Charles Baudelaire |
Récit allégorique de l'entrée en poésie, Clergeon aux Enfers ne contient pas toutes les clefs nécessaires pour comprendre comment et pourquoi quelqu'un devient poète. Il y manque un personnage capital de la vocation d'un jeune auteur : son maître. L'épître qu'on va lire maintenant, outre qu'elle date de la jeunesse du poète, interroge ce personnage manquant : Sainte-Beuve. Dans Exposition universelle (1855), Baudelaire se dissimule : « Dans l'ordre poétique et artistique, tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, individuelle » '. Au contraire il est temps d'entendre ce que la floraison et la révélation baudelai-riennes doivent à leur précurseur. Revenons donc, depuis la vocation vue par la fin, au commencement de la vocation. Ce sera réinterroger l'adolescence - « ces yeux de l'adolescence qui sont, chez les hommes nerveux, à la fois si ardents et si clairvoyants »2 - et compléter la question de savoir, comme dit aussi Baudelaire, « quelle part immense l'adolescence tient dans le génie définitif d'un homme »3. Alors les conditions seront réunies pour lire Les Fleurs du Mal. 1. Le préambule La première fois qu'un jeune auteur adresse une lettre à un écrivain qu'il admire, à un maître - quel engagement ! Ecrire à Sainte-Beuve, à la fin de 1844 ou au début de 1845, est pour Baudelaire un acte grave, dont il attend beaucoup, et par lequel il sait que sera modifié sans retour son rapport à lui-même. D'autant que cinq ans plus tôt le même jeune homme avait écrit à un autre inspirateur autrement illustre, à Victor Hugo '. Le même jeune homme, non. Si le Baudelaire de février 1840 est déjà syphilitique, il n'a ni l'expérience ni l'exigence du Baudelaire de 1845, et bachelier depuis six mois, s'inscrivant à l'Ecole de Droit, il n'écrit guère, il n'a pas accompli le voyage de l'île Bourbon, il n'a pas étudié les ouvres des peintres, il n'est pas pourvu d'un conseil judiciaire. Entre l'auteur de la lettre à Hugo et celui de la lettre à Sainte-Beuve, la différence est immense qui sépare un grand adolescent hésitant, d'un soudain grand poète, s'éprouvant tel, bien qu'inconnu, qui s'est choisi. Ce n'est d'ailleurs qu'une lettre, une page d'admiration et de remerciement, et pour obtenir une audience, que l'étudiant désouvré qui vient d'assister à une représentation de Marion Delorme envoie à Hugo. Tandis qu'à Sainte-Beuve dont Paris parle alors moins que de l'auteur à'Her-nani, dont on sait que seuls la critique et le journalisme le requièrent et auquel ce n'est sans doute pas quelque occasion de hasard qui fait penser, - à Sainte-Beuve rien qu'une lettre, maintenant, ne suffirait pas : et Baudelaire adresse un grand poème. Le premier courrier que le critique ait reçu de celui qui se jugeait son disciple est également la première épître que ce dernier ait envoyée, en pleine conscience de soi, à un maître. Fondation d'une Correspondance d'écrivain. Origine d'une situation littéraire. Et par la découverte de lui-même qu'il décide d'imposer à Sainte-Beuve, naissance d'un poète. Le poème faisant partie d'une lettre, est précédé comme d'une justification par un préambule en prose, sans doute écrit après les vers et lu par le destinataire avant eux. Recevons l'ensemble de 1 épître comme Sainte-Beuve l'a reçu et commençons par lire ce préambule : c'est le moyen de respecter la volonté baudelairienne et de reconstituer l'impression éprouvée par Sainte-Beuve. Le préambule est un regard de l'épistolier sur la partie principale de son épître : une réflexion du poète sur son poème. Le déchiffrer, c'est suivre Baudelaire dans cette ébauche de sa pensée de lui-même, mais c'est aussi, comme il a prévu que Sainte-Beuve le ferait, se méfier, soupçonner que ce regard est partial, cette pensée entravée d'arrière-pensées. Invitation à lire, le préambule cependant est une grille de lecture : dont il convient que l'interprète s'affranchisse. Monsieur, Stendhal a dit quelque part-ceci, ou à peu près - : J'écris pour une dizaine d'âmes que je ne verrai peut-être jamais, mais que j'adore sans les avoir vues. Ces paroles. Monsieur, ne sont-elles pas une excellente excuse pour les importuns, et n'est-il pas clair que tout écrivain est responsable des sympathies qu'il éveille ? Ces vers ont été faits pour vous - et si naïvement - que lorsqu'ils furent achevés, je me suis demandé s'ils ne ressemblaient pas à une impertinence, - et si la personne louée, - n'avait pas le droit de s'offenser de l'éloge. - J'attends que vous daigniez m'en dire votre avis. L'attaque est trop vigoureuse pour cacher l'anxiété qu'elle abrite. Cette vélocité, ce brillant et cette affectation d'indépendance dissimulent mal la timidité qui les produit. Comme Clergeon entrant aux Enfers, Baudelaire redoutant son destinataire affiche devant lui une audace excessive. Commencer la lettre - la première lettre - par la citation d'un autre, par le nom de Stendhal comme on invoque un Dieu, n'est-ce pas ambigu ? N'est-ce pas montrer sans vergogne une fréquentation des auteurs si souveraine qu'elle sait choisir parmi eux et assumer ses préférences - et aussi bien, comme derrière un argument d'autorité, se protéger? Même si nous ne savions pas que Sainte-Beuve dut s'agacer de ce nom de Stendhal, qu'il n'aimait guère, nous pourrions deviner son étonnement devant cette invocation quelque peu claironnante. Qui parle ici avec tant d'assurance qu'il peut, passant par-dessus les précautions oratoires et les formules de politesse, d'emblée parler littérature? Et avec tant d'inquiétude qu'il se camoufle sous un autre. A peu près au même moment, Baudelaire signe la première plaquette de sa carrière, le Salon de 1845 dont voici la première phrase : Nous pouvons dire au moins avec autant de justesse qu'un écrivain bien connu à propos de ses petits livres : ce que nous disons, les journaux n'oseraient l'imprimer. Ici et là le jeune auteur commence par disposer un paravent entre son lecteur et lui. C'est masqué qu'il avance, si inquiet du regard du destinataire qu'il recourt au truchement d'un tiers auquel il s'apparente, autant pour s'imposer que pour s'esquiver. Onze ans plus tard, en 1856, au moment de la parution des Histoires extraordinaires, le moins jeune auteur, encore inconnu, a toujours besoin de se pousser dans le monde littéraire : de nouveau il place entre lui et le public un autre écrivain, qu'il revendique mais dont il se couvre, - Edgar Poe, le viatique et le masque. Voici alors ce qu'il écrit à Sainte-Beuve, cordialement : Après le Poe, viendront deux volumes de moi, un d'articles critiques, et l'autre de poésies. Ainsi je vous fais mes excuses par avance, et d'ailleurs je crains que lorsque je ne parlerai plus par la voix d'un grand poète, je ne sois pour vous un être bien criard et bien désagréable. Traducteur, Baudelaire parle par la voix de Poe ; critique d'art, par la voix d'un « écrivain bien connu » ; épistolier, par celle de Stendhal. Nommer d'emblée Stendhal et le citer sans ambages dans un courrier dont l'ambition est de conquérir l'attention d'un maître, c'est chercher l'effet, pour s'effacer autant que resplendir. L'apparente désinvolture de la première phrase reflète cette ambiguïté. Stendhal a dit quelque part - ceci, ou à peu près - : l'inconnu devant l'homme célèbre ne daigne pas indiquer sa source, et fait savoir qu'il juge inutile de fournir, quand il cite, l'exacte citation. Sa mémoire est probablement savante, occupée de l'esprit plus que de la lettre, et assez personnelle pour recomposer selon son tempérament la pensée dont elle s'inspire. L'audace et la naïveté ici se mêlent. Recevons d'abord cette désinvolture assez construite comme Baudelaire voulait que Sainte-Beuve la reçût, ensuite comme celui-ci dut la recevoir. Le disciple entend que son maître le sache hardi, émule de Stendhal mais sans agenouillement. Traiter sans gêne la citation stendhalienne et la convertir à soi sans en respecter la forme, c'est signifier à Sainte-Beuve qu'il n'est pas le seul inspirateur de ce brillant disciple. Que le destinataire comprenne à qui il a affaire. Ce n'est pas un quelconque admirateur béat qui aujourd'hui le félicite, et si c'est un jeune auteur, c'est virtuellement une autorité aux goûts formés et aux choix faits, indépendant de ses maîtres. Sauf que Sainte-Beuve dut dresser l'oreille sans trop se laisser impressionner : à cause de Stendhal, justement, qui aura été la première bévue du cadet devant l'aîné. Stendhal a trop d'esprit, selon Sainte-Beuve, et trop le goût des paradoxes, et manque de cour. Baudelaire n'a pas de chance ou pas de flair quand il invoque pour séduire le critique celui que Balzac, en 1840, a déclaré génial... L'assurance baudelai-rienne et ce ton péremptoire dès les premiers mots, Sainte-Beuve les aura analysés sans en subir le charme. Indépendance d'un poète par rapport à ses modèles? - non, plutôt théâtre de l'indépendance, et défaut de simplicité2. Souveraineté dans la citation et aisance dans le style épistolaire ? - non, cette impatience croit trop vite acquise la complicité de son lecteur. Il est notable que la phrase attribuée à Stendhal ne se trouve pas sous cette forme dans les ouvres de celui-ci lors même que la pensée qu'elle exprime est assez stendhalienne '.J'écris pour une dizaine d'âmes... La première fois que Baudelaire dit « je », devant Sainte-Beuve, c'est lui qui parle et ce n'est pas lui, c'est un autre et ce n'est pas un autre. En 1861, quand il évoquera avec nostalgie les années « 1846 ou 47 », il dira : « un temps où nous n'écrivions pas encore »2. Au moment de l'épître, il n'a rien écrit qu'il ait signé, rien dont il ait assumé la responsabilité. La fausse citation, j'écris, marque cette équivoque. Par l'écriture, un jeune auteur prend conscience de soi mais objective sa personne propre dans l'anonymat du code, dans des phrases appartenant à d'autres, dans des imitations : il devient quelqu'un, mais se livre à l'écriture collective. Citant avec cette négligence dont on ignore si elle est paresse ou dandysme, imprécision ou subtilité, l'épistolier cherche - délibérément ou à son insu - un responsable de l'écriture : une personne qui sache dire « je », irréfutablement, et qu'ainsi l'on puisse, comme fait le jury d'un procès, citer. Ce témoin, ce garant du sens des mots et de l'identité de la personne à elle-même - ce poète -, le jeune Baudelaire a décidé que ce serait Sainte-Beuve. D'où - premièrement - la révérence gardée pour le maître, sans interruption jusqu'à la On de la vie du disciple. Expliquer les politesses baudelairiennes devant Sainte-Beuve, quelquefois des flatteries et toujours des hommages, par l'espoir des bénéfices mondains qu'elles eussent pu obtenir, par la caution escomptée, par même l'admiration pour Joseph Delorme et Volupté, c'est insuffisant. Envers combien d'autres que ses besoins de notoriété avaient intérêt à ménager, et qu'il estimait, Baudelaire sut se faire critique et parfois injurieux. Devant Sainte-Beuve, sa déférence infatigable ne relève pas ou pas seulement de sa stratégie manou-vrière, elle tient au rôle qu'il lui a assigné ici même dans cette lettre inaugurale. Baudelaire a choisi Sainte-Beuve pour maître. Il a voulu que Sainte-Beuve lui soit, une fois pour toutes, un auteur majeur : un écrivain attestant la dignité de l'écriture et garantissant que la vocation littéraire est une ambition grave, une personne elle-même la preuve que les mots n'abolissent pas l'existence de la personne. D'où encore - deuxièmement - la phrase centrale du préambule : N'est-il pas clair que tout écrivain est responsable des sympauiies qu'il éveille ? L'auteur de cette question oratoire oblige son lecteur à y répondre affirmativement. Sainte-Beuve ne saurait se soustraire à cette responsabilité dont l'épistolier lui rappelle qu'elle définit l'écrivain, ni s'esquiver devant les conséquences morales de ses livres : devant ces « sympathies » qu'il éveille, ces personnes se présentant à lui avec leurs émotions, leurs valeurs et leurs besoins, dont il doit répondre puisqu'il les façonne. On voit que le préambule n'est pas anodin, et quelle sorte d'accord Baudelaire attend, à quelle idée de la littérature il exige que Sainte-Beuve acquiesce. Etre l'auteur de Joseph Delorme et de Volupté, ce n'est pas simplement avoir écrit de beaux poèmes, un beau roman, c'est s'adresser à quelqu'un, éveiller une personne, susciter un échange entre individus responsables, et c'est répondre de récriture en répondant aux lecteurs. Ecrire de beaux livres, c'est devoir savoir que les êtres - qui les lisent - valent plus que les livres. Sainte-Beuve ne reçoit en échange de ses livres, cette fois-ci, ni remerciement ni critique. Il reçoit la « sympathie » - l'affection et la confiance, et la douleur - de Charles Baudelaire. Lequel signifie ainsi son ambition la plus haute. Il veut devenir, certes, quelqu'un dans le monde des lettres, mais il lui importe d'abord que les écrivains parlent : qu'ils s'engagent, qu'ils admettent leur engagement vis-à-vis de quelqu'un, une personne réelle, leur lecteur. Et parfois celui-ci devient un correspondant, qui lui aussi existe et veut parler. Si bien que - troisièmement - la fausse citation de Stendhal a pour rôle d'impliquer Sainte-Beuve dans cette exigence d'une littérature responsable, garantie par la personne de l'écrivain. N'étant ni de Stendhal ni de Baudelaire, ni de l'autre ni du moi, cette première phrase n'est de personne. Encore sans responsable, elle attend que quelqu'un la prenne en charge, coquille vide qu'il faut qu'un vivant habite. L'épistolier aussi honnête que rusé s'arrange pour que son destinataire admette que c'est lui qui l'a dite, ou aurait pu la dire, ou la dira. Si la citation est approximative et si sa référence manque, c'est parce que Sainte-Beuve, qui ne l'a jamais écrite, va l'endosser. J'écris pour une dizaine d'âmes que je ne verrai peut-être jamais... Fausse, la citation est une sorte de précepte impersonnel, d'hypothèse universelle en quoi chacun se retrouve : et Sainte-Beuve ne peut qu'y consentir. La phrase anonyme définissant la finalité de l'écriture sera de Sainte-Beuve, auteur responsable. La première personne grammaticale, « je », sujet du verbe « écrire », n'est pas un signifiant sans référence ni une forme réifiant l'identité de l'écrivain : aussitôt lue, la voici habitée par son destinataire, comme son acte propre et sa revendication. L'excuse ne serait pas si excellente si les paroles n'étaient, supposément mais irrésistiblement, du destinataire. Baudelaire veut tenir pour acquis (et par là croit qu'il obtienT) que Sainte-Beuve cédera à la rapidité de l'attaque. Si Stendhal l'a dit (ou à peu prèS) ; si la vérité du précepte est si indiscutable que le citer avec exactitude est inutile ; si le citateur non seulement est brillant et averti, mais de plus a la modestie de se classer parmi les « importuns », - alors il va de soi que le destinataire, enveloppé par la question oratoire, ne dira pas non, et admettra cette évidence que lui aussi, quand il écrit, le fait « pour une dizaine d'âmes », qu'il « adore sans les avoir vues «.L'épistolier exhibe une conviction si inébranlable, une telle adhésion à la proposition stendhalienne et à l'hypothèse implicite que Sainte-Beuve y souscrit pareillement, - que l'auteur de Volupté aurait bien mauvaise grâce, et indignité, à douter maintenant qu'il adore, en effet, cette âme qu'il n'a jamais vue, Charles Baudelaire, pour laquelle il écrit. - Mais Sainte-Beuve ne savait pas qu'il adorait Baudelaire... Va-t-il se cabrer devant cet inconnu se disant - c'est bien cela - son idole ? Non pas son disciple, comme d'abord on pouvait croire, mais l'objet de sa passion ? Une âme vénérée de loin : sa maîtresse ? Une adorée pour laquelle il écrit : Adèle Hugo ? Cet inconnu est-il une femme ? Ne doutons pas que ces questions ont traversé Sainte-Beuve, ni que Baudelaire a su que son épître les posait. Sinon ces questions elles-mêmes, du moins leur atmosphère étrange et le malaise qu'elles laissent si on les refoule, ont déterminé en Sainte-Beuve cette attitude exagérément distante, cette méfiance toujours gardées vis-à-vis de Baudelaire. Ce qu'on lui a tant reproché depuis Proust ', son paternalisme de bon aloi, sa surdité aux Fleurs du Mal, toute cette réserve qui scandalise quand on adopte la cause du disciple n'a-t-elle pas eu pour motif, parmi d'autres mais important, le refus dès la lecture de la première épître, de cette équivoque qu'elle contenait, de cette proposition amoureuse dont le caractère homosexuel - on le verra mieux encore dans le poème - était patent ? Rappelons ici la haine qu'au moins trois fois il a rendue publique, du disciple et de l'héritier : Une observation sur laquelle je reviendrai plus d'une fois : c'est qu'en littérature, en art, on n'aime pas d'ordinaire son successeur immédiat, son héritier présomptif. En poésie et en art, on est dispensé d'aimer ses héritiers présomptifs. Et dans une étude sur Joseph de Maistre que Baudelaire aura lue avec passion : le « disciple », dit-il, « cette proie et cette lèpre du grand homme »'. Aucune de ces déclarations parues respectivement en 1836, 1838, et 1843, ne vise Baudelaire. Mais l'entrée du poète dans la vie du critique n'a pu que les confirmer. Pourquoi cette hâte à échapper au disciple, sinon parce que celui-ci manifeste une passion dangereuse, interdite ? Une passion, non : une « sympathie ». Mais c'est également de la sympathie que Baudelaire déclarera à Mme Sabatier quelques années plus tard dans la première épître - également la première - qu'il lui enverra, constituée pareillement d'un poème (d'amouR) et d'un préambule dont voici la dernière phrase : Celui qui a fait ces vers dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l'image de celle qui en est l'objet l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie. Rapprocher la sympathie pour Sainte-Beuve de la sympathie pour la Présidente ne se justifie pas seulement par l'analogie formelle entre les deux épîtres (encore qu'elle soit frappantE), par l'analogie de l'ascendant reconnu aux deux personnes (elles incitent à offrir les vers qu'elles inspirenT), par les effets mondains escomptés ici et là (Mme Sabatier en 1852 pouvant servir à l'auteur méconnu, comme Sainte-Beuve en 1845); ce rapprochement se justifie de plus en ce que Baudelaire lui-même l'a préparé, sinon su, en identifiant dès 1846, dans Conseils aux jeunes littérateurs, la sympathie littéraire et la sympathie amoureuse : En amour, comme en littérature, les sympathies sont involontaires [...]. Les vraies sympathies sont excellentes, car elles sont : deux en un [...].3 Que Baudelaire voulût que son épitre exprimât un sentiment amoureux, ne souffre aucun doute. En témoigne entre autres signes sur lesquels il faudra revenir, ce vers souvent cité du poème, que son destinataire aura noté : Car je suis vis-à-vis de vous comme un amant Mais n'anticipons pas, le préambule demande qu'on l'écoute encore. La partie qu'y joue Baudelaire est décisive. Il ne lui suffit pas d'attirer Sainte-Beuve sur le terrain des sentiments, de surcroît il se déclare : « Ces vers », dit-il provocateur, « ont été faits pour vous » - et c'est lui qui souligne. Tout à l'heure le jeu semblait moral (« n'est-il pas clair que tout écrivain est responsable »), si bien que Sainte-Beuve ne pouvait s'y soustraire : il est clair qu'éluder la responsabilité serait une infamie. Puis le jeu a semblé à tout le moins bizarre, comme si d'assumer sa responsabilité d'écrivain obligeait soudain à consentir qu'on adore, parmi « une dizaine d'âmes », celle-ci en particulier, de ce disciple aussi ardent qu'une maîtresse amoureuse. Or maintenant le jeu est indécent : « Ces vers ont été faits pourvous ». Le soulignement-pourvous - est une caresse. Une flatterie, mais physique, un attouchement avec la main tenant la plume, de la main tenant la lettre. « Le style d'autant plus décent que les idées sont moins décentes », lit-on dans des notes du poète '. Toute une mollesse sentimentale pèse de son poids impur sur ces mots murmurés au centre du préambule, et s'abandonne. « Ces vers », sont l'offrande du fidèle à son Dieu, le sacrifice sensuel de la victime à son bourreau - qu'elle ne verra peut-être jamais mais qu'elle adore sans l'avoir vu. Pour vous fait écho à la fausse citation inaugurale également soulignée : J'écris pour une dizaine d'âmes, comme si la réciprocité des tendresses, des adorations, était déjà acquise, et la Correspondance déjà un échange de secrets. Reprenons la première lettre à Mme Sabatier, dans sa première phrase : La personne pour qui ces vers ont été faits, qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Ici et là c'est la même dévotion exclusive, la même confidence. Qu'on compare ces deux messages à la lettre envoyée à Banville en 1845, contenant de même un préambule et un poème. Le ton est tout autre : « Ceci », dit l'épistolier pour désigner son poème, « vous prouve que je pense à vous »3. Mais Banville est un ami, pas une idole : « ceci », remplace « ces vers », et « vous prouve que je pense à vous », sans soulignement, remplace « pour vous ». Aucun tremblé dans l'épître à Banville : l'amitié n'est pas la passion, elle vient de l'esprit qui n'est pas sensuel. La cinquième lettre à Mme Sabatier, du 7 février 1854, permet de vérifier la différence. A sa dame, le poète parle encore, comme à Sainte-Beuve, de ses vers « pour » elle, du « soulagement » et du « plaisir » qu'ils lui font, comme lui ferait un corps touché : Supposez, si vous voulez, que quelquefois sous la pression d'un opiniâtre chagrin je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous. Les vers pour Sainte-Beuve conjuguent plusieurs vertus contradictoires, dans la phrase suivante du préambule, chef-d'ouvre d'intelligence paradoxale et d'insolente courtoisie : Ces vers ont été faits pour vous - et si naïvement - que lorsqu'ils furent achevés, je me suis demandé s'ils ne ressemblaient pas à une impertinence, - et si la personne louée, - n'avait pas le droit de s'offenser de l'éloge. Le deuxième soulignement est aussi chargé de sous-entendus que le premier : « la personne louée », cette périphrase soulignée a au moins trois fonctions. D'une part elle désigne le destinataire par un nom féminin2. Sainte-Beuve écrit pour une dizaine d'âmes adorées, de même Baudelaire pour une personne, louée. Les deux poètes sont l'un pour l'autre une dame, une inspiratrice. De l'homosexualité féminine, le poème parlera et jouera explicitement. Déjà le préambule suggère un amour lesbien. N'oublions pas que c'est en octobre 1845, soit peu après la lettre, que Baudelaire-Dufays fait annoncer la publication, qu'il croit prochaine, de ses poèmes sous le titre : Les Lesbiennes. Lecteur, le disciple se présente en femme comme l'âme que son maître adore. Auteur, il fait de son maître une femme, sa maîtresse qu'il loue. L'identité sexuelle de chacun, de chacune, varie en fonction de sa place par rapport à l'ouvre. Le lecteur est une lectrice et l'auteur un homme, mais il arrive que le lecteur soit un auteur : que la dame soit le serviteur. Ces inversions sexuelles corrélatives aux échanges des positions sur l'axe de l'écriture signifient que celle-ci est une proposition erotique, et une scène de métamorphoses. On pense à ce que Baudelaire à peine un an plus tard écrira d'une lithographie de Tassaert : Je me rappelle pourtant une lithographie qui exprime [...] une des grandes vérités de l'amour libertin. Un jeune homme déguisé en femme et sa maîtresse habillée en homme sont assis à côté l'un de l'autre [...]. La jeune femme veut relever les jupes de son amant. D'autre part la périphrase renvoie allusivement à l'univers de la chevalerie et de la galanterie courtoises. La médiation conduisant du destinataire au concept de personne louée, c'est la tradition de la lyrique amoureuse depuis les troubadours. Baudelaire semble découvrir a posteriori l'essence de son poème, et que celui-ci renouvelle un type connu. Il tend à imposer ce point de vue à Sainte-Beuve. Soulignant l'horizon de la courtoisie, il classe son poème. Sainte-Beuve, pense-t-il, reconnaîtra cette situation traditionnelle d'un poète réclamant à sa belle une faveur. Le poète pourrait dire ce qu'il écrira plus tard, au même : Malgré le respect que je dois avoir pour votre autorité, je ne veux décidément pas qu'on supprime la galanterie, la chevalerie, la mysticité, l'héroïsme, en somme le trop-plein et l'excès qui sont ce qu'il y a de plus charmant, même dans l'honnêteté. Enfin le soulignement équivaut à des guillemets, comme celui de la fausse citation stendhalienne. La personne louée : ce lieu commun de la poésie galante, ce topos habituel d'une poétique connue. Le soulignement est donc un clin d'oil, signe d'une entente postulée entre les deux auteurs. Nous nous comprenons, dit le disciple à son maître ; nous avons la même culture et les mêmes interprétations, nous sommes déjà d'accord, - dit le poète à sa dame. Baudelaire force la complicité de Sainte-Beuve. Que celui-ci accepte, avec le don du poème, cette interprétation, avec le lien de l'hommage reçu, celui de la culture partagée - et comment se défera-t-il du piège courtois, de ce rôle de personne louée auquel il aura consenti ? - Fusées : « Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste »2. La prétendue naïveté du poète est donc soupçonnable. D'abord la ponctuation autour de l'adverbe : « - et si naïvement - », en dénie le sens. Les tirets encadrent, donnent à contempler le mot en le séparant de la phrase dont il ressort problématique, ils sont donc un décor : cette naïveté est un théâtre. Ensuite nous savons que la naïveté (« l'impeccable naïveté », ou 1' « adorable naïveté »3) est l'une des notions fondamentales de la critique d'art baudelai-rienne : celle qui donne à cette critique sa combativité, servant de critère pour l'évaluation des ouvres. Au moment de l'épître, Baudelaire qui reçoit cette notion de Diderot la règle à son ardeur4. Nous savons donc ce que Sainte-Beuve ignore : qu'en qualifiant sa manière de naïve, le disciple se flatte de ressembler à ce qu'il aime, définit sa poétique plus encore que son poème. Or la naïveté comme le charme s'évapore sous le regard, et n'est vraie qu'en ceci qu'elle s'ignore. L' « impertinence », dont l'épistolier dit qu'il se demande si ses vers ne font pas preuve, réside dans cette exhibition délibérément contradictoire, de naïveté. Baudelaire dédouane son poème en prévenant qu'il fut fait naïvement : pareille innocence excuse à l'avance ce que les vers auront d'équivoque. Mais du même coup voici mise en avant cette équivoque : s'excuser avant l'accusation, c'est prévoir celle-ci et la provoquer. Le mot « impertinence » signifie : qui ne convient pas, qui déroge au bon sens et à la politesse. Naïveté et impertinence sont les deux faces d'une même transgression, celle de la poésie. Si la naïveté poétique résiste au concept de naïveté dont le poète la nomme, c'est parce que la poésie (« avant tout fatale », selon l'article sur SennevillE) est essentiellement involontaire, et disons barbare ' : un acte dans les mots, mais d'une autre origine que les mots, et qui excède ce que ceux-ci retiennent dans leurs emplois ordinaires. La naïveté est l'irréductibilité de l'opération poétique aux concepts qui la mesurent, aux catégories qui l'interprètent. Elle est donc un déplacement des significations conventionnelles : une impertinence. Déplacé, l'éloge de Baudelaire à Sainte-Beuve ? indécent et inconvenant? - Assurément. Comme le verbe déplace les codes, comme le dire transgresse le dit. Le poète va choquer son lecteur dans la mesure où la poésie choque la langue. La naïveté créatrice va attenter à la pudeur du destinataire et aux convenances du monde, parce qu'elle est dans le langage ce qui attente au langage. D'où ce fait indiqué à la fin du préambule, que l'éloge est sans doute une offense. En tant qu'elle est naïve, qu'elle suspend et violente les convenances de la langue établie, la poésie semble outrager ce qu'elle loue et louer ce qu'elle outrage. Impertinente, elle outrepasse les jugements institués par la langue, elle parle avant eux ou au-delà ou à côté d'eux, elle franchit le seuil devant lequel ils valent. « Je me suis demandé », écrit Baudelaire, « si la personne louée, - n'avait pas le droit de s'offenser de l'éloge » ; dans le poème il demandera encore, et ce sera pour nous la question cardinale de toute l'épître : Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? Ecoutons pour finir la dernière phrase du préambule. Dans : « J'attends que vous daigniez m'en dire votre avis », le pronom adverbial « en » renvoie à la question de savoir si la personne louée a la droit de s'offenser de l'éloge. Qu'on ne s'y trompe pas, Baudelaire ne demande pas à Sainte-Beuve son avis sur la qualité du poème. Ou plutôt s'il est implicite qu'il le lui demande, ce qui plus encore compte à ses yeux, et sur quoi il interroge explicitement son maître, c'est la valeur éthique de l'opération poétique. Celle-ci est-elle innocente comme la naïveté ou coupable comme l'impertinence? La naïveté de l'acte créateur justifie-t-elle le résultat de cet acte? L'involontaire et le fatal dans l'opération poétique permettent-ils au poète de présenter aux autres, et à ceux-ci d'accueillir, ce qui n'est, après tout, qu'une retombée de cette opération, un vestige de cet élan, ce qui n'est après tout qu'un poème ? J'attends que vous daigniez m'en dire votre avis. Sainte-Beuve a le « droit » de s'offenser. La décision éthique est dans les mains du maître. « On dit qu'il y a des éloges qui compromettent », est-il écrit dans le Salon de 1845. Le poète s'en remet à son destinataire pour la question de savoir quelle communication, quel échange la poésie rend possibles. Le ton très ferme de sa dernière phrase a beau signifier une assurance, jouer la souveraineté, Baudelaire néanmoins y réclame une réponse dont il attend, outre des gratifications mondaines, un savoir : sur la légitimité de son ambition poétique, sur son « droit » à sa vocation. En poésie les significations sont déplacées : le lecteur y est une maîtresse dont l'éloge est une offense. Ce déplacement instaure-t-il un échange plus haut que celui du discours ordinaire, ou est-il impuissant et va-t-il séparer l'auteur et le lecteur, l'offenseur et l'offensé, le moi et l'autre ? Que peut - une fois de plus - la poésie ? 2. Le récit du poème : structure et sens Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne. Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne. Que jour à jour la peau des hommes a fourbis - Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis Et voûtés sous le ciel carré des Solitudes, Où l'Enfant boit dix ans l'âpre lait des études. - C'était dans ce vieux temps mémorable et marquant. Où forcés d'élargir le classique carcan. Les professeurs encor rebelles à vos rimes, Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes, Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin, Faire à l'aise hurler Triboulet en latin - - Qui de nous - en ces temps d'adolescence pâles. N'a connu la torpeur des fatigues claustrales, - L'oeil perdu dans l'azur morne d'un ciel d'Eté, 15 Ou l'Eblouissement de la Neige - Guetté, L'oreille avide et droite, - et bu, comme une meute, L'Echo lointain d'un Livre, ou le Cri d'une Emeute - ? C'était surtout l'Eté, quand les plombs se fondaient, Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient, 20 Lorsque la Canicule ou le fumeux Automne Irradiait les cieux de son feu monotone, Et faisait sommeiller dans les sveltes Donjons - les tiercelets criards, effroi des blancs Pigeons ; Saison de Rêverie, où la Muse s'accroche 25 Pendant un jour entier au battant d'une cloche ; Où la Mélancholie, à Midi, quand tout dort, Le menton dans la main, au fond du corridor, - L'oil plus noir et plus bleu que la Religieuse Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse, 30 - Traîne un pied allourdi de précoces ennuis. Et son front moite encor des longueurs de ses nuits. - Et puis venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses, Oui rendent de leur corps les filles amoureuses, Et les font aux miroirs - stérile volupté - 35 Contempler les fruits mûrs de leur Nubilité - Les soirs italiens, de molle insouciance, - Qui des plaisirs menteurs révèlent la science, - Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs, Verse des flots de Musc de ses frais encensoirs - 40 Ce fut dans ce conflit de molles circonstances, Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances. Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit. J'emportai sur mon cour l'histoire d'Amaury. Tout abyme mystique est à deux pas du Doute - 45 - Le Breuvage infiltré, lentement, goutte à goutte. En moi qui des quinze ans vers le gouffre entraîné, Déchiffrais couramment les soupirs de René, Et que de l'inconnu la soif Bizarre alterre, - A travaillé le fond de la plus mince artère. 50 J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums, Le Doux chuchotement des souvenirs défunts. Les longs enlacements des phrases symboliques, - Chapelets murmurants de madrigaux mystiques ; - Livre voluptueux, si jamais il en fut - 55 Et depuis, soit au fond d'un asyle touffu, Soit que sous les soleils des zones différentes, L'Etemel bercement des houles enivrantes. Et l'aspect renaissant des horizons sans fin. Ramenassent ce cour vers le songe divin, - 60 Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire. Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire - Sous les flots du Tabac qui masque le plafond, - J'ai partout feuilleté le mystère profond De ce livre si cher aux âmes engourdies 65 Que leur destin marqua des mêmes maladies, Et devant le miroir j'ai perfectionné L'art cruel qu'un Démon en naissant m'a donné, - De la Douleur pour faire une volupté vraie, - D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie. 70 Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? Car je suis vis-à-vis de vous comme un amant En face du fantôme, au geste plein d'amorces. Dont la main et dont l'oil ont pour pomper les forces des charmes inconnus ; - Tous les êtres aimés Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés, Et le cour transpercé que la douleur allèche Expire chaque jour en bénissant sa flèche - ' Le poème est un récit dont les marques de temps sont nettes, faisant se distinguer les masses verbales. Dès le premier vers, comme à l'orée d'un mythe, apparaît un indice de narration, l'adverbe « alors », situant l'action dans un passé indéfini. Puis jusqu'au douzième vers les verbes principaux sont à l'imparfait : « Nous traînions » (v. 4), « C'était dans ce vieux temps » (v. 7), « Les professeurs [...] succombaient » (v. 10). Les procès de ces verbes sont envisagés à partir du point de repère passé que désigne confusément l'adverbe « alors », et qu'éloigne vers une antériorité insituable la détermination évasive : « ce vieux temps mémorable et marquant » (v. 7). Deux de ces imparfaits (« traînions » ; « succombaient ») expriment l'aspect itératif de procès habituels, si monotonement répétés qu'ils s'en trouvent indatables. Quant à « C'était », il exprime l'aspect duratif d'un procès illimité. De plus le pronom sujet de « était » ne renvoie à rien de particulier, de sorte qu'il renvoie à tous les éléments mélangés de ce « vieux temps », entre lesquels la mémoire qui en note quelques-uns ne semble pas vouloir choisir. Qu'est-ce qui indistinctement et indéfiniment était ? - Rien d'autre que cela (c'), tout cela. Rien n'existait pour interrompre la neutralité du neutre, pour limiter la durée ou stopper la répétition, pour faire que ce qui était ne fût plus. Ce qui était, c'était l'être même, et en lui l'impossibilité de n'être pas, et l'irrémissible obligation de continuer à être. Ce qui était, c'était l'être qui ne devient rien - rien que lui-même reconduit - et cependant se poursuit irrésiliablement. C'était l'ennui : ce train de l'être qui ne va jamais nulle part et toujours continue. Baudelaire écrit : - Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis (v. 4) Cependant par la vertu du récit cette triste épreuve de la monotonie de l'être, est tenue à distance. C'est un présent infini que signifie l'adverbe « alors », mais ce présent est relatif aux éléments passés, et le voici révolu. Le présent d'autrefois était l'ennui (qui Prend les proportions de l'immortalité ') en ce qu'aucune présence n'y apparaissait pour orienter son écoulement : « sous le ciel carré des Solitudes » (v. 5). Alors, rien ni personne n'arrêtait l'indifférence de l'être, il n'y avait ni moi ni autrui parce qu'il n'y avait impersonnellement qu'une masse informe : « Tous » (v. 1), « nous » (v. 4). Mais la narration ici et maintenant objective cet exister sans existant, relègue ce présent sans présence dans un temps dont elle se dégage, résilie l'ennui en l'évoquant. C'est ainsi que dans la remémoration un autre discours se loge, par elle rendu possible. D'abord au vers 6, puis du vers 13 au vers 18, le narrateur suspend son récit : Où l'Enfant boit dix ans l'âpre lait des études, (v. 6) - Qui de nous - en ces temps d'adolescences pâles, N'a connu la torpeur des fatigues claustrales, (v. 13-14) Dans le premier de ces vers la narration s'interrompt et le poète regarde, de loin, « l'Enfant » abstrait que sa mémoire situe. Dans les deux autres et jusqu'au vers 18, il s'adresse transitivement à son destinataire et le questionne. Ici et là distance est prise d'avec l'ennui et sont indiquées les limites de celui-ci : « dix ans » (v. 6), « temps d'adolescences » (v. 13). Une époque définie étant assignable à l'horreur de l'obligation d'être, cette horreur est dépassée. Le pronom « nous », dans « Qui de nous » (v. 13), n'a pas le même réfèrent que le pronom « nous », de « Nous traînions » (v. 4). Celuici désignait la masse anonyme des enfants indistincts; celui-là désigne, parmi certes un ensemble d'individus, distinctement les deux personnes particulières de l'épistolier et du destinataire. Allant de la narration à la question, le poème se dirige vers quelqu'un. Se dirigeant vers quelqu'un, il libère de l'ennui qu'il remémore. Et en se suspendant dans l'apostrophe et la question, il inaugure un dialogue et attend une réponse. Cette irruption du présent dans le passé précipite l'implication du destinataire dans l'ensemble du message, telle que le vers 9 l'avait commencée : Les professeurs encor rebelles à vos rimes, Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes, (v. 9-10) - Vos rimes. S'il n'y avait personne autrefois pour dissiper l'ennui, pour sortir de l'exister morne, cependant il y avait ceci : « vos rimes », qui sans doute ne douaient pas de sens la monotonie mais qui, la rendant perceptible, et d'autant plus ennuyeuse qu'elles en divertissaient, incitaient à l'éveil. Vos rimes, soudain une différence dans l'indifférence de l'être. Par elles, « Les professeurs » (v. 9) et « l'écolier » (v. 11) se divisaient. Les uns « rebelles » (v. 9), s'opposaient à l'autre, « mutin » (v. 11), fracturant l'anonymat de tous. Et de cet affrontement dont vos rimes étaient l'occasion, l'enfant naissait à sa première conscience de soi, alors « triomphant » (v. 11), « à l'aise » (v. 12). « Vos rimes », dans le poème, se trouve au milieu de la première masse verbale (à la fin du neuvième vers de cette séquence qui en compte dix-huiT), et à la rime. Place de choix riche de sens. Elle indique à Sainte-Beuve que ses poèmes ayant provoqué le conflit par lequel l'adolescent accédait à lui-même, ont fécondé la mémoire et permis le récit, lequel se déploie et s'organise autour de leur souvenir. Si le poème, ses rimes et son récit, mettent à distance les solitudes qu'il remémore, délivrent le narrateur de ses ennuis et font de lui un poète, ce poème a pour origine, pour cour qui l'alimente, les poèmes de Sainte-Beuve. Ici commencent à s'éclairer les notions de maître et de disciple sur lesquelles nous reviendrons. Retenons pour le moment que le lien de Baudelaire à Sainte-Beuve, selon lequel les rimes de l'un répondent aux rimes de l'autre, est le lien du langage. Dans les deuxième et troisième séquences, le récit se développe et se suspend comme il le fait dans la première. Voici les verbes à l'imparfait, indiquant la répétition des procès passés : « C'était » (v. 19), « les plombs se fondaient » (v. 19), « Et puis venaient les soirs » (v. 33). Voici ensuite les verbes au présent, attestant la distance prise par le narrateur à l'égard du narré : « Saison de rêverie, où la Muse s'accroche » (v. 25), « Où la Mélancholie [...] Traîne un pied alourdi » (v. 31), « Quand la sombre Vénus [...] Verse des flots de musc » (v. 40). Du souvenir proprement dit, et grâce à l'écriture du souvenir, le narrateur se dégage, rejoignant l'espace plus libre de l'interprétation présente des événements révolus. Le poème est cette élévation du récit jusqu'au point où l'esprit rassemble et domine les fragments épars de la réalité vécue. Du passé au présent, de l'accablement d'exister à l'autorité de l'existant, de l'ennui impersonnel à la personne évaluant l'ennui, la médiation, dans la première séquence, c'était « vos rimes ». Dans la deuxième séquence la médiation est une allégorie : « la Mélancholie ». Dans la troisième c'est une figure mythologique, « Vénus ». La sortie hors de l'être indifférent dépend donc d'un fait du langage. Ce fait a deux versants, comme un héritage. Il est d'une part un enseignement, d'autre part une création, par ce dernier permise. Les rimes de Sainte-Beuve, l'allégorie de la Mélancolie, Vénus, ont d'abord été données du dehors à l'écolier : signes qu'il a reçus, formes enseignées, ayant rompu le temps informe. Puis des rimes de Sainte-Beuve, le poète fait ses propres rimes, écrivant : « vos rimes ». De même, de l'allégorie traditionnelle de la Mélancolie, il bâtit sa propre idée de lui-même : cette « Mélancholie » qui « Traîne un pied alourdi de précoces ennuis » (v. 31), représente le jeune poète, prenant conscience de soi dans cette représentation (« Nous traînions tristement nos ennuis », v. 4). Enfin de Vénus, il crée semblablement sa beauté personnelle : « sombre » Vénus (v. 39). L'accès à soi passe par l'ouvre d'un autre, par le discours de l'allégorie et la figure mythologique. Il a lieu dans le langage, comme fructification du langage hérité. Récit de soi, fécondé par les récits enseignés, et qui en déplaçant et dépassant ceux-ci, devient poème. La ligne de points après le quarantième vers marque la coupure du texte en deux parties d'égale longueur. C'est le seul exemple d'un tel procédé dans l'ouvre poétique, lors même que beaucoup de pièces des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris sont composées pareillement de deux versants ; il faut donc s'y arrêter. Ligne de crêtes, cette interruption est une parole inouïe, au-delà des mots, attestant tout autre chose que les intervalles blancs séparant les séquences '. Avant elle, « C'était » (v. 7 et 19). Après elle, « Ce fut » (v. 41). Une réticence, omission explicite, sépare donc l'évocation première d'un passé envisagé à partir d'un repère passé, de l'évocation seconde du même passé envisagé à partir du maintenant de renonciation. Les points de la ligne sont des points de suspension : d'arrêt et d'équilibre, d'abandon et de grâce. Le récit est suspendu par cela même qui a suspendu la monotonie du temps. Celui-ci a pivoté sur ses gonds nocturnes, et le récit qui remémore ce pivotement tourne à son tour. Une révélation d'autrefois se réactualise en une adhésion d'aujourd'hui. Entre le passé morne dont l'évocation n'a été possible qu'à partir d'un repère à lui-même intérieur (« alors »), et le présent dégagé de ce passé et l'évoquant de son propre point de vue de présent, qu'est-il advenu, que les mots ne peuvent dire, et qui ne soit suggérable qu'au moyen de ces points suspendus? Nous l'apprendrons dans la seconde partie du texte : « J'emportai sur mon cour l'histoire d'Amaury » (v. 44); mais si nous l'apprendrons intellectuellement, par le truchement de ces mots clairs - par encore ce récit -, la ligne de points signifie qu'en vérité nous ne le saurons pas, et que l'inspiration illuminante, comme éclaire mais éclate la foudre, transcende ce qu'en retient le récit. La révélation a beau advenir dans et par le langage - c'est « l'histoire d'Amaury » -, elle interdit celui qu'elle convertit, elle outrepasse les signes. Seuls des points alignés peuvent chiffrer cette expérience de la parole entendue. Seules ces traces indéchiffrables peuvent ne pas réduire l'évidence de la grâce. Ce que dira ensuite le récit de cette apparition, même si c'est elle qui l'aura fécondé, ce ne sera qu'approximations tardives, trahisons par la langue. De l'expérience poétique en sa profondeur innommable, le poème n'est qu'une scorie. La ligne de points suggère qu'un développement supplémentaire eût été possible : les solitudes étaient si longues, les étés tristes si répétés, que le narrateur pourrait accumuler les mauvais souvenirs. En indiquant ainsi le grouillement de la mémoire, la virtualité d'innombrables poèmes analogues aux séquences du début, le poète met un terme à l'anamnèse inutile, sans se soucier de ménager quelque transition entre le récit de l'ennui et celui de la révélation. Cette désinvolture est une impertinence, au sens que l'analyse du préambule a reconnu à ce terme : si le poète ne s'embarrasse pas, c'est parce que les mots sont embarrassants, indignes de l'illumination, et disconvenants. La révélation salvatrice et le récit, l'une par rapport à l'autre, sont déplacés. L'impertinence du procédé suggère qu'il n'y a pas de transition convenable entre les mots et l'expérience, la langue du récit et la parole révélée. Les suspensions successives de la narration dans les trois premières séquences aboutissent donc à cette fracture centrale du texte. Après « vos rimes », puis l'allégorie de la Mélancolie puis la figure de Vénus, l'histoire d'Amaury interrompt la narration, mais brutalement. Le roman de Sainte-Beuve a brisé en deux époques l'adolescence : faisant de l'élève un disciple, fécondant un destin. La périphrase, « l'histoire d'Amaury », pour désigner Volupté, ne s'explique pas par les contraintes de la prosodie et de la rime. Elle éveille précisément l'idée d'histoire, et l'idée d'altérité. Elle signifie que Volupté a converti la durée informe en devenir orienté, le temps interminable en finitude, le train de l'être en existence déterminée : en histoire, et pareille conversion est rencontre de quelqu'un, portant nom personnel : Amaury. L'excès de la révélation sur le récit qui la relate, et qui n'y est fidèle qu'en s'interrompant, tient à ces deux expériences corrélatives. L'histoire d'Amaury donne cette révélation double, de l'historicité du temps et de la présence d'un autre. Le destin, l'altérité : c'est ce qui apparaît coextensivement dans la découverte de Volupté. Apparition brisant l'indifférence, dressant la finitude personnelle au-dessus de l'ennui d'être, - parole qui fonde et qui dépasse les mots. Le récit reprend, modifié par la rupture. Le narrateur se reprend1, désormais son point de vue est changé. Le repère du passé dans la première partie, c'était confusément, signifiée par « alors », une durée neutre, aux frontières non précisables. Dans la seconde partie le repère est un moment que le narrateur pourrait dater : « un soir » (v. 43). Irruption surprenant l'ennui. Avènement dans l'écoulement. Passé simple : « Ce fut ». Les regards du narrateur et du lecteur s'arrêtent sur ce point fixe, repère précis qui noue et dénoue la perspective de l'histoire personnelle, qui partage cette histoire en deux périodes et les relie l'une à l'autre. La période antérieure a préparé la surprise datable, ses éléments indistincts semblent rétrospectivement converger vers cette révélation qui les ordonne : « Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances » (v. 42). La période ultérieure est dotée de ce commencement qui termine la durée précédente, elle suit dorénavant un cours sans retour. Le temps est orienté, et irréversible. Le point fixe du « soir » en est le centre absolu, tissant linéairement l'histoire. Il n'est pas négligeable que la surprise eût lieu un soir. L'isolement du syntagme au début du vers (« Ce fut dans ce conflit [...] / Qu'un soir ») intensifie la notation. Un autre adolescent - disons Rimbaud - décidera de son destin au matin, debout, dans la lumière naturelle et parmi ceux qui marchent. Baudelaire commence quand tombe la nuit : il ne dormira pas2. Son éveil - un crépuscule. Son accès à lui-même le détourne des travaux quotidiens, des autres hommes, et le replie, de nuit, sur la solitude de la lecture. On imagine au collège dans une chambre du dortoir silencieux une veille secrète, serrée sous une lampe. Tout de même il s'agit bien d'une naissance. Preuve en est que le récit, maintenant, requiert un moyen d'expression neuf, que la première partie ignorait : le pronom « je ». J'emportai sur mon cour l'histoire d'Amaury. L'événement du soir est décisif en tant qu'il fonde la personne. Celle-ci relatant l'événement, s'affirme et se diversifie en son unité spécifique, gouvernant le récit, assistant l'écriture : « En moi » (v. 47), « J'en ai tout absorbé » (v. 51), « J'ai partout feuilleté » (v. 64), « j'ai perfectionné » (v. 67). Ce pronom pour fixer et assumer l'apparition d'Amaury, n'a pas l'ambiguïté du pronom du préambule (« J'écris pour une dizaine d'âmes ») qui référait circulairement au destinateur et au destinataire comme à un Stendhal imaginaire. Cette fois celui qui dit « je » est bien quelqu'un, qui se connaît et s'engage, qui parle. De l'emploi du passé simple (« Ce fut », « J'emportai »), le récit passe à celui du passé composé (« Le breuvage [...] / A travaillé le fond de la plus mince artère », v. 50). Les deux valeurs possibles du passé composé apparaissent conjointement. Sa valeur temporelle, la pensée regardant le passé, au vers 51 : « J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums ». Mais sa valeur aspectuelle d'accompli, selon laquelle le procès est considéré dans le résultat présent de son accomplissement, se présente également. Dans ce vers 51, le sens est aussi celui-ci : je parle aujourd'hui transformé par l'histoire d'Amaury, infecté par ses miasmes et enivré par ses parfums. Le long déroulement du récit, ses détours, ses associations parallèles aux seuls faits du passé, confèrent à ses derniers passés composés la valeur aspectuelle, qui s'en trouve particulièrement sensible dans ces deux vers : Et devant le miroir j'ai perfectionné L'art cruel qu'un Démon en naissant m'a donné, (v. 67-68) Au voisinage de la valeur d'accompli de « m'a donné » (signifiant : que j'ai maintenant, qui aujourd'hui est mien depuis toujourS), « j'ai perfectionné » reçoit cette valeur d'accompli et le vers signifie : je suis actuellement sous l'influence de mon art démoniaque, que je pratique à la perfection ici et maintenant. Les verbes au passé composé font ainsi la transition entre les passés simples et, dans la dernière séquence, les présents, dont celui-ci : « Car je suis vis-à-vis de vous comme un amant » (v. 72). Belle composition que celle de ce récit! Il s'achève en lyrisme, en question posée à son lecteur, en affirmation. Double transitivité de l'écriture. Le récit s'abandonne, finalement, laissant une parole ouverte lui succéder, transitant de l'anamnèse au projet, de l'accompli au possible, de l'évocation du passé au présent de la vocation : « Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? » (v. 71). Et cet abandon se donne à qui l'écoute, transitant de renonciation solitaire au dialogue, de l'autobiographie à l'épître, du moi à l'autre. Verbe - ce qui fonde l'échange interpersonnel - peut-on nommer cette double transitivité. Verbe, comme rencontre, dans la parole, de l'au-delà du récit et des signes. Appel, transcendant le langage, que le langage lance à autrui. La relation du passé se dépasse en interpellation présente. Les huit derniers vers achèvent le récit tel le papillon sa chrysalide : extase du récit, qui est la fin et la finalité du poème. On pense au premier essai sur Gautier : C'est, du reste, le caractère de la vraie poésie d'avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s'approchent de la mer, leur mort et leur infini [...]. Désormais c'est à l'autre - vers qui le poème depuis le début a frayé sa voie, de qui en son centre il a chiffré la présence fécondante, et qui a rendu l'écriture possible et devant qui l'écriture cesse -, c'est à l'autre de répondre. D'une réponse radicalement inconnue, visitant et consumant les mots, telle la mort. D'où les deux derniers vers, exténués par leur au-delà, venus enfin du cour parce que le cour y expire, devant l'autre qu'il aime : Et le cour transpercé que la douleur allèche Expire chaque jour en bénissant sa flèche. 3. L'altérité d!autrui : le maître et la maîtresse Qui donc est l'autre? demandons maintenant. Cette question n'est pas posée à l'histoire littéraire ; elle n'est pas celle souvent débattue des relations qu'ont entretenues dans leur existence Sainte-Beuve et Baudelaire; et les réponses qu'il convient de lui chercher ne dépendent pas de la réponse, d'ailleurs inconnue, du destinataire à l'épistolier. Qui donc est l'autre - du poème, tel que le poème le subit, le désire et l'imagine? La question s'impose à l'exégèse comme la conséquence de la structure du récit, non fortuitement bipartite, mais déterminée par une présence étrangère qui l'oriente, une altérité qui lui donne sens, dont le poème ranime l'épiphanie en son centre et à laquelle il demande en sa fin une parole. Mais que la structure atteste que l'autre est un orient, une grâce, doit mettre en garde : contre la tentation d'en considérer l'événement comme un objet, l'expérience comme un thème. L'autre, même si le poème lui attribue des rôles qu'il faut comprendre, et le dessine en formes transposables en savoir, pourtant demeure l'autre : un absent du message éprouvant sa présence, étranger aux mots qui le nomment, autre, à jamais, que les représentations qui l'approchent. Inassimilable même par ses ressemblances et non thématisable bien qu'inévitablement un thème, l'autre auquel le poème va, ne se laisse ni décrire ni connaître. Ses images, la structure a montré qu'il les détermine : elles ne le déterminent pas. Encore une fois la génialité - la profondeur - du récit réside en ses suspensions successives, depuis l'introduction du destinataire dans le message, jusqu'à la question et l'expiration finales, en passant par la fracture du centre. Suspensions, comme épreuves du surplus de l'autre par rapport à ses images. L'altérité est radicale : excédant son thème. De sorte qu'à la question : qui est l'autre? c'est une réponse pudique et provisoire qu'il faudra proposer. L'autre échappera à la réponse : c'est de lui et non du poème, que le poète attend une réponse. Aussi bien les représentations de l'autre par le récit sont-elles contradictoires, équivoques. Ou mieux : impertinentes. La finesse baudelairienne faite d'allusions, d'imitations, de surprises, diversifie les images de l'autre, porte son ironie sur chacune, disqualifie chacune par chaque autre, jouant de toutes comme un illusionniste au point de brouiller la représentation d'ensemble, et non sans vouloir troubler le destinataire. Impertinences pour agacer, provoquer Sainte-Beuve, mais aussi et d'abord parce que aucune image définitive de l'autre, inenglobable, ne serait pertinente. On peut donc les grouper en deux ensembles contradictoires, pour en revivre ce qu'elles ont d'inconvenant. Disons d'abord que l'autre est le maître - ensuite qu'il est la maîtresse. Ici et là il s'agit de retrouver la question cardinale : « Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? » Le maître, au sens d'abord de celui qui enseigne et par opposition aux « professeurs » (v. 9). L'intervention de l'autre dans la vie de l'écolier est un enseignement subversif. « Vos rimes », ce sont les Poésies de Joseph Delorme*, l'un de ces ouvrages méprisés par les professeurs, à Paris comme à Lyon, et qu'ils interdisaient. Sainte-Beuve et ses rimes surviennent comme le loup dans la bergerie des collèges, le fruit défendu dans l'ennui du collégien. L'autre est sacré : maudit par les professeurs et béni par l'élève. Un mot pour dire cette aura : l'autre est romantique. Ce mot qui ne figure pas dans le poème y brille par son absence, ou plutôt par ce repoussoir : « le classique carcan » (v. 8). L'enseignement de Sainte-Beuve n'est pas seulement interdit, mais libérateur, rompant d'avec le classicisme, délivrant de ce « carcan ». D'où la fidélité passionnée que Baudelaire gardera toujours à l'endroit du romantisme, ce grand vent d'espoir, soudain, dans la « torpeur des fatigues claustrales » (v. 13). Une définition du Salon de 1859 donne la mesure de l'illumination du romantisme pour l'adolescent malheureux : Le romantisme est une grâce céleste ou infernale, à qui nous devons des stigmates éternels. Remarquons dans cette phrase le pronom « nous », de même sens que celui du vers 14 : « Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles », et la juxtaposition des adjectifs contradictoires : « céleste ou infernale ». L'altérité autrefois révélée reste aux yeux de l'écrivain adulte une énigme devant laquelle son impression demeure ambivalente, faite d'émerveillement et de frayeur. C'est que la puissance de libération éveillée par les rimes de Sainte-Beuve - ce que le Salon nomme une « grâce » - immédiatement fut confrontée à une résistance au moins égale. Le vent du romantisme (qu'a « flairé » l'écolier, v. 43) se heurta aux « murs noircis » (v. 20); l'espoir fut aussitôt l'épreuve des « anneaux de chaîne » (v. 2), brimant les corps (« accroupis », v. 4, « Et voûtés », v. 5); l'épiphanie dans ces conditions fut une guerre : le romantisme fit de l'écolier un «mutin» (v. 11). Suscitée par cet enseignement interdit, la vocation poétique est en son principe un esprit de conspiration. Celui qu'inspire la rébellion romantique dans les écoles du classicisme s'engage dans une violence sans retour. Tel est le sens de la rime des vers 9-10 : « rimes » / « escrimes »2. Le maître a enseigné une bataille. L'ironie et la pudeur ont beau minimiser cette escrime en la qualifiant de « folle », l'entrée en poésie n'en est pas moins un risque et un combat. Il s'agit d'obtenir que des ennemis - les professeurs - succombent (v. 10). La question finale trouve ici une part de son sens : Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? Faut-il injurier le maître parce qu'il a introduit dans la conscience une mauvaise intention polémique, transformé en guerre l'apprentissage, et l'élève en révolté? Ou faut-il le complimenter d'avoir éveillé un esprit qui dormait, ouvert à une ardeur les murs du clacissisme ? Poète, est-ce se condamner au malheur d'une violence inachevable, ou inventer, quand l'ordre ancien ne répond plus aux besoins présents, de nouvelles raisons d'espérer? Qui de nous, demande Baudelaire, n'a guetté, L'oreille avide et droite, - et bu, comme une meute, L'écho lointain d'un livre, ou le cri d'un émeute? Le souvenir du collège de Lyon détermine ces vers : l'image de « l'écho lointain » répercute l'enfermement de l'enfant dans l'enceinte du pensionnat le séparant de sa mère; celle de 1' « émeute » est remplie de son émotion lors de la révolte des Canuts que réprimait Aupick ; celle de la « meute » renvoie aux pulsions contraintes, aux grondements comprimés envahissant alors l'élève, solidaire des martyrs de la répression. D'où suit que le maître n'est pas simplement le modèle opposé aux professeurs, mais un nouveau père opposé au beau-père. La littérature moderne, le romantisme, Joseph Delorme, ce fut pour Baudelaire une déclaration de guerre au carcan scolaire, oui, mais ce fut aussi pour la première fois l'idée qu'on pourrait - comme il sera dit plus tard - fusiller Aupick. Pour entendre les associations entre contrainte scolaire et tyrannie paternelle, mutinerie littéraire et révolte sociale, et entre le maître initiateur et Aupick, lisons les trois textes suivants. Le premier est d'une notice autobiographique, juxtaposant le collège et le beau-père : Après 1830, le collège de Lyon, coups, batailles avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies. Retour à Paris, collège et éducation par mon beau-père (le général AupicK). Le deuxième figure dans l'essai sur Pierre Dupont paru en 1851 : Il est bon que chacun de nous, une fois dans sa vie, ait éprouvé la pression d'une odieuse tyrannie; il apprend à la haïr. Combien de philosophes a engendrés le séminaire ! Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d'un cruel et ponctuel militaire de l'Empire! Fécondante discipline, combien nous te devons de chants de liberté ! Le troisième texte paraît un an plus tard dans la première grande étude sur Poe : Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau de collège un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des sombres années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cour, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Entre la claustration, le militaire d'Empire, l'enseignement exclusif du classicisme, la répression bourgeoise, il y a convergence selon l'intuition de l'adolescent. Et le poète rassemblant dans ses vers ces diverses composantes de son malheur leur attribue sa vocation, dont 1' « explosion » (son mot dans le texte sur DuponT) a eu Sainte-Beuve pour étincelle. Il n'y a ni miracle ni prédestination dans l'apparition ici-bas d'un poète, mais simplement des hasards, des pressions venues des autres, et de la violence. Dans Morale du Joujou, aussitôt après avoir évoqué « le cas de prédestination littéraire ou artistique », Baudelaire plus concrètement se souvient : « Quand je pense à une certaine classe de personnes ultraraisonnables et anti-poétiques par qui j'ai tant souffert, je sens toujours la haine pincer et agiter mes nerfs »2. La coalition des professeurs, du militaire Aupick, et des conventions du classicisme, se dresse devant le romantisme et l'insoumission sociale, qui la stupéfient et qu'elle combat. Symétriquement l'adolesent est saisi, ameuté par le cri nouveau, et part en guerre. Les deux ennemis naissent selon la même violence, seule leur bannière les oppose. Poète, est-ce une injure, est-ce aussi prévisible qu'un destin non poétique, ou bien un compliment, une aventure sans pareille? Baudelaire hésite. Au moment de se lancer dans la carrière littéraire et de s'y choisir un patron protecteur, il doute de celle-là et de celui-ci. Dans ce p |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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