Charles Baudelaire |
1. Une grande et fâcheuse influence... » - Baudelaire partage aujourd'hui avec Hugo la première place dans cette hiérarchie mouvante des « valeurs » poétiques que les ventes des libraires, le nombre et le poids des thèses de doctorat ou la fréquence des commentaires de textes au baccalauréat établissent, qu'on le veuille ou non. Pour Hugo, cette place n'a rien de surprenant. Il a pour lui des dizaines de recueils, des dizaines de milliers de vers, une auréole de figure nationale et, derrière lui, tout le prestige du phénomène romantique qu'il incarna plus encore qu'il ne le dirigea. Mais Baudelaire ! Comment ce poète d'un seul recueil, méprisé par ses contemporains, éreinté, de son vivant comme dans le quart de siècle qui suivit sa mort, par une critique aveugle, put-il atteindre une telle gloire posthume ? Comment les Fleurs du mal, raillées, censurées, calomniées, pendant des années, ont-elles pu devenir le dernier grand recueil de poésie française à exercer une réelle influence internationale (que l'on songe à Swinburne, d'Annunzio, S. George ou H. Von HofmannsthaL) ? La chose est d'autant plus surprenante, qu'à l'inverse de tant d'écrivains légitimement soucieux de leur « destin », Baudelaire, avide de reconnaissance auprès de ses contemporains, n'avait guère rêvé d'une notoriété d'outre-tombe. C'est à peine si l'on trouve sous sa plume quelque « divagation » de ce genre : Je te donne ces vers afin que si mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines. Et fait rêver un soir les cervelles humaines. Vaisseau favorisé par un grand aquilon. Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon. Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;... (Fleurs du mal, XXXIX) Au lendemain de sa mort, la bêtise ou la malveillance de la critique en place donneront d'ailleurs raison à son indifférence. Si l'on excepte les belles pages que lui consacreront d'autres écrivains comme Verlaine, Laforgue, Huysmans ou Paul Bourget, on est atterré par le ton et la teneur du discours critique et universitaire de la fin du xrxc siècle, qu'une phrase de Brunetière résume assez bien : « Ses ridicules affectations de dandysme, ses paradoxes des Fleurs du mal ont exercé, depuis une vingtaine d'années, une grande et fâcheuse influence... > « Fâcheuse influence » en effet que celle d'un poète qui, sans avoir jamais régné sur un quelconque cénacle, ni formé de disciples véritables, ni même engendré d'imitateurs nombreux, va infléchir tout le cours non seulement de notre poésie mais encore de notre sensibilité critique et esthétique. Pendant un demi-siècle son empreinte ne sera pourtant que souterraine car, comme le dit justement W. Benjamin, « Baudelaire ne fut porté par aucun style et n'a pas eu d'école. Cela a considérablement gêné l'accueil qu'on a pu lui faire. » Et c'est vrai qu'il faut attendre la Première Guerre mondiale, l'entrée des Fleurs du mal dans le domaine public en 1917, pour voir, grâce encore au discours d'autres écrivains (Proust, Gide, Valéry ou RivièrE), son génie identifié et célébré pour ce qu'il était vraiment : l'initiateur de notre modernité culturelle. 2. Alchimistes du verbe et artistes du vers. - Dans une conférence de 1924, publiée sous le titre de « Situation de Baudelaire », Paul Valéry assurait : « Ni Verlaine, ni Mallarmé, ni Rimbaud n'eussent été ce qu'ils furent sans la lecture qu'ils firent des Fleurs du mal à l'âge décisif ». Et il esquissait, le premier, l'arbre généalogique à deux branches principales qui caractérise la descendance du grand poète : « Tandis que Verlaine et Rimbaud ont continué Baudelaire dans l'ordre du sentiment et de la sensation, Mallarmé l'a prolongé dans le domaine de la perfection et de la pureté poétique. » Même si l'on peut discuter la place ici donnée au « pauvre Lélian » - sans doute plus influencé que ne le dit Valéry par la poétique baudelairienne - on ne peut qu'adhérer à cette présentation d'un héritage en somme double : 'd'un côté ceux que « remue » la tragique thématique des Fleurs du mai prêts à plonger « au fond du gouffre » au bord duquel l'auteur du « Voyage » s'était arrêté ; de l'antre ceux qui héritent de lui son obstination à inscrire et traduire dans le langage les mystères de l'être et du monde ; d'un côté la lignée tapageuse des « alchimistes », Rimbaud, Lautréamont, les surréalistes ; de l'autre celle, plus silencieuse et secrète, des « artistes », Verlaine croyons-nous, Mallarmé, quelques symbolistes et Valéry lui-même. La ligne de partage entre ces deux descendances est évidemment souple et fragile. On en voudra pour preuve la seule « situation » d'Apollinaire dont les tiires des deux principaux recueils nous paraissent rendre compte, à l'aube du XXe siècle, de la convergence chez un même héritier de la deuxième génération de ces deux « phylums » : Alcools et la filiation dionysiaque des alchimistes, Calligrammes et la filiation apollinienne des artistes. Des descendants par la main gauche, dionysiaque, Rimbaud est évidemment le plus immédiat et le plus spectaculaire. On lui doit, au lendemain de sa lecture adolescente des Fleurs du mal et des Paradis artificiels, alors qu'il s'apprête à faire lui-même dans « Bateau ivre » le grand saut poétique dans « l'inconnu », la reconnaissance du génie authentique de Baudelaire dont il voit bien qu'il épuise et clôt à la fois l'âge romantique : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. » Qu'emprunte précisément ce « Satan enfant », comme le nommera Verlaine, au poète révolté des « Litanies de Satan » ? Toute une apologie poétique de l'ivresse, de la drogue, des sensations fortes et des dépaysements salutaires. Mais d'abord et avant tout une conviction : la poésie n'est pas un jeu ; elle est l'enjeu de notre présence au monde et à la vie. L'auteur des Lettres du Voyant ne pouvait que faire sienne la célèbre déclaration des Curiosités esthétiques : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. (...) Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. Toutefois, si l'alchimie rimbaldienne, décrite dans Une Saison en enfer et sublimée dans les Illuminations, va plus loin et « ailleurs » que les expériences limitées de la « sorcellerie évocatoire » baudelairienne, c'est qu'il n'existe plus guère chez l'héritier turbulent le respect quasi sacré du « maître » pour les pouvoirs et les vertus de la forme. Les conquêtes de la liberté s'arrêtaient chez Baudelaire aux limites des interdits de la langue et du style ; Rimbaud fera lui le pari, renouvelé jusqu'à l'ultime silence éperdu, d'une liberté existentielle qui commence vraiment quand le « délire » s'empare du verbe insoumis, « de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Il en va de même chez Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont, qui fait lui aussi partie de cette génération venue « s'approcher de l'ouvre de Baudelaire où (ellE) respire la densité satanique la plus forte de notre littérature » (M. BlanchoT). Quand on sait le don fascinant de l'auteur des Chants de Maldoror pour agréger et digérer, dans la toile d'araignéë~de son écriture « captivante », les sources d'inspiration et d'imagination qui s'offrent à son appétit poétique, on ne s'étonne évidemment pas de trouver sous la plume des emprunts nombreux aux Fleurs du mal. Les érudits ont pu ainsi identifier tout un « foyer de réminiscences » : . L'homme et la mer » dans la strophe de l'Océan, « Remords posthume » dans celle de la prostitution, et encore « Bénédiction » ou « Un voyage à Cythère ». Mais par-delà ces emprunts thématiques, que l'on pourrait compléter par une confrontation des bestiaires des deux écrivains, par-delà même la connivence de deux philosophies de « l'homo duplex », déchiré jusqu'à la folie entre deux postulations contraires, le plus remarquable dans la filiation Baudelaire-Lautréamont est dans le prolongement de l'expérience du poème - vers ou prose - comme itinéraire « forcené » vers un salut, quelque ambigu qu'il soit. D y a une linéarité des Chants, tendus de toute la puissance de leur « magma verbal » vers la résolution de l'équation existentielle de Maldoror-Lautréamont, qui s'apparente, malgré une considérable disparité de nature et de tempo de récriture, à la linéarité si travaillée des Fleurs du mal. D'un livre sur l'autre la poésie s'impose au lecteur comme une force en action, pas seulement « recueillement » de l'être, mais bien dynamique (et dans le second cas « dynamitage » peut-être...) de l'être à faire, à reconstruire, à sauver. Chez les surréalistes, la place de Baudelaire parmi les précurseurs ou inspirateurs du mouvement fut peut-être plus discutée qu'on ne l'a dit quelquefois. S'il figure, dans les Manifestes, aux côtés du dernier Hugo, de Borel, du Nerval d'Aurélia et de Rimbaud, « ces hommes qui ont vraiment voulu dire quelque chose », ce n'est pas sans quelques réserves, de la part d'André Breton notamment. On salue en lui sa « voyance », son exaltation du désir, ses intuitions du mystérieux et de la face cachée mais « correspondante » du réel. On admire son obstination à retrouver la « ténébreuse et profonde unité > qui anticipe sur la théorie du « point sublime » où viendraient s'abolir toutes contradictions. Mais, comme Rimbaud déjà, on ne peut se défaire d'un soupçon tenace à l'endroit du créateur trop soucieux de donner forme à ce qui devrait « advenir » plus brutalement, plus sauvagement dans la « merveille » de l'acte poétique. Aussi, quand il inspire Soupault, Breton et Nadja, ou Aragon donnant « le visage surréaliste du démon baudelairien de l'ennui » (G.E. ClancieR) à son Paysan de Paris, sont-ce plutôt les proses des Paradis artificiels ou du Spleen de Paris qui viennent affleurer dans ces textes des années vingt. Nous croyons pourtant que les Fleurs du mal, malgré leurs « faiblesses insignes » (SoupaulT), ont souterrainement marqué le surréalisme de l'empreinte de leurs images par le détour des images des peintres de la même génération : songeons aux fantasmes de_Da]i (obsession du temps, de la déchéance, angoisses de la femme et de la sexualité), aux paysages souvent « spleenéti-ques » d'Yves Tanguy et même aux « symboles », si figuratifs dans leur expression et si dépaysants dans leurs effets, d'un Chirico ou d'un Magritte. Du côté des « artistes du vers », Verlaine nous paraît ouvrir la seconde descendance baudelairienne. Si la thématique puissante et contrastée des Fleurs du mal » s'affadit » chez lui en une gamme d'impressions et de sensations infiniment moins « ébranlantes », l'influence formelle qu'il reçut de Baudelaire dès ses premiers poèmes n'est pas négligeable. Bien sûr, ce n'est pas à lui que l'auteur de « L'Art Poétique » devra son goût du mètre impair, des bousculades de la mesure et de Ta rime. En revanche, sa « musique », toujours élégante et émouvante, emprunte à celle de l'auteur du « Balcon » ou de « L'Invitation au voyage ». Plus important encore, il nous semble que Verlaine, malgré ses innovations personnelles, prolonge par-delà le « classicisme » de Baudelaire la lignée « racinienne » des poètes français pour lesquels il ne saurait y avoir d'effet et de sens poétiques sans la présence d'une métrique transparente mais agissante. N'est-ce pas lui qui louera chez son devancier « la merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par-dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres ouvres ? » S'il n'y eut pas vraiment de lignée baudelairienne chez les symbolistes, malgré l'admiration que portèrent à l'auteur de « Correspondances » des poètes comme H. de Régnier, Paul Fort ou Verhaeren (convaincus de son style mais étrangers à son « tragique fondamental »), Stéphane Mallarmé assuma à lui seul, dans cette génération, l'essentiel de l'héritage. Les réminiscences de l'inspiration des Fleurs du mal (dualité existentielle, tension vers une idéalité impossible, etC) sont trop évidentes dans ses premiers poèmes («Le Cuignon », « Renouveau », « L'Azur ») pour qu'on s'y attarde. Si par la suite il donna à cette thématique le poids d'une métaphysique exigeante et désincarnée que son aîné, trop humain, n aurait pu concevoir, il porta jusqu'au sublime sa grande espérance catharlique et ontologique : Je verbe poétique peut être, doit être, l'Absolu de la Présence-Mallarmé, avant Valérv et Claudel, réaffirme, dans le labyrinthe torturé de ses pages, la confiance totale de Baudelaire dans une Poésie qui « n'a pas d'autre but qu'EUe-même et ne peut en avoir d'autre », dans un Art pur, pensé et vécu jusqu'à l'extrême comme « configuration » complexe, figuration réciproque et simultanée du Moi. du Monde et du Signe. Plus près de nous, des écrivains et poètes comme G. Bataille, A. Pieyre de Mandiargues, A. Frénaud ou H. Michaux nous semblent avoir vécu de cette conviction et de cette espérance. Et si nous devions, à l'heure où la modernité rejoint la simple actualité poétique, retenir parmi nos contemporains deux noms pour identifier encore la double descendance baudelairienne, nous nommerions Yves Bojmefoy et Michel Deguy. Chez l'auteur de Douve, que nous avons déjà cité, nous retrouvons toute « l'anxieuse lucidité_» du poète quêteur obstiné de la présence : « Si le langage est incapable de l'Idée tout autant que de la présence, si le reflet de Tune nous voile même, dans les mots de la poésie. la ûnitude et la mort qui sont les marches de l'autre, il nous reste de le savoir, et à tourner contre la facile parole notre anxieuse lucidité. Je voudrais que la poésie soit d"abord une incessante bataille, un théâtre où lêtre et l'essence, la forme et le non-formel se combattront durement. Chez celui de Biefs et de Figurations se devine encore la fascination pour l'infini travail de Baudelaire acharné à « figurer » l'Etre toujours dérobé dans les marges et les « ratages » du langage : « Sa poésie est un désir d'infini ; désir qui prend langue, donc... Désir de langue... si la langue < est comme > l'infini, le poème est ce rapport de < défaut > à la < totalité > de la langue, qui l'affronte, la défie, la joue pour en déterminer le manque localement. S'acquitter de l'impossibilité constitutive d'être à la mesure de ce que « je » pourrais faire dire à la langue ici et maintenant (ému par le silence du parloir des choses, le comparoir du . monde »), ce désir prend figure de poème... » On n'oubliera pas de dire, en terminant, combien l'influence de Baudelaire excède de beaucoup son seul rayonnement poétique. Sa modernité, on l'a vu, fut d'abord « critique » ; son héritage, aujourd'hui, est également critique et esthétique. On doit à l'étonnante clairvoyance de celui qui « savait être définitif > (SoupaulT) la révélation de Flaubert, Delacroix, Manet et Wagner. On lui doit surtout, et en conséquence, d'avoir dilaté la présence littéraire de l'écrivain à la pleine dimension d'un artiste, esthète et créateur lucide. Proust, Cocteau, Leiris, Michaux, Blanchot et bien d'autres témoignent, par leurs ouvres et leurs regards sur celles des autres, de cette dilatation de l'oil et de l'espace littéraire. En faisant de son ouvre poétique non pas le seul jardin secret d'un lyrisme intime mais bien le point focal d'une vision du monde, totale et critique à la fois, Baudelaire a fait sortir la poésie du ghetto « sacré » où elle risquait de s'épuiser aux lendemains du romantisme et l'a fait entrer de plain-pied dans l'univers périlleux mais autrement fécond des réalités, des valeurs, des refus et des conflits d'un monde moderne qui est encore le nôtre aujourd'hui. |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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