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LA POÉTIQUE DES FLEURS DU MAL


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





A la différence de nombre de ses devanciers romantiques ou héritiers, comme Rimbaud, Verlaine ou Mallarmé, Baudelaire n'a jamais formulé explicitement de théorie poétique, du moins pas dans un texte qui en rassemble solennellement les grands principes et les convictions fondamentales. Il faut davantage chercher encore une fois dans les appréciations qu'il porte sur l'esthétique de ses contemporains, Delacroix, Hugo, Gautier ou Banville par exemple, les principes de sa propre poétique. Il faut surtout interroger sa poésie elle-même qui ne refuse pas, aux détours de son itinéraire d'inquiétudes et de découvertes, de nous parler d'elle sans jamais cesser de nous parler de lui, de nous parler de nous.



1. Un héritage classique. - Parlant de l'écriture des Fleurs du mal dans son célèbre article intitulé Situation de Baudelaire », Paul Valéry déclarait : Le problème de Baudelaire pouvait donc - devait donc - se poser ainsi : être un grand poète, mais n'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Autrement dit être un génie en empruntant d'autres voies que celles d'un romantisme qui, dans la décennie précédant l'élaboration du recueil, venait de montrer ses limites et prêtait le flanc aux vives attaques de la « réaction ». Cela ne suffit pas à faire de l'auteur des Fleurs du mal un néo-classique paradoxalement attardé, à l'aube d'une modernité dont il inaugure par ailleurs les voies les plus fécondes et les plus difficiles, sur le chemin d'une poétique conservatrice à défaut d'être « réactionnaire >. Mais il est vrai également qu'on ne fait pas injure à son génie en affirmant qu'en maints domaines, prosodique et rythmique notamment, il n'a pas été un grand inventeur. _ '

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette évidente prudence formelle de Baudelaire. Sa formation aux humanités du collège et du lycée l'a nécessairement entraîné à une pratique assidue de l'hexamètre latin, comme elle l'a élevé dans (l'admiration des principes d'un Boileau ou des chefs-d ouvre d'un Racine. C'est elle encore qui lui fera avouer, dans son essai de 1863 sur Delacroix, un enthousiasme sincère pour le grand initiateur de notre poétique classique : « Je connais un poète, d'une nature toujours orageuse et vibrante, qu'un vers de Malherbe, synthétique et carré de mélodie, jette dans de longues extases. » On peut invoquer encore en ce sens l'influence certaine qu'exerça sur sa rhétorique la longue fréquentation de certains ouvrages d'Edgar_ Allan Poe comme Philoso-phy of composition (1845) ~ët surtout The Poetic Principle (1850) dont il reproduira intégralement, en les faisant siens (« La première fois que j'ai ouvert un livre de Poe, j'ai vu... des phrases pensées par moi! >), certains passages dans son article de 1859 sur Théophile Gautier, avant de conclure : « Il y a dans le style de Théophile Gautier une justesse qui ravit, qui étonne, et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique. Je me. rappelle que, très jeune, quand je goûtai pour la première fois aux ouvres de notre poète, la sensation de la touche posée juste, du coup porté droit, me faisait tressaillir, et que l'admiration engendrait en moi une sorte de convulsion nerveuse. Peu à peu je m'accoutumai à la perfection, et je m'abandonnai au mouvement de ce beau style ondu-leux et brillante... » « Justesse », « perfection », « rigueur », « mathématique » même, autant de mots hérités de la tradition classique que Baudelaire n'hésite pas à adopter comme autant de garanties, sur le simple plan de l'écriture, de cette volonté de maîtrise et d'intelligence dont on a vu, en commençant, combien elle était décisive pour la compréhension générale de son esthétique.

Or le poids de cet héritage classique est essentiel dans l'oeuvre baudelairienne, tant il est consciemment assumé et revendiqué : « Il est évident, écrit Baudelaire dans le Salon de 1859, que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel. Et jamais les prosodies et les rhétoriques n'ont empêché l'originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu'elles ont aidé à l'éclosion de l'originalité, ^ serait infiniment plus vrai. » Nul doute que l'auteur des Fleurs du mal n'ait été ainsi, sur le plan prosodique, en retrait par rapport aux audaces de certains petits maîtres du romantisme comme Pétrus Borel, Xavier Forneret ou même tout simplement par rapport à Victor Hugo dont on connaît les effets de « dislocation » de ce « grand niais d'alexandrin » classique. Adepte d'une métrique très sage. Baudelaire s'en tient presque toujours à l'octosyllabe, au décasyllabe et à l'alexandrin (n'osant vraiment le mètre impair que dans « L'Invitation au voyage ») dont il né tire originalité" qu'en-annulant le plus souvent la césure auditive traditionnelle. Comme sa syntaxe, à la différence de ce que fera Mallarmé avec des mètres et des strophes semblables, demeure elle aussi très « respectueuse », au point de «(jaser la prose » dit Henri Peyre, ses effets de coupe, d'enjambement et de rejet demeurent très limités en quantité et bien timides en intensité.



Si la rime, à qui il fait porter par principe l'accent essentiel du vers, est riche, travaillée et quelquefois insolite (« helminthes », « houka », « calenture », « nixes », « dictante »...), le rythme de ce poète au « souffle court » (J. PrévosT) et aû tempo assez lent est, lui aussi, bien peu audacieux, soumis qu'il est le plus souvent aux effets oratoires de questionnement, d'antitihèse et de balancements réguliers. Point de hardiesse non plus aux niveaux strophique ou formel. Si Baudelaire dépoussière quelques formes anciennes et renouvelle quelques structures « ronsardisantes », ses préférences en la matière vont évidemment au très sage quatrain à rimes plates et au bon vieux sonnet auquel son génie, fait de rigueur et de concision plus que d'élans, lui fait porter un attachement inconditionnel dont témoigne une lettre de février 1860 adressée à Armand Fraisse : «t_Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense^ Tout va bien au sonnet : la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minerai bien travaillé. » Encore faut-il préciser qu'on ne compte dans les Fleurs du mal que quatre sonnets rigoureusement « marotiques » (< Parfum exotique », « Sed non satiata », « Le Possédé » et « La Lune offensée ») et que Baudelaire, « shakespearien » par son goût des « attaques » brusques, se risque à quelques variations sur la vieille forme classique : mélangeant les mètres dans « Le Chat » ou « La Musique », inversant l'ordre strophique dans « Bien loin d'ici », ou même, plus audacieux, en restructurant tout le sonnet selon les modalités d'un chiasme strophique comme dans « L'Avertisseur », l'une des Nouvelles Fleurs du mal, qui est d'ailleurs, à plus d'un titre, l'une des pièces les plus curieuses qu'il ait écrites :



« Tout homme digne de ce nom

A dans le cour un Serpent jaune.

Installe comme sur un trône,

Qui, s'il dit : < je veux ! . répond : « Non ! »

Plonge tes yeux dans les yeux fixes

Des Satyresses ou des Nixes,

La Dent dit : « Pense à ton devoir ! >



Fais des enfants, plante des arbres.

Polis des vers, sculpte des marbres,

La Dent dit : « Vivras-tu ce soir ? »



Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère.

L'homme ne vit pas un moment

Sans subir l'avertissement

De l'insupportable vipère. »



On peut s'interroger, dans ce contexte, sur les affinités réelles qui unirent l'auteur des Fleurs du mal aux groupes de « plasticiens », « formistes » ou autres « parnassiens » dans les années 1850-1865. Vers 1860, comme le rappelle Henri Martino dans son essai sur Parnasse et Symbolisme, toute une partie du public lettré a lu en effet le recueil comme 1' « une des manifestations les plus typiques de l'Ecole de l'Art ». Quand on connaît la virulence des sarcasmes que Baudelaire adressera un peu plus tard à ces mêmes tenants de « l'art pur », à ces < païens » en instance de « perdition », un tel amalgame, qui relève d'un double contre-sens esthétique sur le concept de Beauté et sur les finalités de la Poésie, peut aujourd'hui faire sourire. Toutefois, s'il a eu lieu, c'est que Baudelaire, ici ou là, n'a pas refusé toute concession, voire toute compromission.



Inutile de commenter davantage la flatteuse dédicace des Fleurs du mal, trop excessive pour être pleinement signifiante et sincère : « Au poète impeccable, au parfait magicien es lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maître et ami Théophile Gautier, avec les sentiments de la plus profonde humilité, je dédie ces fleurs maladives. C.B. » Beaucoup plus intéressants et significatifs sont en revanche les projets de « Préfaces » esquissés par le poète en 1861 pour les rééditions de son recueil et destinés à répondre aux attaques des juges, des journalistes et des critiques lors du procès de l'été 1857. Qu'y trouve-t-on ? D'abord une vigoureuse défense et illustration du « style » et des « notions classiques relatives à la littérature » :



Je sais, écrivait-il. que l'amant passionné du beau stvle s'expose à la haine des multitudes ; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune condition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle ni à confondre l'encre avec la vertu.

Des poètes illustres s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du mal Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent,~n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle.

Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient fâire du mal ; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres, de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien ; et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et l'espérance des autres m'ont également étonné, et m'ont servi à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature.



Ensuite une collection de préceptes et de principes où Baudelaire répète à loirsir son attachement à des traditions « totalement obscurcies par la lumière moderne » :

« - Que le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise. »



« - Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise. >

. - Que tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque. >



Ces propos, bien sûr, « sentent l'apologie » (H. Mar-tinO) et peuvent passer pour un ralliement suspect aux théories en cours dont se nourrissent alors avec succès auprès du public les recueils de Banville, de Leconte de Lisle et des Parnassiens. On ne peut cependant les réduire à de simples déclarations de circonstance, ne serait-ce que parce que certains poèmes des Fleurs du mal, écrits dix ans plus tôt au moins, en donnaient par avance de convaincantes illustrations. L'inspiration plasticienne, esthétisante, d'un sonnet comme « La Beauté » est suffisamment claire :



Les poètes devant mes grandes attitudes.

Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments.

Consumeront leurs jours en d'austères études ;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! »



Le dizain moins connu de la pièce XXIV en donne une intéressante et ironique variante :



« Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,

O vase de tristesse, ô grande taciturne.

Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis.

El que tu me parais, ornement de mes nuits.

Plus ironiquement accumuler les lieues

Qui séparent mes bras des immensités bleues.

Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,

Comme après un cadavre un chour de vermisseaux

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !

Jusqu'à cette froideur par où lu m'es plus belle ! »



Et que dire du sonnet XXVII qui, bien que sans doute inspiré par Jeanne Duval, est à sa manière une curieuse vitrine de la superbe, désuète et « inutile » bimbeloterie de cette poésie pure faite d' « émaux et camées >, d' « améthystes » ou de « trophées » :



Avec ses vêtements ondoyants et nacrés.

Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,

Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés

Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.



Comme le sable morne et l'azur des déserts.

Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,

Comme les longs réseaux de la houle des mers,

Elle se développe avec indifférence.



Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants.

Et dans cette nature étrange et symbolique

Où l'ange inviolé se mêle au sphynx antique.



Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants.

Resplendit à jamais, comme un astre inutile,

La froide majesté de la femme stérile. »



Ne nous y trompons pas cependant. Ce goût persistant de Baudelaire pour une rhétorique « drapée » (à laquelle des poèmes aussi célèbres que « Recueillement », « Un Voyage à Cythère » ou « Bénédiction » n'échappent pas toujourS), redondante dans certains de ses tours ou figures (antidièses, pléonasmes, personnifications, questions oratoires, etc.) ne relève pas d'un parti pris poétique à sens unique. D y a loin chez lui du classicisme de tempérament à l'académisme de métier... Et nous croyons tout à fait, avec M. Riffaterre qui en propose une subtile analyse dans son Etude stylistique des formes littéraires conventionnelles, que. pour une bonne part, . ces signes conventionnels accroissent par voie d'antithèse, la force de ceux qui ne le sont pas. »



2. « Le choc, comme principe poétique. » - Comment l'ancien collaborateur de la rédaction du Corsaire-Satan, où il côtoya Champfleury, Mûr-ger, Pierre Dupont, Courbet et tant d'autres adeptes de l'anticonformisme débraillé et de la fantaisie insolente, aurait-il pu se résigner à n'être un jour qu'un serviteur besogneux parmi d'autres de l'académisme stérile ou de l'éclectisme bienséant des débuts du Second-Empire? Comment celui qui prône, faisant écho aux imprécations de Flaubert, dans son Choix de maximes consolantes sur l'amour : « En amour, gardez-vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles de corde et de tous les romans, - du plus beau du monde -, fût-il écrit par Apollon lui-même », aurait-il pu s'accommoder, dans sa poésie, d'un talent asservi aux clichés formels ou aux poncifs d'une imagerie convenue? Nous croyons bien plutôt quelles emprunts nombreux et conscients à la tradition rhétorique servent d'abord à Baudelaire d'horizon d'apparition et de déploiement de signes et figures contestataires dont l'efficacité maximale est atteinte par effet de contraste, de singularité, de « distinction » encore une fois. En ce sens, si l'on veut bien accepter l'idée d'une telle confrontation poétique entre tradition et innovation, nous faisons nôtre l'aphorisme de Walter Benjamin dans les fragments de Zentralpark : « Le choc, comme principe poétique chez Baudelaire. »

Une analyse détaillée du système lexical des Fleurs du mal va tout à fait dans le sens de cette affirmation. Sur le fond, comme l'a minutieusement décrit W.T. Bandy dans son Word-Index to Baudelaire's

Poems, le vocabulaire baudelairien est pauvre, banal, ou du moins redondant, ressassant dans sa modulation des lexiques traditionnels de la poésie lyrique (« cour », « âme », « ciel », « amour », « beauté », * douleur », « éternel », etc.). Seulement, et Paul Claudel l'a bien senti qui disait de la langue de Baudelaire qu'elle,'» est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps un tel horizon verbal n'en rend que plus » choquantes » les audaces linguistiques d'un poète qui, le premier de son siècle, fait entrer par exemple dans l'espace « sacré » du poème en vers ces néologismes de la modernité urbaine et industrielle : « quin-quet », « wagon », « réverbère », « bilan », « voirie », « omnibus », etc. Dans le premier article qu'il consacra à Théophile Gautier, le poète lui-même avait deviné tout le parti qu'on pouvait tirer de la co-présence d'un « langage éternellement semblable » et des « saillies » ou « grimaces » qui le jalonnent :



Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d'en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c'est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C'est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante que les monuments se dressent et font saillie sur l'espace profond ; que les animaux et les plantes, représentant du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque : que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. »



Baudelaire s'est d'ailleurs mis en scène lui-même, dans un de ses « Tableaux parisiens », occupé à cette « sorcellerie évocatoire », « trébuchant » sur les pavés inégaux d'une langue qui ne devient poésie que si on la « heurte » :



Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures

Les persiennes, abri des secrètes luxures,

Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés

Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.



Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime.

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés.

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêves. »

(« Le Soleil », LXXXVII)



Ce sont ces dérapages et ces écarts de la langue des Fleurs du mal qu'aimeront plus tard quelques grands écrivains de la fin du siècle comme Bourget et Huysmans. Et à relire la curieuse note qui accompagne l'une des « Galanteries » baudelairiennes, « Franciscae meae laudes », on voit en effet, qu'avant Verlaine ou Laforgue, Baudelaire avait eu l'intuition du fécond côtoiement linguistique de la modernité et de la décadence :



Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, écrivait-il, que la langue de la dernière décadence latine - suprême soupir d'une personne robuste, déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle - est singulièrement propre à exprimer la passion, telle que Fa comprise et sentie le monde poétique moderne ? (...}. Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord, agenouillé devant la beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégaiements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l'enfance ? »



Huysmans, dans A Rebours, pourra ainsi à bon droit faire s'extasier des Esseintes devant les vertus d'une « langue musculeuse et charnue » qu'il n'en finit pas de déguster : < Plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne servait plus qu'à peindre l'aspect extérieur des êtres et des choses/était parvenu à exprimer l'inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue^ qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d'expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes. »

Plus largement, le goût baudelairien pour une exploitation nouvelle des richesses de la langue, se prolonge en une volonté de faire jouer toutes les ressources internes du langage, de ses tropes et de ses effets. Une volonté d' « arranger » ou de déranger le verbe pour qu'à son tour il dérange ou bouscule. Même dans les projets de « Préfaces » de 1861 que nous évoquions précédemmentii'idée d'une manipulation « zigzagante » du langage, à la seule fin d'épouser la polysémie foisonnante du vécu et de la pensée, est clairement proposée comme l'envers nécessaire des pratiques bienséantes de la rhétorique convenable. Ainsi explique-t-il « que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l'art musical et à la science mathématiquE) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu'elle peut monter à pic vers le ciel, sans essouflement, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d'angles superposés. >

On retrouve d'ailleurs dans le fragment XV de Fusées, au fil d'une métaphore géométrique, la même « idée poétique » formulée en des termes plus précis encore :



Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d'un navire, et surtout d'un navire en mouvement, tient, dans le premier cas. à la régularité et à la symétrie qui sont un des besoins primordiaux de l'esprit humain, au même degré que la complication et l'harmonie, - et, dans le second cas, à la multiplication successive et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l'espace par les éléments réels de l'objet.

L'idée poétique qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes est l'hypothèse d'un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d'un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines.

On voit assez dans ce texte ce qu'est « l'euryth-mie », puisque tel est le mot choisi par Baudelaire pour désigner/Tétat idéal de la « suggestion » poétique vers laquelle doit tendre le discours proféré : la conjugaison, dans un même « mouvement » de la phrase, et en particulier du vers, des puissances de « régularité » et de « symétrie » avec les effets de « complication » et de variation « imaginaires >. Autrement dit, la pleine réalisation, dans le flux et la dérive de l'écriture, de cette £ccointanee essentielle de 1' « éternel » et du « transitoire », du durable et du contingent dont l'auteur du Peintre de la vie moderne faisait ailleurs la modalité première du concept de « modernité »



Quels seront les instruments décisifs de cette « eurythmie » qui est coïncidence miraculeuse de l'ordre et de la surprise, du nécessaire et du « bizarre » ? Quel sera le creuset des « opérations magiques », de la « sorcellerie évocatoire » qu'évoque encore un autre fragment de Fusées ? Dans son projet poétique Hugo avait misé sur la puissance et le volume du discours réconciliateur ; Rimbaud fondera son « alchimie du verbe » précisément sur un bricolage et une manipulation de la « chair » lexicale ; Mallarmé rêvera d'une sorte de métaphysique grammaticale et syntaxique pour faire dire au langage l'Etre toujours différé du monde; Baudelaire, lui, a choisi délibérément, comme instruments et témoins de sa poétique originale, les images. C'est à elles, simples images descriptives, comparaisons suggestives, métaphores subtiles ou oxymores « de choc » qu'il assigne la mission de faire coexister dans l'espace étroit de leurs formulations tout ce qui reste opposé ou séparé dans l'ordre du vécu.

Il serait trop long d'établir ici l'inventaire exhaustif des ressources de l'« imagerie », au sens fort du terme, de l'auteur des Fleurs du mal. Nous nous contenterons de donner quelques exemples où le lecteur appréciera ce qui est sûrement la plus grande réussite du poète en la matière : la pertinence dans l'efficacité.

Au niveau le plus modeste, descriptif ou narratif, Baudelaire a ainsi le don d'optimiser à l'extrême la charge émotionnelle des simples images qui enregistrent, combinent et dilatent jusqu'à l'extase les « sucs » poétiques de la gamme sensorielle :



Sonates olfactives :

« Pendant que le parfum des verts tamariniers.

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine.

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. »

(« Parfum exotique », XXII)

Aquarelles visuelles :

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses...

(« Le Balcon », XXXVI)

« L'aurore grelottante en robe rose et verte

S'avançait lentement sur la Seine déserte... »

(« Le Crépuscule du matin », CID)

Régals tactiles :

« Lorsque mes doigts caressent à loisir

Ta tête et ton dos élastique.

Et que ma main s'enivre du plaisir

De palper ton corps électrique... »

(« Le Chat », XXXIV)



Estampes musicales :

« Les houles, en roulant les images des cieux.

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. .

(« La Vie antérieure », XII)



Dynamique par essence, l'image baudelairienne appelle l'image et s'épanouit très souvent dans le jeu des comparaisons variées et proliférantes. Là pour y trouver son plein volume « suggestif » :



« Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cour qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »

(t Harmonie du soir », XL VII)



Ici, comme l'avait justement remarqué Laforgue à propos d'un vers du « Balcon » (« La nuit s'épaisis-sait ainsi qu'une cloison >), pour s'offrir aux effets « bizarres » du choc ou de la surprise :



« Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d'une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. >

(« Au Lecteur »)

« Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe.

Comme un souvenir est resté ;

La jarretière, ainsi qu'un oil secret qui flambe.

Darde un regard diamanté. »

(. Une Martyre », CX)



Autre vecteur du dynamisme de l'imaginaire poétique chez Baudelaire, la métaphore. Elle joue parfois, avec une vigueur accrue, ce rôle de « saillie » sémantique que nous évoquions précédemment à propos de certaines comparaisons et préfigure même, ici ou là, les accouplements audacieux de la métaphore surréaliste :



« Les fleuves de charbon monter au firmament... »

(« Paysage ». LXXXVI)

« Ta gorge triomphante est une belle armoire. »

(« Le Beau navire », LII)

« La ruche qui se joue au bord des clavicules... »

(« Danse macabre », XCVII)



Mais plus généralement le poète en use, retrouvant par là la stricte étymologie du mot, comme un moyen de « déporter » ou de « transporter », au sens dionysiaque du terme, le langage du poème. Affectionnant les métaphores à fondement métonymique, il en fait les tremplins allègres du « saut > poétique qui conduit d'un corps à un univers, d'une sensation à une symphonie, d'un coup d'oil à une vision :



< Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues... »

(« La Chevelure », XXIII)



« Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... »

(« Harmonie du soir », XLVII)

« Architecte de mes féeries. Je faisais, à ma volonté. Sous un tunnel de pierreries Passer un océan dompté. »

(« Rêve parisien », CII)



Rien d'étonnant enfin à ce que l'oxymore occupe dans l'arsenal des figures baudelairiennes une place privilégiée. Il est par excellence l'instrument stylistique qui permet au poète de rassembler en une formule unique les morceaux épars du réel, les émotions discordantes ou les images contraires,, Seuls, ou modulés par les effets du chiasme, ces « faux accords ironiques et grinçants où s'inscrit la beauté du mal » (R. JeaN) sont la chance suprême de l'écriture réconciliatrice et rédemptrice :



« El je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison ! »

(« Le Balcon », XXXVI)



« Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts. »

(« La Cloche fêlée ., LXXTV)

« Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits. »

(« Spleen », LXXVHI)

« C'est la Mort qui console, hélas !, et qui fait vivre... »

(« La Mort des pauvres », CXXII)



Images, comparaisons, métaphores, oxymores, Baudelaire, avec un art consommé de l'enchaînement et de 1' « alternance », use ainsi de tous les pouvoirs mimétiques et cathartiques de ces vecteurs de l'imaginaire. Et sa poésie, qui traque le fugitif et le virtuel dans l'incapacité qu'elle est de jamais pouvoir saisir l'identité et la permanence de l'Etre, n'est jamais aussi authentique que lorsqu'elle s'abandonne pleinement aux « alternatives » et aux « brouillages » - fatals mais salutaires - de cette rhétorique de l'image que l'on voit jouer à plein dans un poème comme « Ciel brouillé » :



« On dirait ton regard d'une vapeur couvert :

Ton oil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?)

Alternativement tendre, rêveur, cruel,

Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.



Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés.

Qui font se fondre en pleurs les cours ensorcelés,

Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord.

Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.



Tu ressembles parfois à ces beaux horizons

Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...

Comme tu resplendis, paysage mouillé

Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !



O femme dangereuse, ô séduisants climats !

Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas.

Et saurai-je tirer de l'implacable hiver

Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?



« Chez les excellents poètes, disait déjà Baudelaire dans L'Art romantique, il n'y a pas de métaphore, de comparaison, d'épithète qui ne soit d'une adaptation mathématique exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces métaphores et ces épithètes sont prises dans l'inépuisable fonds de l'universelle analogie, et qu'elles ne peuvent être puisées ailleurs. » Il nous reste à étudier la nature complexe de ce « fonds analogique » où s'enracinent les pouvoirs magiques et ontologiques de la poésie des Fleurs du mal.



3. Analogies, symboles, correspondances. -

L'idée que, par-derrière le désordre des formes, le mensonge des apparences et plus généralement les insuffisances ou les perversions du réel sensible^il existe un ordre et une idéalité cachés, qu'une « traduction » ou un « déchiffrage » patients peuvent finir par révéler, n'est pas nouvelle. Quand Baudelaire fait sienne cette représentation allégorique du monde qui fonde le sens ultime de sa poétique, il est au centre d'un faisceau d'influences, plus ou moins directes et plus ou moins explicites, auxquelles il emprunte très largement, y compris en matière de concepts et de formules.

Laissons de côté les poètes eux-mêmes, comme Nerval et Hugo, avec lesquels il partage la conviction que « tout est hiéroglyphique » pour faire de la nature rnétacabalistique du langage poétique (comme l'a montré H. Meschonnic, le signifiant y est le réfèrent premieR) la puissance d'appréhension de ce codage ou « codex > universel. Attardons-nous davantage sur les inspirateurs, philosophes ou idéologues, qui, dès les années 1840, marquent fortement de leur empreinte sa pensée. Ernst Hoffmap- est au premier rang d'entre eux. Dans l'ouvre de ce grand analyste des sons et des parfums Baudelaire découvre le système des synesthésies et cite, dans le Salon de 1846, un passage dès Kreisleriana qui semble avoir joué sur lui un peu le même rôle que plus tard les confidences de Knut Hamsun sur André Breton inventant l'écriture automatique :



Ce n'est pas seulement en rêve et dans le léger délire qui précède le sommeil, c'est encore éveillé, lorsque j'entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes ces choses aient été engendrées par un même rayon de lumière et qu'elles doivent se réunir dans un merveilleux concert.



Avec Lavater et surtout Swedenborg^auquel il fait allusion dans La Fanfarlo et dont il a probablement pratiqué, comme Balzac, les deux volumes des Merveilles, le poète se persuade des liens qui unissent le concept abstrait d'analogie avec les notions plus immédiatement poétiques de « symbole » et de « correspondance » :



D'ailleurs Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande, nous avait déjà enseigné que le ciel est un très grand homme ; que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant- Lavater limitant au visage de l'homme la démonstration de l'universelle vérité nous avait traduit le sens spirituel du contour, de la forme, de la dimension...

(L'Art romantiquE)



Plus proches de lui, Founer qui assure que « la nature est un verbe », Joseph de Maistre qui affirme dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg qu' « il n'y a aucune loi sensible qui n'ait derrière elle une loi spirituelle dont la première n'est que l'expression visible », le confirment dans ce « surnaturalisme » philosophique et esthétique auquel il n'hésite pas à agréger quelques « révélations » de la Cabbale ou quelques idées platoniciennes sommaires. Mais une fois de plus c'est chez Edgar_Poe que Baudelaire s'assure de cette « prescience extatique des merveilles situées par-delà le tombeau ». Et c'est encore à l'auteur du Poetic Principle qu'il emprunte, dans son fameux article de 1859 sur Théophile Gautier, les ternies les plus éclairants pour décrire ses propres convictions : t C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie. est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé >.



On voit dans tous ces textes que l'auteur des Fleurs du mal cite peu et use peu lui-même du mot de « symbole » (dont on ne compte que trois occur-rencrs dans son recueil, dans « Correspondances », « Un Voyage à Cythère » et « Les Petites vieilles ») auquel il préfère les termes d' « allégorie » ou de « correspondance ». B est vrai que si symbolisme il y a chez lui c'est peu ou pas seulement dans le sens où Vigny par exemple parlait de « transposition symbolique ». Même si Baudelaire pratique quelquefois, comme dans « L'Albatros » ou « La Cloche fêlée », la technique de transfert des émotions ou réalités immédiates dans l'espace des signes allégoriques, .mieux vaudrait parler chez lui de symbole au sens bellénique du terme. Le symbôlon » était une tuile brisée dont les ambassadeurs de deux cités liées par traité se présentaient, en signe de reconnaissance, les deux moitiés complémentaires. Or Baudelaire ne conçoit pas autrement la symbolique poétique : il s'agit, par ces tissus d'harmonies, ces tresses d'allégories et ces réseaux de correspondances que permettent les flux d'images, de recoudre et resceller les faces « divorcées » de réalités dont la « ténébreuse et profonde unité » s'est perdue pour l'oil profane. L'entreprise, évidemment, est inégalement facile selon la nature des réalités séparées et selon l'enjeu existentiel, moral, voire mystique, dont elles font robjet.



L'analyse du fameux sonnet des « Correspondances », à la fois théorie et démonstration, permet de dégager les deux grands axes exploratoires des « forêts de symboles » qui s'offrent à l'investigation et à l'élucidation du créateur. C'est à bon droit qu'on a coutume d'user d'une métaphore géométrique pour décrire ces deux axes, lorsqu'on parle de correspondances « horizontales » et de correspondances « verticales », tant cela semble bien renvoyer, dans l'imaginaire baudelairien, à deux paris poétiques à la fois rigoureusement complémentaires et profondément distincts. Les correspondances « horizontales », qu'on porterait en abscisse » du discours, sont les plus simples et les plus évidentes. Elles consistent en un rapprochement, sur l'axe linéaire de la phrase ou du vers, au fil de figures telles la comparaison ou la métaphore, d'éléments (objets, décors, sensations, etc.) apparemment « éloignés » que nous sommes conviés à « imaginer » dans leur analogie et leur unité fondamentales. Les six vers centraux du sonnet, orchestrant une superbe variation de type synesthé-sique, en donnent une convaincante illustration :



« Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité.

Vaste comme la nuit et comme la clarté.

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hauthois, verts comme les prairies... »



Les correspondances « verticales », qu'on porterait alors sur l'ordonnée de notre schéma, sont autrement plus subtiles et essentielles. Il ne s'agit plus de recomposer le « puzzle » épars des fragments de l'ensemble fini du réel, mais, partant de tel ou tel de ces fragments, de l'exalter, 1' « élever » jusqu'à l'apothéose ou l'apocalypse de son sens, Les quatre derniers vers du même sonnet, isolés par un tiret dont la présence témoigne presque toujours, sous la plume de l'auteur des Fleurs du mal, d'une rupture sémantique importante, suggèrent ainsi cette « expansion » et ce « transport » qui témoignent de l'élan sublime « d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement sur cette terre même d'un paradis révélé » :



« - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants.

Ayant l'expansion des choses infinies.

Comme Cambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. .

(« Correspondances », IV)



Si dans les deux cas l'intention est la même, substituer le bonheur du verbe aux faillites du vécu en substituant l'unicité réconfortante de l'image à la mensongère multiplicité du réel, la distinction de ces deux sous-ensembles de correspondances n'est pas vaine. On s'aperçoit même, à l'étude détaillée de tel ou tel poème, que Baudelaire use souvent des premières comme d'une sorte de propédeutique à l'avènement des secondes. Cette dynamique particulière, où la correspondance horizontale fait office d' « em-brayeur » sémantique de la correspondance verticale, est particulièrement nette dans « La Chevelure » où le phénomène se répète deux fois consécutivement. Une première analogie élémentaire sur le schème de l'ondulation (« tresses »/« houle ») suscite par un effet d' « enlèvement » l'émergence d'un « rêve » délivré :



« J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,

Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;

Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !

Tu contiens, mer d'ébène. un éblouissant rêve

De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts... »



Et dans ce rêve même se retisse un réseau serré d'harmonies synesthésiques dont la densité s'embrase en une sorte d'empyrée mystique :



« Un port retentissant où mon âme peut boire

A grands flots le parfum, le son et la couleur :

Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,

Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. >

(« La Chevelure >, XXIII)



De telles réussites suffisent à prouver, s'il en était besoin, combien peut être immense le bonheur poétique chez l'auteur des Fleurs du mal quand, par-delà les échecs du vécu, le poème apporte le réconfort absolu de sa présence parfaite et totale. « Ce qui fait pour Baudelaire toute l'excellence du langage, écrit J.P. Richard dans Poésie et profondeur, c'est sa docilité matérielle, sa plasticité, sa souplesse à tout traduire, à tout résoudre. Allons plus loin encore : (si Baudelaire tient son paysage verbal pour supérieur à tout autre paysage, c'est qu'il existe entre lui et son langage une relation immédiate, une familiarité exis-tentielle. Ce fut sa grande chance, ou plutôt son génie, que la structure ontologique de ce langage ait si exactement, si spontanément correspondu à l'architecture intérieure de son être. (...) Tout beau vers de Baudelaire doit donc nous apparaître comme une figuration et comme une solution matérielles de sa vie. Et cette vie, comment croire qu'elle ne fut pas sauvée alors qu'il lui fut accordé de si parfaitement aboutir à quelques phrases ? »

Par cet acte de foi inconditionnel dans le pouvoir transfigurateur du verbe, par cette affirmation de l'infaillibilité des images poétiques et de leur puissance de restitution d'une Totalité que l'on pouvait croire perdue, Baudelaire s'arrache complètement au poids formel du classicisme. Et là encore, comme dans son ouvre critique, en imposant le primat de l'imagination souverainement « intelligente » sur toute espèce de figuration servile de la réalité. De quelle autre source en effet pourraient naître les flux de correspondances si ce n'est de cette « reine des facultés » qui « décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et déposés suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine que dans le plus profond de l'âme, crée un monde nouveau, produit la sensation du neuf ? »



Décomposition et recomposition, restructuration par la force < centripète » du poème de ce que la force « centrifuge » de la vie a « vaporisé >. Voilà bien le secret de « l'Art pur » dont Baudelaire - en 1859 dans L'Art Philosophique - parlait en des termes que les peintres impressionnistes de la génération suivante pourront tous reprendre à leur compte : « Qu'est-ce que l'art pur suivant la conception moderne ? C'est créer une magie suggestive contenant à la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur à l'artiste et l'artiste lui-même. » La modernité est bien aussi, en effet, attestation des vertus ontologiques du verbe poétique. Même quand 1' « objet » est corruption, le « sujet » damnation, l'art, autrement dit ici le langage et le style, est dépositaire d'une « magie » suffisamment « suggestive . pour réaliser le miracle salutaire du rachat ou de la transfiguration. Un dernier exemple, pris dans un des poèmes au réalisme le plus noir des Fleurs du mal, « Une Charogne », nous montrera à l'ouvre la catharsis poétique. Cela commence par une abomination « naturelle > :



« Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point.

Et de rendre au centuple à la grande Nature

Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

El le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir.

La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D'où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons. >



Et cela ressuscite, dans la trame des mots et des images, en un rêve gracié :



« Tout cela descendait, montait comme une vague.

Ou s'élançait en pétillant ;

On eut dit que le coprs, enflé d'un souffle vague.

Vivait en se multipliant.



Et ce monde rendait une étrange musique.

Comme l'eau courante et le vent.

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique

Agite et tourne dans son van.



Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve.

Une ébauche lente à venir,

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir. »

(« Une Charogne », XXIX)



Les mauvais procès faits à la rhétorique et à la métrique de Baudelaire n'ont plus ici aucun sens, balayés qu'ils sont par le constat de la merveilleuse efficience de la parole poétique. D'ailleurs, dans son ébauche d'« Epilogue » pour la seconde édition des Fleurs du mal, le poète ne demandait rien d'autre que la reconnaissance des mérites de cette « alchimie » qui fera rêver après lui tant d'artistes de la modernité littéraire :



« O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir

Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence.

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.



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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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