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La guerre parfaitement fratricide - Politique poétique


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





1. Politique poétique



Devenir Belge parce qu'on a péché : devenir Singe parce qu'on a singé la hauteur. Telle, la dépoétisation de Baudelaire. Pour avoir imité une image dont l'inaccessibilité semblait la transcendance, l'auteur en vient à imiter une image contraire et subordonnée à la première, une image contrefaite, celle qu'en un dernier sursaut il se bâtit du « Belge ». Singe du singe pour avoir singé Dieu et en avoir su la faute. Même que l'Autre, cette caricature d'autrui, pour avoir copié l'Autre, cette caricature de Dieu, en en gardant remords. Et de l'Esprit de Conformité du poète de dix-huit ans qui se juge imitateur et décide de passer outre, à l'Esprit de Conformité du poète dépoétisé qui n'arrive plus à nier son conformisme, c'est le même désir qui circule, celui d'une indépendance soustraite à tout ascendant. D'où parmi les brouillons les plus calomniateurs un feuillet auquel il faut donner une attention particulière car il est le seul, ou presque, dans lequel Baudelaire avoue son admiration, oui, pour le pays et le peuple belges. Voici ce feuillet :



Un pays si souvent conquis, et qui a pu, malgré l'intrusion si fréquente des étrangers, obstinément garder ses mours, devrait ne pas tant affecter de frayeur. Ce petit peuple est plus fort qu'il n'en a l'air.



La force ici est déduite de la réussite dont le poète se sait incapable, celle de la préservation de l'identité malgré la pression des autres. La Belgique résiste là où il sent qu'il a capitulé, elle est semblable à un poème que n'aurait touché nulle influence. Rage panique de Baudelaire. Lui qui s'est cru obligé de prétendre Les Fleurs du Mal non justiciables des valeurs éthiques, seulement pour complaire à une manière artiste qui lui préexistait; lui dont l'impuissance littéraire lui venait beaucoup de sa faculté d'imiter Edgar Poe ; et dont le seul livre publié outre Les Fleurs du Mal est en sa plus grande partie, Un mangeur d'opium, la transposition du livre d'un autre; lui dont plusieurs pièces du Spleen de Paris redoublent des poèmes en vers déjà écrits ; et dont tant de pièces des Fleurs du Mal doivent leur existence non seulement à des estampes, à des peintures, mais aussi à des ouvres écrites qu'elles concurrencent ' ; - lui en somme qui n'a cessé d'éprouver la parenté entre l'écrivain et le comédien2, l'auteur et le mime, le voici contraint, devant les Belges qu'il méprise, devant ces étrangers supposément barbares dont il subit la « contagion sopo-reuse », de leur reconnaître, à eux qu'il voudrait croire informes, et autres que lui-même, cette force qu'il n'a pas, cette souveraineté dans la ressemblance à soi et la résistance aux autres. « Seigneur mon Dieu ! » (ce sont les dernières lignes d' « A une heure du matin ») « accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! »3.

L'impuissance baudelairienne, scandalisée par l'autorité belge. C'est avec les mots qui lui sont le plus intimes que le poète caractérise l'autonomie de son adversaire, cettte suffisance, qui le révolte, de la Belgique à elle-même :



Homonculité de la Belgique.

Cet Homonculus, résultant d'une opération alchimique de la diplomatie, se croit un homme.

La fatuité des infiniment petits.



Une opération alchimique de la diplomatie. Reproduisons les formules de Fusées : « De la langue et de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire » - « Il y a dans la prière une opération magique ». Et rappelons, dans « L'Aube spirituelle », la naissance de l'Ange : « Par l'opération d'un mystère vengeur / Dans la brute assoupie un ange se réveille ». Puissance poétique et puissance politique ont même genèse et même illusion. L'une et l'autre opèrent, au double sens déjà rencontré auprès du « Mauvais Vitrier », de la formation de l'ouvre et de la violence qu'elle dissimule. La diplomatie belge met au monde la Belgique, certes, mais cette efficacité implique un leurre : par le fait de cette opération constitutive, la Belgique oublie qu'elle n'est qu'un Homonculus, se méprenant sur soi quand elle « se croit un homme » - quand elle advient.



La relation est donc complexe, qui crispe Baudelaire devant ce pays son rival. Au mouvement d'envie : l'autre sachant « garder ses mours » quand le moi a tout perdu, répond immédiatement un mouvement contraire, de dérision : l'autre ne sachant pas sa vérité originelle et perdant la connaissance de soi dans l'alchimie de son identité. Bien sûr la dérision est une vengeance de vaincu, elle est cette « impuissance haineuse » dont on accuse l'autre parce qu'on adore, de l'autre, la puissance. Cependant la jouissance amère à défaire le mythe dont jouit l'adversaire est aussi Vamer savoir, celui qu'avec les désastres qu'il entraîne on a vu Baudelaire décider qu'il serait le sien. Si la critique de la résistance belge n'est à ce point coléreuse que parce qu'elle jalouse cette force ennemie qui lui manque, tout de même elle est bien une critique, et délivre une vérité, dans la mesure même de son impuissance. D'une part elle soutient une juste appréciation des données culturelles : Baudelaire ne se méprend pas quand il note, sociologue, qu' « il n'y a pas de peuple belge », que la Belgique est un « Arlequin diplomatique » '. D'autre part elle retrouve la perspicacité de la tradition des moralistes français, en décelant dans ce théâtre d'Arlequin la fatuité des acteurs. Il faut prendre au sérieux cette notation étrange : « Haine de la Belgique contre toute littérature, et surtout contre La Bruyère »2. Car c'est l'ironie des xvne et xvin* siècles que Baudelaire réinvente, en la durcissant. Par exemple telle caricature du conformisme, en son alacrité, ramasse en effet La Bruyère : « Le roi brosse son chapeau [...]. Plusieurs millions d'hommes brossent leur chapeau et époussettent leurs épaules »3. Ou bien telle raillerie de la tentation démocratique resserre une fable de La Fontaine : « Anvers veut être libre. Gand veut être libre. Tout le monde veut être libre. Et tout bourgmestre veut être roi ». Et pour résumer les simulacres et ridicules sociaux, voici encore La Fontaine : « Peuples grenouilles voulant faire les boufs ».



Mais surtout cette critique porte sur le langage, sur les trahisons et les violences du langage, elle est ainsi la critique du poète par lui-même. « Il n'y a pas de peuple belge », dit-il, « Ainsi, quand je dis le peuple belge, c'est une formule abréviative, cela veut dire : les différentes races qui composent la population de la Belgique » '. Repensons au « Gâteau », dans Le Spleen de Paris. Deux frères jumeaux rivalisent et se battent pour un absolu qu'ils nomment « Gâteau », mais qui n'est en vérité qu'une tranche de pain, que seul le narrateur sait voir comme telle, dans sa simplicité, parce qu'il n'est pas, lui, obnubilé par la rivalité fratricide. L'ambition de ce poème est de comprendre qu'il n'y a pas de « Gâteau ». Celui-ci n'apparaît que dans la vision leurrée des combattants, et n'est qu'une hyperbole illusionniste dissimulant sa cause, ou encore, donc, une sorte de formule abréviative, dont la beauté masque à ses adorateurs qu'elle résulte de leurs conflits et cache le pain réduit en miettes. Pareillement le peuple belge est la fiction à laquelle le pamphlétaire lui-même se dit pris, et qui masque - opération alchimique - les variétés d'individus, méconnues dans son enveloppe abstraite. L'image dans le poème du Spleen de Paris et le concept dans ce feuillet opèrent - comme l'ouvre littéraire et la diplomatie politique - le même sacrifice du réel, la même transfigurration du concret dans une même formule univoque et mensongère. Je dis le peuple belge, et j'ai l'absent de toute histoire. Sauf que si l'ironiste poursuit son raisonnement, le voici enfermé dans la spirale de l'impossibilité d'écrire. Si peuple belge veut dire : « les différentes races » de la Belgique, alors le moment est déjà là où cette race, à son tour, qui n'est qu'une formule abréviative, doit être aussi soupçonnée, et redéfinie par encore d'autres mots, mais encore abréviateurs et encore soupçonnables - infiniment. La cascade des signifiants trompeurs et le gouffre de la critique conduisent Baudelaire de spectre en spectre, de désillusion en désillusion, jusqu'à la mise en cause que pourtant il se doit d'éviter, du « Belge » et de la « Belgique » comme tels, ces deux formules abréviatives dont la survie par-delà le soupçon conditionne l'avenir du livre et l'existence de l'esprit. Si image et concept sont des leurres, comment le maniaque de la critique peut-il continuer à parler? Que s'avère mythique le « peuple belge », et voilà ruinée l'existence de qui ne reste en ce monde que par son opposition à ce mythe, qu'il a bâti. A deux reprises au moins, Baudelaire s'affole. Une fois, c'est dans l'argument du livre :



La Belgique est gardée par un équilibre de rivalités, oui ; mais si les rivaux s'entendaient entre eux ! Dans ce cas-là, qu'arriverait-il ?



Une autre fois, dans un feuillet parmi d'autres :



La Belgique est gardée par un équilibre de rivalités.

Mais si les rivaux s'entendaient !



De quoi s'agit-il? Qu'est-ce qui presse le polémiste à la gorge, soudain, et l'empêche de poursuivre, pétrifié par sa question? Gageons qu'ici l'essentiel est en jeu, et que l'absence de réponse est la réponse baudelairienne, comme une brève aphasie locale où affluent les échos du prochain silence. Qu'arriverait-il si les différentes races de la Belgique ne s'opposaient plus, ne polémiquaient plus, ne perpétraient plus leur différend? Eh bien la question contient la réponse : l'équilibre serait perdu, la « Belgique » elle-même ne serait plus gardée, et l'Arlequin diplomatique, tel Fan-cioulle sur sa scène sacrificielle, tomberait mort, ne laissant derrière lui en lieu et place de son costume de rêve que lambeaux déchirés. L'opération alchimique de la diplomatie, cette dialectique par laquelle les rivalités intestines se composent en organisme viable, cette magie du discours qui transforme en ouvre - en nation, en force, en identité - les revendications conflictuelles, est précaire, problématique, et susceptible de ne plus opérer. En l'occurrence il suffirait pour l'effondrement de ce théâtre, de ce mythe, que les rivaux s'entendent, que cesse leur guerre parfaitement fratricide, et que chacun écoute et comprenne chacun.



La Belgique est un monstre. Qui voudrait l'adopter? - Cependant elle a en elle plusieurs éléments de dissolution. L'Arlequin diplomatique peut être disloqué d'un moment à l'autre.



La résistance belge, cette force dans la fidélité à soi et l'indépendance, assurément Baudelaire en est jaloux, qui doit s'en venger. Mais le plus douloureux, le mortel, c'est que cette vengeance précisément est possible, et que la critique sait en effet défaire le mythe de la puissance ennemie. Car puisque la Belgique n'est gardée que par un équilibre de rivalités, tout simplement elle ne serait plus, si les rivaux s'entendaient, et une impuissance belge apparaîtrait, la même que l'impuissance baudelairienne. Autrement dit puisque la résistance belge n'est que la résultante théâtrale de conflits qu'elle dissimule, retirer à cet acteur son masque, découdre les tissus contraires de ce manteau d'Arlequin, c'est vider l'illusion et dégonfler comme une baudruche cette résistance et son scandale : c'est n'avoir plus d'ennemi, plus rien à jalouser, n'être plus rival et être sans rival. Si Baudelaire, impuissant, désigne comme fictive la puissance belge, tout simplement Baudelaire et le Belge se révèlent les mêmes, et les rivaux s'entendent. Qu'arriverait-il ? Mais il n'y aurait plus ni Baudelaire ni Belge, plus de diplomatie forte pour accabler la polémique impuissante, ni de polémique impuissante pour critiquer la diplomatie forte, il n'y aurait plus de langage, et l'opération diplomatique et l'opération littéraire se retrouveraient identiquement défaites, au désastre de cette entente inouïe, l'aphasie.

Le différend qui oppose entre eux les peuples de la Belgique est moins menacé, parce que moins conscient de son théâtre, que celui qui oppose Baudelaire et son Belge. Cette guerre-ci, entre l'auteur et ses Autres, stimule encore, provisoire, la douteuse alchimie des brouillons du rêve, fait se lever encore quelques questions paniques, mais c'est pour peu de temps. Déjà elle n'ceuvre plus, insuffisamment crue, elle laisse les questions suspendues sur l'absence de réponse. Baudelaire avant Namur est encore gardé par un équilibre de rivalités, mais cet équilibre est voué à se briser, le mobile de sa survie étant d'incriminer, avec l'illusion de l'adversaire, sa propre illusion. Baudelaire est en train, déjà, de s'entendre avec les Belges. La rivalité sociale - condition de la société. L'antagonisme - condition de la force. Le différend, le malentendu dans la dispute - condition de la communication, de l'écriture. La diplomatie et la littérature sont des continuations de la guerre par la symbolisation de ses moyens. Et si une société chancelle ou si une écriture se disloque, se désécrit, c'est que les ennemis déposent leurs armes. Mais cette reconnaissance réciproque de leur fraternité, cette révocation de leur différence imaginaire, serait, disons, le chaos, régression en-deçà du péché originel : sans doute l'innocence, mais inopérante, incompatible avec le langage - l'innocence de l'aphasie.

Dans la lettre à Poulet-Malassis citée plus haut (« toute littérature dérive du péché ») le poète développe sa pensée :



Ne saisissez-vous pas, par l'imagination, que [...] la nécessité de l'antagonisme doit subsister, et que les rapports, avec des couleurs ou des formes différentes, restent les mêmes ?



Le rapport d'une population à une autre, en politique, reste le même que le rapport de Baudelaire au Belge, en poétique. La couleur et la forme du premier rapport peuvent bien différer de celles du second : ces distinctions thématiques n'abolissent pas leur identité structurelle. Le mobile de la littérature est l'antagonisme- en quoi elle dérive du péché -, comme l'antagonisme est le mobile de la Belgique - en quoi on devient Belge pour avoir péché. Et la nécessité de l'antagonisme doit subsister. Empiriquement, d'abord : pour que littérature et Belgique, qui en sont les résultantes formellement distinctes et foncièrement semblables, elles-mêmes subsistent. Ontologiquement, ensuite : comme doit subsister la faute originelle, {'opération de la violence réciproque, pour que le langage soit. - Mon cour mis à nu :



Le monde ne marche que par le Malentendu.

- C'est par le Malentendu universel que tout le monde s'accorde.

- Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s'accorder.



Nul goût du paradoxe dans ces maximes amères, plus tendues que celles de La Rochefoucauld. Si les rivaux s'entendaient, la transposition en monde de leur Malentendu naturel, ou de leur différend en ouvre, n'aurait pas lieu, il n'y aurait plus ni monde ni ouvre. Le conflit cristallisé dans la marche du monde et les symboles de l'ouvre se décomposeraient en violence indifférenciée, muette, et l'identité belge et l'identité baudelairienne, l'une même que l'autre dans leur enfer fratricide, sombreraient au gouffre informe de leur singerie commune.

Il y a donc deux raisons et non une seule pour reconnaître la force de la Belgique, et deux raisons pour la nier. D'une part : « ce petit peuple est plus fort qu'il n'en a l'air ». Non seulement parce qu'il préserve sa souveraineté nationale - raison objective - mais aussi parce que contester sa force serait dégonfler son altérité et donc rendre impossible - raison subjective - le conflit avec lui, duquel dépend la préservation du moi. D'autre part : « il n'y a pas de peuple belge ». Car d'abord admettre la force de l'autre est insupportable, ce serait admettre la faiblesse du moi. Ensuite la souveraineté de la Belgique est aussi friable, de fait, qu'une ouvre baudelairienne, cristallisation précaire de querelles intestines pour le moment nécessaires à son équilibre, mais qui bientôt auront raison d'elle. Cette dialectique simple et vertigineuse, un oxymore la condense, plusieurs fois dans les feuillets et la Correspondance :



La tyrannie des faibles.

La Belgique est un cas qui confirme la théorie de la Tyrannie des faibles



Tyrannie des faibles, cela veut dire : que le faible est le tyran de son tyran, et que le tyran est le faible de son faible. Ou encore que l'impuissance a le pouvoir sur la puissance, comme la puissance est sans pouvoir sur l'impuissance. Ou encore que le balbutiement baudelairien triomphe de la diplomatie belge, comme l'inanité belge triomphe de l'ouvre baudelairienne. Mais ne multiplions pas les propositions contradictoires, ne fixons pas ce vertige des significations, corollaire de l'identité entre bourreau et victime, l'auteur et Sara, Baudelaire et le Belge. Le principe de non-contradiction vacille, et tout le langage, lorsque l'hypocrisie de la discrimination d'autrui par le moi se révèle comme telle. Baudelaire n'a pas cultivé ces paradoxes reconductibles, n'a pas développé cette théorie (comme l'a fait NietzschE) car il s'est tu. La fragmentation de ses derniers écrits, c'est sa stupeur devant leurs effroyables conséquences. Les interruptions du récit qu'il rêvait, et les reprises de nouveau interrompues, évitent la dérive des logiques désamarrées - comme sa mort fera plus tard. Retrouvons seulement deux confirmations typiques.

Dans Mon cour mis d mm, la note déjà citée : « Les dictateurs sont les domestiques du peuple » ; et dans une lettre de février 1860, à Joséphin Soulary :



Il est vrai que pour nous consoler, nous pouvons dire avec certitude que tous les grands hommes sont bêtes.



Les degrés extrêmes de l'échelle sociale ne sont pas seulement symétriques et interdépendants, mais réversibles. Le dictateur et le peuple, ou le grand homme et l'imbécile (ou, répétons-le, le Prince et Fancioulle dans « Une mort héroïque », le poète et la foule dans « Le Vieux Saltimbanque », ou « Dieu » et « Satan » sur l'axe de la double postulation de Mon cour mis à nU), ne valent que l'un par l'autre comme les antonymes d'une langue, sont chacun la fonction de l'autre, de sorte qu'il n'y a pas d'essence autonome du dictateur, ni du grand homme, ni de « Dieu », chacun étant le double de son rival et ne tirant sa possibilité que de son opposition à lui. Le dictateur est assujetti à ses sujets, le grand homme est le serviteur des imbéciles qui le servent. Le peuple, la multitude indifférenciée, est le réservoir de toute différence. La bêtise, informe indifférence aux efforts de l'esprit, est l'origine et l'étalon de toute création spirituelle, et celle-ci n'est reconnaissable que dans sa correspondance à celle-là. La note citée de Mon cour mis à nu se poursuit ainsi : « et la gloire est le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la sottise nationale»2. L'Autre, qui est l'anonymat des autres rassemblés, est le dictateur - celui qui dicte les significations - de l'auteur. Lequel tenant la plume de ce tyran, et singeant la hauteur, ne singe en vérité que les innombrables singes autour de sa faiblesse mobilisés.



2. Frères ennemis



La Belgique ne veut pas être envahie, mais elle veut qu'on désire l'envahir.

C'est une lourdaude qui veut inspirer des désirs.

Peur de l'annexion, mais désir que la France la désire.



Ces aphorismes portent le masque politique, mais il ne s'agit en vérité - on le sent à la hargne, à l'obsession qui s'irrite en sa formule étroite - ni des tentations expansionnistes du Second Empire, ni de la résistance nationaliste que la Belgique leur oppose. Cette éventualité politique nêst que l'occasion d'une amertume et d'un savoir supplémentaires à propos du désir. L'Autre provoque le désir du moi en signifiant qu'il s'y refuse ; le moi modèle son désir sur le désir de l'Autre, et tend à l'Autre parce que celui-ci tend à lui-même; l'insatisfaction de la volonté de puissance se convertit alors en agressivité. L'énervement baudelairien devant le nationalisme belge se défoule ainsi dans la représentation d'un viol sur la Belgique personnifiée en femme. L'une des Amonitates Belgico a pour titre « L'Inviolabilité de la Belgique » :



« Qu'on ne me touche pas ! Je suis inviolable ! »

Dit la Belgique. - C'est, hélas! incontestable.

Y toucher? Ce serait, en effet, hasardeux,

Puisqu'elle est un bâton merdeux.



De même ailleurs :



La Belgique est un bâton merdeux ; c'est là surtout ce qui crée son inviolabilité. Ne touchez pas à la Belgique!



Et dans une lettre à Julien Lemer :



La Belgique est inviolable. Je le sais. Mais je m'en moque.



Evidemment Baudelaire ne s'en moque pas, qui se veut lui aussi inviolable au point de s'attribuer à lui-même ce statut de « mer deux » - summum de l'intouchabilité, de la transcendance infectée - par lequel il définit l'essence de la Belgique :

Monsieur, vous sentez-vous assez fort pour aimer un merdeux qui ne pense pas comme vous ?



De plus on n'oublie pas - d'une autre époque mais comparable - la lettre à Mme Sabatier du 31 août 1857 : « Et enfin, enfin il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable »2. La Belgique est-elle comme Mme Sabatier ? Une divinité aussi belle et aussi commode que l'idole du moi pour le moi lui-même ? Comment pourrait-on pointer la stratégie belge (« elle veut qu'on désire l'envahir »), et montrer que la Belgique n'est autonome qu'illusoirement, indifférente qu'apparemment, si l'on n'était pas soi-même masqué par cette même apparence, mû par la même stratégie, mais conscient de l'une et de l'autre, et indigné de se découvrir identique à ce dont on s'indigne ?



L'invasion et l'annexion sont les rêves d'une vieille bégueule coquette. Elle croit toujours qu'on pense à elle.



Quelle tristesse ! Cette coquetterie belge, oui, sans doute, est une réalité politique de la diplomatie nationaliste : mais qui ne voit qu'elle est surtout la projection du désir du polémiste sur son ennemi ? Et la révéler chez l'Autre, c'est la révéler dans le moi. Elle croit toujours qu'on pense à elle. Combien Baudelaire a-t-il souffert de penser, tous les jours de ses deux dernières années lucides, à elle. A qui donc? - A l'indifférence. A toutes les indifférences auxquelles sa vie entière il s'est heurté, qu'il a voulu conquérir, désirables qu'elles lui étaient à proportion de leur inaccessibilité, et qu'il a élues pour modèles de ses façons d'être, voulant devenir pour elles ce qu'elles étaient pour lui, rivalisant avec elles et singeant leur dictature. Ainsi avons-nous commencé nos réflexions par « Le Chien et le flacon ». Le formidable bestiaire des écrits de Bruxelles ne s'explique pas autrement. En refusant aux Belges la qualité d'êtres humains, en les caricaturant systématiquement en animaux, Baudelaire leur accorde malgré lui la résistance qui lui manque. Les métaphores animales sous-estiment et surestiment simultanément les ennemis : elles les posent comme inférieurs, inaptes à la conscience raisonnable et à l'échange interhumain, mais elles précipitent l'image de leur indifférence, donnent substance au mirage de leur autonomie. Voici donc les Belges selon l'exilé : non seulement des singes ou des mollusques, mais aussi : des lapins, des roquets, des moutons, des ruminants, des poules, pimbêches, pies-grièches, et des éléphants, des béliers, des sots oiseaux, des « contrefaçons des biches françaises », et des canards et des ours, et cette liste n'est pas exhaustive'... Ne nous y trompons pas. Ces injures affectent le calomniateur au moment où il les écrit, et c'est pourquoi il les multiplie, fuyant en avant, pour ne pas s'arrêter à ce qu'elles signifient. L'animal est semblable au tyran, par sa faiblesse même, en ce qu'il semble introublé par nos douleurs, non concerné par nos désirs, insoucieux de notre existence, - divin, ou plutôt naturel, étranger à l'esprit qui souffre, c'est-à-dire abominable. La « bestialité » des Belges, comme leur « monstruosité »2, ne signifie qu'une seule chose : leur intouchabi-lité. Les Autres ne sont pas touchés par le moi, et ils le touchent en cela. Les Autres sont intouchables - comme la hauteur qu'un auteur singe -, à la fois transcendants et répulsifs, inviolables.

L'ambivalence du désir tyrannique à l'endroit de l'objet qui lui résiste, transfigure cet objet en animal ou en monstre, médusé qu'il est par cette résistance, envieux de cette indifférence3. Auprès des métaphores animales, celles qui caractérisent les rivaux comme des choses (par exemple, des « êtres inanimés »4) ont la même fonction et prouvent la même fascination. Pareillement la définition des Belges comme « légumes »5, et de la Belgique comme « trou », ou « néant »6. Toutes ces images résultent, formules abré-viatives, de la concurrence entre la coquetterie du moi et la coquetterie supposée de l'Autre. Les Belges sont comme Sara. Celle-ci avait « vendu son âme », ceux-là n'ont < pas d'âme » ; celle-ci livrait son corps comme une mécanique, ceux-là forment « un peuple automate ». La « lionne », qui n'était pas illustre, est devenue le « ver qu'on a oublié d'écraser »7. Sara, comme prostituée, était sacrée : maudite et bénie, intouchable par l'infamie de son travail et par le mystère de sa misère. Quant à la Belgique :



Noli me tangere, une belle devise pour elle.

Elle est sacrée.



Tout ceci, remarquons-le, est en continuité avec la psychologie des Fleurs du Mal. Dans « De profundis clamavi » :



Je jalouse le sort des plus vils animaux

Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,



Dans « Le Gouffre » :



Et mon esprit, toujours du vertige hanté.

Jalouse du néant l'insensibilité.



Jalousie de l'obstacle modelant le désir. Dans le premier Projet de Préface pour Les Fleurs du Mal, Baudelaire s'était plû à définir ainsi le « but » de son livre : « exercer mon goût passionné de l'obstacle », et dans le dernier Projet, dont la révision date du séjour à Bruxelles, il confirmait comme suit : « Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise ». Cette passion de l'inaccessible préside-t-elle au premier mot du premier vers du livre : « La sottise » ? Dans les « Lettres d'un atrabilaire », on lit de même : « ma passion pour la Sottise ».

A quelles indifférences Baudelaire pense-t-il encore, dans la lumière de l'indifférence belge? - Il se souvient d'abord de la France, mère des lettres et des arts, modèle absolu et absolu obstacle, incitatrice des ouvres et injuste envers lui. La France bénie pour les suggestions de son patrimoine, maudite pour la pesanteur de sa tradition, est l'espace d'une religion de la littérature, et d'une exclusion des poètes. L'ambivalence de la relation de Baudelaire à la France s'exaspère de l'exil. Trois semaines avant Namur, la plainte insatiable : « Et vous avez été assez enfant pour oublier que la France a horreur de la poésie, de la vraie poésie »3. Cri du ressentiment : le poète paria se sent abandonné par la patrie de l'écriture. Mais deux jours avant il avait écrit : « et quand pourrai-je aller en France ? » 4. La France et la tradition française - comme valorisation du verbal, éminence des choses écrites, hauteur des auteurs - sont l'adorable idole aux pieds de laquelle se brise le désir du poète, lui qui en est le fidèle fasciné et qui néanmoins revendique son indépendance avant elle. « Le Français est un animal de basse-cour », selon Mon cour mis à nu. Mais inversement voici le comble du Belge : « Comme il hait et méprise le Français !» Et la preuve du néant spirituel en Belgique : « Du reste, pas de littérature, française, du moins ». Au cour de l'oscillation entre la vénération de « l'idéal vraiment français », et la vengeance « contre la France entière » ', trône l'indifférence de celle-ci, qui a provoqué la singerie baudelairienne et ne l'a pas reconnue, qui a régi la vocation d'écrivain et condamné l'ouvre faite. La France est une bégueule coquette qui désire que Baudelaire la désire, et qui se refuse à lui pour que toujours il pense à elle. France et Belgique sont donc identiques, et Baudelaire se voit - autant qu'il refuse de se voir - identique à elles. Rivales entre elles, et chacune rivale du poète (c'est le même mot : « enfer », qui sert à désigner tantôt Paris, tantôt Bruxelles2), les indifférences et les injustices françaises et belges sont ces hauteurs qui modèlent l'indifférence et l'injustice baudelairiennes. Dès juillet 1864, l'attitude du poète est fixée, qui s'accomplira dans le mutisme à la fin :



Je ne vois plus personne, et je laisse voir mon mépris pour tout le monde.



Cette phrase est remarquable. Le parallélisme des deux propositions coordonnées, brèves ; leur commencement respectif dans l'impérieuse affirmation du je ; la répétition du verbe voir, celui de l'obsession des images ; l'opposition finale, personne/tout le monde, où travaille le conflit entre individu et multitude ; - tout cela, et l'emportement de la forme qui ne retient ni vraie pensée ni examen de soi, cimente la phrase et en atteste le sens : c'est en ne voyant plus personne, que je laisse voir mon mépris pour tout le monde. Telle est la position divine, du point de vue de la déréliction. Dieu ne se laissant pas voir, manifestant ostensiblement sa non-manifestation, laisse voir son indifférence à sa créature, laquelle y trouve la double preuve de la divinité de l'invisible et de sa propre vacuité. Je ne vous vois pas - Belges et Français, et tout le monde -, mais pour que vous me voyiez (ne pas vous voiR). Je suis indifférent à vous, voyez-vous, parce que tout différent de vous : noli me tangere. Et je ne sais rien de vous, sachez-le, sinon que par là même vous voudrez tout savoir de moi : il est sacré.

La réversibilité des positions de Baudelaire et de ses Belges est manifeste. Son refus de concéder à ses rivaux le moindre regard est subordonné à la représentation qu'il s'est donnée d'eux, et il reproduit contre eux cette inaccessibilité qu'il leur prête. Pseudo-indifférence baudelairienne, contre hantise de l'indifférence belge. Singerie du mirage divin substitué au visage d'autrui. Ainsi s'expliquent l'un par l'autre le refus de voir les Belges et l'absence de regard qui leur est imputée. Aux protestations se donnant l'allure du dandysme (« Je ne vois personne, cela va sans dire » ; « Maintenant je ne vois plus personne, - malgré votre conseil » '), correspondent l'angoisse de n'être pas reconnu, et la fiction du Belge aveugle :



Absence de regard, chose terrible.

L'oil effaré, gros, stupide, fixe.

L'oil belge a l'insolence innocente du microscope.



Concluons que les caricatures du nationalisme et de la résistance diplomatique aux tentations expansionnistes du Second Empire accusent bien, comme toute caricature, les traits de leur modèle : mais que celui-ci est, en personne, leur auteur. C'est Baudelaire qui ne veut pas être envahi par la France, crispé qu'il est sur sa différence d'avec la littérature nationale, ni certes par la Belgique contre laquelle il pose son prestige parisien. Et c'est lui qui désire que France et Belgique désirent l'envahir : que la haute tradition française le reconnaisse pour l'un des siens, et que les artistes bruxellois connaissent cette reconnaissance. Il a peur d'être annexé par les autres, mais il réclame que les autres le réclament. L'invasion et l'annexion sont ses rêves, recouverts et attestés par le besoin qu'ils soient ceux de la Belgique. Rêves de devenir ce qu'il s'imagine qu'est l'Autre, parce qu'il demande vainement son suffrage et craint de lui accorder le sien : rêves d'une bégueule coquette, ou de passer pour Dieu.



Je n'ai pas voulu voir Lacroix, un homme qui a résisté à six invitations, et qui ne m'a pas envoyé d'excuses. Je suis passé tout à l'heure devant lui, dans son bureau, sans le saluer.



Ne plus voir pour être vu, ne plus saluer pour être la place vide où convergera le monde entier. Ce désir n'aurait d'autre portée que psychologique si Baudelaire ne l'avait éprouvé jusqu'au point de non-retour. N'être rien, pour être Dieu - comme Kirilov -, ou se taire, aphasique, pour être la parole, ou pire encore : être Belge pour n'être pas Belge. Il n'y a rien que le pamphlétaire lance contre la Belgique qui ne doive lui être attribué - et cela, c'est ce qu'il sait. On a déjà rencontré les symboles réversibles du regard absent, du « bâton merdeux » ; de même quand Baudelaire note :



Sa haine de l'étranger.



- il n'y a pas à hésiter quant à la personne réelle à laquelle le possessif, sa, réfère. On imagine que la main tremblait, qui écrivait ces mots. Solitaire, donc privé de cette appréciation de soi que permet l'attention des autres, anxieux d'être vu et craignant de ne plus se comprendre, celui qui écrit, haineux : Sa haine de l'étranger, sait qu'il parle de lui-même, et qu'il recourt à un tel soliloque principalement pour mesurer son propre état psychique, pour se placer devant son désordre moral en situation d'étranger, d'observateur séparé cherchant à déchiffrer son étrangeté à lui-même. Cette haine, non seulement est celle de Baudelaire pour le Belge, mais encore de l'écrivain pour l'écrivain. Haine de l'étranger, oui : mais d'une part le sens objectif (haine ressentie par le BelgE) ne déguise pas le sens subjectif (haine ressentie par le moI), et d'autre part le véritable étranger est le moi pour lui-même, qui se hait. Or le responsable de ces clivages et de ces violences, c'est l'Ennui, nous le savons par « Au Lecteur », qui ferait volontiers de la terre un débris1. L'identité du moi et du frère - « mon semblable » - est d'autant plus ennuyeuse que c'est dans l'Ennui et par lui qu'elle se manifeste. Mais pour la rompre, hypocritement, pour scinder le moi de son ennemi, il y a toujours cette vengeance disponible, la littérature, dont l'hypocrisie cependant éclate - et perd de son efficace aux yeux mêmes de l'écrivain - quand elle ne trouve, pour condamner l'Autre, rien de mieux que de lui reprocher... qu'il s'ennuie :



Le Belge est toujours porté à se réjouir du malheur d'autrui. D'ailleurs cela fait un motif de conversation, et il s'ennuie tant !

La Cordialité belge s'exprime clairement par l'Espion, qui dit clairement que l'habitant s'ennuie [...].



Faut-il opposer à ces accusations dérisoires - dont il est trop évident qu'elles procèdent de ce qu'elles accusent - les moments où ce juge se démasque, où cet hypocrite s'avoue Belge ? Le lecteur des derniers écrits de Baudelaire souvent se sent indiscret, inquiet des formes de son respect. Mais il en va de Baudelaire en nous, et de la compassion. Pierre Jean Jouve nous avertit : « On ne peut entrer dans les troubles de Baudelaire sans faire effort de générosité »3. Opposons donc aux injures leurs causes, à la fiction de la différence les remontées de l'identité, puisque les unes et les autres nous sont données de la même voix combien émouvante. Honnir les frères parce qu'ils s'ennuient, et fonder sur cet ennui l'altérité du moi par rapport aux frères, c'est pervertir, mais trop explicitement, le savoir de « Au Lecteur », à moins que ce ne soit en vérifier la profondeur. Voici le témoignage que dans l'ennui, mon frère est mon semblable :



Je m'ennuie à un degré que tu ne peux pas deviner dans cette chambre glacée (et toute blanchE) [...].

Malgré le profond ennui où je vis, ennui plus grand que celui que me causait la bêtise française et dont je souffrais tant depuis plusieurs années, - une terreur m'a pris [...].



Le nombre des fragments calomniateurs qui s'appliquent à leur auteur découragerait l'intuition du lecteur - que ces fragments charrient la vérité -, si cette surabondance même n'avait quelque chose d'ironique, comme l'indice de la lucidité baudelairienne, de la conscience seconde, en cet écrivain, que l'écrivain a tort. Baudelaire accède au vrai en épuisant le mensonge, comme un gnostique accède à la pureté de l'esprit en épuisant la chair, il fait craquer ses leurres en les intensifiant. Par l'exagération qualitative et quantitative de ses diffamations, il obtient de son lecteur - d'abord de lui-même - cette clairvoyance : qu'écrire est calomnier, que calomnier est se calomnier, et que se calomnier est vivre, ou survivre.



Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies. Diffamations. Curiosités des affaires d'autrui. Jouissance du malheur d'autrui. Résultats de l'oisiveté et de l'incapacité.



Concernant cette jouissance du malheur d'autrui, rappelons la scène extraordinaire que le poète rapporte à sa mère, d'une réunion électorale à Bruxelles au moment des élections à la Chambre. Car il s'est trouvé que Lacroix, l'éditeur, celui-là même dont le poète a tant désiré l'accueil, ce Dieu intouchable en sa hauteur, fut candidat malheureux :



Malgré mon dégoût, j'ai assisté à plusieurs réunions électorales. J'ai eu la joie de voir crouler la candidature de M. Lacroix, dans un club où il a été insulté, à la flamande, c'est tout dire, pendant trois heures. J'ai eu la bassesse de mêler mes huées à celles de mes adversaires.



Scène sacrificielle. La même, trait pour trait, que celle de « Perte d'auréole », où la victime va rejoindre les bourreaux et se « livrer à la crapule », « incognito », pour ridiculiser son successeur, nouvelle victime qui le remplace au milieu des persécuteurs, - au milieu des huées*. Au vu de cette lâcheté, on pourrait s'indigner de ce que Baudelaire accuse les Belges de manquer de charité (« Avarice générale. Grandes fortunes. Pas de charité ») autant qu'on pourrait lui rappeler ce qu'il écrivait, à ce propos, de lui-même (« Les pauvres, ici, ne m'inspirent même pas de charité »2) ; mais il vaut mieux comprendre qu'il a perdu confiance, et qu'il le sait :



Tu connais ma défiance relativement à MM. les Belges.



De sorte que sa diffamation des Belges est analogue à cette violence thérapeutique dont parle un autre poème en prose, « Assommons les pauvres ! », où l'agresseur recourt à elle apparemment par caprice, mais en vérité pour que l'agressé récupère sa dignité perdue et se réveille à son devoir d'être homme. Inconfiant comme il s'éprouve, Baudelaire n'est peut-être pas si hypocrite quand il accuse ses ennemis de « défiance » : « Défiance universelle et réciproque, signe d'immoralité générale. A aucune action, même à une belle, un Belge ne suppose un bon motif »4. Car si à une belle action, l'homme désespéré ne sait plus supposer un « bon motif », alors peut-être sera-ce d'une action laide que remontera l'espérance, et que celui auquel il aura été fait violence restaurera son droit au respect. Faisons cette hypothèse que la calomnie vise à rétablir la dignité du calomnié, et partant la confiance du calomniateur. L'esprit retors et paradoxal de Baudelaire autorise cette hypothèse. Dans «Assommons les pauvres! », le miséreux qu'a frappé le narrateur soudain se rebiffe, scandalisé par la démesure de son humiliation (que les coups lui rappellenT), et il frappe à son tour, et refrappe avec la même soif : à l'issue du combat - guerre parfaitement fratricide - les différences sociales sont dissipées, elles se sont révélées provisoires, et les voici dépassées dans le sourire retrouvé d'une égalité fraternelle : « Monsieur, vous êtes mon égal! »5, peut dire chacun des frères ennemis. Le différend porté au pire de son intensité hypocrite, a fait s'éclore l'identité. Qu'on aggrave, par abus de pouvoir et violence folle, l'oubli de la fraternité, et celle-ci dialectiquement se réaffirme. Peut-on croire que Baudelaire a injurié si fort ses ennemis pour susciter leur colère, réveiller leur besoin de vérité, et pour qu'ils trouvent leur dignité dans leur indignation? La prétention à la différence, extravagante, s'auto-désignant comme injustifiable, serait-elle un détour tactique pour obtenir de l'Autre qu'il se sache et se dise le semblable ? Parmi les nombreux motifs de la rage de Baudelaire, posons aussi celui-là.

Ou bien imaginons que quelqu'un, un Belge, blessé par ce pamphlet énorme, réagisse. Que dira-t-il d'autre, s'il prend Baudelaire au sérieux, que ce que Baudelaire a écrit ? Il changera les noms propres, substituera baudelairien à belge - et une fraternité sera gagnée. Personne n'a répondu de cette façon aux calomnies qui nous retiennent, comme si elles ne valaient pas la peine d'être contredites. Dans ce silence il entre du mépris, à savoir une illusion - « hypocrite lecteur » -, celle toujours de la différence, et il entre un refus, celui de compatir. Les attendrissements de plusieurs lecteurs devant la furie baudelairienne, mise gentiment au compte de la fatigue excusable du poète malchanceux, ou prise avec condescendance pour un excès regrettable mais après tout sans conséquence sur notre appréciation de la poésie, et les consolations adressées à la Belgique naturellement inentamée par de telles extravagances, - toute cette paresse est au moins sourde à « Assommons les pauvres ! », et légitime peut-être la hargne qu'elle déconsidère, en somme elle laisse Baudelaire à son désespoir. Une authentique sollicitude médite le sens de celui-ci, l'écoute et en déchiffre le vouloir.



3. Contagions



L'hésitation au sujet du titre qu'aurait reçu l'ouvrage entre dans la même problématique. A côté d'Une Capitale de Singes et de quelques autres, le titre auquel Baudelaire semble avoir le plus sérieusement pensé, est Pauvre Belgique!1. Mais que Pauvre Belgique ! signifie immédiatement Pauvre Baudelaire ! c'est vérifiable au dernier titre que nomment les dernières lettres : La Belgique déshabillée, qui fait écho à l'autre projet de la même période : Mon cour mis à nu. Déshabiller les singeries de l'Autre, désécrire les mythes du rival, c'est mettre à nu les singeries et les mythes du moi. Mon cour déshabillé, la Belgique mise à nu, cela revient au même : la Belgique et mon cour sont les mêmes. Mais l'ambition la plus consciente du livre étant de réinstaurer la différence (laquelle est ruinée par cette ambition mêmE) ou mieux de séparer, du cour, le Belge, donc le cour de lui-même, ce projet restera sans titre définitif. Car il n'y a pas de mot dans la langue pour le désespoir, ou l'aporie, de vivre ensemble la différence impossible et l'insupportable identité.



Sauf qu'inversement disons-le aussi, maintenant : il n'y a rien que le pamphlétaire lance, en creux, contre lui-même, qui ne puisse être attribué à la Belgique. Il faut tenir ensemble deux affirmations contradictoires. Celle d'Yves Bonnefoy : « le Belge de Baudelaire est un mythe qu'il a construit » ', et celle d'André Guyaux qui y répond : « le jugement de Baudelaire est impitoyable, mais il n'est pas faux »2. Il faut penser à la fois que le Belge est une image produite par le désir baudelairien, une cristallisation permettant à l'écriture, qui l'institue et l'exploite, de se survivre; et néanmoins que cette image, cette fiction, retient assez de réalité, en intégrant la conscience de ses excès. Autant il est vrai que Baudelaire caricature les Belges et en déforme les traits jusqu'à les abolir, ne voulant que reparaître vivant après une telle opération d'autrui ; autant il est également vrai que cette caricature prend, comme un feu, et éclaire en effet, d'autrui, une vérité ordinairement camouflée. Au reste pourquoi le travail baudelairien se serait-il évanoui dans l'impossibilité de l'ouvre, s'il n'avait défait ses propres leurres au moment qu'il les édifiait, s'il n'avait critiqué ses mythes et n 'avait dit malgré eux - nécessaires à son achèvement - la vérité sur lui-même et sur les autres ? D'une part l'auteur se trompe et veut tromper son lecteur, mais n'eût-il pas su cette tromperie, qu'alors son livre eût vu le jour, clos sur soi comme le moi littéraire, une belle fiction. De sorte que d'autre part l'auteur dit vrai, et c'est en cela qu'aboutir au livre lui est impossible, et c'est pourquoi la personne de Baudelaire s'ouvre au plus celé d'elle-même, et d'autrui, dans ces brouillons maculés - les plus mystérieusement fraternels parmi ses écrits.

La contradiction se lève auprès des textes, dont il est temps de dire qu'ils ne parlent pas, en profondeur, de la Belgique ni des Belges, ni des Flamands ni des Wallons, ni de ce qui spécifie l'au-delà de la frontière, comme font d'autres récits de voyage, mais qu'ils parlent d'autre chose. Non pas d'une différence inaliénable, non pas d'une belgitude de la Belgique, - mais, en-deçà, de ce qui fonde toute différence, de ce qui est à l'origine autant de la particularité belge, ou flamande, ou wallonne, que par exemple de la particularité française, ou, du coup, anglaise, ou allemande, ou autre. Les textes parlent - sous les thèmes distinctifs, référables à telle nation plutôt qu'à sa voisine - du mobile engendrant ces thèmes, lequel est commun à tels et tels autres, à ceux-ci et à tous. Ils parlent donc du désir, de ce par quoi (et non de quoI) les hommes, tous les hommes ici et ailleurs, rêvent. Ils parlent du religieux, intérieur et commun à toutes les religions du monde, en somme et toujours de l'opération, sève universelle formant les écorces variées des ouvres qui la dissimulent. Oui, Baudelaire s'égare, emporté par son exaspération, à penser souvent que ce qu'il désigne dans ses fragments s'applique exclusivement à la Belgique et aux Belges. Yves Bonnefoy a raison : ces Belges détenteurs de l'Esprit Conforme, ce peuple « le plus bête de la terre » ', sont des mythes que bâtit, hantée d'orgueil, la vengeance baudelairienne. Néanmoins la vérité remonte dans ce délire même, et d'autant plus manifeste qu'il y faut, pour la bafouer, car elle met l'orgueil en péril, précisément toute la furie de ce délire. Baudelaire va dire combien il sait que l'Esprit Conforme, la Singerie, la Bêtise, ne sont nullement réservés à la Belgique, nullement les idiotismes d'un peuple sans pareil - celui-ci, on l'a vu, n'existe pas - mais des structures qu'il juge universelles. André Guyaux a raison : « La fiction, comme la contrefaçon, précède en Belgique le séjour de Baudelaire »2, mais c'est pour cette raison qu'elle le précède aussi en France, et ailleurs, et partout, mécanisme sans frontière dont les frontières procèdent, mobile qui détermine tout thème (belge, baudelairien, quelconquE). L'illusion du dernier Baudelaire aura été de croire que parlant du mimétisme, il parlait de la Belgique et d'elle seule, quand celle-ci lui a été l'occasion de penser celui-là. Lequel assurément était belge, puisqu'il est, selon Baudelaire encore, l'humaine condition. Mais cette illusion aussi bien aura permis de poursuivre, deux ans tout de même, cette idée redoutable, que la contrefaçon, disons, existe, et qu'elle est l'origine du mal. Ainsi c'est grâce à l'illusion, qui se protège de la vérité en la circonscrivant à un cas accidentel quand sa définition est celle de l'universel, - que la vérité advient.

« L'ivrogne épiant et étudiant l'ivrogne » : rêvant la Belgique, le poète accomplit cet étonnant projet de nouvelle3.

Mais a-t-il vraiment cru qu'il préparait un livre sur ce pays, et que ce Belge dont il voulait parler était sans équivalent dans le monde ? Non pas. Sa visée ici comme ailleurs est l'universel. Pense-t-on que Les Paradis artificiels portent sur les excitants ? Le souci est similaire dans les deux ouvrages - les deux grands récits de la création baudelairienne - et va à des questions plus larges que l'occasion qui les pose. Question de poésie et de poétique : sur le statut des images, et sur la capacité des symboles à exhausser le monde, lorsque celui-ci, en son histoire moderne, commence à résister à l'ambition du poète et à lui montrer malgré lui ce que ses mots recèlent. Le « Belge » est partout - non seulement en Belgique - depuis la Révolution française, l'avancée de la pensée démocratique, et l'aventure d'écrivains hors du sein aristocratique. plus profondément le Belge est partout depuis la rupture de la grande alliance ontologique qui ordonnait chacun à chacun et au Tout dans l'ordre ancien et perdu des Correspondances essentielles. Le Belge se répand, en Belgique pas plus qu'ailleurs, comme se répand partout, sous la pression de l'égalisation sociale dans la modernité, la ruine des hiérarchies culturelles, et comme se répandent, du coup, l'inflation des désirs subjectifs et la désagrégation des mythes collectifs, - et par suite comme s'aggrave pour un poète la difficulté moderne, de ressaisir l'unité du monde dans l'unité de son ouvre. Baudelaire est donc doublement exilé. De son lieu d'élection, Paris, puisqu'il se rive à Bruxelles. Mais plus encore de sa vocation, la poésie, parce que l'indifférenciation sociale le prive de son projet et de son espoir de poète, qui étaient d'accéder à une réalité supérieure du haut de laquelle il eût unifié les aspects de la réalité vécue. La dépoétisation, commencée par Le Spleen de Paris et poursuivie jusqu'à l'épuisement par les écrits de Bruxelles, est dans la destinée de Baudelaire une mise en abime de l'effondrement du religieux dans les sociétés européennes, à la fois une doublure et un déchiffrement de la perte du réfèrent divin. Pour résumer cette situation nouvelle de désertion du religieux et d'égalisation des désirs, le rire baudelairien trouve un sarcasme avivant son mal :



Nous avons tous l'esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os. Nous sommes Démocratisés et Syphilisés.



La diffusion internationale de la pensée républicaine, est la singerie moderne. D'où par exemple cette critique de l'Amérique, pour défendre Edgar Poe : « Il y a là-bas [...] des compilateurs à foison, des ressasseurs, des plagiaires de plagiats et des critiques de critiques ». D'où encore cette dénonciation d'une certaine peinture moderne : « L'imitateur de l'imitateur trouve ses imitateurs, et chacun poursuit ainsi son rêve de grandeur » 2. Le poète est mis en cause par cette pensée républicaine plus dangereusement que quiconque, elle l'attaque de l'intérieur et redouble sa maladie intime. La syphilis baudelairienne atteste qu'un amour, même si bref, a été donné et reçu auprès du plus humble des êtres : « Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive... »3. Elle est le signe sur le visage de Baudelaire, et dans son corps le travail continu, d'un échange réciproque, égal, entre celui et celle que tout, socialement et psychologiquement, semblait séparer. Or la République dans le monde et à Bruxelles, hors de Baudelaire et en lui, est l'avatar politique, et lui aussi contagieux, de cette expérience d'une charité inaccomplie. L'une et l'autre, syphilis et République, retirent au poète la marche d'accès à quelque réalité supérieure que ce soit, et l'exilent ainsi de sa légitimité. La réclamation par chacun de son identité à tous - qu'a si fortement montrée Tocqueville - et la suspicion consécutive unanimement jetée contre celui, le poète, qui savait devoir reprendre la charge traditionnelle de création des valeurs spirituelles, corrompent sa santé poétique et altèrent en sarcasme son lyrisme d'autrefois ; mais cela dans la mesure où elles reçoivent, en lui et en dépit de lui, dans son sang infecté, une approbation silencieuse, un acquiescement inavouable à leur part de vérité. C'est bien un même amour qui a remis la syphilis à Baudelaire et la démocratie moderne à l'Occident, quand même, ici et là, quelque prisme déformant a taché la lumière.

Le jeu de la contagion est multiforme. Il y a eu la conformité du jeune écrivain au modèle de l'altérité supérieure - la hauteur - dont il a envié l'ascendant et qui a régi le projet poétique comme un virus détermine une fièvre. Et il y a eu le résidu de cette première influence : la syphilis incarnant le remords. L'analogie entre la contagion de l'écriture (suggestion venue du mythe de la hauteuR) et la contagion de la maladie (violence effectivement répanduE) s'exprime dans cet aphorisme de Mon cour mis à nu :



Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole.



L'imaginaire social subit la même loi que l'imaginaire subjectif. Peuples et classes se contaminent mutuellement, s'indifférencient toujours plus, du fait même que chacun prétend, sur le modèle de son voisin, à quelque spécificité incomparable. Les groupes sociaux s'imitent, ne serait-ce qu'en ceci qu'ils ne consentent pas à l'hétéronomie de leur désir. « L'Esprit Conforme » :



Les Belges poussent, ma parole !

L'imitation à l'excès.

Et s'ils attrapent la vérole,

C'est pour ressembler aux Français.



Les Français sont aux Belges ce que la hauteur était au jeune auteur, ce que la contagion est au corps. Et inversement - Baudelaire ne manque pas de le noter - la Belgique est à la France ce que la France est à la Belgique. Dès Exposition universelle (1855) : « tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé »3. Car les positions respectives de la hauteur et de son singe ne sont pas essentielles, elles sont réversibles, et qui les regarde de l'extérieur (ce que peut faire l'exilé) voit chacune subordonnée à son opposée, comme le tyran à son faible. Par exemple :



Le sieur Duruy veut faire de la France une Belgique.

Les Français ont-ils assez fait l'éloge de l'Amérique et de la Belgique.

Toujours les moutons de Panurge. Les journalistes adorateurs de l'Amérique et de la Belgique.



L'idée républicaine est d'abord la conséquence de ces fascinations et plagiats réciproques, qu'ensuite elle accélère. Les individus et les peuples, sous la pression de leur désir qui est de ressemblance, finissent par se ressembler, par être chacun conforme au modèle que l'autre est pour chacun. De sorte que l'idée s'impose que l'on ne traite pas l'un autrement que l'autre. Puis de ce traitement égal, l'égalité grandit. Il n'y a pas de différence entre deux syphilitiques, du point de vue de la médecine2 : de même il n'y a pas de différence, structurellement s'entend, entre un groupe social et un autre, pour autant que tous revendiquent la maîtrise qui les influence (en leur suggérant cette revendicatioN). Dès lors l'indifférenciation s'étend, contagieuse, comme volonté d'indifférenciation : comme idée démocratique. D'une part la propagation de celle-ci égalise groupes et peuples, d'autre part son contenu est la nécessité de cette égalisation. De quoi effrayer Baudelaire. Qui couvre - indifféremment - du même nom de bêtise toute manifestation du désir conformiste (lors même qu'il voit qu'il n'y en a pas d'autrE), tout progrès de l'inévitable République, en somme toute critique collective de la singularité en sa hauteur. Bêtise qui ne peut pas constituer une particularité belge, au contraire sa nature contagieuse implique en elle celui qui la dénonce, et, monstrueuse, elle menace de partout, de tous les points de l'horizon comme la syphilis, gagnant les corps sociaux comme celle-ci le corps individuel. Belge et bête (en substantif ou en adjectiF) sont synonymes dans les écrits de Bruxelles ; mais comme le sont bête et démocrate, ou démocrate et conforme, ou conforme et tenant du progrès, ou tenant du progrès et Américain, Suisse, journaliste, et rédacteur du Siècle. « Belge » signifie « égalitaire », « fraternitaire », « républicain », ou encore « perroquet », ou « mouton », etc. La plasticité du vocabulaire baudelairien, cette indécision, accusent l'impossibilité d'achever l'ouvrage. Les mots ici se contaminent, se confondent, se ressemblent, les distinctions se perdent entre les griefs qui prolifèrent, malades, autour d'un ou deux noyaux noirs - ce mot Belge, ou bête, ou un autre -, qui n'organisent pas l'ensemble mais l'enveniment. De fragments en fragments, de lambeaux en lambeaux, une indifférenciation linguistique se répand, subissant l'indifférenciation sociale et idéologique qu'elle dénonce, ou tente de dénoncer. La déformation puis l'informe des notions baudelairiennes égalisent le récit, en interdisent l'intrigue, comme en mimant la monstruosité de l'ennemi - l'égalitarisme de sa bêtise ou sa bêtise comme égalitarisme - et en se mimant elles-mêmes. Les feuillets reconduisent ce qu'ils flétrissent, doublent ce qu'ils discréditent. La dernière écriture de Baudelaire, démocrate ? Formellement, oui : démocratisée et syphi-lisée, telle la tendresse de Sara.



4. Métaphores de la violence



En quoi la sottise de ce peuple ressemble à la sottise de tous les peuples.

Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu'en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés belges.



La Belgique n'est qu'un exemple d'une règle qui est celle du monde, elle n'est au plus que le parangon du conformisme, et celui-ci la déborde puisqu'il empêche sa singularité. En quoi la sottise de ce peuple ressemble-t-elle à la sottise de tous les peuples ? - En tout, sa sottise étant de désirer ressembler. Ainsi trois mots peuvent suffire pour retenir l'impression désastreuse produite à Bruxelles par tel discours électoral :



Emphase. Métaphores militaires.



Mais Baudelaire avait déjà écrit sur cette question qui le hantait. Il avait griffonné sur plusieurs feuillets de Mon cour mis à nu, visiblement préoccupé, que ces métaphores militaires étaient par excellence les « métaphores françaises », symptômes du conformisme national :



De l'amour, de la prédilection des Français pour les métaphores militaires. Toute métaphore ici porte des moustaches.

Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société.



La métaphore militaire existe en Belgique avant Baudelaire, comme avant lui en France, n'étant qu'une facette de la violence intérieure au langage, facette dont le poète a largement joué, ou qui a joué de lui, puisque les images du combat, des armes et des armées, ne sont pas rares dans ses ouvres en vers comme en prose. Le procès des métaphores militaires va bien au-delà de l'ironie d'abord anti-française, ensuite anti-belge. Il se peut qu'il traduise une nostalgie d'un état non violent du langage, d'une innocence dans la parole, d'un emploi utopique des mots déliés du péché originel. Comment les traces de ce dernier diminueraient-elles par la vertu de l'élaboration esthétique, dès lors qu'écrire, selon « Le Soleil », est s' « exercer seul » à une « fantasque escrime »2? Mais la métaphore militaire n'accuse pas seulement la domesticité de celui qui parle, elle répand sa violence, de l'orateur vers l'auditoire qu'elle enchante. Y recourir, pour grappiller quelques suffrages électoraux, c'est engager l'esprit dans la faute sans retour. Baudelaire voit-il, à l'horizon des complaisances rhétoriques d'un obscur candidat, l'abandon de la parole aux puissances coupables, et s'en effraie-t-il, par l'innocence en lui ? Il se peut, tout autrement, que sa colère reflète sa fascination devant ces métaphores, et plus généralement sa jalousie du militaire. Un autre feuillet de Mon cour mis à nu dit ceci, que Jouve aimait citer :



Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l'homme qui chante, l'homme qui bénit, l'homme qui sacrifie et se sacrifie.

Le reste est fait pour le fouet.



Dans « L'Irréparable », le poète est un « soldat brisé ». Dans « La Cloche fêlée », il mesure son impuissance en comparaison de la force confiante d'un « vieux soldat qui veille sous la tente »4. L'animosité à l'égard de la métaphore militaire s'accompagne d'un évident respect pour le soldat - même pour le soldat belge. Une ambivalence certaine et douloureuse attache Baudelaire à l'armée depuis le mariage de sa mère avec un militaire. D'une part il flétrit l'esprit de corps, l'aliénation des individus à l'uniforme, au point de nommer « militarisme » le goût attribué aux Belges pour les distinctions mondaines (« brûlant amour des grades, des présidences, des décorations, du militarisme » '), mais d'autre part son admiration - d'enfant et d'époque - pour l'officier, transparaît plus d'une fois dans sa déception de devoir dire, d'un tel héros, ce qu'il dit des Belges en général :



Multitude d'yeux vitrés, même parmi les officiers.

Grossièreté belge (même parmi les officierS).

Et des officiers qui se mettent à cinq pour assommer un journaliste dans son bureau.



Ce dernier exemple concentre un double mouvement de sympathie et d'effroi, d'identification aux bourreaux et à la victime. Le militaire aussi bien est sacré. Maudit, parce qu'il barre le désir de l'enfant pour sa mère, et béni, parce que ce barrage est une incitation à l'affirmation de l'enfant, sinon même l'origine de la relation odipienne. Détestable parce qu'il oppose à l'héroïsme douteux de l'ambition poétique, l'évidence de ses violences et de ses risques, l'incontestée grandeur de sa proximité avec la mort; mais adorable parce qu'il suscite le désir de cette route glorieuse, désigne au poète le choix de la mort pour chemin nécessaire vers la hauteur. Haï et vénéré, l'officier est-il le rival du poète ? Celui-ci s'insurgerait contre la métaphore militaire dans la rhétorique politicienne et ailleurs, par le sentiment d'une usurpation, pour défendre de telles imitations par des orateurs indignes la transcendance du soldat ? Sans doute. Il n'y aurait donc pas dans cette animosité baudelairienne l'intuition nostalgique d'une parole innocente, ou d'un emploi des mots qui diminuerait la violence du langage. Au contraire, la dénonciation du militarisme viserait à exhausser le militaire. Et le scandale viendrait de qui s'arroge, par un emploi mercantile des mots de la guerre, une aura réservée aux seuls bourreaux authentiques et aux seules victimes vraies, à ces modèles de poésie, les maîtres de la violence réelle. D'où cette sollicitude, presque une compassion, pour les officiers belges ne faisant pas la guerre, dilapidant dans l'oisiveté leur puissance inemployable :



Grande tristesse chez beaucoup de jeunes officiers, qui ont d'ailleurs de l'instruction et feraient d'excellents militaires, à l'occasion. Exercice de Rhétorique à l'école militaire, rapports de batailles imaginaires, - tristes consolations dans l'inaction, pour des esprits éduqués pour la guerre.



Baudelaire donne ici à entendre l'unique mouvement de sympathie qu'il ait connu pour des Belges2. Quoique plus désolé que tous, il plaint ces officiers, quoiqu'ils soient Belges. S'attristant de leur tristesse, souffrant de les sentir inconsolables. Cette commisération s'appuie sur le respect : parce que ces militaires ont « de l'instruction », sont « des esprits », et « éduqués pour la guerre ». Le texte s'achève sur ces mots (qui compensent la consternation devant les yeux vitrés et la grossièreté des officierS) :



Plus de politesse dans l'armée que dans le reste de la nation. A cela, rien de surprenant. Partout l'épée anoblit, ennoblit et civilise.



Que l'épée ennoblisse, la rend analogue à la poésie. Si bien qu'on a l'impression d'une curieuse tentative, comme d'une conjuration. Tout se passe comme si Baudelaire, croyant constater les ravages du militarisme de la Belgique civile et politique jusque chez les guerriers a priori les mieux faits pour y résister, entreprenait de se liguer avec ces officiers pour d'autant mieux pourfendre la roture essentielle de la nation la plus bête du monde. La preuve de l'horreur, du danger belges, résiderait en ce que la brutalité, la grossièreté, le regard vitré, contamineraient même la grandeur du militaire : celle-ci

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


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