extrême efficacité de ses paysages à solliciter, pourtant, en profondeur la mémoire sensorielle du spectateur. Plus proches encore de lui les ouvres de caricaturistes contemporains comme Gavarni et surtout Daumier. Comment l'auteur des « Tableaux parisiens » et du Spleen de Paris aurait-il pu d'ailleurs rester indifférent au charme grimaçant de ces dessinateurs ? Bien loin de s'essayer à une timide imitation de l'introuvable « belle nature », ne nourrissent-ils pas leurs croquis de cette quotidienneté « de l'histoire, de la triviale et terrible réalité » chère au poète et que Flaubert appelait encore « le grotesque triste » ? D'une manière générale Baudelaire affectionne d'ailleurs particulièrement tout ce qui est croquis, dessins, gravures, estimant qu'il y a dans ces pratiques picturales moins lourdes que le « tableau » une saisie plus prompte et parfois plus vraie du réel qui s'offre au regard et aux manipulations de l'artiste. Ce n'est donc pas un hasard si la plus complète de ses études de la modernité esthétique, Le Peintre de la vie moderne (1863), est consacrée et dédiée à un artiste qui ne s'est pratiquement jamais adonné à la peinture à l'huile, Constantin Guys (1805-1892). Baudelaire a dû rencontrer ce « personnage fantastique » en 1859 et il lui voua une admiration immédiate et durable, cristallisant sur son ouvre de dessinateur (lavis, aquarelles, pointes sèches regroupés par le critique en quatre ensembles thématiques : « Annales de la Guerre », « Pompes et Solennités », « Femmes et Filles », « Voitures ») des pans entiers de sa théorie de la modernité. 11 faut relire ainsi la célèbre « ouverture » du chapitre IV de l'essai : « Ainsi il va. il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr. cel homme, tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque-chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire. » La démarche de C. Guys, et plus généralement de l'artiste moderne, y est d'emblée située sous le signe d'un dynamisme soutenu de la conscience et de l'inspiration. Dynamisme qui doit motiver l'enquête patiente, le déchiffrage obstiné du quotidien où le créateur voit, paradoxalement, « un grand désert d'hommes >. Grand et populeux parce que le quotidien du Paris de 1850 est celui de la foule nombreuse et industrieuse ; « désert » parce que l'espace où choses et êtres coexistent est espace de juxtaposition et non de relation, troublante « parataxe » d'hommes et d'objets égarés dans leur proximité et leur promiscuité mêmes. Quêteur, chercheur, l'artiste moderne, ici le dessinateur par le jeu des lignes et des couleurs, demain le poète par tous les pouvoirs relationnels de la langue et du style, se doit donc de rassembler l'épars, le différent et le contraire. Mais il doit encore, pour donner sens, installer le présent dans l'histoire, « accorder » le poids de la tradition et la fugacité du vécu : « La modernité, ajoute Baudelaire dans le même essai, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » On voit assez comment une telle définition cherche à dépasser les deux impasses d'une esthétique (romantiquE) qiu s'en tiendrait à la seule immédiateté de l'instant vécu et d'une autre (plasticienne et formalistE) qui se réfugierait dans les canons intangibles d'une beauté sans âge et sans histoire. On devine aussi comment le langage peut être, pour le poète, l'instrument privilégié de cette « combinatoire nécessaire du fugitif et de 1' « éternel », lui qui, par nature et d'un même mouvement, fixe et « émeut » au gré de ses deux pouvoirs énonciatif et discursif. Mais n'anticipons pas sur la réflexion et la pratique baudelairiennes. La contemplation et l'analyse répétées de l'ouvre d'un autre « héros de la vie moderne >, Eugène Delacroix, devaient encore lui révéler les deux grandes voies de cette quête difficile : la mémoire et l'imagination. 3. Delacroix, « peintre complet et homme complet. » - Malgré ce que Claude Pichois appelle « la froide courtoisie de Delacroix » à son égard, Baudelaire a éprouvé toute sa vie durant une admiration sans bornes pour le peintre des Femmes d'Alger et des Pestiférés de Scio. Il a reconnu en lui, plus qu'en tout autre artiste, cette modernité née du romantisme qu'un long rapprochement avec Hugo, dans le Salon de 1846, éclaire superbement : « M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un Système d'alignements et de contrastes uniformes. L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. D. possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. C'est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse (...). Pour Delacroix (...) ses ouvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands poèmes naïvement conçus, exécutés avec l'insolence accoutumée du génie. Dans ceux du premier, il n'y a rien à deviner : car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu'il n'omet pas un brin d'herbe ni un reflet de réverbère. Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l'imagination la plus voyageuse. Le premier jouit d'une certaine tranquillité, disons mieux, d'un certain égoïsme de spectateur, qui fait planer sur toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération, que la passion tenace et bilieuse du second, aux prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujours de garder. L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet ; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature. M. Victor Hugo est devenu peintre en poésie: Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture. » « Poète en peinture », Delacroix l'est en effet d'abord par sa capacité à faire parler le réel, à lui dérober la parole secrète dont l'artiste comme le spectateur ont mémoire. L'art chez lui est « une mnémotechnie du beau », écrit ainsi Baudelaire, « sa peinture procède surtout du souvenir et parle surtout au souvenir. » Par-delà Delacroix, l'auteur des Salons reviendra d'ailleurs souvent sur cette essentialité de l'ouvre d'art moderne, exprimer et toucher la mémoire affective : il parlera d' « art mnémonique » chez Constantin Guys, du « besoin de la mémoire » que comblent les paysages de Corot, de « l'impression poétique rappelée à volonté » dans les études au pastel d'Eugène Boudin, ou encore des tremblements "de « toute chair qui se souvient » à l'écoute du Tannhàuser de Wagner. Mais, pour reprendre une des plus belles métaphores du parallèle avec Hugo, la mémoire, chez Delacroix et les autres « peintres de la vie moderne », ne fait qu'ouvrir « de profondes avenues à l'imagination la plus voyageuse ». L'imagination, voilà bien l'épicentre de la modernité esthétique, la faculté maîtresse du voir, du dire et du « montrer ». En insistant sur cette qualité première de Delacroix. Baudelaire ne faisait d'ailleurs que rejoindre les préoccupations théoriques du peintre qui notait dans son propre Journal : « Imagination. Elle est la première qualité de l'artiste. Elle n'est pas inoins nécessaire à l'amateur... Je ne conçois pas d'homme dénué d'imagination qui achète des tableaux (...). L'imagination chez l'artiste ne représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin qu'il veut obtenir; elle fait des tableaux, des images qu'il compose à son gré. Où est donc l'expérience acquise qui peut donner cette faculté de composition ? > Baudelaire, devant Delacroix et ses contemporains, n'a pas cessé de reprendre à son compte cette dernière question. Il va de soi pour lui que l'imagination ne peut pas être simplement la « mise en images » ou la « mise en mémoire » du réel. C'est bien pour cela qu'il n'aime pas et comprend mal les « copies » jugées trop serviles de la sculpture, « brutale et positive comme la nature », et qu'il se méfie, en dépit d'une certaine fascination et de son amitié pour Nadar, de la photographie. Il dira d'elle dans le Salon de 1859 qu'elle risque de réduire l'art au niveau d'une simple pratique industrielle d'enregistrement. A son contact, « de jour en jour, écrit-il, l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. » Loin de chercher à copier ou imiter la nature, Delacroix, lui, « roule et consulte les feuillets de son vaste dictionnaire avec un oil sûr et profond ». « Imaginer une composition, note-t-il lui-même, c'est combiner les éléments qu'on connaît, qu'on a vus, avec d'autres qui tiennent à l'intérieur même, à l'âme de l'artiste. » Nous voilà désormais au plus près de ce qui fait que la modernité est aussi révolution : le transfert, au nom de l'imagination, du primat de la vérité du réel, vérité « positive » ou vérité « idéale » de type platonicien, à la vérité du moi qui crée le réel en le montrant ou en le disant. Ici s'éloigne encore tout l'édifice de la représentation classique, mimésis d'un réel donné a priori, au profit d'une esthétique de l'intuition et de la suggestion. Delacroix est un peintre suggestif, ajoute Baudelaire ; ce qu'il traduit c'est l'invisible, l'impalpable, c'est le rêve, c'est les nerfs, c'est l'âme. » Autrement dit, comme l'affirme Jean Lacoste, dans sa Philosophie de l'art, « à partir de Delacroix, le vrai sujet c'est le peintre lui-même et ses émotions ». Ce n'est pas que l'artiste, que Baudelaire salue aussi comme le plus grand des romantiques, se complaise dans la seule évocation de son moi. En rompant, par le choix de nouveaux sujets et la hardiesse des couleurs de sa palette, avec les canons du classicisme, Delacroix ouvre au contraire l'espace de la toile à l'imaginaire. Sans nier le monde des êtres et des choses, il le remodèle dans l'acte même du regard qu'il porte sur lui. C'est ce regard qui, pour Baudelaire comme pour Edgar Poe, autre initiateur de la modernité, a nom imagination : pas la « fancy » des fictions-impostures, mais la « constructive imagination », l'imagination combinatrice qui décompose les données du réel pour les recomposer dans l'évidence étrange et heureuse du « paysage intérieur » de l'ouvre. Si « le beau est toujours bizarre » pour Baudelaire, s'il apprécie tant les contrastes « introuvables » de Delacroix, les « chinoiseries » de l'Exposition universelle et les « mensonges » des décors de théâtre, c'est qu'il ne conçoit plus le beau autrement que comme la tenace et active contestation du vrai sous l'impulsion d'une imagination hautement « poétique ». 4. « L'héroïsme de la vie moderne. » - Le primat accordé, à tous les niveaux, à l'imagination dans la théorie critique de la modernité, le mode d'emploi » nouveau mais rigoureux de l'imaginaire poétique induit également chez Baudelaire un - mode de vie » exigeant, avec ses contraintes, ses plaisirs et ses souffrances. L'auteur des Salons l'évoque ici et là, au détour de ses commentaires picturaux. ou littéraires, sous l'expression d' « héroïsme de la vie moderne ». « Quel peut être le côté épique de la vie moderne ? » Voilà bien, dès 1846, la grande question qui se pose à l'homme comme à l'artiste décidé à faire servir son génie à la saisie de l'essentiel dans le contingent, du beau dans le quotidien. Qu'on admette avec Raymond Jean que « la modernité, c'est la conscience esthétique d'un monde et d'une société historiquement situés », ou avec Henri Lemaître qu'elle est « ce sentiment qui situe l'origine de la poésie dans un surnaturel enclos dans la présence la plus immédiate du quotidien », nous sommes toujours ramenés à l'interrogation baudelairienne fondamentale : comment vivre, voir et « imaginer » cette modernité ? Comment en être le « héros » et s'en faire le « héraut » ? Dans la dernière section du Salon de 1S46, précisément intitulée < De l'héroïsme de la vie moderne », Baudelaire répondait indirectement par un éloge appuyé de Balzac et de son ouvre romanesque. Lé héros moderne est celui qui refuse la transcendance de l'absolu, qui s'immerge, créateur avec ses créatures, dans le « divers » et le « particulier ». qui déniche, pour se l'agréger, le « singulier » dans le commun et le vulgaire. L'auteur des Scènes de la vie parisienne (« vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein ! » ) est ainsi salué comme le pionnier d'un héroïsme qui fait vocation il'arracher au tréfonds du réel les images de son obscure et grandiose vérité. En signant son hommage, Baudelaire se souvenait-il des propos célèbres du narrateur de Facino Cane : « Vous ne sauriez imaginer combien de drames oubliés dans cette ville de douleur ! Combien d'horribles et belles choses ! L'imagination n'atteindra jamais au vrai qui s'y cache (...) pour trouver ces admirables scènes ou tragiques ou comiques, chefs-d'ouvre enfantés par le hasard. » On peut le croire en tout cas à relire les termes mêmes de sa description enthousiaste de la Comédie humaine : « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère ; mais nous ne le voyons pas. (...) Car les héros de l'lliade ne vont qu'à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau... » Balzac atteint à l'héroïsme, on le voit, en opposant le défi de la modernité aux tentations de l'actualité et aux platitudes de la « contemporéanité ». Ses personnages aussi sont des héros parce que, nés de l'histoire et du monde, ils en prennent la mesure et les tiennent comme à distance dans le regard et les poses que leur prête le romancier. Celui-ci fait en effet la preuve, aux yeux du critique, qu'il ne saurait plus y avoir dorénavant d'héroïsme que « privé »j à l'écart des groupes, des partis et des modes. En dehors aussi des traditions éculées comme des utopies clinquantes : « L'idée du progrès, écrit ainsi l'auteur de YExposition universelle de 1855, une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu'à l'épouvantable ! » Ramenée aux proportions de la vie quotidienne, cette attitude de solitude défiante et « distanciée », pour mieux voir et pour créer en toute < singularité », porte un nom : le dandysme. Même s'il n'a jamais mené à son terme la grande étude qu'il projetait sur Georges Brummell, Chateaubriand. Custine et quelques autres figures < distinguées » du siècle. Baudelaire n'en a pas moins formulé admirablement la philosophie du dandysme qui est l'envers « mondain » de la théorie esthétique de la modernité. Toujours dans YExposition universelle, il résumait de quelques formules cet art de vivre qui répond à l'art tout court : « L'artiste ne relève que de lui-même, il ne promet aux siècles à venir que ses propres ouvres. Il ne cautionne que lui-même. 11 meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. » Roi, prêtre et Dieu, trois profils de la souveraineté' singulière mais démiurgique du dandv qui invente et enfante dans la solitude acceptée de son existence un héroïsme qui n'est rien moins qu'une mystique. Comme l'a très bien montré Robert Kempf dans un magistral essai consacré aux Dandies. Baudelaire et Cie, « cette mystique est une anticipation de la mort. Héroïquement le dandy n'objecte que des gestes dérisoires, des emblèmes à la marche du siècle, et il se sait condamné. Barbey d'Aurevilly ferme ses lettres d'un cachet où se lit : Too late ». A suivre l'itinéraire des Fleurs du mal, des errances parisiennes au dernier « Voyage », « au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau », c'est à l'épreuve de cette quête héroïque sur les chemins étranges de la modernité que nous convie Charles Baudelaire. |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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